LA CHAMBRE D’APPEL

    Composée comme suit : M. le Juge Claude Jorda, Président

    M. le Juge Mohamed Shahabuddeen

    M. le Juge David Hunt

    M. le Juge Fausto Pocar

    M. le Juge Theodor Meron

    Assistée de : M. Hans Holthuis, Greffier

    Décision rendue le : 23 octobre 2002

    LE PROCUREUR

    c/

    SLOBODAN MILOŠEVIC

    _____________________________________________________________________

    VERSION PUBLIQUE DE LA DECISION RELATIVE A L’INTERPRETATION ET A L’APPLICATION DE L’ARTICLE 70 DU REGLEMENT

    _____________________________________________________________________

    Le Bureau du Procureur : Amici curiae :

    Mme Carla del Ponte M. Steven Kay

    M. Branislav Tapuškovic

    L’Accusé :

    M. Slobodan Miloševic

    Cette décision est la version publique et expurgée de la Décision confidentielle de la Chambre d'appel intitulée « Décision relative à l’interprétation et à l’application de l’article 70 du Règlement » , rendue ce jour, mercredi le 23 octobre 2002.

  1. Le présent recours est dirigé contre la « Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins d’accorder des mesures de protection spécifiques en application de l’article 70 du Règlement », rendue par la Chambre de première instance  III à titre confidentiel le 25 juillet 2002 (la « Décision contestée ») ?une version publique est aussi disponibleg. La Chambre y a jugé que l’article 70 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement »), qui protège les sources de certaines informations communiquées à titre confidentiel, ne s’appliquait pas à la déposition d’un témoin pour lequel l’Accusation invoquait la protection de cet article. Le témoin proposé est un agent du Gouvernement [...] (le « Témoin  »).

    A. Historique de la procédure

  2. Le 8 août 2002, le Gouvernement [...] a déposé une Requête sollicitant l’examen par la Chambre d’appel de la Décision contestée en application de l’article 108  bis du Règlement (la « Requête aux fins d’examen »)( footnote 1 ). Le 19 août 2002, l’Accusation a déposé une réponse à la Requête aux fins d’examen ( footnote 2 ).

  3. Le 4 septembre 2002, l’Accusation a interjeté appel interlocutoire de la Décision contestée en application de l’article 73 du Règlement (l’« Appel interlocutoire  »)( footnote 3 ), après que la Chambre de première instance a certifié l’opportunité d’un appel interlocutoire sur la question de la nature des éléments de preuve couverts par l’article 70, de l’origine de cet article et de la façon dont la Chambre de première instance était censée l’appliquer( footnote 4 ). Les arguments avancés par l’Accusation dans l’Appel interlocutoire sont similaires à ceux contenus dans sa réponse à la Requête aux fins d’examen. Le 6 septembre 2002 , la Chambre d’appel a rendu une ordonnance joignant l’Appel interlocutoire et la Requête aux fins d’examen, au motif que ces deux documents se rapportaient à la Décision contestée et traitaient des mêmes questions (l’« Ordonnance portant jonction  »)( footnote 5 ). Cette ordonnance emportait également sursis à l’exécution de la Décision contestée, en application de l’article 108  bis C), et prévoyait le dépôt de nouveaux documents en l’espèce. Il a été ordonné à l’accusé de déposer un document, présentant sa réponse à l’Appel interlocutoire et ses commentaires sur la Requête aux fins d’examen fondée sur l’article 108  bis B). Les Amici curiae ont été invités à faire de même. Il a ensuite été enjoint à l’Accusation de déposer une réplique à ces documents.

  4. Aucune écriture n’a été reçue de l’accusé. Les Amici curiae et l’Accusation ont déposé leurs écritures respectives( footnote 6 ), et le 18 septembre 2002 a vu le dépôt de la « Réplique du Gouvernement [...] aux observations des Amici curiae », dans laquelle [...] demandait, à titre préliminaire , l’autorisation d’exposer les arguments contenus dans ladite Réplique. L’article  108 bis du Règlement ne prévoit pas le dépôt d’une réplique par l’État demandant l’examen d’une décision d’une Chambre de première instance ; cependant, la Chambre d’appel note que les parties ne se sont pas opposées au dépôt de ce document, et accepte donc de l’examiner.

