LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte, Président

Mme le Juge Elizabeth Odio Benito

M. le Juge Saad Saood Jan

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 9 février 1998

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

_____________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE VERSEMENT DES PIÈCES DE L'ACCUSATION 104-108 AU DOSSIER DES ÉLÉMENTS DE PREUVE

_____________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Grant Niemann

Mme Teresa McHenry

M. Giuliano Turone

Le Conseil de la Défense :

Mme Edina Residovic, M. Ekrem Galijatovic, M. Eugene O’Sullivan,pour Zejnil Delalic

M. Zeljko Olujic, M. Michael Greaves, pour Zdravko Mucic

M. Salih Karabdic, M. Thomas Moran, pour Hazim Delic

M. John Ackerman, Mme Cynthia McMurrey, pour Esad Landzo

 

I. INTRODUCTION ET CONTEXTE PROCÉDURAL

Les 5, 9 et 10 juin 1997, M. Thomas Moerbauer, Inspecteur de District de la police autrichienne et témoin pour le Bureau du Procureur ("l'Accusation"), a été interrogé devant cette Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis 1991 (le "Tribunal international"). Au terme du contre-interrogatoire de M. Moerbauer, le 10 juin 1997, l'Accusation a demandé le versement au dossier des pièces ayant reçu les cotes 104 à 108, 148 et 151. Les Conseils de la défense des quatre personnes accusées (la "Défense") se sont unanimement opposés à l'admission de chacune des pièces au dossier en invoquant différents motifs. Le 11 juin 1997, la Chambre de première instance a rendu une décision orale, rejetant les arguments de la Défense. Sa décision écrite a été réservée pour une date ultérieure..

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE STATUE COMME SUIT :

II. ARGUMENTATION

A. Dispositions applicables

1. Sont pertinentes les dispositions du Règlement de procédure et de preuve ("Règlement") suivantes :

Article 73

Exceptions préjudicielles soulevées par l'accusé

(A) Les exceptions préjudicielles soulevées par l'accusé sont :

(i) l'exception d'incompétence ;

(ii) l'exception fondée sur des vices de forme de l'acte d'accusation ;

(iii) l'exception aux fins d'irrecevabilité d'éléments de preuve obtenus de l'accusé ou lui appartenant ;

(iv) l'exception aux fins de disjonction des chefs d'accusation joints conformément à l'article 49 ci-dessus, ou de disjonction d'instances conformément au paragraphe (B) de l'article 82 ci-après ;

(v) l'exception fondée sur le rejet d'une demande de commission d'office d'un conseil.

....

Article 89

Dispositions générales

(A) En matière de preuve, les règles énoncées dans la présente section s'appliquent à toute procédure devant les Chambres. La Chambre saisie n'est pas liée par les règles de droit interne régissant l'administration de la preuve.

(B) Dans les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles d'administration de la preuve propres à parvenir, dans l'esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause.

(C) La Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu'elle estime avoir valeur probante.

(D) La Chambre peut exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est largement inférieure à l'exigence d'un procès équitable.

(E) La Chambre peut demander à vérifier l'authenticité de tout élément de preuve obtenu hors audience.

Article 95

Éléments de preuve obtenus par des moyens contraires aux droits de la personne internationalement protégés

N'est recevable aucun moyen de preuve obtenu par des moyens qui entament fortement sa fiabilité ou si son admission irait à l'encontre d'une bonne administration de la justice et lui porterait gravement atteinte.

 

B. Présentation des arguments

(i) L'Accusation

2. Au terme du contre-interrogatoire de M. Moerbauer par la Défense, l'Accusation a demandé le versement au dossier d'un document que le témoin avait désigné comme étant son aide-mémoire et qu'il avait constitué afin de faciliter l'analyse et le classement des nombreux documents découverts au cours d'une perquisition et d'une saisie effectuées à l'appartement de l'accusé Zdravko Mucic le 18 mars 1996, à Vienne, en Autriche, conformément à un mandat de perquisition délivré par un juge autrichien (pièce 104). L'accusation a également demandé le versement de deux passeports établis au nom de Zdravko Mucic (pièces 105 et 106), un laissez-passer donnant accès à la Présidence de guerre établi au nom de M. Mucic (pièce 107) et une carte d'identité militaire du HVO portant son nom (pièce 108). De plus, l'Accusation a cherché à obtenir l'admission d'un procès-verbal d'audition de M. Mucic établi par la police lorsqu'il a été placé en détention par la police de Vienne le jour de la perquisition (pièce 148) et le procès-verbal de la perquisition réalisée dans son appartement (pièce 151).

