LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte, Président

Mme le Juge Elizabeth Odio Benito

M. le Juge Saad Saood Jan

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 4 février 1998

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

_____________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE COMMUNICATION À l’AVANCE DE L’IDENTITÉ DES TÉMOINS À DÉCHARGE

_____________________________________________________________

 

Le Bureau du Procureur :

M. Grant Niemann
Mme Teresa McHenry
M. Giuliano Turone

Le Conseil de la Défense :

Mme Edina Residovic, M. Ekrem Galijatovic, M. Eugene O’Sullivan, pour Zejnil Delalic
M. Zeljko Olujic, M. Michael Greaves, pour Zdravko Mucic
M. Salih Karabdic, M. Thomas Moran, pour Hazim Delic
M. John Ackerman, Mme Cynthia McMurrey, pour Esad Landzo

 

I. INTRODUCTION

La présente Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international") a été saisie d’une Requête de l’Accusation aux fins d’une ordonnance obligeant la Défense à communiquer à l’avance l’identité des témoins qu’elle entend citer, requête déposée le 10 décembre 1997 par le Bureau du Procureur ("Accusation"), (Répertoire général du Greffe ("RG") D5364 - D5368), ("Requête").

Le 12 janvier 1998, lors d’une audience de la présente Chambre de première instance ("Audience"), l’Accusation et les conseils de chacun des accusés ("Défense") ont exposé leurs arguments concernant la Requête. À l’issue de l’Audience, la Chambre de première instance a décidé de faire droit à la Requête, tout en se réservant d’exposer ses motifs dans une décision écrite qui serait rendue ultérieurement.

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, APRÈS EXAMEN de la Requête et AUDITION des exposés des parties lors de l’Audience,

REND LA PRÉSENTE DÉCISION ÉCRITE.

II. DISCUSSION

A. Dispositions applicables

1. Les dispositions suivantes du Statut du Tribunal international ("Statut") et de son Règlement de procédure et de preuve ("Règlement") sont pertinentes pour la discussion qui suit :

Article 20 du Statut

Ouverture et conduite du procès

1. La Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurées.

Article 21

Les droits de l’accusé

1. Tous sont égaux devant le Tribunal international.

2. Toute personne contre laquelle des accusations sont portées a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sous réserve des dispositions de l’article 22 du Statut.

3. Toute personne accusée est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie conformément aux dispositions du présent statut.

4. Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

a) À être informée, dans le plus court délai, dans une langue qu’elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle ;

b) À disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix ;

c) À être jugée sans retard excessifs ;

d) À être présente au procès et à se défendre elle-même ou à avoir l’assistance d’un défenseur de son choix ; si elle n’a pas de défenseur, à être informée de son droit d’en avoir un, et, chaque fois que l’intérêt de la justice l’exige, à se voir attribuer d’office un défenseur, sans frais, si elle n’a pas les moyens de le rémunérer ;

e) À interroger ou à faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

f) À se faire assister gratuitement d’un interprète si elle ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience ;

g) À ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable.

Article 54 du Règlement

Disposition générale

À la demande d’une des parties ou d’office un juge ou une Chambre de première instance peut délivrer les ordonnances, citations à comparaître, ordonnances de production ou de comparution forcées, mandats et ordres de transfert nécessaires aux fins de l’enquête, de la préparation ou de la conduite du procès.

Article 67 du Règlement

Échange des moyens de preuve

A) Dès que possible et en toute hypothèse avant le début du procès :

i) le Procureur informe la défense du nom des témoins à charge qu’il a l’intention d’appeler pour établir la culpabilité de l’accusé et pour réfuter tout moyen de défense dont le Procureur a été informé conformément au paragraphe ii) ci-dessous ;

ii) la défense informe le Procureur de son intention d’invoquer :

a) une défense d’alibi, avec indication du lieu ou des lieux spécifiques où l’accusé prétend s’être trouvé au moment des faits incriminés, des nom et adresse des témoins ainsi que tous autres éléments de preuve sur lesquels l’accusé a l’intention de se fonder pour établir sa défense d’alibi ;

b) un moyen de défense spécial, y compris le défaut total ou partiel de responsabilité mentale, avec indication des nom et adresse des témoins ainsi que tous autres éléments de preuve sur lesquels l’accusé a l’intention de se fonder pour établir ce moyen de défense.

B) Le défaut d’une telle notification par la défense ne limite pas le droit de l’accusé de témoigner sur ces moyens de défense.

B. Plaidoiries

1. L’Accusation

2. L’Accusation concède volontiers que rien dans le Règlement n’impose à la Défense de lui communiquer avant l’ouverture du procès l’identité des témoins qu’elles entend appeler à la barre. Obligation est cependant faite à la Défense de communiquer de telles informations lorsqu’elle invoque l’un des moyens de défense prévus à l’article 67 A), paragraphes i) et ii) du Règlement.

3. Selon l’Accusation, l’article 67 A) ii) est le seul article gouvernant l’échange des listes des témoins, et il ne concerne que la phase antérieure à l’ouverture du procès. Par conséquent, l’article 67 A) ne s’applique pas en l’espèce car il ne couvre pas le procès lui-même. En l’absence de toute disposition particulière, la Chambre de première instance a le pouvoir de rendre une ordonnance en application de l’article 54. L’Accusation précise qu’il ne s’agit pas là d’un moyen de tourner l’article 67.