  5. Toutes ces écritures ont été déposées de manière confidentielle devant la Chambre d’appel.

    B. Recevabilité de la Requête aux fins d’examen

  6. Bien que la Requête aux fins d’examen ait été jointe à l’Appel interlocutoire , la Chambre d’appel demeure tenue d’en apprécier la recevabilité. L’article 108  bis A) du Règlement dispose qu’un État directement concerné par une décision interlocutoire d’une Chambre de première instance peut, dans les quinze jours de ladite décision, demander son examen par la Chambre d’appel si cette décision porte sur des questions d’intérêt général relatives aux pouvoirs du Tribunal.

  7. La Requête aux fins d’examen a été déposée dans les délais. S’agissant de la question de savoir si [...] a le droit d’être entendu, la Requête aux fins d’examen indique que :

    [ … ] est de toute évidence directement concerné par la remise en cause des garanties que lui offrait l’article 70 du Règlement pour l’agent de l’État en question. [ … ] est également directement concerné dans la mesure où la portée de la Décision ne se limite pas à l’agent de l’État en question, mais qu’elle s’étend également à tous les autres témoins potentiels/personnes auditionnées présentés par [ … ] en application de l’article 70 du Règlement, ainsi qu’à tous les documents et autres informations fournis par le passé sous couvert également de cet article( footnote 7 ).

    L’Accusation souscrit à cette opinion et les Amici curiae n’ont pas abordé la question. La Chambre d’appel considère que [...] est directement concerné par la Décision contestée pour les raisons exposées dans la Requête aux fins d’examen .

  8. Pour ce qui est de savoir si la Décision contestée peut être examinée en application de l’article 108 bis, [...] affirme qu’elle porte sur deux questions d’intérêt général relatives aux pouvoirs du Tribunal. La première concerne l’équité fondamentale de la procédure. « L’informateur doit en effet être avisé de la décision et avoir la possibilité d’être entendu avant d’être privé des garanties que le Règlement du Tribunal lui offrait pour ses informations », or [...] n’a pas été entendu par la Chambre de première instance. La seconde question concerne d’après cet Etat les fondements mêmes sur lesquels les Etats et autres sources d’information assoient leur coopération avec le Tribunal, l’article 70 du Règlement ayant, selon [...], été conçu de manière à ce que « les Etats et d’autres fournissant des informations potentiellement sensibles puissent être assurés de bénéficier de certaines garanties  ». [...] fait valoir que la suppression rétroactive des garanties dont bénéficiaient aux termes de l’article 70 du Règlement les informations déjà fournies a détruit ces fondements en supprimant l’élément de prévisibilité sur lequel les sources d’information comptent. L’Accusation « ne conteste pas » que la deuxième question présente un intérêt général touchant aux pouvoirs du Tribunal. Les Amici curiae n’ont fait aucun commentaire à ce sujet.

  9. La Chambre d’appel note que l’article 70 constitue bien le fondement de la coopération entre l’Accusation et les gouvernements et organes qui possèdent des informations confidentielles et sensibles, susceptibles de l’aider dans ses enquêtes . La Décision contestée concerne la mesure dans laquelle les Chambres du Tribunal peuvent intervenir dans cette relation. À ce titre, la Décision contestée se rapporte à une question d’intérêt général relative aux pouvoirs du Tribunal. La Chambre d’appel considère en outre qu’il en va de même s’agissant de la question de l’équité de la procédure, soulevée par [...].

    C. La Décision contestée

  10. L’Accusation avait demandé à la Chambre de première instance que le Témoin soit entendu selon la procédure prévue aux paragraphes C) et D) de l’article 70, et que deux représentants du Gouvernement [...] assistent à la déposition pour régler les problèmes de sécurité nationale susceptibles de survenir.