3. M. Turone, pour l'Accusation, a argué que l'aide-mémoire faisait l'objet d'une demande de versement non en vertu de l'exactitude de l'analyse et de l'évaluation de chacun des documents, mais plutôt pour illustrer le système utilisé par le témoin pour identifier les différents documents saisis par la police autrichienne au cours des perquisitions d'un certain nombre de locaux liés à la présente affaire, le 18 mars 1996. L'aide-mémoire ferait état des indices sur lesquels le témoin s'est fondé pour identifier chacun des documents en question. La numérotation des documents contenus dans chacune des chemises est reprise dans l'aide-mémoire.

4. L'Accusation a également avancé l'argument, de nature générale, selon lequel l'article 73 stipule qu'un accusé qui souhaite obtenir l'exclusion d'éléments de preuve obtenus de lui doit présenter une exception préjudicielle à cet effet. Une telle exception ayant déjà été présentée et rejetée, l'accusé Zejnil Delalic a perdu tout droit à une nouvelle contestation de l'admissibilité des éléments de preuve saisis à Vienne.

5. L'Accusation a ajouté que la perquisition de l'appartement de M. Mucic avait été régulière, que sa déclaration avait été recueillie dans le respect de la procédure et que les pièces litigieuses devraient être admises en vertu de leur pertinence quant aux débats.

6. Selon l'Accusation, puisque le rang de M. Mucic au sein des forces armées de Bosnie-Herzégovine et sa responsabilité de supérieur hiérarchique sont en cause, et que ces éléments sont strictement afférents aux crimes qui lui sont reprochés dans l'acte d'accusation, tout document indiquant sa fonction dans les forces armées et ayant été saisi légalement et dans le cadre fixé par le mandat de perquisition est recevable. De l'avis de l'Accusation, les pièces 107 et 108 relèvent de cette catégorie. Elles prouvent que M. Mucic avait accès aux locaux de la Présidence de guerre et précisent sa position au sein du HVO.

7. L'Accusation a affirmé que les deux passeports (pièces 105 et 106), qui étaient valides pour 1992, sont pertinents non seulement pour ce qui est du rapport existant entre M. Mucic et l'appartement perquisitionné, mais également pour une défense d'alibi. En effet, ils font état d'un voyage que M. Mucic aurait fait hors des frontières de l'ex-Yougoslavie au cours de la période intéressant cette affaire.

8. L'Accusation a avancé que la perquisition de l'appartement de Mucic a été effectuée légalement par la police autrichienne. L'appartement a été perquisitionné après émission d'un mandat de perquisition par un juge d’instruction. L'accusation a suggéré que les arguments de la Défense ne portent que sur la conduite des opérations de perquisition et n'affectent en rien leur résultat, ni la recevabilité des objets saisis et faisant l'objet du litige. Tout en reconnaissant que des erreurs ont été commises lors de l'exécution du mandat de perquisition, l'Accusation affirme cependant qu'on ne peut sérieusement qualifier ces erreurs de violations des droits de l'homme fondamentaux. L'admission de ces pièces en tant qu'éléments de preuve ne nuirait pas gravement à l'intégrité des débats.

9. En outre, l'Accusation a déclaré que le recueil de la déclaration de M. Mucic après son arrestation le 18 mars 1996 s'est fait en toute légalité et conformément au Règlement. Ses droits lui ont été lus, y compris son droit à garder le silence et à l'assistance d'un Conseil, et il était accompagné d'un interprète. Il a été informé du fait que, conformément au droit autrichien, s'il choisissait de garder le silence, il n'aurait pas la possibilité de donner sa version des faits et que s'il coopérait et était déclaré coupable, sa coopération serait considérée comme une circonstance atténuante. Il a choisi de parler. Le conseil qu'il a reçu ne peut être qualifié d'incitation illicite. La plupart des systèmes juridiques prévoient des dispositions similaires. Les informations communiquées à M. Mucic sont parfaitement conformes aux normes internationales en matière de droits de l'homme.

(ii) La Défense

10. La Défense s’est unanimement opposée à la demande de versement au dossier des documents susmentionnés formulée par l’Accusation.