4. L’Accusation soutient qu’il peut être fait application de l’article 54 dans les situations autres que celles prévues à l’article 67 A) ii). La Chambre de première instance a déjà eu l’occasion d’exercer les pouvoirs que lui conférait l’article 54, notamment dans l’Ordonnance fixant un calendrier (Le Procureur c/ Delalic et consorts, IT-96-PT, 25 janvier 1997) (RG D2674-2675) ("Ordonnance fixant un calendrier") et dans la Décision relative aux requêtes des accusés Zejnil Delalic et Esad Landzo datant respectivement des 14 février 1997 et 18 février 1997 (Le Procureur c/ Delalic et consorts, IT-96-PT, 21 février 1997) (RG D2776-2784) ("Décision du 21 février 1997"), décision qui obligeait l’Accusation à communiquer à la Défense une liste des témoins qu’elle entendait appeler à la barre. Dans une ordonnance rendue le 28 novembre 1997 (Le Procureur c/ Slavko Dokmanovic, IT-95-13a-PT, 28 novembre 1997) (RG D1317-1319) ("Ordonnance Dokmanovic"), la Chambre de première instance a, en vertu des articles 20 1) et 21 4) c) du Statut, décidé que la Défense lui communiquerait un exposé des chefs d’accusations contestés et des motifs pour ce faire, ainsi que les copies de toutes les déclarations des témoins qu’elle entendait utiliser lors du procès.

5. L’Accusation, invoquant l’article 20 du Statut, avance que pour que l’exigence d’équité entre les parties soit respectée, elle devrait avoir la possibilité de contre-interroger efficacement les témoins de la Défense. Cela n’est possible que lorsque la liste de ces témoins lui est communiquée avant qu’ils ne viennent déposer. Cela permet d’éviter les demandes de suspension d’audience après la déposition des témoins et de prévenir les retards et autres inconvénients qui s’ensuivent.

6. L’Accusation soutient également que dans ces circonstances, la Chambre de première instance exercerait à bon escient les pouvoirs prévus à l’article 54, afin d’assurer la continuité du procès, son équité et son déroulement rapide.

7. L’Accusation suggère qu’à l’issue de la présentation des moyens de preuve à charge, chacun des accusés fournisse une liste des témoins qu’il entend citer, sept jours au moins avant le début de chaque session du Tribunal, session qui est de deux semaines. Dans la mesure du possible, chaque accusé indiquerait l’ordre de comparution de ses témoins.

8. À la Défense qui a fait valoir qu’une ordonnance avait déjà été rendue en application de l’article 67 A) et, que dès lors, la Chambre de première instance n’avait pas la compétence voulue, l’Accusation réplique que la Décision du 21 février 1997 avait été rendue préalablement l’ouverture du procès et était une ordonnance interlocutoire. Les ordonnances interlocutoires permettent de faire face à la situation à un moment donné et leur portée est limitée à l’affaire. Il n’en va pas de même en l’espèce. L’article 67 traite de circonstances particulières. Une ordonnance rendue en application de l’article 54 ne cherche vise aucunement à passer outre aux dispositions de l’article 67.

9. Enfin, l’Accusation soutient que la Requête n’a aucun rapport avec l’équité du procès. Son unique objet est d’assurer le bon déroulement du procès. Selon l’Accusation, elle ne vise en aucun cas à lui permettre de se défausser de la charge de la preuve qui lui incombe.

2. La Défense

10. M. Greaves, conseil de M. Zdravko Mucic, le deuxième accusé, a répondu au nom de la Défense. Les autres conseils se sont ralliés à ses conclusions, se limitant à des contributions qui ne le contredisaient sur aucun point important.

11. M. Greaves a soutenu qu’au vu de la Décision du 21 février 1997, la Chambre de première instance est functus officio et n’a pas compétence pour trancher, puisqu’elle s’était déjà prononcée sur la question.

12. M. Greaves a mentionné l’article 67 sur l’échange des moyens de preuve. Il a souligné que les paragraphes A) i), A) ii) et C) dudit article étaient pertinents et étaient les seuls à traiter de la question. Il a ajouté que rien dans le Règlement n’autorise une Chambre de première instance à exiger de la Défense qu’elle communique à l’Accusation les nom et adresse de ses témoins ni leurs déclarations.

13. La Défense ne peut être tenue de révéler l’identité de ses témoins qu’aux termes des paragraphes 67 A) ii) a) et b), c’est-à-dire lorsqu’elle entend invoquer une défense d’alibi ou tout autre moyen spécial. Ceux qui ont rédigé le Règlement n’ont pas jugé bon d’imposer d’autres contraintes. La Défense a soutenu que s’ils avaient souhaité imposer le dépôt d’une liste de témoins à décharge, ils l’auraient stipulé dans le Règlement.

14. La Défense a par ailleurs rappelé que le Règlement est muet sur la question de la communication de l’identité des témoins à décharge dans les circonstances autres que celles, très particulières, évoquées à l’article 67 et que cette disposition ne peut être tournée par le recours à l’article 54. Le Conseil a étayé ses propos en citant les paragraphes 9 à 11 de la Décision de la Chambre de première instance du 21 février 1997.

