LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte, Président

Mme le Juge Elizabeth Odio Benito

M. le Juge Saad Saood Jan

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 12 juin 1998

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

_____________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE CONJOINTE DES ACCUSÉS EN DATE DU 24 MAI 1998 CONCERNANT LA PRÉSENTATION
DES MOYENS DE PREUVE

_____________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Grant Niemann

Mme Teresa McHenry

M. Giuliano Turone

Le Conseil de la Défense :

Mme Edina Residovic, M. Ekrem Galijatovic, M. Eugene O’Sullivan, pour Zejnil Delalic

M. Zeljko Olujic, M. Tomislav Kuzmanovic, pour Zdravko Mucic

M. Salih Karabdic, M. Thomas Moran, pour Hazim Delic

Mme Cynthia McMurrey, Mme Nancy Boler, pour Esad Landzo

 

I. INTRODUCTION ET RÉCAPITULATIF DE LA PROCÉDURE

 

1. Le 24 avril 1998, la Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("le Tribunal international") a rendu une Ordonnance portant calendrier en application des dispositions des articles 20 1) du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ("le Statut") et 54 du Règlement de procédure et de preuve ("le Règlement"). La Chambre examine ci-après une Requête déposée conjointement le 25 mai 1998 par les accusés Delalic, Mucic, Delic et Land‘o concernant la présentation des moyens de preuve ("la Requête") (Répertoire général du Greffe ("RG") cote D6192-D6199, version en anglais).

Le Bureau du Procureur ("Accusation") n’a pas déposé de réponse à cette Requête.

LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE, AYANT EXAMINÉ les conclusions orales et écrites de la Défense,

REND CI-APRÈS SA DÉCISION.

 

II. ARGUMENTATION

A. Résumé de la Requête

2. La Requête des accusés s’appuie sur les dispositions de l’article 21 4) e) du Statut du Tribunal et vise à empêcher que la Chambre de première instance "n’impose des restrictions indues quant aux témoins que les accusés seront autorisés à faire comparaître et ne limite excessivement le nombre de ceux qu’ils seront autorisés à citer pour présenter des éléments de fait donnés, comme elle l’a indiqué lors de la conférence de mise en état du 21 mai 1998."*

3. Plus précisément, la Défense allègue que les décisions de la Chambre de première instance auront pour effet de priver les accusés de leur droit à recevoir l’assistance d’un conseil, puisqu’ils ne pourront présenter leurs moyens de preuve dans les mêmes conditions que l’Accusation. Ainsi, a) les accusés se voient privés du droit de contester les éléments de preuve à charge présentés et jugés pertinents par la Chambre de première instance ; b) la Chambre se prononce sur la crédibilité des témoins à décharge sans les avoir entendus ; c) les critères appliqués par la Chambre pour déterminer si un témoignage est, ou non, inutilement redondant et s’il est pertinent diffèrent selon qu’il s’agit de celui d’un témoin à charge ou de celui d’un témoin à décharge.

4. La Défense cite spécifiquement les dispositions des articles 20; 21 1), 21 2), 21 4) e) du Statut et 89 1), 89 2), 89 3), 89 4) et 95 du Règlement (modifié) sur lesquels elle s’appuie. Elle renvoie également à la décision rendue oralement le 30 mars 1998 par la Chambre de première instance (Compte rendu provisoire, pages 10104 à 10105 de la version en anglais), concernant la Requête du Procureur relative à l’ordre de comparution des témoins à décharge et l’ordre du contre-interrogatoire conduit par l’Accusation et par le Conseil des coaccusés, déposée le 18 mars 1998 (RG cote D5929-D5935, version en anglais).

5. La Requête se réfère à l’Ordonnance portant calendrier du 24 avril 1998, qui enjoignait les accusés, entre autres, de déposer confidentiellement auprès du Greffe, pour notification aux autres défendeurs et à la Chambre de première instance, une liste complète des témoins qu’ils entendaient citer, leur ordre de comparution, un résumé des éléments de preuve et les chefs au sujet desquels chaque témoin devrait déposer ainsi que la durée prévue de leur interrogatoire principal. Tous les accusés se sont conformés à cette ordonnance.

6. Lors de la conférence de mise en état du 21 mai 1998, la Chambre de première instance a annoncé son intention d’établir des listes de témoins à décharge pour les accusés.

B. Arguments à l’appui de la Requête

7. M. Greaves, qui a défendu la requête au noms des accusés, a fondé ses arguments sur les points présentés aux paragraphes 2 et 3 ci-dessus.