  11. La Chambre de première instance a jugé que, pour que les paragraphes C) et  D) de l’article 70 s’appliquent, la déposition du Témoin doit remplir certaines conditions précisées au paragraphe B) du même article. La Chambre a jugé, dans la Décision contestée, que les conditions telles que définies par elle-même n’étaient pas remplies, et que l’article 70 ne s’appliquait donc pas à ce témoignage. Cependant , reconnaissant le droit des Etats de protéger leurs intérêts de sécurité nationale , la Chambre a ordonné des mesures destinées à assurer le même degré de protection que celui demandé par le Procureur au nom [...]. Concrètement, elle a décidé que l’interrogatoire principal du Témoin par le Procureur serait mené de manière à éviter la divulgation de toute information confidentielle ; que le contre-interrogatoire ne pourrait porter que sur des questions abordées lors de l’interrogatoire principal  ; que les questions touchant à la crédibilité ne seraient autorisées que pour autant que les réponses n’entraînent pas la divulgation d’informations confidentielles  ; et que deux représentants de l’État pourraient assister à l’audience.

    D. Les questions soulevées dans la Requête aux fins d’examen et l’appel

  12. Dans la Requête aux fins d’examen, [...] allègue que la Chambre de première instance a commis trois erreurs. Premièrement, elle a rendu sa décision sans entendre préalablement [...] ; deuxièmement, elle a décidé que l’article 70 ne s’appliquait pas au Témoin sans dûment s’enquérir des faits ; et troisièmement, elle a adopté un critère juridique erroné pour déterminer si l’article 70 du Règlement était ou non applicable.

  13. [...] ne prétend pas que les mesures spécifiques ordonnées par la Chambre de première instance dans la Décision contestée n’assurent pas le même degré de protection que celui offert par l’article 70 en l’espèce, mais se plaint de façon plus générale que, comme nous l’avons dit, la décision a détruit le fondement de sa coopération avec l’Accusation et rendu « caduc » l’article 70 du Règlement( footnote 8 ).

  14. Les motifs d’appel de l’Accusation ne s’articulent pas tout à fait de la même manière. Premièrement, l’Accusation allègue que la Chambre de première instance a commis une erreur en concluant qu’elle avait le pouvoir de déterminer si le témoignage relevait ou non de l’article 70. Deuxièmement, elle prétend que la Chambre de première instance a commis une erreur de fait en concluant, sur la base du critère qu’elle avait elle-même dégagé, que l’article 70 n’était pas applicable.

  15. L’Accusation soutient que les mesures de protection ordonnées dans la Décision contestée sont loin d’égaler les garanties prévues aux paragraphes C) et D) de l’article  70 du Règlement, en ce qu’elles ne prévoient aucune protection, du type prévu au paragraphe C), contre le pouvoir de la Chambre de première instance d’ordonner la production d’éléments de preuve additionnels ou la comparution des témoins.

  16. En conformité avec l’Ordonnance portant jonction, la Chambre d’appel examinera ces questions ensemble.

    1. Interprétation de l’article 70 du Règlement

  17. L’article 70 du Règlement est libellé comme suit :

    Article 70
    Exception à l’obligation de communication

    A) Nonobstant les dispositions des articles 66 et 67 ci-dessus, les rapports, mémoires ou autres documents internes établis par une partie, ses assistants ou ses représentants dans le cadre de l’enquête ou de la préparation du dossier n’ont pas à être communiqués ou échangés.

    B) Si le Procureur possède des informations qui ont été communiquées à titre confidentiel et dans la mesure où ces informations n’ont été utilisées que dans le seul but de recueillir des éléments de preuve nouveaux, le Procureur ne peut divulguer ces informations initiales et leur source qu’avec le consentement de la personne ou de l’entité les ayant fournies. Ces informations et leur source ne seront en aucun cas utilisées comme moyens de preuve avant d’avoir été communiquées à l’accusé.

    C) Si, après avoir obtenu le consentement de la personne ou de l’organe fournissant des informations au titre du présent article, le Procureur décide de présenter comme éléments de preuve tout témoignage, document ou autres pièces ainsi fournis, la Chambre de première instance, nonobstant les dispositions de l’article 98, ne peut pas ordonner aux parties de produire des éléments de preuve additionnels reçus de la personne ou de l’organe fournissant les informations originelles. Elle ne peut pas non plus, aux fins d’obtenir ces éléments de preuve additionnels, citer cette personne ou un représentant de cet organe comme témoin ou ordonner leur comparution . Une Chambre de première instance ne peut user de son pouvoir aux fins d’ordonner la comparution de témoins ou d’exiger la production de documents pour obtenir ces éléments de preuve additionnels.

