LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Almiro Rodrigues, Président
M. le Juge Fouad Riad
Mme le Juge Patricia Wald

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
28 novembre 2000

LE PROCUREUR

C/

MLADEN NALETILIC alias «TUTA»

et

VINKO MARTINOVIC alias «STELA»

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L'ACCUSATION AUX FINS DE MODIFICATION DU CHEF 5 DE L'ACTE D'ACCUSATION

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Le Bureau du Procureur :

M. Kenneth Scott

Le Conseil de la Défense :

M. Kresimir Krsnik pour Mladen NALETILIC
M. Branko Seric pour Vinko MARTINOVIC

 

La Chambre de première instance I du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le «Tribunal»),

VU la «Requête de l'Accusation aux fins de modification du chef 5 de l'Acte d'accusation» datée du 11 octobre 2000 (la «Requête»),

VU la «Déclaration de la Défense au nom de l'accusé Vinko Martinovic en réponse aux documents préalables au proccs présentés par le Procureur», datée du 23 octobre 2000, dans laquelle Martinovic expose ses objections à la Requete,

VU la «Déclaration de la Défense de Mladen Naletilic en réponse à l'exposé du Procureur quant au dépôt le 11 octobre 2000 de documents préalables au proccs», datée du 24 octobre 2000, dans laquelle Naletilic expose ses objections à la Requête,

ATTENDU que l'Acte d'accusation daté du 18 décembre 1998, qui comporte 22 chefs, reproche à Martinovic et à Naletilic des crimes contre l'humanité, des infractions graves aux Conventions de Genève de 1949 et des violations des lois ou coutumes de la guerre, pour leur rôle dans les actes qui auraient été commis entre 1993 et 1994 dans la ville de Mostar et aux environs de celle-ci,

ATTENDU que, d'après l'Acte d'accusation, Martinovic et Naletilic seraient responsables du fait que des prisonniers internés dans différents centres de détention ont été contraints à effectuer des tâches militaires dangereuses telles que transporter des munitions et des explosifs au-delà de la ligne de front, et du fait que des prisonniers ont été utilisés pour attirer sur eux le feu ennemi, et que le chef 5 dudit Acte d'accusation incrimine ces actes en tant que violations des lois ou coutumes et de la guerre, sanctionnées par l'article 3 du Statut du Tribunal et reconnues par l'article 51 de la IVème Convention de Genève et par les articles 49 et 50 de la IIIème Convention de Genève.

ATTENDU qu'en application de l'article 50 A) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le «Règlement»), le Procureur souhaite ajouter au chef 5 de l'Acte d'accusation une référence à l'article 52 de la IIIième Convention de Genève, qui interdit les travaux dangereux ou humiliants,

ATTENDU que le Procureur ne cherche pas à présenter des allégations factuelles supplémentaires à travers la modification proposée et que celle-ci n'exigera pas la comparution de témoins supplémentaires,

ATTENDU que Naletilic s'oppose à la modification demandée, aux motifs qu'elle reviendrait à augmenter le nombre d'actes criminels mis à sa charge, que le Procureur n'a pas présenté d'éléments de preuve à l'appui de ce chef d'accusation, et que rien ne justifie de modifier l'Acte d'accusation puisque le Procureur n'a produit aucun élément de preuve nouveau,

ATTENDU que Martinovic fait valoir qu'en l'absence de nouveaux éléments de preuve, une modification de l'Acte d'accusation ne peut se faire que si elle est favorable à l'accusé,

ATTENDU que les modifications de l'acte d'accusation sont régies par les dispositions de l'article 50 du Règlement, dont le paragraphe B) stipule que :

«Si l'acte d'accusation modifié contient de nouveaux chefs d'accusation et si l'accusé a déjà comparu devant un juge ou une Chambre de première instance conformément à l'article 62, une seconde comparution aura lieu dès que possible pour permettre à l'accusé de plaider coupable ou non coupable pour les nouveaux chefs d'accusation».

L'article 50 C) stipule que :

«L'accusé disposera d'un nouveau délai de trente jours pour soulever, en vertu de l'article 72, des exceptions préjudicielles pour les nouveaux chefs d'accusation et, si nécessaire, la date du procès peut être repoussée pour donner à la défense suffisamment de temps pour se préparer».

