Affaire n° : IT-98-34-A

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Fausto Pocar, Président
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge Mehmet Güney
M. le Juge Wolfgang Schomburg
Mme le Juge Inés Mónica Weinberg de Roca

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
18 novembre 2003

LE PROCUREUR

c/

Mladen Naletilic, alias « TUTA »
Vinko Martinovic, alias « STELA »

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE AUX FINS DE PRÉSENTATION D’UN ÉLÉMENT DE PREUVE SUPPLÉMENTAIRE

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Le Bureau du Procureur :

M. Norman Farrell 

Les Conseils de la Défense :

MM. Matthew Hennessy et Christopher Young Meek, pour Mladen Naletilic 
MM. Zelimir Par et Kurt Kerns, pour Vinko Martinovic

 

I. RAPPEL DE LA PROCÉDURE

1. La Chambre d’appel du Tribunal pénal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international ») est saisie d’une requête aux fins d’admission d’un élément de preuve supplémentaire en application de l’article 115 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement »).

2. Le 31 juillet 2003, Vinko Martinovic (l’ « Appelant ») a déposé une requête confidentielle aux fins de présenter un élément de preuve supplémentaire (Request for Presentation of Additional Evidence) (la « Requête »), par laquelle il demande qu’un élément de preuve supplémentaire soit versé au dossier de l’appel interjeté du jugement rendu par la Chambre de première instance dans l’affaire Le Procureur c/ Naletilic et Martinovic1 le 31 mars 2003 (le « Jugement  »). L’Accusation a déposé sa réponse à la Requête (Prosecution Response to Vinko Martinovic’s Request for Presentation of Additional Evidence) (la « Réponse  ») le 11 août 2003 et l’Appelant a déposé la réplique à la Réponse (Response to Prosecution Response to Vinko Martinovic’s Request for Presentation of Additional Evidence) (la « Réplique ») le 18 août 2003.

II. ARGUMENTS DES PARTIES

3. Dans la Requête, l’Appelant propose de présenter le témoignage du témoin expert Ahmo Curic, neuropsychiatre à Mostar, au sujet de l’état de santé d’Ajanic, témoin de l’Accusation. D’après la Défense, cet élément de preuve supplémentaire remet en question les conclusions de la Chambre de première instance figurant aux paragraphes 476 à 511 du Jugement2. Ce témoignage supplémentaire a trait à la crédibilité du témoin Ajanic.

4. Le Dr. Curic, qui a traité et examiné le témoin lorsqu’il se trouvait à l’hôpital « Dr. Safet Mujic » à Mostar, en 1996, est indirectement entré en contact avec l’Appelant. Le témoin a consenti à déposer devant la Chambre d’appel, mais uniquement sur injonction de comparaître. L’Appelant affirme que « durant le procès, la Défense était objectivement dans l’impossibilité d’obtenir ce genre de témoignage »3. L’Appelant déclare ensuite que « la Défense avait interdiction d’entrer en rapport avec les témoins de l’Accusation et était objectivement dans l’impossibilité de demander au témoin Ajanic les documents médicaux relatifs à son état de santé et de lui donner l’ordre de se faire examiner par un psychiatre engagé par la Défense »4.

5. Dans la Réponse, l’Accusation affirme que l’Appelant devait déposer l’élément de preuve supplémentaire avec la Requête et que, comme il ne l’a pas fait, il y a lieu de rejeter la Requête par ce seul motif5. Elle avance en outre que l’article 115 du Règlement ne constitue pas un mécanisme permettant de citer un témoin à comparaître6. D’après l’Accusation, l’Appelant n’a pas rempli le critère de la non-disponibilité de l’élément de preuve au procès, car il n’a pas fait preuve de la diligence requise durant le procès : il n’a pas essayé de parler au témoin Ajanic et n’a pas demandé à la Chambre de première instance de l’aider à obtenir une évaluation psychiatrique du témoin7.

6. Dans la Réplique, l’Appelant insiste sur l’importance d’admettre au dossier le témoignage du Dr. Curic, qui a personnellement examiné le témoin Ajanic. Il répète que le Dr. Curic ne témoignera que sur injonction de comparaître, et que la « Défense n’a fait qu’interroger le Dr. Ahmo Curic, et n’a pas recueilli sa déposition ou ses conclusions d’expert », car cela pourrait nuire à ce dernier8.