    D) Si le Procureur cite un témoin à comparaître pour qu’il communique comme éléments de preuve des informations visées au titre du présent article, la Chambre de première instance ne peut obliger ce témoin à répondre à toute question relative à ces informations ou à leurs origines, si le témoin refuse de répondre en invoquant des motifs de confidentialité.

    E) Le droit de l’accusé à contester les éléments de preuve présentés par l’accusation reste inchangé, sous réserve uniquement des limites figurant aux paragraphes C) et D).

    F) La Chambre de première instance peut ordonner, à la demande de l’accusé ou du conseil de la défense que, dans l’intérêt de la justice, les dispositions du présent article s’appliquent mutatis mutandis à des informations spécifiques détenues par l’accusé.

    G) Les paragraphes C) et D) ci-dessus n’empiètent en rien sur le pouvoir de la Chambre de première instance aux termes de l’article 89 D) d’exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est nettement inférieure à l’exigence d’un procès équitable .

  18. Avant d’analyser en détail les termes de l’article 70, la Chambre d’appel estime qu’il est important d’en définir le but, car c’est à la lumière de celui-ci que doit être résolue toute ambiguïté dans le libellé ou la structure de cet article . L’article 70 traite des informations confidentielles en général :

    i)  Le paragraphe A), adopté en février 1994 et à l’origine le seul paragraphe de l’article, concerne les documents internes et peut être négligé aux fins du présent appel.

    ii) Le paragraphe B), ajouté en octobre 1994, prévoit que les informations communiquées au Procureur à titre confidentiel et qui ont été utilisées dans le seul but de recueillir des éléments de preuve nouveaux ne peuvent être divulguées sans le consentement de la personne ou de l’entité les ayant fournies. Cet article visait à encourager les Etats et d’autres institutions (telles que des organisations humanitaires opérant sur le territoire concerné) à aider l’Accusation (ou, en vertu du paragraphe  F) de l’article, la Défense). La personne ou l’entité ayant fourni les informations doit donner son consentement avant que ces informations puissent être davantage divulguées — qu’elles soient présentées comme éléments de preuve ou d’une autre manière. Si les informations sont utilisées comme éléments de preuve, elles doivent être communiquées à l’accusé en application de l’article 66, comme l’article 70  B) le prévoit( footnote 9 ).

    iii) Mis à part l’actuel paragraphe F), les autres paragraphes ont été introduits en octobre 1995. Le paragraphe F), ajouté en juillet 1997, concerne les informations communiquées à la Défense. Quelques modifications sans importance ont été faites en novembre 1997 et en avril 2001.

  19. Les paragraphes B) à G) de l’article 70 du Règlement ont pour but d’encourager les Etats, les organisations et les individus à partager des informations sensibles avec le Tribunal. Ces dispositions créent une incitation à coopérer de la sorte en permettant la communication d’informations à titre confidentiel et en garantissant aux personnes ou organes ayant fourni les informations la protection du caractère confidentiel de leurs informations et de l’identité de leur source( footnote 10 ). Comme l’a expliqué la Chambre de première instance I il y a plusieurs années : «  les exceptions à l’obligation de communication, organisées par les paragraphes B ) à E) de l’article 70, ont été introduites dans le Règlement en vue de permettre l’utilisation, le cas échéant, de certaines informations qui, à défaut de dispositions expresses, soit n’auraient pas été communiquées au Procureur, soit se seraient révélées inexploitables du fait de leur caractère confidentiel et de leur origine »( footnote 11 ). Comme l’a observé une autre Chambre de première instance, sans de telles garanties de confidentialité, il est «  presque impossible de concevoir que ?ce Tribunalg, dont l’Accusation est un organe à part entière, puisse fonctionner »( footnote 12 ).