ATTENDU que, dans la version anglaise du Règlement, les termes «charge» et «count» s'emploient indifféremment1,

ATTENDU que bien que le Procureur ne propose d'ajouter au chef d'accusation 5 existant qu'une référence à l'article 52 de la IIIème Convention de Genève, il convient de déterminer si ladite modification constitue toutefois un nouveau chef d'accusation,

ATTENDU que pour que soient assurées la précision et l'exactitude des charges portées contre un accusé, chaque chef de l'acte d'accusation ne devrait se rapporter qu'à un seul type d'infraction2,

ATTENDU que si un des chefs de l'acte d'accusation a trait à plus d'un type d'infraction, l'accusé peut se trouver gêné ou lésé dans la présentation de sa défense, puisqu'il est placé dans l'impossibilité de décider s'il doit plaider coupable ou non coupable du chef d'accusation en question,

ATTENDU que, aux fins de la fixation de la peine, chaque chef d'accusation ne devrait se rapporter qu'à un seul type d'infraction,

ATTENDU que le texte de l'article 51 de la IVème Convention de Genève (relative à la protection des personnes civiles) se lit comme suit :

(Enrôlement. - Travail)

La Puissance occupante ne pourra pas astreindre des personnes protégées à servir dans ses forces armées ou auxiliaires. Toute pression ou propagande tendant à des engagements volontaires est prohibée.

Elle ne pourra astreindre au travail des personnes protégées que si elles sont âgées de plus de dix-huit ans ; il ne pourra s'agir toutefois que de travaux nécessaires aux besoins de l'armée d'occupation ou aux services d'intérêt public, à l'alimentation, au logement, à l'habillement, aux transports ou à la santé de la population du pays occupé. Les personnes protégées ne pourront être astreintes à aucun travail qui les obligerait à prendre part à des opérations militaires. La Puissance occupante ne pourra contraindre les personnes protégées à assurer par la force la sécurité des installations où elles exécutent un travail imposé.

Le travail ne sera exécuté qu'à l'intérieur du territoire occupé où les personnes dont il s'agit se trouvent. Chaque personne requise sera, dans la mesure du possible, maintenue à son lieu habituel de travail.

Le travail sera équitablement rémunéré et proportionné aux capacités physiques et intellectuelles des travailleurs. La législation en vigueur dans le pays occupé concernant les conditions de travail et les mesures de protection, notamment en ce qui concerne le salaire, la durée du travail, l'équipement, la formation préalable et la réparation des accidents de travail et des maladies professionnelles, sera applicable aux personnes protégées soumises aux travaux dont il est question au présent article.

En tout état de cause, les réquisitions de main-d'œuvre ne pourront jamais aboutir à une mobilisation de travailleurs placés sous régime militaire ou semi-militaire.

ATTENDU que le texte de l'article 49 de la IIIème Convention de Genève (relative aux prisonniers de guerre) se lit comme suit :

(Généralités)

La puissance occupante pourra employer les prisonniers de guerre valides comme travailleurs, en tenant compte de leur âge, de leur sexe, de leur grade ainsi que de leurs aptitudes physiques, et en vue notamment de les maintenir dans un bon état de santé physique et morale.

Les sous-officiers prisonniers de guerre ne pourront être astreints qu'à des travaux de surveillance. Ceux qui n'y seraient pas astreints pourront demander un autre travail qui leur convienne et qui leur sera procuré dans la mesure du possible.

Si les officiers ou assimilés demandent un travail qui leur convienne, celui-ci leur sera procuré dans la mesure du possible. Ils ne pourront en aucun cas être astreints au travail.

ATTENDU que le texte de l'article 50 de la IIIème Convention de Genève (relative aux prisonniers de guerre) se lit comme suit :

(Travaux autorisés)

En dehors des travaux en rapport avec l'administration, l'aménagement ou l'entretien de leur camp, les prisonniers de guerre ne pourront être astreints qu'à des travaux appartenant aux catégories énumérées ci-après :

a) agriculture

b) industries productives, extractives ou manufacturières, à l'exception des industries métallurgiques, mécaniques et chimiques, des travaux publics et de travaux du bâtiment de caractère militaire ou à destination militaire

c) transports et manutention, sans caractère ou destination militaire

d) activités commerciales ou artistiques

e) services domestiques

f) services publics sans caractère ou destination militaire

En cas de violation des prescriptions ci-dessus, les prisonniers de guerre seront autorisés à exercer leur droit de plainte, conformément à l'article 78.