15. M. Greaves a désapprouvé l’Ordonnance Dokmanovic, soutenant que la Chambre de première instance n’avait pas le pouvoir de rendre une telle décision.

16. Il a également fait allusion aux difficultés auxquelles ne manquerait pas d’être confrontée l’Accusation si la Chambre de première instance n’exerçait pas ce pouvoir et a suggéré qu’elles découlaient naturellement de la procédure accusatoire, qui laisse à l’Accusation la charge de la preuve. La Défense n’est aucunement tenue d’aider l’Accusation. Le Conseil a ainsi qualifié la défense d’alibi de défense en "embuscade".

17. Mme Residovic, représentant le premier accusé, a appuyé les dires de M. Greaves, en invoquant l’article 20 du Statut et le concept de procès équitable. Elle a soutenu que la liste des témoins de l’Accusation doit permettre à la Défense de se préparer correctement comme le stipule l’article 21 4) b) du statut. Il n’y a pas de réciprocité en la matière, la Défense n’étant pas tenue d’assister l’Accusation. Rien dans le Règlement n’exige de la Défense qu’elle communique la liste de ses témoins à l’Accusation.

18. Par rapport à l’article 54, l’article 67 est une disposition spéciale. Ils figurent tous deux dans le même chapitre du Règlement. Ces articles se rapportent à la mise en accusation et ne sauraient s’appliquer au procès.

C. Conclusions

19. La question que pose la Requête est en fait d’une portée très étroite. La Chambre de première instance a-t-elle ou non le pouvoir, en application de l’article 20 1) du Statut et de l’article 54 du Règlement, de rendre une ordonnance contraignant la Défense à communiquer à l’Accusation la liste des témoins qu’elle entend appeler à la barre ? La Défense, s’appuyant sur l’article 67 A) ii) du Règlement et sur les articles 20 1) et 21 4) e) du Statut, prétend que non, alors que l’Accusation soutient qu’une telle compétence existe et que la Chambre de première instance peut rendre une telle ordonnance. La Chambre de première instance est d’avis que la réponse à cette question passe par l’interprétation des dispositions applicables du Statut et du Règlement et qu’avant de discuter de la signification de chacune d’entre elles, il est nécessaire de brosser un tableau d’ensemble du cadre juridique dans lequel elles s’inscrivent.

i) Considérations d’ordre général

20. La philosophie qui sous-tend la procédure pénale du Tribunal international vise à maintenir une sorte d’équilibre entre la procédure accusatoire des systèmes de la common law et la procédure inquisitoire de la tradition civiliste, tout en veillant à ce que justice soit faite. Il est indubitable que l’influence des systèmes de la common law prédomine et que la majorité des articles du Statut et du Règlement portent le sceau de la procédure accusatoire. Cela étant, le Statut, tout autant que le Règlement, respecte strictement les principes élémentaires de la justice et de la protection des droits essentiels de l’accusé.

21. L’article 20 du Statut confie à la Chambre de première instance une triple mission. Il lui est enjoint de veiller à ce que le procès soit rapide et équitable et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, eu égard à la nécessité d’assurer la protection des victimes et des témoins. C’est pourquoi la Chambre de première instance ne se soucie pas seulement du plein respect des droits de l’accusé : elles est également tenue au cours du procès de veiller à ce que la protection des victimes et des témoins soit dûment assurée.

22. Les droits de l’accusé sont clairement exposés à l’article 21 du Statut. Parmi ceux-ci, il faut citer l’égalité de tous devant le Tribunal international (article 21 1)), le droit de l’accusé à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement (article 21 2)) et la présomption d’innocence (article 21 3)). L’article 21 4) e) du Statut, qui est le pendant de l’article 14 3) e) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de l’article 6 3) d) de la Convention européenne des droits de l’Homme, énonce les garanties minimales dont bénéficie en toute égalité l’accusé. Parmi les sept droits de l’accusé énumérés dans les paragraphes a) à g) de l’article 21 4), c’est le cinquième qui est pertinent en l’espèce. Il dispose que :

4. Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent Statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

...

e) À interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

[ Non souligné dans l’originalC

La Chambre de première instance est d’avis que, sauf stipulation contraire, l’article 21 4) e) du Statut a pour objet d’assurer une égalité procédurale entre l’accusé et son accusateur, nommément l’Accusation. (Cf. Neuwrister c/ Autriche (1979 -1980) I Cour EDH 1991). La Chambre de première instance va maintenant discuter de la portée de l’article 67, qui concerne son pouvoir d’ordonner la communication à l’avance de l’identité des témoins.

23. Le pouvoir de la Chambre de première instance d’ordonner la communication à l’avance de l’identité des témoins est inscrit aux paragraphes A) et B) de l’article 67. Le sous-titre "échange des moyens de preuve" fournit un fil conducteur pour l’interprétation de cette disposition. La première phrase du paragraphe A) de l’article 67 est importante et instructive, car elle limite indubitablement l’application de l’article à la période qui précède l’ouverture du procès. Le paragraphe A) stipule que le Procureur doit informer la Défense du nom des témoins à charge qu’il a l’intention d’appeler pour établir la culpabilité de l’accusé et pour réfuter la défense d’alibi ou tout autre moyen spécial dont la Défense l’a informé conformément aux paragraphes 67 A) ii a) et b). Une telle notification de l’identité des témoins doit être faite dès que possible et en toute hypothèse avant le début du procès. En bref, la communication, aux termes de l’article 67 A), de l’identité des témoins à la Défense est obligatoire et elle doit être faite avant le début du procès. Comme l’indique l’intitulé du Chapitre cinquième du Règlement, c’est une règle qui s’impose au stade de la mise en accusation.