  20. Lorsqu’il est question au paragraphe C)( footnote 13 ) d’« informations au titre du présent article » et de « témoignage, document ou autres pièces ainsi fournis », et au paragraphe D)( footnote 14 ) d’« informations visées au titre du présent article », il s’agit clairement d’un renvoi aux « informations qui ont été communiquées », telles que visées au paragraphe  B)( footnote 15 ). Le premier point sur lequel la Chambre de première instance a eu à se prononcer, et qui est à présent soulevé en appel, est la question de savoir si les informations visées aux paragraphes C ) et D) ont été « communiquées ?au Procureurg à titre confidentiel » (première option ) ou ont été « communiquées ?au Procureurg à titre confidentiel et [...] n’ont été utilisées que dans le seul but de recueillir des éléments de preuve nouveaux » ( seconde option). Dans la Décision contestée, la Chambre a clairement interprété l’article 70 en conformité avec la seconde option. Les paragraphes C) et D) couvrent la situation dans laquelle la personne ou l’organe ayant fourni les informations a déjà consenti à leur divulgation, en tant qu’éléments de preuve sous toutes ses formes. Par définition, à ce stade, les informations ne sont plus « utilisées que dans le but de recueillir des éléments de preuve nouveaux ». L’interprétation qui s’impose donc au vu du texte lui-même est la suivante : les informations visées aux paragraphes C) et D) sont nécessairement des informations qui ont été communiquées au Procureur à titre confidentiel (première option), et non pas des informations qui lui ont été ainsi fournies et qui n’ont été utilisées que dans le but de recueillir des éléments de preuve nouveaux (seconde option). La Chambre d’appel estime que la Chambre de première instance a commis une erreur en adoptant la seconde option plutôt que la première.

  21. En outre, la Chambre de première instance a fait une interprétation erronée des dispositions du paragraphes B) lorsqu’elle a décidé que l’article 70 ne s’appliquait pas aux informations en question, en indiquant qu’elle n’était pas convaincue que les informations

    [...] ont été fournies au Procureur pour lui permettre de poursuivre son enquête ou dans le seul but de générer des éléments de preuve nouveaux( footnote 16 ).

    Cette interprétation a, de façon inacceptable, ajouté une condition à l’article  70 du Règlement, condition selon laquelle le seul but de fournir des informations est de permettre au Procureur de recueillir des éléments de preuve nouveaux, alors que le paragraphe B) n’évoque que le fait d’avoir utilisé les informations dans ce seul but. Il est indéniable que, dans de nombreux cas, la fourniture d’informations à titre confidentiel a pour but (unique ou non) de permettre au Procureur de recueillir des éléments de preuve nouveaux, mais les limites imposées par l’article 70 B) du Règlement ne se fondent pas sur l’existence d’un tel état d’esprit chez la personne ou l’organe ayant fourni les informations.

  22. En outre, la Chambre de première instance a expliqué que le témoignage en question ne relevait pas de l’article 70 du Règlement pour les raisons suivantes :

    Il s’agit ici non pas d’informations mais de la fourniture d’un témoin que l’Accusation aurait pu trouver de toute façon, et qui corrobore les éléments de preuve qu’elle avait déjà concernant [...].

    Ainsi, la Chambre de première instance a suggéré que le témoignage en question présentait trois caractéristiques qui, individuellement ou conjointement, l’empêchaient de relever de l’article 70 et, par conséquent, de bénéficier de sa protection. Il s’agissait d’un témoignage, c’est-à-dire « non pas d’informations mais de la fourniture d’un témoin »( footnote 17 ). Il s’agissait d’un témoin que l’Accusation «  aurait pu trouver de toute façon »( footnote 18 ). De plus, le témoignage corroborait d’autres éléments de preuve que l’Accusation « avait déjà »( footnote 19 ). La Chambre d’appel estime qu’aucune de ces caractéristiques n’est à prendre en compte pour déterminer si des informations relèvent ou non de l’article 70 du Règlement.

  23. Le fait que des informations soient fournies sous la forme d’un témoignage n’exclut pas qu’il s’agisse d’« informations » ou d’« informations initiales » fournies dans le cadre de l’article en question. En effet, le paragraphe C) dudit article mentionne expressément « tout témoignage, document ou autres pièces ainsi fournis » (non souligné dans l’original). Il semble que la Chambre de première instance ait adopté une interprétation trop restrictive du terme « informations  »( footnote 20 ). Lorsqu’une personne en possession de renseignements importants est mise à la disposition du Procureur à titre confidentiel , c’est non seulement son identité mais aussi la teneur générale de ses renseignements qui constituent les « informations » protégées par l’article 70. La substance des informations communiquées par la personne — souvent brièvement présentée, comme en l’espèce, dans une déclaration de témoin — constitue les « informations » visées à l’article 70.