8. Les accusés admettent qu’il est nécessaire que le procès soit équitable et rapide, comme le garantissent les articles 20 et 21 du Statut. Ils sont également conscients de ce qu’il incombe à la Chambre de première instance de faire respecter les droits des accusés qu’elle a exposés lors des conférences de mise en état du vendredi 17 avril 1998 et du jeudi 21 mai 1998.

9. Le Conseil de la Défense a clairement indiqué, lors de la conférence de mise en état du 21 mai 1998, que, dans la mesure du possible, la répétition des témoignages serait évitée. Lorsqu’un témoin potentiel est inscrit sur la liste de plusieurs accusés, il fera l’objet soit d’un interrogatoire direct, soit d’un contre-interrogatoire, afin d’éviter les redites. Les listes de témoins déposées par les accusés en application de l’Ordonnance de la Chambre de première instance donnent un aperçu des témoins à décharge.

10. La Défense soutient qu’il n’appartient pas à la Chambre de décider quels témoins chacun des accusés doit citer ni dans quel ordre ils doivent comparaître. Seuls les Conseils de la Défense sont habilités à déterminer quels témoins comparaîtront en faveur de leurs clients respectifs et dans quel ordre ils seront entendus.

11. M. Greaves, à l’origine de la Requête, a précisé les arguments des accusés. Il s’appuie sur les articles 20 et 21 du Statut, dont les dispositions garantissent aux accusés un procès équitable et se retrouvent dans un certain nombre d’instruments semblables dans le "monde civilisé". Il s’est reporté à l’affaire Tadic, dans laquelle les Juges ont fait observer que les dispositions de ces deux articles sont adaptées de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ("le Pacte international"). Il a fait valoir que les termes employés sont pratiquement identiques, qu’ils se retrouvent dans la Convention européenne des droits de l’Homme ("CEDH"), dans les dispositions relatives aux droits de l’Homme dans le droit interne de divers pays et que des garanties similaires figurent également à l’article 75 des Conventions de Genève, (Protocole I).

12. Le Conseil a mis l’accent sur le fait que l’article 20 1) du Statut stipule que la Chambre de première instance doit "veille[ r] " à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés. Selon lui, les droits auxquels il est fait référence sont ceux figurant sous le titre "Les droits de l’accusé". Les principaux droits sont ceux garantis par : a) l’article 21 1) du Statut relatif à l’égalité de toutes les personnes devant le Tribunal ; b) son article 21 2), stipulant que toute personne contre laquelle des accusations sont portées a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sous réserve des dispositions de l’article 22 du Statut ; c) son article 21 4), qui prescrit les garanties minimales auxquelles toute personne contre laquelle une accusation est portée a droit, en pleine égalité.

13. La garantie énoncée à l’article 21 4) e), permet d’"interroger ou [ de] faire interroger les témoins à charge et [ d’] obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge". Le Conseil a souligné que le respect des termes en italique n’est pas facultatif mais qu’au contraire, la Chambre de première instance est tenue de les respecter. Selon lui, cette disposition est précisément celle qui garantit l’égalité des armes.

14. Le Conseil a cité une remarque de M. le Juge Vohrah, énoncée dans son Opinion séparée relative à la Décision sur la Requête de l’Accusation concernant les témoignages dans l’affaire Le Procureur c/ Dusko Tadic (affaire n° IT-94-1-T, Décision rendue le 27 novembre 1996, RG cote D15324-D15330, version en anglais, cote 15330-1/8 bis, version en français) à l’appui de cette notion :

[ c] e principe a pour objet de garantir que la Défense dispose, pour constituer et présenter son dossier, de moyens égaux à ceux de l’Accusation, qui a toutes les facilités propres aux autorités étatiques [ ...] La Commission Européenne des Droits de l’Homme assimile donc le principe de l’égalité des armes au droit de l’accusé à l’égalité dans la procédure par rapport à l’Accusation.[ ...] À la lumière des sources précitées, il me semble que l’application du principe de l’égalité des armes, surtout dans le cadre d’une procédure pénale, doit se faire en faveur de la Défense, pour permettre à cette dernière de se placer sur un pied d’égalité par rapport à l’Accusation dans la présentation de son dossier devant la Cour et ce, afin d’éviter tout traitement inéquitable de l’accusé.

Cette remarque a été présentée comme une "formulation concise mais néanmoins précise de ce que l’on entend généralement par principe d’égalité des armes".