24. La Chambre de première instance est d’avis que l’article 67 A) i) est la transposition au niveau de la procédure des stipulations de l’article 21 4) b) du Statut, qui garantit à l’accusé qu’il disposera du "temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense" et pourra "communiquer avec le conseil de son choix". La Chambre de première instance I est partie de cette idée pour interpréter l’article 67 A) i) dans la Décision sur la production forcée de moyens de preuve (Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, IT-95-14-PT, 27 janvier 1997) (RG D 1-25/ 3177-3201) ("Décision du 27 janvier 1997 sur les moyens de preuve"). Il y était dit :

[ La Chambre de première instanceC note que l’article 67 A) ne se réfère pas à une liste formellement constituée. Cependant, en disposant que l’obligation mise à la charge de l’Accusation est d’informer la Défense du nom des témoins à charge "dès que possible et en toute hypothèse avant le début du procès", le Règlement privilégie l’idée que l’ensemble des noms des témoins à charge soit communiqué au même moment dans un document d’ensemble permettant ainsi à la Défense d’avoir une vue claire et homogène de la stratégie de l’Accusation et de s’y préparer en conséquence.

[ Non souligné dans l’originalC

La présente Chambre de première instance accepte de la même manière l’argument de l’Accusation selon lequel avant le début du procès, le Règlement n’oblige aucunement la Défense à informer l’Accusation de l’identité des témoins qu’elle entend appeler, réserve faite des cas où elle le fait en application des articles 67 A) i et ii).

25. La Chambre de première instance est d’accord avec la Défense pour estimer que les articles 67 A) i) et ii) sont les seuls dans le Règlement à traiter de l’échange des moyens de preuve. Elle admet également que rien dans le Règlement, en dehors des paragraphes 67 A) ii) a) et b), n’exige de la Défense qu’elle communique à l’Accusation le nom de ses témoins. La Chambre de première instance est convaincue que les articles 67 A) et B) suffisent à eux-mêmes pour ce qui est de l’échange de moyens de preuve avant le procès et représentent la totalité des dispositions applicables.

26. Une lecture attentive de l’article 67 A) i) révèle que l’Accusation doit communiquer à la Défense, avant l’ouverture du procès, le nom des témoins qu’elle entend appeler à la barre. Cependant, si la Défense entend invoquer une défense d’alibi ou tout autre moyen spécial, elle doit en informer l’Accusation, en lui fournissant les nom et adresse de ses témoins, puisque la liste des témoins de l’Accusation devrait comporter le nom des personnes à même de réfuter la défense d’alibi ou tout autre moyen spécial. L’échange des moyens de preuve prévu aux paragraphes 67 A i) et ii) devrait manifestement n’intervenir qu’au stade de la mise en accusation et se limiter aux moyens de défense visés par cet article.

27. La Chambre de première instance pense comme la Défense qu’aux termes de l’article 67 A) i), l’Accusation est seulement tenue de communiquer à la Défense avant le début du procès le nom des témoins qu’elle entend appeler à la barre. La communication réciproque de l’identité des témoins prévue à l’article 67 A) i) est conditionnée par l’invocation des moyens de défense cités aux article 67 A) ii) a) et b). Une interprétation littérale de l’article 67 A), paragraphes i) et ii) suggère que seuls les moyens de défense qui y sont cités donnent lieu à l’échange des listes des témoins prescrit par l’article 67 A). La maxime expressio unis est exclusio alterius joue ici à plein, la mention expresse de la défense d’alibi et des moyens spéciaux, y compris le défaut total ou partiel de responsabilité mentale, suffisant à exclure les autres cas de figure. Ainsi, tout autre moyen de défense qui n’est pas expressément mentionné est exclu du champ d’application de l’obligation faite à la Défense de communiquer en retour sa liste de témoins à l’Accusation. Il n’y a par conséquent pas d’obligation pour la Défense d’informer l’Accusation de l’identité des témoins qu’elle entend appeler à la barre. (Cf. Décision du 21 février 1997).

28. Il convient de rappeler que le Règlement ne refuse pas à la Défense le droit de témoigner sur la défense d’alibi et les moyens spéciaux au seul motif qu’elle n’aurait pas informé l’Accusation de ses intentions conformément à l’article 67) A) ii) a) et b). C’est ce qui ressort clairement de l’article 67) B).

29. Même si aucune disposition ne prévoit expressément la communication de l’identité des témoins après le début du procès, celle-ci peut s’avérer nécessaire aux termes de l’article 67 D), qui dispose que "[ sC i l’une ou l’autre des parties découvre des éléments de preuve ou informations supplémentaires qui auraient dû être produits conformément au Règlement, elle en informe sans tarder l’autre partie et la Chambre de première instance." Ainsi, lorsqu’elles découvrent de nouveaux éléments de preuve, les parties doivent s’en informer mutuellement ; c’est vrai en particulier des autres témoins qu’il serait nécessaire de citer.

ii) Application conformément aux articles 20 1) du Statut et 54 du Règlement

30. Invoquant l’article 20 du Statut et le concept de procès équitable, l’Accusation prétend que dans l’intérêt de l’équité du procès, elle devrait avoir la faculté de contre-interroger efficacement les témoins de la Défense. Selon elle, seule la communication à l’avance de l’identité de ces témoins peut lui permettre d’atteindre cet objectif. Cette mesure dispenserait de suspendre l’audience à la fin de l’interrogatoire principal de chaque témoin à décharge et éviterait ainsi les retards.