  24. Les deuxième et troisième motifs invoqués par la Chambre de première instance pour exclure le témoignage en question du champ de l’article 70 constituent des conclusions factuelles hypothétiques : le fait que le Procureur aurait pu trouver le témoin sans l’aide du gouvernement qui l’a fourni et le fait que le témoignage corroborerait d’autres éléments de preuve dont le Procureur disposait déjà. Même si ces constatations étaient justes, elles n’étayeraient pas la conclusion juridique de la Chambre selon laquelle le témoignage en question ne constituait pas des informations fournies au titre de l’article 70. Le fait que le Procureur aurait pu identifier une source d’information par ses propres moyens ne signifie pas que les informations détenues par cette dernière n’ont pas en fait été « communiquées [...] à titre confidentiel  » (ni d’ailleurs qu’elles n’ont pas été « utilisées que dans le seul but de recueillir des éléments de preuve nouveaux »). Le fait que la déclaration du témoin corrobore d’autres éléments de preuve en possession du Procureur ne signifie pas non plus que la déclaration n’a pas été « communiquée [...] à titre confidentiel » ou qu’elle n’a pas été « utilisée [...] que dans le seul but de recueillir des éléments de preuve nouveaux » (non souligné dans l’original).

  25. Tout ce que requiert l’article 70 du Règlement, c’est que les informations aient « été communiquées ?au Procureurg à titre confidentiel ». Comme il a été mentionné au paragraphe 20 ci-dessus, dans le cadre du paragraphe B), les informations doivent également n’avoir été « utilisées que dans le seul but de recueillir des éléments de preuve nouveaux », mais pour ce qui est des paragraphes C) et D), cette condition n’a nécessairement plus cours, puisque qu’une fois que les informations ont été présentées en audience comme éléments de preuve, elles ne sont par définition plus « utilisées que dans le seul but de recueillir des éléments de preuve nouveaux ».

  26. L’adoption de cette interprétation restrictive de l’article 70 semble témoigner , de la part de la Chambre de première instance, d’une inquiétude tout à fait compréhensible que le Procureur et les gouvernements, les organisations et les individus coopérant avec lui pourraient abuser des protections prévues par l’article 70, au détriment des accusés. La Chambre d’appel relève que deux mécanismes garantissent qu’aucun abus ne prive les accusés de leur droit à contester les éléments de preuve à charge et à être jugés équitablement( footnote 21 ). Premièrement , comme il est expliqué plus en détail dans la section D.2 ci-dessous, les Chambres de première instance ont effectivement un pouvoir limité de veiller à la bonne application de l’article 70, afin d’empêcher tout abus. Deuxièmement, l’article 70 G) autorise expressément la Chambre de première instance à « exclure tout élément de preuve dont la valeur est nettement inférieure à l’exigence d’un procès équitable ». Conçu pour empêcher que les restrictions inscrites aux paragraphes C) et D) portent atteinte à la condition fondamentale d’équité du procès lorsque l’article 70 est invoqué à juste titre, le paragraphe G) fournit également aux Chambres de première instance un outil permettant de protéger cette condition essentielle en cas d’utilisation abusive dudit article.

  27. La décision de la Chambre de première instance est donc invalidée par des erreurs de droit( footnote 22 ) et, dans la mesure où la Chambre d’appel dispose de tous les éléments nécessaires, il lui incombe de déterminer elle-même si l’article 70 s’applique à ces informations.

    2. L’application de l’article 70 à l’espèce

  28. Le Procureur soutient que la Chambre de première instance a outrepassé son pouvoir en redéfinissant elle-même la nature du témoignage que l’Accusation avait présenté comme relevant de l’article 70 C) du Règlement après avoir obtenu le consentement de son fournisseur. Selon le Procureur, c’est à lui-même et aux fournisseurs des informations qu’il appartient d’en définir la nature. Le Gouvernement [...] admet que la Chambre de première instance puisse examiner si les informations ont été effectivement communiquées en conformité avec l’article 70 B) du Règlement( footnote 23 ).