ATTENDU que l'article 52 de la IIIème Convention de Genève (relative aux prisonniers de guerre) se lit comme suit :

(Travaux dangereux ou humiliants)

à moins qu'il ne soit volontaire, aucun prisonnier de guerre ne pourra être employé à des travaux de caractère malsain ou dangereux.

Aucun prisonnier de guerre ne sera affecté à un travail pouvant être considéré comme humiliant pour un membre des forces armées de la Puissance détentrice.

L'enlèvement des mines ou d'autres engins analogues sera considéré comme un travail dangereux.

ATTENDU que face à une accusation fondée sur l'article 52 de la IIIème Convention de Genève, il serait possible pour un accusé de plaider autrement que face aux accusations reposant sur les autres sections des Conventions de Genève mentionnées au chef 5 de l'Acte d'accusation,

ATTENDU que l'article 52 de la IIIème Convention de Genève se rapporte à un type d'infraction distinct de celles qui sont déjà visées par le chef 5 de l'Acte d'accusation, et que la modification proposée par le Procureur constitue par conséquent un nouveau chef d'accusation,

ATTENDU que l'intérêt de la justice commande que la modification proposée par le Procureur donne lieu à un nouveau chef d'accusation, dont chacun des accusés doit se voir donner la possibilité de plaider coupable ou non coupable,

ATTENDU que ladite modification ne se traduira par aucun préjudice pour les accusés, étant donné que les allégations factuelles étayant les accusations qui relèveraient de l'article 52 de la IIIème Convention de Genève ont toujours figuré à l'Acte d'accusation, et qu'il est inutile d'accorder à la Défense un délai supplémentaire pour se préparer en vue du procès,

PAR CES MOTIFS,

FAIT DROIT à la Requête de l'Accusation, et

ORDONNE aux d'indiquer, lors de la conférence préalable au procès qui doit se tenir le 7 décembre 2000, s'ils décident de plaider coupable ou non coupable de l'accusations portée en vertu de l'article 52 de la IIIème Convention de Genève.

Fait en français et en anglais, la version en anglais faisant foi.

Fait le 28 novembre 2000
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance I
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Almiro Rodrigues

[Sceau du Tribunal]


1. Dans l'ensemble de la version anglaise du Règlement, le terme «charge» apparaît environ à cinq reprises (voir, par exemple, les articles 40 bis, 59 bis, 85, 87 et 118), tandis que le terme «count» apparaît environ à sept reprises (voir, par exemple, les articles 47 et 62). Les termes «charge» et «count» sont employés indifféremment dans la jurisprudence existante du Tribunal. Voir le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire n° IT-95-14-PT, «Décision sur la Requête de la Défense aux fins d’exécution d’une décision de la Chambre», 23 mai 1997, p. 5 et 6 et le Procureur c/ Kovacevic, «Arrêt motivant l'ordonnance rendue le 29 mai 1998 par la chambre d'appel», p. 3. Ce point de vue est étayé par le fait que l'expression «chef d'accusation» est employée tout au long de la version française du Règlement.
2. Dans les systèmes de common law, une règle évitant le cumul (duplicity) a été élaborée afin d'assurer la précision des accusations, cette règle interdisant que deux infractions distinctes, ou plus, fassent l'objet d'un seul chef de l'acte d'accusation. Voir, par exemple, la définition du terme duplicity dans H. Black, Black's Law Dictionary : Definitions of the Terms and Phrases of American and English Jurisprudence, Ancient and Modern (6ème édition, 1990), p. 503. Voir aussi J. Williams, Williams : Civil and Criminal Procedure (1997), p. 420 et 421, et l'analyse du Juge Kirby dans l'affaire Walsh c/ Tattersall (1996) 1888 CLT 77, p. 104 à 110, concernant l'élaboration de la règle interdisant le cumul. Dans les affaires dont est saisi le Tribunal, un chef d'accusation reprochant une infraction donnée (crime contre l'humanité ou génocide, par exemple) peut nécessairement englober plusieurs actes. Toutefois, il convient de faire la distinction entre cette situation et les affaires dans lesquelles le Procureur cherche à inclure deux types d'infractions dans un seul chef d'accusation.