31. L’article 67 A) ii), qui prévoit la communication par la Défense de la liste de ses témoins, s’applique au stade de la mise en accusation. Aucune disposition ne requiert, ni explicitement ni implicitement, de la Défense qu’elle communique l’identité de ses témoins avant l’ouverture du procès. En l’absence de toute disposition réglementaire applicable au stade du procès, la Chambre de première instance peut se fonder sur les règles générales énoncées à l’article 54. Ce n’est pas là un moyen de tourner l’article 67. Cela ne serait le cas que si l’exigence formulée à l’article 67 était reprise par une ordonnance rendue en application de l’article 54. L’article 67 n’interdit pas à la Défense de communiquer la liste de ses témoins à l’Accusation lors du procès. Il est cependant juste d’affirmer qu’il interdit à la Chambre de première instance de rendre une ordonnance obligeant la Défense à communiquer la liste de ses témoins en dehors des cas prévus. La maxime expressio unis est exclusio alterius s’applique donc mais n’interdit pas à la Défense de communiquer la liste de ses témoins au début de l’exposé de ses moyens.

32. La Chambre de première instance considère par ailleurs comme manifestement erroné l’argument de la Défense selon lequel la Chambre serait functus officio et ne pourrait plus statuer en appel par le fait même qu’elle aurait eu à connaître de l’affaire précédemment. Dans sa Décision du 21 février 1997, la Chambre de première instance a en fait répondu à une autre question, celle de savoir si la Défense était tenue d’informer l’Accusation de l’identité de ses témoins avant le début du procès, l’Accusation étant de son côté obligée d’informer l’accusé du nom des témoins à charge.

33. Dans cette décision, la Chambre de première instance avait souligné que même si aucune obligation réciproque générale n’imposait à la Défense d’informer l’Accusation de l’identité des témoins qu’elle entendait citer, l’article 67 A) ii) l’y obligeait lorsqu’elle entendait invoquer la défense d’alibi ou tout autre moyen spécial, y compris le défaut total ou partiel de responsabilité mentale. Nous sommes toujours du même avis. La Chambre de première instance a rappelé que les articles 67 A) et B) traitent de l’échange des moyens de preuve avant l’ouverture du procès et que l’interprétation de ces dispositions doit tenir compte de ces limites. Nous considérons, à l’instar de la Défense, qu’il s’agit là d’une règle de portée limitée. Aucune disposition précise du Règlement ne fait obligation à la Défense de fournir une liste de ses témoins durant le procès.

34. Une rapide discussion des précédents cités par la Défense serait utile à ce stade. Dans la Décision du 27 janvier 1997 sur les moyens de preuve, la Chambre de première instance s’est prononcée sur une requête de la Défense visant à ce que l’Accusation produise la liste des témoins qu’elle entendait citer au procès. La Défense, invoquant l’obligation imposée à l’Accusation par l’article 67, a soutenu qu’un témoin à charge dont le nom ne figurait pas sur la liste des témoins déposée par l’Accusation, n’avait pas le droit d’être entendu lors du procès. Dans sa décision, la Chambre de première instance a noté que le litige portait sur la notion de liste de témoins et sur le moment approprié pour sa communication. Elle a conclu que l’article 67 A) ne faisait référence à aucune liste en bonne et due forme mais plutôt au fait que tous les noms des témoins à charge soient communiqués au même moment dans un document d’ensemble. Le Règlement stipule que l’Accusation a l’obligation d’informer la Défense des noms des témoins à charge "dès que possible et en toute hypothèse avant le début du procès." La Chambre de première instance a ordonné au Procureur de communiquer à la Défense, le 1er février 1997 au plus tard, la liste des noms des témoins qu’il entendait faire citer à l’audience, sous réserve des additions ou compléments qui pourraient être apportés dans les limites imposées par le cours de l’enquête sans préjudice des droits de la Défense.

35. Dans la Décision du 21 février 1997, il est dit que la Défense a soutenu qu’elle n’était aucunement tenue d’informer l’Accusation du nom de ses témoins, alors qu’en vertu de l’article 67 A) i), l’Accusation doit porter à la connaissance de la Défense le nom des témoins qu’elle entend appeler à la barre. La Défense demandait en l’espèce que l’Ordonnance fixant un calendrier soit modifiée de telle sorte que seule l’Accusation soit obligée de communiquer sa liste de témoins à la partie adverse.

36. Il convient à ce stade de citer ladite Ordonnance fixant un calendrier que la Défense cherchait à faire modifier :

1) l’Accusation et la Défense déposeront leurs mémoires préalables au procès le lundi 24 février 1997 au plus tard;

2) les parties échangeront dès que possible les listes des témoins qu’elles entendent citer à comparaître et soumettront lesdites listes à la Chambre de première instance le vendredi 7 mars 1997 au plus tard, en précisant l’ordre de comparution des témoins. L’Accusation indiquera pour chaque témoin, dans la mesure du possible, le chef d’accusation à propos duquel le témoignage sera présenté et la durée probable de la déposition.