  29. La Chambre d’appel convient avec le Gouvernement [...] que les Chambres de première instance ont en effet le pouvoir d’apprécier si des informations ont été fournies au titre de l’article 70 B) et bénéficient donc des protections prévues par celui-ci. Toutefois, un tel examen doit être par nature très limité : il se borne à déterminer si les informations ont effectivement été communiquées à titre confidentiel, sans perdre de vue que la fourniture d’informations ne doit pas être considérée comme un acte isolé, mais peut consister en un processus en impliquant plusieurs. C’est là, un critère objectif. Les Chambres peuvent former leur conviction simplement en examinant les informations elles-mêmes, en acceptant la thèse du Procureur ou en demandant confirmation à l’organe ayant fourni les informations, ou encore , lorsque lesdites informations se présentent sous la forme d’un document, celui -ci peut, par exemple, présenter des signes indiquant qu’il a bel et bien été communiqué à titre confidentiel.

  30. En l’occurrence, la Chambre de première instance a conclu à juste titre qu’elle avait le pouvoir de déterminer si la déposition du Témoin relevait de l’article  70. Comme il a été expliqué au paragraphe 20, son erreur réside dans le critère qu’elle a appliqué.

  31. Pour ce qui est de déterminer si les informations ont été communiquées à titre confidentiel et si le Procureur a obtenu le consentement de leur fournisseur à ce qu’elles soient présentées comme éléments de preuve, la Chambre d’appel estime qu’il n’est pas nécessaire en l’espèce d’entendre les parties, puisque celles-ci s’accordent sur la question. Toutefois, s’il subsiste quelque doute que ce soit quant à la nature d’éléments proposés à une Chambre de première instance sous réserve des protections prévues à l’article 70, la Chambre devrait inviter la partie ayant fourni les informations et le Procureur à présenter des éléments de preuve sur la question, avant de se prononcer sur l’application de l’article 70 aux dites informations. La Chambre de première instance devrait permettre au fournisseur des informations d’expliquer sa position par écrit, mais elle n’est pas tenue d’entendre ses arguments en audience à moins qu’elle estime que l’intérêt de la justice l’exige.

  32. La Chambre d’appel est convaincue que l’article 70 s’applique aux informations que le Témoin doit présenter en l’espèce lors de sa comparution. Il est donc fait droit à l’appel.

  33. Outre l’application de l’article 70 du Règlement à ces informations, le Procureur a demandé que soient présent dans le prétoire deux représentants du fournisseur au cours du témoignage concerné. L’article 70 ne prévoit pas une telle mesure, mais toute Chambre de première instance a le pouvoir discrétionnaire de rendre pareille ordonnance. Une telle ordonnance a déjà été rendue par la Chambre de première instance et elle est confirmée par la Chambre d’appel.

    E. Dispositif

    PAR CES MOTIFS,

    LA CHAMBRE D’APPEL

    EN APPLICATION des articles 70, 73, 75, 107 et 108 bis du Règlement ,

    FAIT DROIT à la Requête aux fins d’examen et à l’Appel interlocutoire,

    ANNULE la Décision contestée,

    et ORDONNE ce qui suit :

    1) le Témoin sera entendu en application des paragraphes B) à G) de l’article 70 du Règlement,

    2) deux représentants du Gouvernement [...] pourront être présents dans le prétoire pendant la déposition du Témoin.

    Fait en anglais et en français, la version en français faisant foi.

    M. le Juge Claude Jorda

    Le Président de la Chambre

    d’appel

    Fait le vingt-trois octobre 2002

    La Haye (Pays-Bas)

    ?Sceau du Tribunalg


    Footnote 1 - « Requête [...] sollicitant l’examen de la décision relative à la requête de l’Accusation aux fins d’accorder des mesures de protection spécifiques en application de l’article 70 du Règlement ».