15. Le Conseil a déclaré que, comme dans le domaine sportif, le Procureur et la Défense doivent agir suivant les mêmes règles du jeux. Il n’est ni convenable, ni même licite, d’appliquer des règles différentes selon que les éléments de preuve sont présentés par l’Accusation ou par la Défense. Le Conseil considère qu’en l’espèce, l’Accusation a pu citer les témoins de son choix, à l’exception d’un expert graphologue dont le témoignage a été refusé pour des motifs précis.

16. Il a évoqué des circonstances dans lesquelles la Chambre de première instance est en droit d’exclure des témoignages qu’elle considère dénués de pertinence, conformément aux dispositions de l’article 89 D) du Règlement. L’article 95 du Règlement permet l’exclusion de tout élément de preuve "obtenu par des moyens qui entament fortement sa fiabilité ou si son admission, allant à l’encontre d’une bonne administration de la justice, lui porterait gravement atteinte".

17. Le Conseil a, en outre, rappelé que la Chambre de première instance avait précédemment conclu, à juste titre, qu’il ne lui appartenait pas d’organiser le dossier de la Défense et de décider de son contenu. Il ne lui revient pas non plus de fixer l’ordre de comparution des témoins à décharge. Le Conseil a néanmoins admis que lorsqu’un témoin présente des élément de preuve dénués de pertinence ou sans valeur probante, la Chambre est en droit de les rejeter. Cependant, à son avis, rien dans le Statut ni le Règlement n’autorise la Chambre à décider quels témoins seront cités par la Défense. D’autant que toute infraction à cette règle aurait, de fait, pour résultat de placer la Chambre dans la position du Conseil de la Défense, dont le rôle consiste précisément à organiser la défense de l’accusé et à sélectionner les témoins et les éléments de preuve à présenter. Enfin, il a avancé que ce faisant, la Chambre serait partie au conflit, ce qui aurait pour conséquence d’entraver les pouvoirs discrétionnaires des Conseils chargés de défendre les accusés.

C. Arguments de l’Accusation

18. Dans son exposé soumis au nom de l’Accusation, Madame McHenry a souligné que la Chambre de première instance disposait incontestablement du droit de contrôler le prétoire et d’éviter l’audition de témoignages dénués de pertinence et inutiles, ainsi que les dépositions redondantes. Cependant, l’Accusation dément que des critères différents aient été appliqués aux témoignages à charge et à décharge. Selon elle, lorsque le litige porte sur des points particulièrement importants, toutes les parties doivent bénéficier d’une certaine marge de manoeuvre.

D. Dispositions applicables

19. Les dispositions du Statut et du Règlement, ainsi que celles du Pacte international et de la CEDH, reproduites ci-après, sont applicables en l’espèce et sont examinées en vue de statuer sur la Requête.

LE STATUT

ARTICLE 20

Ouverture et conduite du procès

1) La Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurée.

[ ...]

ARTICLE 21

Les droits de l’accusé

1) Tous sont égaux devant le Tribunal international.

2) Toute personne contre laquelle des accusations sont portées a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sous réserve des dispositions de l’article 22 du Statut.

3) Toute personne accusée est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie conformément aux dispositions du présent Statut.

4) Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent Statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

a) À être informée, dans le plus court délai, dans une langue qu’elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle ;

b) À disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix ;

c) À être jugée sans retard excessif ;

d) À être présente au procès et à se défendre elle-même ou à avoir l’assistance d’un défenseur de son choix ; si elle n’a pas de défenseur, à être informée de son droit d’en avoir un, et, chaque fois que l’intérêt de la justice l’exige, à se voir attribuer d’office un défenseur, sans frais, si elle n’a pas les moyens de le rémunérer ;

e) À interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

[ ...]

RÈGLEMENT DE PROCÉDURE ET DE PREUVE

Article 54

Disposition générale

À la demande d’une des parties ou d’office un juge ou une Chambre de première instance peut délivrer les ordonnances, citations à comparaître, ordonnances de production ou de comparution forcée, mandats et ordres de transfert nécessaires aux fins de l’enquête, de la préparation ou de la conduite du procès.

Article 89

Dispositions générales

A) En matière de preuve, les règles énoncées dans la présente section s’appliquent à toute procédure devant les Chambres. La Chambre saisie n’est pas liée par les règles de droit interne régissant l’administration de la preuve.

B) Dans les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles d’administration de la preuve propres à parvenir, dans l’esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause.

C) La Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu’elle estime avoir valeur probante.

D) La Chambre peut exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est largement inférieure à l’exigence d’un procès équitable.

[ ...]

 

Article 95

Exclusion de certains éléments de preuve

N’est recevable aucun élément de preuve obtenu par des moyens qui entament fortement sa fiabilité ou si son admission, allant à l’encontre d’une bonne administration de la justice, lui porterait gravement atteinte.