III. EXAMEN

7. L’admission d’éléments de preuve supplémentaires est régie par l’article 115 du Règlement, qui se lit comme suit :

Article 115
Moyens de preuve supplémentaires

A) Une partie peut demander à pouvoir présenter devant la Chambre d'appel des moyens de preuve supplémentaires. Une telle requête, qui doit indiquer clairement et précisément la conclusion de fait spécifique de la Chambre de première instance à laquelle le moyen de preuve supplémentaire se rapporte, doit être déposée auprès du Greffier et signifiée à l'autre partie au plus tard soixante-quinze jours à compter de la date du jugement, à moins qu’il existe des motifs valables d’accorder un délai supplémentaire. Toute partie concernée par la requête peut présenter des moyens de preuve en réplique.

B) Si la Chambre d’appel conclut à la pertinence, la fiabilité et la non-disponibilité au procès des moyens de preuve supplémentaires, elle détermine si leur présentation au procès en aurait peut-être changé l’issue. Le cas échéant, elle en tient compte ainsi que de toutes les autres pièces du dossier et de tout moyen de preuve présenté en réplique pour rendre son arrêt définitif en conformité avec l’article 117.

C) La Chambre d'appel peut statuer sur la requête avant ou pendant les débats en appel, et avec ou sans audition des parties.

D) Dans les procès à plusieurs appelants, tout moyen de preuve supplémentaire admis au nom de l’un d’entre eux sera, pour peu qu’il soit pertinent, pris en compte dans l’examen du cas de chacun des autres appelants.

Pour qu’un élément de preuve supplémentaire soit admis, il faut que la partie requérante démontre qu’il n’était pas disponible au moment du procès et qu’il est pertinent et fiable – c’est-à-dire raisonnablement digne de foi – et être tel qu’il aurait pu influer sur le jugement, en d’autres termes, qu’il aurait pu, dans le cas d’une requête d’un accusé, démontrer que la déclaration de culpabilité était infondée9. Si le moyen de preuve était disponible au procès ou si l’on avait pu le découvrir en exerçant toute la diligence voulue, la partie requérante serait tenue d’établir en outre que l’exclusion de ce moyen de preuve supplémentaire causerait une erreur judiciaire, dans la mesure où s’il avait été disponible au procès, il aurait influé sur le jugement10.

i) Indisponibilité au procès

8. Le requérant doit démontrer qu’il ne disposait pas, au moment du procès, de l’élément de preuve supplémentaire présenté en appel et qu’il n’aurait pu le découvrir malgré toute la diligence voulue11. Le devoir qui incombe au requérant d’agir avec une diligence raisonnable suppose « d’utiliser à bon escient tous les mécanismes de protection et de contrainte prévus par le Statut et le Règlement du Tribunal international afin de présenter les moyens de preuve à la Chambre de première instance »12. Le critère de la diligence voulue oblige le conseil à signaler à la Chambre de première instance toutes les difficultés rencontrées pour obtenir des éléments de preuve au nom de l’accusé, y compris celles résultant de manœuvres d’intimidation et de son incapacité à retrouver certains témoins13.

9. Il ne ressort pas du dossier de première instance que l’Appelant a attiré l’attention de la Chambre de première instance sur des difficultés rencontrées pour entrer en rapport avec un témoin expert qui examinerait le témoin Ajanic en personne. En outre, l’Appelant n’a pas démontré qu’il avait rencontré des difficultés pour entrer en rapport avec le docteur Omanovic, qui, d’après l’Appelant, était le médecin traitant du témoin Ajanic en 1996 ; l’Appelant ne s’est pas non plus enquis auprès de l’Hôpital « Dr. Safet Mujic », à Mostar, où le témoin Ajanic a été admis.

10. En outre, l’Appelant aurait pu demander au témoin expert Begic, qui a témoigné pour la Défense au sujet de la crédibilité du témoin Ajanic, ou à un autre psychiatre qualifié, d’examiner en personne le témoin Ajanic. Lorsque le juge Diarra lui a demandé ce qui l’avait empêché de communiquer directement avec le témoin Ajanic, M. Begic a répondu : « Rien ne m’a empêché de communiquer avec ce patient, mais ma tâche consistait à analyser des documents. Si elle [la Défense] m’avait demandé de faire autre chose, j’aurais agi en conséquence, en ma qualité de témoin »14.