11. M. Olujic, Conseil de M. Mucic, a fait valoir qu’il était inapproprié de présenter les éléments de preuve de façon séparée. Il a suggéré que la présentation de tous les faits contenus dans ces documents était prématurée. M. Moran, Conseil de Hazim Delic, s’est référé à la pièce 104 et a signalé qu’elle faisait largement référence à des documents n’apparaissant pas dans le dossier du procès. De telles références non-pertinentes devraient être expurgées.

12. Mme Residovic, Conseil de M. Delalic, s’est opposée à l’admission au dossier des éléments de preuve de toutes les pièces dont le versement a été demandé. Elle affirme que la pièce 104 correspond à l’analyse d’éléments de preuve qui n’apparaissent pas dans le dossier du procès et qu’elle est donc irrecevable. Son admission serait prématurée étant donné qu’elle contient des rapports rédigés par diverses personnes et pas seulement par ce témoin. C’est également pour cette raison qu’ils ne sont pas recevables et que leur présentation est prématurée. Selon le Conseil, ces éléments de preuve contiennent un certain nombre d’allégations illogiques qui seront probablement exclues plus tard au cours des débats. Le Conseil s’est opposé à l’admission des pièces 105, 106, 107 et 108 aux motifs que, pendant le témoignage de M. Moerbauer, il a été clairement établi qu’il y avait un nombre d’irrégularités dans la perquisition de l’appartement de M. Mucic et que certaines des actions entreprises enfreignaient le droit autrichien.

C. Conclusions

13. Le Règlement prévoit une norme plus souple et moins technique en matière de recevabilité des éléments de preuve. Il retient le principe selon lequel les éléments de preuve admis doivent non seulement être conformes aux normes acceptées et permettre une bonne administration de la justice mais, en outre, doivent assurer que leur admission n’est pas contraire ni ne porte gravement atteinte à l’intégrité des débats (cf. article 95). Les éléments de preuve sont recevables dès qu’ils sont pertinents pour les débats et qu’ils ont valeur probante (cf. article 89 C)). La Chambre de première instance doit veiller à ce que les différents éléments de preuve admis ne remettent pas en question l’intégrité des débats.

14. L'article 89 A) dispose que la Chambre de première instance n’est pas liée par les règles de droit interne régissant l’administration de la preuve. Toutefois, ceci ne signifie pas que les règles de droit interne propres à parvenir à un règlement équitable de la cause seront ignorées. La Chambre appliquera ces règles de droit interne dans les cas où la section 3 du Règlement serait muette (article 89 B). Ainsi, elle cherche à adopter les règles propres à assurer le meilleur règlement possible de la cause.

15. Il existe sur ce point une formulation classique de la "règle de la meilleure preuve" énoncée dans l’ancienne affaire anglaise Omychund c/ Barker (1745) 1 Atk. 21, page 49, où l’on rapporte ces propos de Lord Hardwicke : "Juges et jurisconsultes ont décrété qu’il n’existe qu’un principe général gouvernant la preuve - la meilleure que la nature de l’affaire admette". (Traduction non-officielle). Dans les circonstances de cette affaire, la Chambre de première instance guidera sa considération des éléments de preuve en s’appuyant sur cet aphorisme. Le principe d’un procès équitable domine notre examen. La Chambre se fondera sur les meilleurs éléments de preuve disponibles dans les circonstances de l’affaire.

16. L’Accusation demande le versement au dossier de la pièce 104 comme un aide-mémoire donné par le témoin pour l’aider à identifier les nombreux documents retrouvés par d’autres officiers de police lors de la perquisition effectuée le 18 mars 1996. Le témoin a admis qu’il n’avait pas lui-même saisi ces documents. Il n’a été en contact avec ceux-ci qu’aux plans de leur répartition en différentes catégories et de leur indexation.

17. La Chambre de première instance est convaincue, et la Défense ne conteste pas ce fait, que c’est effectivement le témoin qui a rédigé l’aide-mémoire ; celui-ci n’entre donc pas dans la même catégorie que les documents qui ont servi à sa rédaction. L’aide-mémoire peut, par conséquent, être versé au dossier par l’intermédiaire du témoin qui en est l’auteur. La Chambre de première instance admet dès lors l’aide-mémoire en tant que pièce 104.