Article 96

Administration des preuves en matière de violences sexuelles

En cas de violences sexuelles :

[ ...]

iv) le comportement sexuel antérieur de la victime ne peut être invoqué comme moyen de défense.

Article 98

Pouvoir des Chambres d’ordonner de leur propre initiative la production de moyens de preuve supplémentaires

La Chambre de première instance peut ordonner la production de moyens de preuve supplémentaires par l’une ou l’autre des parties. Elle peut d’office citer des témoins à comparaître.

PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

Article 14

1. Tous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil [ ...]

2. Toute personne accusée d’une infraction pénale est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Toute personne accusée d’une infraction pénale a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

a) À être informée, dans le plus court délai, dans une langue qu’elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle ;

b) À disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix ;

c) À être jugée sans retard excessif ;

d) À être présente au procès et à se défendre elle-même ou à avoir l’assistance d’un défenseur de son choix ; si elle n’a pas de défenseur, à être informée de son droit d’en avoir un, et, chaque fois que l’intérêt de la justice l’exige, à se voir attribuer d’office un défenseur, sans frais, si elle n’a pas les moyens de le rémunérer ;

e) À interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

[ ...]

CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

Article 6

1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. [ ...]

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à :

a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

[ ...]

E. Conclusions

20. La Chambre de première instance juge utile de rappeler les circonstances qui ont incité le Conseil de la défense à contester les principes énoncés par la Chambre en vue de permettre un jugement équitable et rapide de cette affaire. Il est également utile de formuler, de manière concise et claire ce sur quoi porte le différend. Pour résumer, la Défense revendique un droit illimité de citer des témoins et de soumettre des éléments de preuve à l’appui de sa cause.

21. Les accusés estiment qu’interprétés conjointement, les articles 20 1) et 21 4) e) du Statut du Tribunal les autorisent à citer tous les témoins qui, de l’avis de leur Conseil, sont jugés aptes à faire avancer la cause de la Défense. De surcroît, selon eux, ni le Statut, ni le Règlement, ne confèrent à la Chambre de première instance le pouvoir de réglementer la manière dont la Défense entend citer ses témoins ou d’intervenir sur la substance de leur témoignage. Le principal fondement juridique de leur argumentation est tiré des dispositions statutaires relatives à l’égalité des armes qui veulent que la Défense soit autorisée à présenter son dossier dans les mêmes conditions que celles dont bénéficie l’Accusation (Cf. article 21 4) e) du Statut).

Les origines de la Requête

22. La présente Requête fait suite aux efforts déployés par la Chambre de première instance pour limiter la fréquence des comparutions redondantes et la répétition des éléments de preuve recueillis auprès de différents témoins. À l’issue de la présentation de la cause de l’Accusation et avant que la Défense ne présente la sienne, la Chambre de première instance a constaté, au vu de la nature du dossier de la Défense et des moyens de preuve nécessaires pour réfuter les éléments à charge, qu’il y avait un risque que des témoins fassent double emploi et que les mêmes éléments de preuve soient recueillis auprès de différents témoins.

23. Dans cette affaire, nous sommes en présence de quatre accusés. En résumé, trois d’entre eux sont accusés pour des manquements à leur responsabilité hiérarchique (l’un d’entre eux, en partie seulement) et pour des violations des articles 2, 3 et 5 du Statut du Tribunal. La responsabilité hiérarchique du quatrième accusé n’est pas mise en cause. Tous les crimes allégués à l’encontre de ces personnes ont été commis au même endroit. Il a donc semblé évident à la Chambre de première instance que les témoins cités à comparaître présenteraient vraisemblablement des moyens de preuve concernant l’autorité du commandement, ayant un rapport avec celle-ci ou résultant de son application. Puisque les événements se sont déroulés dans les mêmes lieux et qu’ils font intervenir les mêmes protagonistes, il était inévitable que les témoins s’expriment sur les mêmes événements.

24. C’est pourquoi, lors de la conférence de mise en état convoquée le vendredi 17 avril 1998 par la Chambre de première instance, le Conseil des accusés a été informé de la nécessité d’éviter les témoignages redondants et du fait qu’il serait souhaitable que les témoignages à décharge aient un rapport direct avec les objectifs de la Défense. La Chambre a demandé à la Défense d’établir et de déposer au Greffe une liste de ses témoins, accompagnée d’un résumé des éléments de preuve relatifs aux chefs d’accusation au sujet desquels chaque témoin devait déposer. De plus, elle a été priée d’indiquer la durée prévue de leur interrogatoire principal et de notifier ces informations à chacun des autres défendeurs, ainsi qu’à la Chambre de première instance.