    Footnote 2 - « Réponse de l’Accusation à la "Requête [...] sollicitant l’examen de la décision relative à la requête de l’Accusation aux fins d’accorder des mesures de protection spécifiques en application de l’article 70 du Règlement" ».

    Footnote 3 - « Appel interlocutoire interjeté par l’Accusation contre la "Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins d’accorder des mesures de protection spécifiques en application de l’article 70 du Règlement", rendue le 25 juillet 2002 par la Chambre de première instance ».

    Footnote 4 - « Décision relative à la demande de certification concernant l’article 70 du Règlement, présentée par l’Accusation en application de l’article 73 B) du Règlement », 29 août 2002.

    Footnote 5 - « Ordonnance portant jonction des requêtes et calendrier ».

    Footnote 6 - « Observations des Amici Curiae relatives à l’"Appel interlocutoire interjeté par l’Accusation contre la décision relative à la Requête de l’Accusation aux fins d’accorder des mesures de protection spécifiques en application de l’article 70 du Règlement, rendue le 25 juillet 2002 par la Chambre de première instance" et à la "Requête [ … ] sollicitant l’examen de la décision relative à la Requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection spécifiques en application de l’article 70 du Règlement" », 13 septembre 2002 ; « Réponse de l’Accusation aux observations des Amici Curiae au sujet de son appel interlocutoire concernant l’article 70 du Règlement », 18 septembre 2002.

    Footnote 7 - Requête aux fins d’examen, p. 2.

    Footnote 8 - « Réplique [...] aux observations des Amici curiae », 18 septembre 2002, p. 5.

    Footnote 9 - « [...] ne seront en aucun cas utilisées comme moyens de preuve avant d’avoir été communiquées à l’accusé ».

    Footnote 10 - De façon générale, la Chambre de première instance semble avoir reconnu ce but essentiel. Voir la Décision contestée, par. 5.

    Footnote 11 - Le Procureur c/ Blaškic, IT-95-14-T, « Décision de la Chambre de première instance I sur la requête du Procureur aux fins d’une déposition par vidéoconférence et de mesures de protection », 13 novembre 1997 (la « Décision Blaškic »), par. 10 ; voir aussi Le Procureur c/ Brdjanin et Talic, IT-99-36-T, « Version publique de la décision confidentielle relative à l’illégalité présumée de l’article 70 du Règlement », 6 mai 2002 (la « Décision Brdanin et Talic »), par. 17.

    Footnote 12 - Décision Brdanin et Talic, par. 18.

    Footnote 13 - « [...] après avoir obtenu le consentement de la personne ou de l’organe fournissant des informations au titre du présent article, le Procureur décide de présenter comme éléments de preuve tout témoignage, document ou autres pièces ainsi fournis [...] ».

    Footnote 14 - « [...] communique comme éléments de preuve des informations visées au titre du présent article [...] ».

    Footnote 15 - « [...] le Procureur possède des informations qui ont été communiquées [...] »

    Footnote 16 - Décision contestée, par. 10.

    Footnote 17 - Décision contestée, par. 10 (non souligné dans l’original).

    Footnote 18 - Id.

    Footnote 19 - Id.

    Footnote 20 - Les amici curiae avancent également pareille interprétation devant la Chambre d’appel. Voir « Observations des amici curiae relatives à “l’appel interlocutoire interjeté par l’Accusation contre la décision relative à la requête de l’Accusation aux fins d’accorder des mesures de protection spécifiques en application de l’article 70 du Règlement, rendue le 25 juillet par la chambre de première instance” et à la “requête [...] sollicitant l'examen de la décision relative à la requête de l'Accusation aux fins de mesures de protection spécifiques en application de l'article 70 du règlement” », présentées le 13 septembre 2002, par. 28.

    Footnote 21 - Voir l’article 22 2) et 4) e) du Statut.

    Footnote 22 - Le Procureur c/ Miloševic, IT-99-37-AR73, IT-01-50-AR73 et IT-01-51-AR73, « Motifs de la décision relative à l’appel interlocutoire de l’Accusation contre le rejet de la demande de jonction », 18 avril 2002, par. 6.

    Footnote 23 - « Réplique [...] aux observations des amici curiae », 18 septembre 2002, p. 4.