37. Il ressort clairement des Ordonnances que le litige concernait exclusivement les échanges entre les parties avant l’ouverture du procès. L’interprétation de l’article 67 A) devait donc porter sur ces échanges particuliers. Ainsi, la Chambre de première instance a-t-elle, dans sa Décision du 21 février 1997, interprété l’article 67 A) de la manière suivante :

10. La Chambre de première instance admet l’argument de la Défense selon lequel le Règlement n’impose aucune obligation réciproque générale à la Défense d’informer l’Accusation des témoins qu’elle entend citer à comparaître. L’alinéa ii) du paragraphe A) de l’article 67, toutefois, impose une telle obligation à la Défense lorsqu’elle a l’intention d’invoquer une défense d’alibi ou tout autre moyen de défense spécial, y compris le défaut total ou partiel de responsabilité mentale.

11. Le conseil de l’accusé Zejnil Delalic n’a pas notifié son intention d’invoquer l’un quelconque des moyens de défense visés à l’alinéa ii) du paragraphe A de l’article 67. La Chambre de première instance, par conséquent, admet son argumentation selon laquelle elle n’est pas tenue, pour l’instant, de fournir une liste de témoins à l’Accusation.

[ Non souligné dans l’originalC

38. La Chambre a considéré que la Défense de Zejnil Delalic, qui n’avait pas soulevé de tels moyens, n’était pas obligée de communiquer à l’Accusation la liste de ses témoins. En revanche, Esad Landzo ayant informé l’Accusation de son intention d’invoquer le défaut de responsabilité mentale et des handicaps physiques limités, la Chambre de première instance a considéré qu’il était tenu de communiquer à l’Accusation les nom et adresse des témoins qu’il entendait citer pour établir son alibi et le défaut total ou partiel de responsabilité mentale.

39. Dans la Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de production de dépositions de témoins (Le Procureur c/ Dusko Tadic, IT-94-1-T, 27 novembre 1996) (RG D15324-15376) ("Décision sur la production de dépositions de témoins"), l’article 67 A) i) était interprété de manière similaire : la Défense était dispensée de communiquer à l’Accusation la liste de ses témoins, pour autant qu’elle n’invoquait pas l’alibi ou un autre moyen de défense prévu à l’article 67 A) i) et ii).

40. Il a été avancé que l’article 54 ne peut être utilisé de façon à tourner les dispositions de l’article 67 A) i) et ii). M. Greaves a soutenu qu’aucune disposition ne prévoyait le dépôt d’une liste des témoins de la Défense et que si les auteurs du Règlement l’avait souhaité, ils l’auraient précisé, comme ils l’avaient fait pour la défense d’alibi et les moyens de défense spéciaux. Il a ajouté qu’exiger le dépôt d’une liste des témoins à décharge revient à demander à la Défense de prêter son concours à l’Accusation. De plus, rendre une telle ordonnance irait à l’encontre des concepts de procès équitable et de présomption d’innocence inscrits à l’article 21 du Statut. Selon M. Greaves, l’idée de réciprocité entre l’Accusation et la Défense est étrangère au concept de procès équitable.

iii) Interprétation de l’article 54 eu égard à l’article 67

41. Il est important d’observer que l’article 67 A) i) et ii), outre qu’il est autonome, est sui generis. Cette disposition traite d’une obligation spécifique qui ne peut être remplie que par le respect de la disposition elle-même. D’un autre côté, l’article 54 reconnaît à la Chambre de première instance pouvoir général de combler les lacunes du Règlement en matière de procédure. Ce pouvoir peut être exercé à la demande de l’une ou l’autre des parties. Cet article est formulé si simplement qu’il n’appelle pas ou peu d’interprétation. La Chambre de première instance est expressément investie du pouvoir général de réguler le déroulement du procès. La demande peut émaner de l’une ou l’autre des parties mais la Chambre de première instance peut également agir d’office. Ce pouvoir peut être exercé si la Chambre de première instance est convaincue que la décision demandée est nécessaire aux fins de l’enquête, de la préparation ou de la conduite du procès. Pour la Chambre de première instance, ce critère de "nécessité aux fins ... de la conduite du procès" est décisif en l’espèce. Ainsi fera-t-elle droit à une requête chaque fois qu’elle sera convaincue que la décision requise est nécessaire aux fins de la conduite du procès.

42. La Défense a soutenu que l’article 54, qui confère un pouvoir général, ne peut être utilisé afin de tourner les dispositions spécifiques des articles 67 A) i) et ii). Nul doute que s’il était valide, l’argument juridique serait imparable. Il faut cependant tenir compte de la célèbre maxime generalia specialibus non derogant. Il convient d’observer qu’aussi bien l’article 54 que l’article 67 figurent au Chapitre cinquième du Règlement qui gouverne la phase de mise en accusation. En matière d’interprétation des textes juridiques, il est communément admis que lorsqu’une intention générale est incompatible avec une intention particulière, la seconde est réputée être une exception à la première. La règle veut également que, lorsque dans un texte, une disposition est à la négative, elle ne peut se concilier avec ce qui précède que si elle fait figure d’exception. Dans le même ordre d’idées, une loi générale ultérieure n’abroge pas implicitement une loi spéciale antérieure - generalia specialibus non derogant. Dans l’affaire Seward c/ The Vera Cruz (1884) 10 App. Cas., Lord Selbourne a ainsi affirmé (para. 59 p. 68):

Lorsque une disposition générale d’un nouveau texte peut être appliquée de manière raisonnable et intelligente et sans être étendue à des matières traitées par un texte antérieur, il ne faut pas considérer que celui-ci fait indirectement l’objet d’une annulation, d’une modification ou d’une dérogation, par la simple force d’une disposition générale ne laissant aucunement transparaître une telle intention.