25. La Chambre de première instance a convoqué les parties à une conférence de mise en état le 21 mai 1998, rendue nécessaire suite au le constat que le Conseil de la Défense n’avait pas tenu compte des conseils de la Chambre quant à la nécessité d’éviter que figurent sur ses listes des témoignages redondants et qu’il continuait à vouloir présenter des éléments de preuve n’apportant aucune lumière sur ce qui s’était réellement passé dans la prison de Celebici ou sur les rapports entre les accusés, cette prison et son personnel. À cette occasion, la Chambre a rappelé au Conseil la nécessité de respecter strictement ses consignes et d’éviter les témoignages redondants et la répétition des éléments de preuve, faute de quoi elle n’aurait d’autre choix que de dresser sa propre liste de témoins pour chacun des accusés. C’est suite à cette décision que la Défense a déposé sa Requête.

Les pouvoirs accordés à la Chambre de première instance - Généralités

26. Il est incontestable que le Statut et le Règlement confèrent à la Chambre de première instance les pouvoirs de réglementer le déroulement des procédures et notamment, l’audition des témoins et le recueil de leurs témoignages, ce qui couvre la citation des témoins. L’article 20 1) du Statut énonce les pouvoirs généraux dont la Chambre est investie afin qu’elle "veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés [ ...] ". Cette disposition résume quels droits de l’accusé sont protégés en les évoquant implicitement mais sans les exposer in extenso comme cela est fait à l’article 21 du Statut. Un procès équitable exige la mise en oeuvre de toutes les protections dont bénéficie l’accusé au titre de l’article 21. Il serait juste de dire que cet article donne une définition parfaitement concise et complète de ce qui constitue une "bonne administration de la justice". En outre, l’article 54 du Règlement énonce une autre règle générale, en vertu de laquelle "[ à] la demande d’une des parties ou d’office, un juge ou une Chambre de première instance peut délivrer les ordonnances, mandats et ordres de transfert nécessaires aux fins de l’enquête, de la préparation ou de la conduite du procès". Bien que les dispositions de cet article aient été appliquées aux ordonnances, mandats, sauf-conduits et mandats d’arrêt jugés nécessaires aux fins d’une enquête ou de la conduite d’un procès, elles peuvent également s’étendre aux mesures de contrôle de la procédure requises pour la bonne te d’un procès.

27. Les pouvoirs de la Chambre de première instance en matière de contrôle de la procédure s’étendent à la faculté d’admettre tout élément de preuve pertinent qu’elle estime voir valeur probante (Cf. article 89 du Règlement). Une Chambre est autorisée à exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est largement en-deçà de ce qu’exige la conduite d’un procès équitable (Cf. article 89 D)). De même, elle peut exclure tout élément de preuve obtenu par des moyens qui entament fortement sa fiabilité ou si son admission, allant à l’encontre d’une bonne administration de la justice, lui porterait gravement atteinte (Article 95 du Règlement). S’agissant de l’administration des preuves en matière de violences sexuelles, la Chambre peut se prononcer sur la recevabilité du consentement de la victime comme moyen de défense et vérifier que les moyens de preuve sont pertinents et crédibles (article 96 ii) et iv) du Règlement).

28. Ainsi, la Chambre de première instance peut s’appuyer sur plusieurs dispositions statutaires pour décider si un témoin peut être cité et pour contrôler la nature de son témoignage.

Droits de l’accusé

29. Les droits de l’accusé sont clairement énoncés à l’article 21 du Statut, qui garantit le droit à l’égalité de tous devant le Tribunal (Article 21 1)), le droit à être entendu équitablement et publiquement (Article 21 2)) et celui d’être présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie conformément aux dispositions du Statut (article 21 3)). Il stipule également les garanties minimales auxquelles l’accusé a droit (article 21 4)), en l’espèce, son droit d’"interroger ou [ de] faire interroger les témoins à charge et [ d’] obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge" (Article 21 4) e)).

Exercice des pouvoirs de la Chambre de première instance et contrôle du procès

30. Que l’exercice des pouvoirs de la Chambre de première instance en application de l’article 20 1) du Statut soit subordonné au respect des droits de l’accusé énoncés à l’article 21 du Statut est une règle solidement établie. La protection des droits de l’accusé est un élément central de son procès. L’article 20 1) du Statut garantit le respect des dispositions de l’article 21, qui consacre le principe de l’équité du procès. Il importe d’observer que, outre les droits généraux garantis par l’article 21 1) à 21 3) du Statut, l’article 21 4) e), invoqué dans la Requête, énonce l’un des cinq droits fondamentaux reconnus à l’accusé.

