Affaire n° : IT-02-54-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président
M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Iain Bonomy

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
15 avril 2005

LE PROCUREUR

c/

SLOBODAN MILOSEVIC

___________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA DÉPOSITION DU TÉMOIN À DÉCHARGE DRAGAN JASOVIC

___________________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte 
M. Geoffrey Nice

L’Accusé :

Slobodan Milosevic

Les Conseils commis d’office par la Chambre :

M. Steven Kay Mme Gillian Higgins

L’Amicus curiae :

M. Timothy McCormack

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),

ATTENDU

1) que le 14 avril 2005, la Chambre de première instance a rendu une décision orale autorisant l’Accusé à ajouter Dragan Jasovic (le « témoin ») à sa liste de témoins et indiquant que la Chambre déciderait ultérieurement de la date à laquelle le témoin pourrait être entendu et si son témoignage devrait se limiter à des domaines particuliers 1,

2) que le 14 avril 2005, la Chambre de première instance a ordonné oralement que le témoin commencerait à déposer le 19 avril 2005 et qu’il reviendrait se soumettre à un contre-interrogatoire à une date qui serait fixée ultérieurement2, et

3) que l’Accusé envisage de produire par l’intermédiaire du témoin, qui était policier au Secrétariat aux affaires intérieures à Urosevac, quelque 57 à 89 déclarations de personnes interrogées par celui–ci en 1998 et 1999 (les « déclarations »), censées , entre autres, identifier des membres de l’ALK à Racak3 et aux alentours, et attendu que la question qui se pose à la Chambre est de savoir si ces déclarations peuvent être utilisées et/ou admises au cours de la déposition du témoin, et à quelles conditions,

ATTENDU que l’Accusation a élevé des objections contre l’ajout de ce témoin à la liste des témoins à décharge, avançant les arguments suivants :

1) il n’existe aucune raison d’ajouter ce témoin à la liste des témoins à décharge  ;

2) le témoin est cité pour produire les déclarations d’autres personnes (les « déclarants  »), or de telles déclarations ne sont pas admissibles (sauf par le biais des procédures prévues aux articles 92 bis et 89 F du Règlement), et l’Accusé devrait donc citer les déclarants à comparaître à l’audience ;

3) le témoignage proposé et les documents que la Défense cherche à produire par l’intermédiaire du témoin n’ont pas été notifiés en bonne et due forme à l’Accusation  ;

4) la jurisprudence de la Chambre d’appel n’autorise pas l’admission des déclarations  ;

5) la situation n’est pas différente de celle où un enquêteur résume le contenu de déclarations de témoins ; or de tels résumés ont été déclarés non admissibles en l’espèce ;

6) il existe trop peu d’indices de la fiabilité de ces déclarations pour qu’elles soient admissibles4 ;

ATTENDU que les Conseils commis d’office ont présenté les arguments suivants à l’appui de l’ajout du témoin à la liste des témoins à décharge :

1) les déclarations se rapportent à des questions soulevées par l’Accusation au procès, et elles ont valeur probante ;

2) l’Accusation a connaissance de ces déclarations parce que le témoin a déjà déposé à charge dans une autre affaire portée devant le Tribunal international ;

3) la situation actuelle est différente de celle où un enquêteur a résumé le contenu de déclarations de témoins produites dans la même espèce ;

4) ces déclarations diffèrent de pièces constituées spécialement pour le procès, en ce qu’il s’agit de déclarations contemporaines des faits, qui figurent dans des dossiers de police ; l’Accusé doit donc pouvoir s’en servir pour établir des points touchant à son état d’esprit ;

5) étant donné le temps imparti à l’Accusé pour la présentation de sa défense, il ne sera pas possible que tous les déclarants témoignent ;

6) la Chambre d’appel a jugé que l’article 92 bis du Règlement s’applique aux déclarations recueillies en vue du procès ;

7) l’admission de ces déclarations serait conforme à d’autres décisions rendues en l’espèce à propos des éléments apportés par Human Rights Watch et par le témoin Vasiljevic5 ;

ATTENDU que l’Accusé a présenté les arguments suivants en faveur de l’ajout du témoin à sa liste de témoins :

1) en raison du climat politique au Kosovo, il ne serait pas en mesure de faire comparaître les déclarants au procès ;

2) les déclarations ont été recueillies conformément aux textes régissant les activités du Ministère du l’intérieur ;

3) les déclarations contiennent des informations pertinentes et probantes ;

4) l’Accusé a pris contact avec le témoin dès qu’il l’a pu en vue de son témoignage éventuel en l’espèce6 ;

VU l’ensemble des arguments présentés par les parties,

ATTENDU que l’ajout du témoin à la liste a été demandé parce que l’Accusation a mis en cause la déposition du témoin Marinkovic, affirmant que celle-ci savait que les déclarations qui lui avaient été fournies, y compris celles recueillies par le témoin proposé, avaient été obtenues sous la contrainte,

