LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Mohamed Bennouna
M. le Juge Patrick Robinson

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
27 septembre 2000

LE PROCUREUR

C/

DUŠKO SIKIRICA
DAMIR DOŠEN
DRAGAN KOLUNDZIJA

_____________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION
AUX FINS DE DRESSER LE CONSTAT JUDICIAIRE
DE FAITS ADMIS DANS D’AUTRES AFFAIRES

_____________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Dirk Ryneveld
M. Daryl Mundis

Les Conseils de la Défense :

M. Veselin Londrovic, pour Dusko Sikirica
M. Vladimir Petrovic, pour Damir Dosen
M. Dusan Vucicevic, pour Dragan Kolundžija

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 («le Tribunal international»),

VU la requête de l’Accusation aux fins de constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires (Prosecution’s Motion for Notice of Adjudicated Facts, «la Première Requête»), déposée le 4 avril 2000 par le Bureau du Procureur («l’Accusation»), dans laquelle il était proposé que constat judiciaire soit dressé de 561 faits tirés des jugements Tadic et Celebici1,

VU la «Réponse de la Défense à la requête de l’Accusation aux fins de constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires et aux fins de l’admission de preuves documentaires», déposée le 26 mai 2000 par la Défense de l’accusé Damir Došen («la Réponse de la Défense de Došen»),

VU la réponse de la Défense de Kolundžija r la requête de l’Accusation aux fins de constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires, déposée le 26 mai 2000 par la Défense de l’accusé Dragan Kolundžija (Kolundžija’s Defence Response to Prosecution’s Motion for Judicial Notice of Adjudicated Facts, «la Réponse de la Défense de Kolundžija»),

VU la «Notification par le Procureur d’un précédent supplémentaire invoqué à l’appui de la requête de l’Accusation aux fins de constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires déposée le 4 avril 2000», notification déposée le 22 juin 2000 par l’Accusation,

VU la comparution initiale de l’accusé Duško Sikirica le 7 juillet 2000,

VU «l’Ordonnance relative à la requête de l’Accusation aux fins de dresser le constat judiciaire de faits admis», rendue le 1er août 2000 par la Chambre de première instance et par laquelle l’Accusation a reçu l’ordre de signifier une requête similaire à la Défense de l’accusé Duško Sikirica , lequel devait à son tour répondre à ladite requête,

VU la requête de l’Accusation aux fins de constat judiciaire, telle que signifiée à Duško Sikirica (Prosecution’s Motion for Judicial Notice of Adjudicated Facts as Against Duško Sikirica, «la Deuxième Requête»), déposée le 7 août 2000 et la «Réponse de la Défense à la requête aux fins de constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires et aux fins de l’admission de preuves documentaires» («la Réponse de la Défense de Sikirica»), déposée le 4 septembre 2000 par la Défense de l’accusé Sikirica,

OUÏ les arguments des parties en audience publique le 23 juin et le 15 septembre 2000,

VU les arguments de l’Accusation qui soutient, entre autres, que :

  1. les jugements Tadic et Celebici contiennent des conclusions factuelles pertinentes en l’espcce, en particulier celles du Jugement Tadic portant sur les événements qui se sont déroulés dans la municipalité de Prijedor et dans les camps de Omarska, Keraterm et Trnopolje ;

  2. le Jugement Tadic a été l’objet d’une procédure en appel sans qu’aucun des faits pertinents exposés dans les Requetes ne soit contredit par les conclusions de la Chambre d’appel ;

  3. les faits exposés dans les Requêtes relèvent bien des faits admis lors d’autres affaires, tels que visés à l’article 94 B) du Règlement de procédure et de preuve («le Règlement») ;

  4. les faits exposés dans les Requêtes permettent de replacer les actes incriminés dans leur contexte et ils permettent d’établir un certain nombre de points pertinents, notamment :

  5. a) le mobile, l’intention, la connaissance, la préparation et la planification par les accusés ;

    b) le fait que la population musulmane et croate de Bosnie de la municipalité de Prijedor était victime d’une attaque généralisée ou systématique [un des éléments à prouver dans le cadre des infractions visées à l’article 5 du Statut du Tribunal international («le Statut»)] et que l’existence des camps de Omarska, Keraterm et Trnopolje constituait l’un des aspects de cette attaque ;

    c) le fait que les mauvais traitements infligés dans les camps reflétaient l’objectif des autorités serbes de Bosnie de procéder au «nettoyage ethnique» des Musulmans et Croates de Bosnie, fait constitutif de la persécution ;

    d) le fait que lors de la perpétration des crimes allégués, la région de Prijedor était le siège d’un conflit armé ;

  6. l’admission des faits exposés dans les Requêtes s’accorde avec l’objectif d’économie des moyens judiciaires ainsi qu’avec les droits des accusés et elle sert de plus l’intérêt de la justice ;

  7. l’admission des faits exposés dans les Requêtes permet d’accélérer le procès et de réduire les ressources dont les parties ont besoin pour présenter leur cause ;

  8. la Chambre de première instance devrait appliquer le même raisonnement que la Chambre de première instance I dans l’affaire Kvocka2, laquelle a procédé à des conclusions juridiques sur la base de 444 faits convenus entre les parties et s’est prononcée sur les éléments constitutifs des infractions3,

ATTENDU que les conseils de Damir Došen et de Duško Sikirica estiment que sur l’ensemble des faits exposés dans les Requêtes, 64 peuvent faire l’objet d’un accord et que le conseil de Kolundžija estime que 101 des faits exposés dans les Requêtes peuvent faire l’objet d’un accord,

ATTENDU que les conseils de chacun des trois accusés estiment que les autres points des Requêtes devraient être rejetés, aux motifs notamment que :