31. Les règles de procédure que doit suivre le Tribunal et qui sont appliquées par la Chambre de première instance représentent en une synthèse des particularités du système accusatoire de la common law et du système inquisitoire de la tradition romaine. Il est admis que le premier de ces systèmes prédomine. Ces règles de procédure sont conformes aux dispositions du Pacte international et de la CEDH, dont s’inspirent les articles 20 et 21 du Statut du Tribunal. C’est pourquoi, lorsque l’on interprète les dispositions de ces articles, il convient de tenir compte des textes qui en sont à l’origine et de la philosophie qui les sous-tend.

Interprétation de l’article 21 4) e)

L’article 21 4) e) stipule que l’accusé a le droit

[ ...]

e) [ d’] interroger ou [ de] faire interroger les témoins à charge et [ d’] obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

[ ...]

32. En dépit de son apparente simplicité, cette disposition est ambiguë. Il importe de comprendre que ce droit de l’accusé, quoique garanti, est subordonné au pouvoir conféré à la Chambre de première instance par l’article 20 1) de veiller à ce que le procès soit équitable et rapide. Rappelons qu’il convient de l’interpréter à la fois dans le cadre du système de procédure accusatoire, dans lequel l’accusé, sous le contrôle de la cour, décide des témoins qu’il souhaite voir comparaître et dans celui du système inquisitoire, qui veut que la Chambre décide elle-même quels témoins elle souhaite entendre. Chacun sait que dans le système accusatoire, les témoins sont interrogés et contre-interrogés par les parties ou leurs conseils et que la cour est également habilitée à leur poser des questions, tandis que dans le système inquisitoire, seule la cour examine les témoins.

33. L’objectif de l’article 21 4) e) est d’assurer que l’accusé est placé en position de parfaite égalité avec l’Accusation en ce qui concerne la comparution et l’interrogatoire des témoins. Au besoin, la Chambre de première instance peut refuser d’entendre un témoignage dénué de pertinence ou une personne dont le témoignage est redondant (Cf. Article 89 C) du Règlement). Il est incontestable que les témoignages redondants sont non seulement dénués de pertinence mais qu’en outre, ils ralentissent la procédure, ce que la Chambre de première instance a pour mission d’éviter. Pour être acceptables, les témoins et leurs témoignages doivent être utiles et non redondants. Il est également évident que la Chambre de première instance a toute latitude de refuser un témoignage pertinent mais sans valeur probante (Cf. article 89 D) du Règlement). Dans cette requête, s’appuyant sur l’article 21 4) e) du Statut, le Conseil soutient que la Chambre ne peut pas rejeter un témoignage parce que nul ne saurait faire obstacle au droit de l’accusé d’interroger ou faire interroger les témoins à charge et d’obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge. Cet argument méconnaît les pouvoirs dont le Statut investit la Chambre de première instance. En effet, comme nous l’avons établi, l’article 21 4) e) est in pari materia avec les articles 14 3) du Pacte international et 6 3) d) de la CEDH.

34. Dans l’affaire X c/ FRG (Requête n° 3566/68), la Commission européenne des droits de l’Homme ("la Commission"), interprétant l’article 6 3) d) de la CEDH pari materia avec l’article 21 4) e), a conclu à l’absence d’un droit général de citer des témoins. En particulier, un Tribunal est justifié dans son refus de citer des témoins dont les déclarations n’auraient aucune pertinence en l’espèce. (Cf. Requête n° 617/59, Hopfinger c/ Autriche, annuaire III, page 370 de la version en anglais).

35. De même, dans l’affaire X c/ Autriche, Requête n° 4428/70, la Commission, interprétant l’article 6 3) d) de la CEDH, a indiqué que cette disposition visait, dans le cadre de poursuites pénales, à garantir l’égalité entre la Défense et le Procureur général, en ce qui concerne la citation et l’interrogatoire des témoins, mais qu’elle ne donnait pas à l’accusé un droit illimité d’obtenir la comparution de témoins. La Commission a encore indiqué que le tribunal compétent était libre, sous réserve du respect des termes de la Convention et en particulier du principe d’égalité consacré par l’article 6 3) d), de refuser de citer des témoins désignés par la défense, au motif, par exemple, que le tribunal considère qu’il est peu probable que leur témoignage permette d’établir la vérité. (Cf., par exemple, avis rendu par la Commission dans son rapport du 31 mars 1963 quant à la requête n° 788/60, Autriche c/ Italie, paragraphes 112 et 115).