11. En l’espèce, le conseil n’a ni demandé à ce que le témoin Ajanic soit personnellement examiné par un psychiatre qualifié, ni fait état de difficultés rencontrées pour obtenir des éléments de preuve. La Chambre d’appel en conclut que l’élément de preuve proposé était disponible au moment du procès.

ii) Erreur judiciaire

12. Même si l’élément de preuve supplémentaire était disponible au moment du procès, il peut être admis si l’Appelant peut prouver que son exclusion entraînerait une erreur judiciaire15.

13. L’Appelant n’a pas joint à la Requête l’élément de preuve supplémentaire proposé et la Chambre d’appel est donc dans l’impossibilité de déterminer s’il aurait pu influer sur le jugement. La Chambre d’appel n’accepte pas l’argument de l’Appelant selon lequel il n’a joint aucune déclaration du docteur Curic car cela aurait pu lui nuire. Si le docteur Curic a besoin de protection, l’Appelant aurait pu demander à la Chambre d’ordonner des mesures de protection et n’aurait pas dû révéler son nom dans la Réplique qui est un document accessible au public. La Requête pourrait être rejetée par ce seul motif. La Chambre d’appel fait observer qu’en tout état de cause, les conclusions contenues dans les paragraphes contestés du Jugement sont étayées par un certain nombre de témoins et que le témoin Ajanic n’est que l’un d’entre eux. La Chambre d’appel estime que même si l’élément de preuve proposé avait été présenté par l’Appelant, il n’est pas tel que son exclusion entraînerait une erreur judiciaire.

IV. DISPOSITIF

19. Pour les raisons susmentionnées, la Chambre d’appel rejette la Requête.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre d’appel
__________
Fausto Pocar

Le 18 novembre 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Le Procureur c/ Naletilic et Martinovic, Jugement, affaire n° IT-98-34-T, 31 mars 2003.
2 - Requête, p. 2 ; Le Procureur c/ Naletilic et Martinovic, Deuxième Acte d’accusation modifié, 28 septembre 2001.
3 - Requête, p. 3 et 4. L’Appelant fait allusion au manque de coopération des institutions médicales et des médecins dans le secteur Est de Mostar, principalement peuplé de Musulmans qui ont une opinion défavorable de l’Appelant.
4 - Requête, p. 3.
5 - Réponse, par. 10 à 13.
6 - Réponse, par. 14 à 16.
7 - Réponse, par. 20 à 24.
8 - Réplique, page du Greffe 693.
9 - Le Procureur c/ Krstic, affaire n° IT-98-33-A, Décision relative aux requêtes aux fins d’admission de moyens de preuve supplémentaires en appel, 5 août 2003, p. 3 (« Décision Krstic »). Voir également Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, affaire n° IT-95-16-A, Arrêt, 23 octobre 2001 (« Arrêt Kupreskic »), par. 68 ; Le Procureur c/ Blaskic, affaire n° IT-95-14-A, Décision relative à des moyens de preuve supplémentaires, 31 octobre 2003, p. 3.
10 - Décision Krstic, p. 4.
11 - Le Procureur c/ Tadic, affaire n° IT-94-1, Décision relative à la Requête de l’Appelant aux fins de prorogation de délai et d’admission de moyens de preuve supplémentaires, 15 octobre 1998 (« Décision Tadic en application de l’article 115 »), par. 35 à 45 ; Arrêt Kupreskic, par. 50.
12 - Décision Tadic en application de l’article 115, par. 47.
13 - Décision Tadic en application de l’article 115, par. 40 ; Arrêt Kupreskic, par. 50 ; Le Procureur c/ Krstic, affaire n° IT-98-33-A, Arrêt relatif à la demande d’injonctions, 1er juillet 2003, par. 5.
14 - Compte rendu d’audience, p. 15485.
15 - Le Procureur c/ Delic, Affaire n° IT-96-21-R-R119, Décision relative à la requête en révision, 25 avril 2002 (« Décision Delic »), par. 15.