  1. l’article 94 du Règlement s’applique aux faits de notoriété publique, alors que ceux exposés dans les Requêtes ne peuvent recevoir cette qualification ;

  2. les faits exposés dans les requêtes sont simplifiés, manquent de précision et peuvent induire en erreur et qu’on ne saurait donc en tirer des conclusions sur des événements ayant rapport avec l’acte d’accusation modifié en l’espèce ;

  3. les faits exposés dans les Requêtes mettent directement en cause la responsabilité pénale individuelle des accusés et que si ces derniers les acceptent, cela reviendrait effectivement à plaider coupable ;

  4. les faits exposés dans les Requêtes et qui sont tirés du Jugement Celebici ne sont pas, à proprement parler, admis, dans la mesure où ils sont encore actuellement l’objet d’une procédure en appel ;

  5. l’adoption des faits tirés du Jugement Tadic viole les droits des accusés

  6. a) à mettre en cause chaque fait ayant rapport aux circonstances de leur propre affaire ;

    b) à mettre en cause les faits qui, dans l’affaire Tadic, ont servi de fondement à des conclusions juridiques sur l’application des articles 3 et 5 du Statut ;

    c) parce que dans ce procès, les faits visés par la demande actuelle de constat judiciaire ont rarement été l’objet d’un contre-interrogatoire en règle ;

  7. les faits admis dans l’affaire Kvocka en application de l’article 94 du Rcglement ont préalablement été l’objet d’un accord entre les parties, ce qui n’est pas le cas en l’espèce ;

  8. l’admission des faits exposés dans les Requêtes aurait pour effet de reporter la charge de la preuve sur les accusés.

ATTENDU que la Requête invoque l’article 94 B) du Règlement, qui dispose que

«…

B) Une Chambre de première instance peut, d’office ou à la demande d’une partie, et après audition des parties, décider de dresser le constat judiciaire de faits ou de moyens de preuve documentaires admis lors d’autres affaires portées devant le Tribunal et en rapport avec l’instance».

ATTENDU que la procédure de constat judiciaire vise à l’économie des moyens judiciaires et qu’il convient de veiller à ce que ce souci ne l’emporte pas sur le droit des accusés à un procès équitable,

ATTENDU que la Chambre de première instance ne peut dresser le constat judiciaire de faits que s’ils ne sont pas l’objet d’un véritable litige et qu’en outre, les faits appelant interprétation ou qualification juridique ne sauraient être admis sous l’article 94 du Règlement4,

ATTENDU que la Chambre de première instance est habilitée à dresser le constat judiciaire de faits sur lesquels les parties s’accordent,

ATTENDU que, pour la plupart, les faits dont l’Accusation demande qu’il soit dressé constat judiciaire en application de l’article 94 B) du Règlement soit prêtent à controverse soit entraînent des conclusions juridiques ou des conclusions mixtes, de fait comme de droit,

ATTENDU que l’Accusation attend également de la Chambre de première instance qu’elle tire des conclusions juridiques des faits dont elle demande que soit dressé constat judiciaire et qu’elle fonde cette requête sur ce qu’une autre Chambre de première instance du Tribunal international a ainsi procédé,

ATTENDU, EN OUTRE, que la présente Chambre n’est pas liée par les décisions d’une autre Chambre de première instance et que l’article 94 B) du Règlement n’a pas pour objet de permettre que soient tirées, à ce stade de la procédure, des conclusions sur des points de droit litigieux, mais plutôt de circonscrire les questions factuelles faisant l’objet d’un litige dans chaque espèce,

ATTENDU que l’Accusation invoque l’article 94 B) du Règlement pour demander que soit dressé le constat judiciaire de conclusions factuelles tirées de deux jugements, dont l’un est encore l’objet d’un appel et qu’en outre, toutes les parties devraient être en mesure de présenter leurs arguments et leurs moyens de preuve dans le cadre de l’examen de faits qui appellent interprétation,

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION de l’article 94 du Règlement,

ACCÈDE aux Requêtes en ce qu’elles ont trait aux faits suivants sur lesquels les parties s’accordent, tels qu’ils sont exposés dans l’Annexe à la Première Requête :

Paragraphes 1, 2, 5, 11, 12, 13, 21, 22, 23, 24, 25, 29, 35, 37, 38, 39, 41, 46, 63, 78, 79, 80, 83, 84, 85, 96, 97, 99, 100, 101, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 113, 115, 119, 120, 123, 126, 127, 268, 269,

faits dont la Chambre de première instance dresse constat judiciaire.

REJETTE tous les autres points de la Requête.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de la Chambre de première instance
/signé/
M. le Juge Richard May

Fait le vingt-sept septembre 2000
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. Le Procureur c/ Duško Tadic, «Jugement», affaire n° IT-94-1-T, 7 mai 1997 ; Le Procureur c/ Zejnil Delalic et consorts, «Jugement», affaire n° IT-96-21-T, 16 novembre 1998.
2. Le Procureur c/ Kvocka et consorts, Ordonnance dressant constat judiciaire, affaire n° IT-98-30-1-T, 8 juin 2000 («la Décision Kvocka»).
3. Ibid. Cet argument est invoqué dans la «Notification par le Procureur d’un précédent supplémentaire invoqué à l’appui de la requête de l’Accusation aux fins de constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires déposée le 4 avril 2000» et dans le compte rendu d’audience de l’espèce en date du 23 juin 2000, en particulier en sa page 359 (de la version en anglais).
4. Cf., p. ex., Le Procureur c/ Blagoje Simic et consorts, Decision on the Pre-Trial Motion by the Prosecution Requesting the Trial Chamber to take Judicial Notice of the International Character of the Conflict in Bosnia-Herzegovina, affaire n°IT-95-9-PT, 25 mars 1999.