36. Dans le cas particuliers de la présente Requête, la Défense conteste la déclaration de principe formulée par la Chambre de première instance, qui précise les conditions dans lesquelles les témoins pourront être cités à comparaître et leurs témoignages, jugés recevables. Ces principes sont que les témoins cités ne doivent pas se contenter de répéter ce qu’ont dit les témoins précédents et que les témoignages ne doivent pas faire double emploi avec ceux admis précédemment. La Chambre de première instance est d’avis que le principe appliqué est conforme à l’article 20 1) du Statut et qu’il n’enfreint aucune des dispositions de son article 21.

37. En vertu de l’article 20 du Statut, l’Accusation peut être tenue de déposer une liste des témoins qu’elle souhaite voir cités, accompagnée d’un résumé des faits sur lesquels portera chacun des témoignages, en indiquant les chefs de l’acte d’accusation auxquels chacun d’eux se rapportera. L’Accusation doit indiquer la durée prévisible de chaque déposition au prétoire.

38. La Défense a fait valoir que si la Chambre dressait la liste des témoins de la Défense, elle serait partie au litige. Bien entendu, il est incontestable que la Chambre de première instance n’a pas les moyens de dresser la liste des témoins à décharge au nom de la Défense, et que si elle le faisait, elle usurperait le rôle de cette dernière et enfreindrait le droit de l’accusé à communiquer avec le conseil de son choix pour préparer sa défense. En l’espèce, la Chambre de première instance n’a pas enfreint les dispositions de l’article 21 4) b) du Statut. Les principes qu’elle a formulés visent à guider le Conseil de la défense dans son choix des témoins et des moyens de preuve qu’ils doivent présenter. Ils visent en outre à permettre à la Chambre de première instance de s’acquitter de l’obligation de veiller à ce que le procès se déroule rapidement, conformément à l’article 20 1) du Statut, qui garantit le droit de l’accusé à être jugé sans retard excessif, consacré par l’article 21 4) e). Le Conseil est libre de citer qui bon lui semble, sous réserve qu’il garde ces principes à l’esprit.

39. La Défense soutient que ces principes sont contraires au principe de l’égalité des armes entre l’Accusation et la Défense. Elle prétend que l’Accusation n’a pas été soumise aux mêmes exigences dans la présentation de ses moyens de preuve et la citation de ses témoins et que la Défense devrait être traitée comme l’Accusation.

40. La recevabilité des moyens de preuve dépend de leur pertinence. Celle-ci est fonction de la nature de la cause que la Chambre doit juger. En général, on établit une distinction claire entre pertinence et recevabilité. La pertinence dépend de l’adéquation entre le témoignage et le point sur lequel le témoin doit s’exprimer. Un témoignage est pertinent si, en lui-même ou dans un certain contexte, il prouve ou infirme la véracité du point contesté. Si ce n’est pas le cas, il est dénué de pertinence pour ce qui concerne la question dont la Chambre est saisie.

41. L’application de ces principes n’a pas placé le Conseil dans une position désavantageuse pour défendre les accusés. Il n’a pas été porté atteinte à son droit d’interroger et de contre-interroger les témoins dans les mêmes conditions que les témoins à charge. La Défense a certains droits en vertu de l’article 21 4) e) et elle les a exercés. Ceci est compatible avec le principe qui veut que son droit de citer des témoins ne soit pas illimité. Pareillement, son droit de soumettre des témoignages n’est pas sans limite. Il est sujet aux restrictions imposées par la loi et par l’exercice du pouvoir discrétionnaire reconnu à la Chambre de première instance. La Chambre de première instance ne peut être accusée d’avoir enfreint les droits de la Défense.

42. On oublie habituellement le fait que l’article 20 1) du Statut donne à la Chambre le pouvoir de protéger les droits de l’accusé. Il convient ici de souligner que les erreurs du Conseil dans la citation de ses témoins et la présentation des moyens de preuve à l’audience auront pour conséquence un retard excessif et déraisonnable de la procédure et qu’elles pourraient se révéler préjudiciables à la cause de l’accusé. Dans ces circonstances, la Chambre de première instance doit exercer ses pouvoirs proprio motu afin d’éviter l’injustice qui ne manquerait pas de se produire si elle n’intervenait pas.