Par conséquent, lorsque dans un texte, une disposition spéciale est suivie d’une disposition générale, la présomption joue en faveur de la seconde, puisque les cas spéciaux ont déjà été prévus par la première. On peut raisonnablement postuler que le texte, ayant déjà pris en compte les cas spéciaux, ne prévoit pas de modifier la disposition spéciale par une disposition générale ultérieure, à moins qu’une telle intention ne soit clairement exprimée ou que la disposition générale n’englobe la disposition spéciale. La maxime ne fonctionne pas à rebours. Pour qu’elle s’applique, il faut que la disposition spéciale précède la disposition générale.

43. En l’espèce, nous avons une disposition générale, l’article 54, qui précède une disposition spéciale, l’article 67. Dans une telle situation, la disposition générale doit être interprétée de manière indépendante, comme si elle excluait implicitement de son champ d’application les cas prévus par la disposition spéciale. Mais ces deux dispositions ne relèvent pas du tout de ce cas de figure. Les dispositions spéciales de l’article 67 A) i) et ii) relatives à l’échange de moyens de preuve avant le début du procès n’ont en fait rien à voir avec l’exercice par la Chambre de première instance du pouvoir général de contraindre la Défense à fournir à l’Accusation la liste de ses témoins. Il est impossible d’appliquer l’article 54 de manière à affecter les dispositions spéciales de l’article 67. Le fait que l’article 54 se trouve au Chapitre cinquième du Règlement, intitulé "Mise en accusation" ne change rien à son sens littéral, les titres des chapitres ne servant qu’à guider le lecteur. Par conséquent, il ne fait aucun doute que le Règlement est muet sur la question de l’échange des moyens de preuve après l’ouverture du procès et que cette lacune procédurale peut être comblée par le recours aux pouvoirs prévus à l’article 54.

iv) Concepts de procès équitable et d’égalité des armes

44. La grande question est de savoir si la Chambre de première instance a compétence pour exercer un tel pouvoir, à la lumière des articles 20 1) et 21) 4) e) du Statut et des articles 54 et 67 A) du Règlement. La Défense a insisté lourdement sur le fait que l’article 20 1) du Statut, complété par le Règlement, assure à l’accusé un procès équitable. Elle soutient que rien dans le Règlement, en dehors des paragraphes 67 A) i) et ii), ne l’oblige à fournir la liste de ses témoins à l’Accusation. Il n’y aurait par conséquent pas de contrepartie à l’obligation faite à l’Accusation de fournir à la Défense la liste des témoins qu’elle entend citer au procès.

45. La Chambre de première instance est d’avis qu’il ne s’agit pas d’un problème de réciprocité mais d’une question d’équité du procès. L’article 21 1) du Statut a pour objet de garantir un procès équitable conformément au Règlement. L’une des garanties minimales conférées à l’accusé par l’article 21 4) e) est la notion de l’égalité des armes, qui est la principale marque d’un procès équitable. Ce principe requiert le maintien d’un juste équilibre entre les parties et s’applique aussi bien en droit civil qu’en droit pénal. Selon Manfred Nowak,

Le droit de citer des témoins, d’obtenir leur comparution et de les interroger dans les mêmes conditions que le Procureur est un élément essentiel de l’"égalité des armes" et donc d’un procès équitable. Le droit de l’accusé d’obtenir que les témoins soient interrogés en son nom n’est cependant pas un droit absolu ... [ ilC est limité par l’expression "dans les mêmes conditions que les témoins à charge" ...[ LC ’élément crucial est ici que les parties sont traitées sur un pied d’égalité s’agissant de la présentation de moyens de preuve par le biais de l’interrogatoire de témoins.

46. La Chambre de première instance est d’avis qu’il est nécessaire pour la bonne administration du procès et l’efficacité du contre-interrogatoire des témoins à décharge par l’Accusation d’obliger la Défense à fournir à cette dernière la liste des témoins qu’elle entend citer au procès. Cette mesure n’est en aucun cas préjudiciable à la Défense ; bien au contraire, elle permet d’assurer le respect et le maintien de l’égalité des chances prévue par le Statut.

