LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit : M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Antonio Cassese
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le : 14 mai 1998
LE PROCUREUR
C/
MILAN KOVACEVIC
MIROSLAV KVOCKA, MLADEN RADIC et ZORAN ZIGIC
ZORAN ZIGIC, alias "Ziga"
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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE AUX FINS DE JONCTION DINSTANCES
ET À LA PRÉSENTATION SIMULTANÉE
DES ÉLÉMENTS DE PREUVE
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Le Bureau du Procureur :
M. Michael Keegan
Mme Brenda Hollis
Mme Ann Sutherland
Le Conseil de la Défense :
M. Dusan Vucicevic et M. Anthony dAmato, pour Milan Kovacevic
M. Veljko Gubrina, pour Mladen Radic
M. M. Krstan Simic et Mme Slavica Grahovac pour Miroslav Kvocka
M. Simo Tosic pour Zoran Zigic
I. INTRODUCTION
1. Une Requête, déposée le 22 avril 1998 par le Bureau du Procureur ("Accusation"), aux fins dune jonction dinstances (joinder of accused) et dune présentation simultanée des moyens de preuves ("Requête aux fins de jonction") est pendante devant la Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour lex-Yougoslavie. Le 1er mai, le Conseil de la défense de laccusé Milan Kovacevic a déposé une Réponse à laquelle était annexée une Requête aux fins de lexamen successif des différents éléments constitutifs des infractions (bifurcation) au cours du procès de son client. À la même date, le Conseil de la défense de Mladen Radic a déposé un Mémoire en réponse. Le 7 mai 1998, lAccusation a déposé une Réponse à la Requête de la Défense aux fins dun examen successif des différents éléments constitutifs des infractions (bifurcated trial). Le Conseil de la défense de Zoran Zigic a déposé une Réponse à la Requête aux fins de jonction, le 8 mai 1998 et le Conseil de la défense de Miroslav Kvocka a déposé la sienne le 11 mai 1998.
Le 11 mai, la Chambre de première instance a entendu les exposés et verbalement rejeté la requête aux fins de jonction, tout en se réservant de présenter sa décision écrite ultérieurement.
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,
VU les conclusions orales et écrites des parties,
REND LA PRÉSENTE DÉCISION.
II. ARGUMENTS
2. Dans sa Requête aux fins de jonction, lAccusation demande :
a) la jonction des instances (joinder of trial) introduites à lencontre des accusés Zoran Zigic, Miroslav Kvocka et Mladen Radic en application de larticle 20 1) du Statut du Tribunal international et des articles 48 et 75 A) du Règlement de procédure et de preuve ;
b) la présentation simultanée des éléments de preuve à lencontre des quatre accusés, en application des articles 54 et 75 A) du Règlement (et, pour des raisons pratiques, lexamen par la même Chambre de première instance de ces différentes affaires).
3. LAccusation soutient que :
a) chacun des actes daccusation établis à lencontre des accusés Zoran Zigic, Miroslav Kvocka et Mladen Radic concerne des crimes commis au camp dOmarska ; pour avoir été leur supérieur hiérarchique, Milan Kovacevic est tenu pour responsable de ces crimes, ainsi que des crimes imputés à Zoran Zigic au camp de Keraterm, crimes sanctionnés par larticle 7 3) du Statut ;
b) les éléments de preuve à charge relatifs aux crimes commis par Zoran Zigic au camp de Keraterm et ceux relatifs aux crimes commis par Milan Kovacevic dans la région de Prijedor avant létablissement des camps, établissent lexistence dune attaque généralisée ou systématique contre la population civile, ce qui tend à accréditer les accusations portées contre les accusés Zoran Zigic, Miroslav Kvocka et Mladen Radic en vertu de larticle 5 du Statut ; aux termes de larticle 48 du Règlement tous ces crimes ont été commis "à loccasion dune même opération" (nettoyage ethnique) ;
c) tous les actes daccusations reposent donc sur les mêmes faits et un procès étant la recherche de la vérité, les faits révélés durant la présentation simultanée des éléments de preuve sont pertinents pour tous les accusés ;
d) la présentation simultanée des éléments de preuve ne sappliquerait quà la présentation des moyens à charge ;
e) le préjudice causé à laccusé, y compris le retard que cela impliquerait pour le procès de Milan Kovacevic, serait insignifiant et contrebalancé par les considérations suivantes :
i) des procès séparés nuiraient à la santé, au bien-être et à la sécurité des témoins à charge, ils pourraient entraîner la perte de témoins à charge cruciaux pour des poursuites ultérieures ;
ii) des procès séparés nuiraient au droit des quatre accusés à un procès rapide garanti par larticle 20 1) du Statut ;