43. Le fait que la Défense respecte les principes et les directives formulés par la Chambre de première instance quant à la citation des témoins et la présentation des moyens de preuve à l’audience ne privera nullement l’accusé de l’assistance de son Conseil pour présenter des témoignages à décharge. Chaque accusé est censé présenter ses moyens de preuve à décharge. La mise en oeuvre des principes contenus dans ces directives aura pour effet de rationaliser la présentation des témoignages en évitant les comparutions redondantes et les témoignages répétitifs. Elle ne prive nullement la Défense de son droit de contester les moyens de preuve à charge déjà entendus et jugés pertinents. Le choix de ses témoins revient à l’accusé. La Chambre cherche uniquement à exclure les témoins faisant double emploi et ceux dont les témoignages risquent d’être redondants. Il n’est nullement question pour elle de se prononcer sur la crédibilité d’un témoignage sans l’avoir entendu. Il est clair que cette question ne se pose pas et que la Chambre a scrupuleusement appliqué les dispositions obligatoires des articles 20 1) et 21 du Statut.

Le droit à un procès équitable

44. La Chambre est consciente de l’importance fondamentale du droit de l’accusé d’être entendu équitablement. Les dispositions des articles 20 1) et 21 du Statut et celles du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal, considérées dans leur ensemble, ont pour objet d’assurer un procès équitable et conforme aux normes juridiques. Il apparaît clairement que le respect des droits spécifiquement énoncés au seul article 21 du Statut, ne garantit pas nécessairement l’équité du procès. Les conditions à remplir pour garantir celle-ci ne peuvent s’énoncer in abstracto. L’équité d’un procès ne peut être jugée qu’au vu de l’ensemble de la procédure.

45. Dans l’affaire Mohammed c/ Kano N.A (1968) 1 All NLR 115, la Cour suprême du Nigéria a fait les observations suivantes à ce propos :

Pour qu’une personne soit équitablement entendue, il faut que le procès soit équitable; et pour déterminer s’il l’a été, il faut prendre en compte la totalité des audiences. Le critère à appliquer consiste à savoir si une personne raisonnable, présente pendant toute la durée du procès, en retire l’impression que justice a été faite. Il appartient au plaignant de montrer que les irrégularités dont il se plaint ont conduit à un déni de justice.[ Traduction non officielle]

Ces observations s’appliquent, mutatis mutandis, à l’évaluation du caractère équitable du procès.

46. En donnant des consignes destinées à aider la Défense dans le choix de ses témoins pour éviter les comparutions redondantes et les témoignages répétitifs, la Chambre de première instance n’a pas pris partie au litige. Elle a émis des directives que les parties peuvent utilement mettre en pratique afin de réduire le coût et la durée de la procédure. La critique selon laquelle ces directives n’ont pas été formulées lorsque l’Accusation a présenté ses moyens de preuve, mais lorsque la Défense le fait, n’est pas fondée. Nul ne saurait douter que ces consignes ne gênent en rien l’exercice des pouvoirs discrétionnaires du Conseil dans la gestion et l’organisation de sa cause, puisqu’il demeure entièrement responsable de la défense de l’accusé.

47. Dans l’affaire Kraska c/ la Suisse (1994) 18 EHRR 188, paragraphe 30 du jugement, la Cour, interprétant l’article 6 1) a déclaré, entre autres :

L’article 6 1) a, entre autres, pour effet de donner au "tribunal" l’obligation de conduire un examen approprié des écritures, arguments et éléments de preuve fournis par les parties, sans préjuger de l’évaluation de leur pertinence par rapport à la décision. [ Traduction non officielle]

48. La Chambre de première instance considère que cette opinion exprime correctement le rôle qui lui est attribué par l’article 20 1) du Statut et elle la fait sienne. L’équité d’un procès ne peut être évaluée qu’en considérant l’instance dans son ensemble et en vérifiant si les règles qui le régissent ont été équitablement appliquées. C’est à tort que la Défense a interprété l’article 21 4) e) du Statut comme lui conférant un droit illimité de citer des témoins et de présenter des éléments de preuve, quelle que soit leur pertinence au regard des questions que la Chambre doit trancher. Rien ne saurait être plus juridiquement incorrect. La Chambre de première instance a respecté toutes les règles permettant aux accusés de bénéficier d’un procès équitable.

 

III. DISPOSITIF

 

Par ces motifs, LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

REJETTE la Requête.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de la Chambre de

première instance

(Signé)

Adolphus G. Karibi-Whyte

Fait le douze juin 1998

La Haye (Pays-Bas)

[ Sceau du Tribunal]


* NdT : Dans cette affaire, les documents présentés par l’Accusation et la Défense n’étant pas traduits en français, les citations qui en proviennent sont des versions non officielles en français.