ATTENDU que la Chambre de première instance a été informée que certains de ces documents ne sont peut être pas traduits ; que si tel est bien le cas, tout document non traduit que l’Accusé souhaite faire verser au dossier devra recevoir une cote provisoire en attendant sa traduction et toute ordonnance ultérieure de la Chambre de première instance, et qu’il conviendra de prendre des mesures permettant raisonnablement à l’Accusation de prendre connaissance des déclarations traduites et de contre-interroger le témoin à leur sujet7,

ATTENDU qu’aux termes de l’article 89 C) du Règlement, « [l]a Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu’elle estime avoir valeur probante »,

ATTENDU que la Chambre d’appel a estimé que l’article 89 C) du Règlement

permet l’admission de preuves indirectes (à savoir de déclarations faites hors prétoire ), afin d’établir la véracité de ces déclarations et non le simple fait qu’elles ont eu lieu. Il peut s’agir d’une preuve orale, lorsque le témoin évoque les propos tenus par une personne hors prétoire, ou écrite, lorsque (par exemple) le rapport officiel d’une personne qui n’est pas citée à comparaître en qualité de témoin est versé au dossier. L’article 89 C) envisage clairement ces deux formes de preuves indirectes8 ;

ATTENDU que la Chambre d’appel a estimé que les preuves indirectes ne sont admissibles que pour autant que la Chambre de première instance soit convaincue de leur fiabilité9,

ATTENDU que la Chambre d’appel a déclaré qu’« [o]n ne peut autoriser une partie à présenter en vertu de l’article 89 C) la déclaration écrite d’un témoin potentiel recueillie par un enquêteur du Bureau du Procureur pour se soustraire à la rigueur de l’article 92 bis », mais que « l’article 92 bis n’a aucun effet sur les preuves indirectes qui n’ont pas été établies aux fins de la procédure »10,

ATTENDU que, de l’avis de la Chambre de première instance, la Chambre d’appel entend par « preuves indirectes qui ont été établies aux fins de la procédure » des pièces constituées pour les besoins d’une procédure judiciaire devant le Tribunal international, telles que le résumé du contenu de déclarations de témoins en l’espèce réalisé par un enquêteur du Bureau du Procureur11,

ATTENDU, en outre, que les déclarations que l’Accusé souhaite produire par l’intermédiaire du témoin peuvent être admissibles en tant que preuves indirectes en application de l’article 89 C) du Règlement, à condition que leur fiabilité soit établie de manière satisfaisante,

EN APPLICATION des articles 54 et 89 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international,

ORDONNE ce qui suit :

1) le témoin pourra être interrogé au sujet des déclarations ;

2) les déclarations que l’Accusé souhaite verser au dossier par le biais du témoin sont admissibles à condition qu’il existe des indices suffisants de leur fiabilité ;

3) il ne sera statué sur l’admissibilité de chaque déclaration qu’une fois que celle-ci aura été traduite et que le témoin aura achevé la présentation de son témoignage ;

4) dans la mesure nécessaire, la Chambre de première instance rendra d’autres ordonnances relatives à ce témoin et à ces déclarations.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 15 avril 2005
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
_____________
Patrick Robinson

[Sceau du Tribunal]


1 - CR p. 38503 (14 avril 2005).
2 - CR p. 38529 à 38531 (14 avril 2005).
3 - CR p. 38244, 38250, 38307, 38329, 38436 et 38437 (12 et 13 avril 2005).
4 - CR p. 38242 à 38246, 38436 à 38443 (12 et 13 avril 2005). Voir également arguments exposés le 14 avril 2005. CR p. 38482 à 38503.
5 - CR p. 38246 à 38248, 38330 à 38333 (12 avril 2005). Voir également arguments exposés le 14 avril 2005. CR p. 38482 à 38503.
6 - CR p. 38248 à 38251 (12 avril 2005). Voir également arguments exposés le 14 avril 2005. CR p. 38482 à 38503.
7 - CR p. 38244, 38248, 38334, 38439 (12 et 13 avril 2005). L’Accusation a informé la Chambre de première instance qu’elle avait trouvé des traductions en anglais de la plupart des documents. CR p. 38439 (13 avril 2005).
8 - Le Procureur c/ Galic, Décision relative à l’appel interlocutoire interjeté en vertu de l’article 92 bis C) du Règlement, affaire n° IT-98-29-AR73.2, 7 juin 2002, où d’autres passages de la jurisprudence de la Chambre d’appel sont également cités (notes de bas de page non reproduites).
9 - Ibid., par. 27.
10 - Ibid., par. 31, cité avec l’assentiment de la Chambre d’appel dans Le Procureur c/ Milosevic, Décision relative à l’appel interlocutoire formé par l’Accusation contre la décision relative à l’admissibilité de déclarations écrites présentées dans le cadre de l’exposé de ses moyens, affaire n° IT-02-54-AR73.4, 30 septembre 2003, par. 12 et 13.
11 - Le Procureur c/ Milosevic, Arrêt relatif à l’admissibilité d’éléments de preuve produits par un enquêteur de l’Accusation, affaire n° IT-02-54-AR73.2, 30 septembre 2002.