Affaire n° : IT-02-54-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président
M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Iain Bonomy

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
7 décembre 2005

LE PROCUREUR

c/

SLOBODAN MILOSEVIC

_____________________________________

DÉCISION RELATIVE À L’ADMISSIBILITÉ DU RAPPORT D’EXPERT DE VASILIJE KRESTIC

_____________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte
M. Geoffrey Nice

L’Accusé :

Slobodan Milosevic

Les Conseils commis d’office par la Chambre :

M. Steven Kay
Mme Gillian Higgins

L’Amicus Curiae :

M. Timothy McCormack

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991, est saisie d’une notification faite à titre confidentiel par l’Accusation en application de l’article 94 bis le 15 juillet 2004 (Prosecution’s Notice Pursuant to Rule 94 bis, la « Requête ») concernant le rapport du témoin expert proposé, Vasilije Krestic, rapport déposé le 2 juillet 2004 (le « Rapport »).

1. Le Rapport, intitulé « Conflits serbo-croates – causes et effets », est une analyse historique du démembrement de la RSFY et du conflit qui l’a déchirée ; il traite des points suivants :

a) l’histoire commune des Croates et des Serbes en Croatie est dominée par un long conflit dont les origines remontent aux XVIe et XVIIe siècles ;

b) le conflit est né principalement de l’idée, soutenue par d’éminents Croates, de créer un État croate, avec un corps politique croate homogène, c’est-à-dire une Croatie ethniquement pure ou une « Grande Croatie » ; ils ont été aidés dans leur projet par certaines puissances, notamment par le Vatican, qui les a soutenus dans leurs opérations de nettoyage ethnique ;

c) il fallait donner corps à l’idée « un État, une Nation, une Langue » par tous les moyens possibles ; aussi, lorsque les Serbes ont résisté à l’éradication de leur identité (ethnocide), les dirigeants croates ont opté pour leur extermination (génocide) durant la IIe Guerre mondiale ;

d) comme la Yougoslavie constituait un obstacle à l’avènement d’une Croatie ethniquement pure, les dirigeants croates, au premier rang desquels Tuđman, ont décidé d’en finir avec elle ; les Croates sont donc responsables du démembrement de la Yougoslavie et des conséquences qui s’en sont suivies.

2. L’Accusation fait valoir dans sa Requête que le Rapport devrait être rejeté dans son intégralité au motif, notamment, que son contenu est dénué de pertinence en ce que 1) on ne « discerne aucun lien » entre le Rapport et les événements dont il est question dans l’acte d’accusation ; 2) le Rapport ne donne que peu d’informations sur le contexte « dans lequel les crimes reprochés dans les actes d’accusation ont, ou non, été commis » ; 3) le seul lien que l’on puisse établir entre le Rapport et un éventuel argument de l’accusé tient du tu quoque. En outre, l’Accusation estime que Vasilije Krestic n’est pas impartial, de sorte qu’il ne peut témoigner devant la Chambre de première instance en qualité d’expert. En cas d’admission du Rapport, l’Accusation demande à contre-interroger Vasilije Krestic.

3. Les amici curiae ont déposé une réponse à la Requête (Response to Prosecution’s Notice Pursuant to Rule 94 bis Filed 15 July 2004), dans laquelle ils faisaient valoir, entre autres, que le Rapport était pertinent en ce que 1) il traitait d’un certain nombre de questions soulevées par l’Accusation durant la présentation de ses moyens (dont celle de la « Grande Serbie », des ambitions territoriales de la Serbie, de la dissolution de la RSFY, et du rôle joué par les dirigeants dans cette dissolution) ; 2) il présentait à la Chambre l’arrière plan historique, socio-économique et culturel des relations entre les Serbes et les Croates et replaçait dans leur contexte les prétentions antérieures au conflit.

4. L’article 94 bis B) du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement ») prévoit que l’Accusation fait savoir à la Chambre :

i) si elle accepte le rapport du témoin expert ;

ii) si elle souhaite procéder à un contre-interrogatoire du témoin expert ; et

iii) si elle conteste la qualité d’expert du témoin ou la pertinence du rapport, en tout ou en partie, auquel cas elle indique quelles sont les parties du rapport contestées.

L’Accusation a élevé une contestation en application de l’article 94 bis B) iii) et indiqué qu’elle souhaitait contre-interroger le témoin expert en application de l’article 94 bis B) ii). La Chambre de première instance doit donc déterminer si la qualité d’expert du témoin et la pertinence du Rapport, en tout ou en partie, sont établies.

5. Vasilije Krestic, historien et enseignant, est membre de l’Académie serbe des sciences et des arts. L’Accusation a mis en doute son indépendance, arguant qu’il est de notoriété publique que le témoin a eu, et a toujours, des liens étroits avec l’accusé. Il est vrai que la méthode suivie dans le Rapport est contestable à certains égards : à titre d’exemple, le Rapport contient des conclusions catégoriques ne reposant sur aucune analyse et les références sont quasi inexistantes. Cependant, on peut dire que ce sont là des questions qui déterminent le poids à accorder au Rapport, et que l’Accusation pourrait aborder dans le cadre du contre-interrogatoire. La « Biographie de Vasilije Krestic » jointe au Rapport montre clairement que le témoin a les qualifications requises pour déposer comme expert. L’Accusation pourrait mesurer, dans le cadre du contre-interrogatoire, l’étroitesse des liens qui unissent Vasilije Krestic à l’accusé, mais elle n’a pas établi l’existence d’une relation telle qu’elle soit un obstacle à la déposition du témoin. La Chambre considère que Vasilije Krestic a les qualifications nécessaires pour déposer comme expert devant elle et elle peut envisager des circonstances dans lesquelles il pourrait être cité à comparaître en cette qualité.

6. Cependant, le Rapport ressemble à un acte d’accusation « à front renversé », où il est question de crimes commis par les Croates contre les Serbes en Croatie. Rien dans le Rapport ne concerne directement la responsabilité pénale présumée de l’accusé. En fait, le Rapport ne traite pas des questions soulevées par l’Accusation telles que la « Grande Serbie » ou les ambitions territoriales de la Serbie, mais du projet de « Grande Croatie », des ambitions territoriales croates ainsi que de la persécution des Serbes par les Croates depuis le milieu du XIXe siècle et durant la Deuxième Guerre mondiale. Si la dissolution de la RSFY y est brièvement abordée, le Rapport contient pour l’essentiel des conclusions du type de celles que la Chambre de première instance serait amenée à tirer sur la base des preuves présentées. Le Rapport ne serait réellement pertinent que si l’accusé choisissait pour se défendre d’attaquer. La Chambre de première instance est d’avis que compte tenu de l’état d’avancement du procès, le contenu du Rapport est si peu pertinent qu’il n’y a pas lieu de l’admettre, ni d’autoriser la comparution de Vasilije Krestic comme témoin à décharge.

EN APPLICATION des articles 94 bis et 54 du Règlement,

FAIT DROIT à la Requête de l’Accusation aux fins du rejet du Rapport dans son intégralité.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
_______________
Patrick Robinson

Le 7 décembre 2005
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]