iii) la présentation simultanée des éléments de preuve présentés dans ces procès est la meilleure utilisation possible des ressources du Tribunal international et donc dans lintérêt de la bonne administration de la justice ;
4. Le Conseil de laccusé Milan Kovacevic soppose à la Requête aux fins de jonction pour les raisons suivantes :
a) le crime de génocide dont est accusé Milan Kovacevic diffère des crimes prétendument commis par les autres accusés (et les éléments de preuve y afférents diffèrent) ; la présentation simultanée des éléments de preuve à charge ferait donc naître un conflit dintérêts dans les stratégies de défense des quatre accusés et porterait gravement atteinte au droit des accusés à un procès équitable ;
b) la présentation simultanée des éléments de preuve entraînerait un nouveau report du procès de Milan Kovacevic, violant ainsi son droit à un procès rapide ;
c) le Procureur soutient que Milan Kovacevic était le supérieur des autres défendeurs et quil est donc responsable, en application de larticle 7 3) du statut, des crimes quils ont commis : il sagit dune simple affirmation sans éléments de preuve à lappui ;
d) lexamen successif des différents éléments constitutifs de linfraction (bifurcation) dans le procès de Milan Kovacevic, procédure qui permettrait aux témoins de déposer dans un procès le matin et dans lautre laprès-midi, permettrait de prendre en considération la santé, le bien-être et la sécurité des victimes et des témoins ainsi que le droit des accusés à un procès rapide ;
e) lexamen successif des différents éléments constitutifs de linfraction (bifurcation) serait dans lordre des choses puisque Milan Kovacevic nest accusé daucune des atrocités prétendument commises dans les camps.
5. Le Conseil de Mladen Radic, Miroslav Kvocka et Zoran Zigic soppose également à la Requête aux fins de jonction :
a) le Conseil de Mladen Radic déclare quil na pas reçu lensemble des pièces jointes dans la langue de laccusé et quil nest donc actuellement pas en mesure préciser sa position ;
b) le Conseil de Miroslav Kvocka soppose à la Requête aux fins de jonction aux motifs suivants :
i) cette situation nest pas prévue par larticle 48 puisquil nest pas question de jonction des actes daccusation (joining the indictments), pas plus que par larticle 54 ;
ii) la protection des victimes et des témoins est mieux assurée par la tenue de procès séparés ;
iii) laccusé Miroslav Kvocka se trouve dans une situation particulière ; elle est sans rapport avec celle des accusés Zoran Zigic et Milan Kovacevic ;
iv) les arguments de rapidité et defficacité ne peuvent justifier la violation du droit de laccusé à un procès équitable ;
c) Le Conseil de la défense de Zoran Zigic déclare également quil na pas reçu les pièces jointes à lacte daccusation et a fait valoir pendant laudience du 11 mai 1998 que :
i) une jonction dinstances (joinder of trials) sans jonction des actes daccusation (joinder of indictment) serait une procédure irrégulière ;
ii) étant donné que les témoins ne sont pas exactement les mêmes, il serait en fait bon dorganiser des procès séparés ;
iii) la bonne administration de la justice ne suffit pas à justifier une jonction dinstances (join trials).
6. Laccusation répond que :
a) les pièces jointes ont toutes été fournies aux conseils respectifs en anglais ;
b) le Conseil de la défense de Milan Kovacevic se méprend fondamentalement sur le sens de lacte daccusation établi à lencontre de son client lorsquil déclare que les crimes commis à Omarska ne sont pas pertinents. Lacte daccusation ne reproche pas en effet simplement à Milan Kovacevic davoir planifié un génocide, mais de sen être fait le complice au sens de larticle 7 1) et 7 3) ;
c) lexamen successif des différents éléments constitutifs de linfraction (bifurcation) dans le procès de Milan Kovacevic ne résoudrait pas le problème de la protection des victimes et des témoins puisquils devraient toujours témoigner à deux reprises.
III. DISPOSITIONS APPLICABLES
7. Les deux parties invoquent larticle 20 1) du Statut qui prévoit que :
La Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que linstance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de laccusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurée.
8. LAccusation avance que la jonction dinstances (joinder of trial) se ferait en vertu de larticle 54 et quelle est prévue à larticle 48 qui dispose que :
Des personnes accusées dune même infraction ou dinfractions différentes commises à loccasion de la même opération peuvent être mises en accusation et jugées ensemble.