47. Une notion étroitement associée à celle de l’égalité des armes est celle de l’action judiciaire, communément assimilée au droit d’avoir un procès contradictoire. Dans le Jugement du 23 juin 1993 sur l’affaire Ratz-Mateos c/ Espagne, série A, No. 262 (1993) 16 Cour EDH, p. 505, para. 63, la Cour a observé que "[ lC e droit à un procès contradictoire signifie la possibilité pour les parties de prendre connaissance des observations déposées ou des éléments de preuves présentés par la partie adverse et de les commenter" [ Traduction non officielleC . Ainsi, un procès contradictoire ne peut se dérouler efficacement que lorsque les pièces pertinentes sont à la disposition des parties. En l’espèce, le Procureur ne demande pas qu’on lui fournisse une quelconque pièce. La seule chose qu’il demande, c’est la liste des témoins que la Défense entend appeler à la barre lors du procès. L’Accusation affirme, à juste titre selon nous, qu’une telle information lui permettra d’en savoir plus sur les témoins et le contenu probable de leur déposition et ainsi de préparer un contre-interrogatoire efficace. La Chambre de première instance ne partage pas l’avis de la Défense selon lequel le fait de faire droit à la Requête revient à aider l’Accusation. Au contraire, cela contribuera grandement à assurer un procès équitable, en réduisant les retards et en permettant d’épargner aux victimes et aux témoins des tensions qui ne sont ni nécessaires ni inévitables.

48. L’Accusation a soutenu que si ladite liste ne lui est pas communiquée à l’avance, elle sera forcée de demander des suspensions d’audience après la déposition de chaque témoin à décharge, afin d’enquêter sur leurs antécédents et de préparer un contre-interrogatoire efficace. Par conséquent, la communication à l’avance de cette liste permettra d’éviter les retards qui naissent des suspensions d’audience. Le principe de l’égalité des armes a été rappelé le 27 novembre 1996, dans la Décision sur la production de dépositions de témoins. Le Juge Vohrah, dans son opinion séparée, évoquait ainsi le principe de l’égalité des armes :

Dans le cadre des procédures devant les juridictions de droit commun, ce principe a pour objet de garantir que la Défense dispose, pour constituer et présenter son dossier, de moyens égaux à ceux de l’Accusation, qui a toutes les facilités propres aux autorités étatiques ... La Commission européenne des droits de l’Homme assimile donc le principe de l’égalité des armes au droit de l’accusé à l’égalité au cours de la procédure par rapport à l’Accusation

Après avoir examiné la jurisprudence en la matière, le Juge Vohrah conclut :

À la lumière des sources précitées, il me semble que l’application du principe de l’égalité des armes, surtout dans le cadre d’une procédure pénale, doit se faire en faveur de la Défense, pour permettre à cette dernière de se placer sur un pied d’égalité par rapport à l’Accusation dans la présentation de sa cause devant la Cour et ce, afin d’éviter toute injustice envers l’accusé.

49. Il ne fait aucun doute que parler d’égalité procédurale signifie parler de l’égalité entre l’Accusation et la Défense. Pencher, comme dans la citation ci-dessus, pour une application favorable à la Défense revient à instaurer une inégalité au plan de la procédure, inégalité qui jouerait en faveur de la Défense et au détriment de l’Accusation, ce qui aboutirait à l’inégalité des armes. Cette situation remet en cause les garanties minimales conférées par l’article 21 4) e) du Statut. Dans le cas particulier du Tribunal international, le Procureur et la Défense comptent sur la coopération des États pour mener à bien leurs enquêtes et, a priori, il n’y a pas lieu d’arguer de l’inégalité des armes. L’Accusation a fourni la liste de ses témoins avant le début du procès. Nous ne saurions comprendre pourquoi la Défense ne devrait pas communiquer la liste de ses témoins à l’Accusation avant leur comparution devant la Chambre de première instance. Les arguments mis en avant par l’Accusation pour demander le dépôt par la Défense de la liste de ses témoins nous semblent être valables et raisonnables.

 

v. Conclusion

50. Nous rappelons en conclusion que l’Accusation avait reçu l’ordre de communiquer avant le début du procès la liste de ses témoins à la Défense, afin que celle-ci prépare leur contre-interrogatoire. Pour la Chambre de première instance, le principe de l’égalité des armes, l’équité et l’intérêt de la justice commandent d’exiger de la Défense qu’elle communique à l’Accusation la liste de ses témoins, afin que cette dernière puisse contester tout moyen de défense invoqué. Nous ne pensons pas que l’exercice d’un tel pouvoir irait à l’encontre des dispositions des articles 20 1) et 21 4) e) du Statut. Nous considérons au contraire qu’il y est tout à fait conforme et qu’il s’inscrit largement dans le cadre des dispositions de l’article 54 du Règlement, qui autorisent une Chambre de première instance à délivrer toutes les ordonnances nécessaires aux fins de l’enquête, de la préparation ou de la conduite du procès. L’ordonnance dont l’Accusation souhaite la délivrance et qui ferait obligation à la Défense de lui communiquer la liste de ses témoins, est, à notre avis, nécessaire pour la conduite du procès. Par conséquent, nous faisons droit à la requête et délivrons ladite ordonnance.

III. DISPOSITIF

Par ces motifs, LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, saisie de la Requête,

Après examen de chacune des dispositions réglementaires et statutaires citées,

EN APPLICATION DES ARTICLES 20 ET 21 DU STATUT ET DE L’ARTICLE 54 DU RÈGLEMENT,

ORDONNE QUE :

La Défense communique par écrit à l’Accusation le nom des témoins qu’elle entend citer au procès, au moins sept jours ouvrables avant la comparution de chacun d’entre eux.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

______________________________

Le Président de la Chambre de première instance

Adolphus Godwin Karibi-Whyte

Fait le quatre février 1998

La Haye (Pays-Bas)

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