18. Les deux passeports, le laissez-passer donnant accès à la Présidence de guerre et la carte d'identité militaire de M. Mucic (pièces 105 - 108), ont fait l’objet d’une demande de versement au dossier par l’intermédiaire du témoin. Les objections de la Défense quant à leur recevabilité se fondaient sur la violation de la procédure légale autrichienne lors de la perquisition. Comme déjà mentionné, la Chambre de première instance n’est pas liée par les règles de droit interne régissant l’administration de la preuve (article 89 A)). En conséquence, les lois autrichiennes n'ont pas valeur obligatoire lorsqu’il s’agit de déterminer si les perquisitions ont été effectuées en bonne et due forme.

19. La Chambre de première instance s’intéresse aux éléments de preuve qui sont pertinents et ont valeur probante. Il semble ressortir du Règlement que si les éléments de preuve sont pertinents et ont valeur probante, les modalités de leur obtention importent peu, pour autant qu’elles ne remettent pas en cause leur fiabilité ou que leur admission ne nuise ou ne porte gravement atteinte à l’intégrité des débats. M. Mucic n’a pas contesté le fait que les passeports, la carte d'identité militaire et le laissez-passer lui appartenaient. Il n’a pas non plus déclaré qu’ils avaient été obtenus de lui de manière frauduleuse, en utilisant des méthodes suspectes.

20. La Chambre de première instance n’est pas convaincue que la méthode utilisée pour obtenir ces éléments de preuve soit telle qu’elle oblige ses membres à exercer leur pouvoir discrétionnaire pour exclure ces pièces. Elle est d'avis que la bonne administration de la justice serait confrontée à un obstacle dangereux si les éléments de preuve pertinents et ayant valeur probante ne peuvent être admis seulement à cause d’une infraction mineure à une procédure que la Chambre n’est pas tenue d’appliquer.

21. La considération dominante dans ces cas-ci est l’intérêt primordial de la justice. La Chambre de première instance est convaincue que l’intérêt de la justice dans cette affaire demande que les passeports, la carte d'identité militaire et le laissez-passer, qui sont pertinents et qui ont valeur probante, soient admis au dossier. Par conséquent, les passeports (pièces 105 et 106), le laissez-passer (pièce 107) et la carte d'identité militaire (pièce 108) sont, par la présente, admis comme éléments de preuve.

22. La Chambre de première instance n'accepte pas les conclusions de l’Accusation selon lesquelles le rejet d’une demande d’exclusion d’éléments de preuve prévue à l’article 73 A) empêche toute démarche ultérieure à travers une procédure pertinente visant à exclure des éléments de preuve. Il s’agit là d’une interprétation erronée de l’article 73 A). L’application de celui-ci se limite aux exceptions préjudicielles qui sont soulevées au cours des 60 jours suivant la comparution initiale de l’accusé et, en toute hypothèse, avant l’audience au fond. Ces exceptions préjudicielles permettent à l’accusé de préparer sa défense. Aucune règle n’écarte la possibilité de soulever quelque question que ce soit et d’en faire un moyen de défense afin de permettre à l’accusé de démontrer que ses droits ont été violés.

23. La Chambre de première instance se réserve le droit d’exercer sa discrétion pour exclure tout élément de preuve admis au dossier si elle est convaincue que cet élément a été obtenu par des méthodes contraires aux droits de la personne internationalement protégés.

24. La Chambre de première instance avait déjà considéré l’admission du procès-verbal de l’interrogatoire de M. Mucic par la police (pièce 148) dans sa "Décision relative à l’exception préjudicielle de l’accusé Zdravko Mucic aux fins de l’irrecevabilité de moyens de preuve" du 4 septembre 1997 (Répertoire général du greffe cote D 26-1/ 5105 bis) qui excluait la pièce 148 des éléments de preuve. De même, la Chambre a considéré l’admission du procès-verbal de perquisition (pièce 151) et l'a accordée au cours des débats du 1er septembre 1997. Il est dès lors inutile de reconsidérer l’admission de ces documents.

 

III. DISPOSITIF

 

PAR CES MOTIFS,

LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE,

Saisie de la requête orale du Procureur,

EN APPLICATION DE L'ARTICLE 54 du Règlement,

ADMET le versement au dossier des pièces 104, 105, 106, 107 et 108 en tant qu'éléments de preuve.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de la Chambre

de première instance,

/Signé/

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Adolphus Godwin Karibi-Whyte

 Fait le neuf février 1998

La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]