Laccusation sappuie également sur larticle 22 lu conjointement avec larticle 75 A). Larticle 22 dispose que :
Le Tribunal international prévoit dans ses règles de procédure et de preuve des mesures de protection des victimes et des témoins. [ ...]
Larticle 75 A) du Règlement dispose que :
Un Juge ou une Chambre peut, doffice ou à la demande dune des parties ou de la victime ou du témoin intéressé, ou de la Division daide aux victimes et aux témoins, ordonner des mesures appropriées pour protéger la vie privée et la sécurité des victimes et des témoins, à condition toutefois que lesdites mesures ne portent pas atteinte aux droits de laccusé.
9. Le Conseil de Milan Kovacevic soutient que larticle 82 B) a été rédigé pour faire face à de telles situations, lorsquil prévoit que :
La Chambre de première instance peut ordonner un procès séparé pour des accusés dont les instances avaient été jointes en application de larticle 48, pour éviter tout conflit dintérêt de nature à causer un préjudice grave à un accusé ou, pour sauvegarder lintérêt de la justice.
IV. Exposé des motifs
10. Durant laudience du 11 mai 1998, la Chambre de première instance a rejeté la Requête aux fins de jonction pour les raisons suivantes.
a) En pratique, la procédure proposée par lAccusation reviendrait à ordonner des jonctions dinstances (joint trials). Pour le moment les quatre accusés sont mis en cause dans trois actes daccusation. Ordonner la présentation simultanée des éléments de preuve reviendrait donc à ordonner une jonction des instances (joint trial) pour les quatre accusés. La Chambre de première instance estime que les circonstances ne justifient pas une telle procédure en lespèce, pour les raisons suivantes :
b) La Chambre de première instance reconnaît que, pour certains témoins et victimes, déposer en audience est une épreuve et noublie pas quil lui incombe de protéger les témoins. Dun autre côté, en vertu de larticle 20 1), les accusés ont droit un procès rapide et équitable. Larticle 75 A) précise que les mesures ne protection des témoins ne peuvent être prises que si elles sont compatibles avec le droit de laccusé. La Chambre de première instance estime que la procédure proposée par lAccusation peut mettre en cause le droit de chacun des accusés à un procès équitable parce quelle pourrait faire naître un conflit dintérêts entre les accusés dans le cadre de leur stratégie de défense. Un tel conflit nuirait gravement à tous les accusés. Larticle 82 B) du Règlement investi la Chambre de première instance du pouvoir de séparer des procès "pour éviter tout conflit dintérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé [ ...] .
c) De plus, faire droit à cette Requête aux fins de jonction reviendrait à enfreindre le droit de laccusé Milan Kovacevic à un procès rapide (son procès, qui aurait dû commencer le 11 mai 1998, ayant déjà été reporté). Largument selon lequel cette jonction pourrait accélérer le déroulement des procès des autres accusés ne justifie pas pareille violation.
d) Étant donné que la procédure proposée pourrait causer un préjudice grave aux accusés et violerait le droit de laccusé Milan Kovacevic à être jugé sans retard, la Chambre de première instance estime que la bonne administration de la justice nest plus un argument pertinent. Elle juge également difficile pour elle de conduire deux procès en même temps ; le risque est de confondre les questions et les éléments de preuve.
11. La Chambre de première instance ne statuera pas à ce stade sur la Requête aux fins dun examen successif des différents éléments constitutifs de linfraction (bifurcated trial). Rien, dans la présente décision, ne vise à dissuader les parties de trouver un compromis sur la manière de mener les procès afin de minimiser lépreuve éventuellement imposée aux témoins.
V. DISPOSITIF
PAR CES MOTIFS,
EN APPLICATION DES ARTICLES 54 ET 73,
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE REJETTE les points suivant de la Requête déposée le 22 avril 1998 par le Procureur aux fins dune jonction dinstances et dune présentation simultanée des éléments de preuve.
1. La demande de présentation simultanée des éléments de preuve contre les quatre accusés, assortie de la proposition que ces affaires soient toutes entendues par la même Chambre de première instance, est rejetée.
2. La demande dun procès commun pour les accusés Zoran Zigic, Mladen Radic et Miroslav Kvocka, qui font lobjet de deux actes daccusation reste en suspens, puisque ce nest pas à cette chambre den décider mais à celle qui entendra leurs procès.
Fait en anglais et français, la version en anglais faisant foi.
Le président de la Chambre de première instance
(signé)
Juge Richard May
Fait le 14 mai 1998
La Haye (Pays-Bas)
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Sceau du Tribunal]