Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président
M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Iain Bonomy
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision rendue le :
13 décembre 2005
LE PROCUREUR
c/
SLOBODAN MILOSEVIC
__________________________________________
DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE REPRISE LIMITÉE DE L’EXPOSÉ DES MOYENS À CHARGE CONCERNANT LA BOSNIE ET LE KOSOVO ET ANNEXE CONFIDENTIELLE
__________________________________________
Le Bureau du Procureur :
Mme Carla Del Ponte
M. Geoffrey Nice
L’Accusé :
Slobodan Milosevic
Les Conseils commis d’office par la Chambre :
M. Steven Kay
Mme Gillian Higgins
L’Amicus Curiae :
M. Timothy McCormack
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal »), saisie d’une demande de reprise limitée de l’exposé des moyens à charge concernant la Bosnie et le Kosovo (la « Demande »), rend la présente décision.
1. Le 25 février 2004, le Bureau du Procureur (« l’Accusation ») a achevé de présenter ses moyens à charge contre Slobodan Milosevic (« l’Accusé »)1.
2. Le 12 juillet 2004, l’Accusation a déposé à titre confidentiel et ex parte une notification (Prosecution Notice of Potential Forthcoming Request to Re-Open Its Case in relation to Srebrenica Allegations, la « Notification »), dans laquelle elle évoquait « la possibilité de demander à reprendre ultérieurement l’exposé de ses moyens pour présenter certaines preuves concernant les accusations portées dans le volet Bosnie de l’acte d’accusation établi contre l’Accusé, notamment à propos de Srebrenica2 ». Elle indiquait en conclusion que « si demande de reprise de l’exposé des moyens à charge il devait y avoir, elle serait présentée dès que possible3 ».
3. Le 18 juillet 2005, l’Accusation a déposé la Demande, à laquelle était jointe l’annexe confidentielle A intitulée « Pièces pour lesquelles l’Accusation demande la reprise limitée de l’exposé de ses moyens concernant la Bosnie et le Kosovo » (« l’Annexe à la Demande »). Dans un document intitulé « Addendum à la demande et éclaircissements » (Addendum and Clarification, « l’Addendum »), déposé le 26 juillet 2005, l’Accusation a fourni des renseignements supplémentaires concernant l’une des pièces mentionnées dans l’Annexe à la Demande, corrigé une erreur qui s’y était glissée, et demandé qu’un document, omis par mégarde dans les écritures précédentes, soit inclus dans ladite Annexe et pris en compte par la Chambre lorsqu’elle examinerait la Demande. L’Accusation demandait, entre autres, que la Notification d’ex parte devienne inter partes, tout en demeurant officiellement confidentielle, ce qui lui fut accordé.
4. Le 31 août 2005, les conseils commis d’office ont déposé leurs conclusions en réponse à la Demande (la « Réponse »), ainsi que l’annexe A confidentielle (« l’Annexe A à la Réponse ») dans laquelle ils exposaient de manière détaillée leurs griefs concernant les pièces pour lesquelles l’Accusation demandait à reprendre l’exposé de ses moyens. Les conseils commis d’office sollicitaient par ailleurs l’autorisation de déposer une réponse dépassant le nombre limite de pages, au motif que cela est nécessaire « pour traiter en profondeur les questions soulevées et les nombreux documents sur lesquels s’appuyait l’Accusation4 ». Le 6 septembre 2005, les conseils commis d’office ont déposé un corrigendum à la Réponse, lequel comportait un seul paragraphe revenant sur certaines affirmations énoncées aux paragraphes 8 et 17 de la Réponse.
5. Le 7 septembre 2005, l’Accusation a déposé une réplique (la « Réplique »), tout en demandant, en application de l’article 126 bis, l’autorisation de le faire. Le 9 septembre 2005, l’Accusation a déposé un addendum à la Réplique (« l’Addendum à la Réplique »), sans toutefois demander l’autorisation de le faire.
6. La Chambre de première instance estime que les arguments et les renseignements présentés par les parties lui ont été utiles pour rendre sa décision. Partant, la Chambre accorde à l’Accusation l’autorisation de déposer la Réplique et l’Addendum, et accepte le dépôt d’une réponse de la Défense dépassant le nombre limite de pages.
7 L’article 85 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement »), qui fixe l’ordre de présentation des moyens de preuve au procès, dispose notamment :
A) Chacune des parties peut appeler des témoins à la barre et présenter des moyens de preuve. À moins que la Chambre n’en décide autrement dans l’intérêt de la justice, les moyens de preuve sont présentés dans l’ordre suivant :
i) preuves du Procureur ;
ii) preuves de la Défense ;
iii) réplique du Procureur ;
iv) duplique de la Défense ;
v) moyens de preuve ordonnés par la Chambre de première instance conformément à l’article 98 ci-après, et
vi) toute information pertinente permettant à la Chambre de première instance de décider de la sentence appropriée si l’accusé est reconnu coupable d’un ou plusieurs des chefs figurant dans l’acte d’accusation.
8. Bien que le Règlement soit muet sur ce point, il ressort de la jurisprudence du Tribunal qu’une Chambre de première instance peut autoriser l’Accusation à reprendre l’exposé de ses moyens « pour présenter de nouveaux éléments de preuve auxquels elle n’avait pas précédemment accès5 ».
9. Une fois achevé l’exposé principal de ses moyens, l’Accusation peut donc demander à présenter des éléments de preuve supplémentaires dans deux cas de figure distincts : soit elle demande à présenter des preuves pour réfuter les moyens à décharge, soit elle demande à présenter de nouvelles preuves en reprenant l’exposé de ses moyens. S’appliquent alors deux critères juridiques différents6 : le stade de la procédure et la teneur des éléments de preuve proposés sont à prendre en compte dans la décision. Bien que l’Accusation demande uniquement à reprendre l’exposé des moyens à charge et qu’elle ne sollicite pas, à défaut, l’autorisation de présenter des moyens en réfutation, la Chambre estime qu’une brève analyse des deux critères juridiques applicables permettra de mieux cerner les questions à trancher pour statuer sur la Demande et donner aux parties des indications utiles.
10. La Chambre d’appel Celebici a énoncé les conditions applicables pour chacun des cas de figure susmentionnés de la manière suivante. « [L]a [réfutation] doit porter sur une question importante directement soulevée par les moyens à décharge et que l’Accusation n’aurait pu raisonnablement prévoir7 ». Toutefois, lorsque les preuves portent sur « un élément essentiel du dossier que devait prouver l’Accusation », elles « [devraient] être produites lors de la présentation principale des moyens à charge et non dans le cadre d’une [réfutation] »8. De plus, même si l’Accusation n’a pas pu produire ces éléments de preuve lors de la présentation principale de ses moyens parce qu’elle n’en disposait pas à ce moment-là, ils ne sont pas pour autant admissibles en réfutation s’ils ne remplissent pas les conditions posées pour cela. Dans ce cas, précise l’Arrêt, « il s’agit seulement de nouveaux éléments de preuve, pour lesquels les conditions d’admissibilité sont différentes9 ».
11. Lorsqu’elle a défini les conditions applicables aux éléments de preuve obtenus récemment, la Chambre d’appel a estimé que « la question principale à prendre en compte lorsque l’on a à se prononcer sur une demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve pour permettre l’admission de nouveaux éléments est celle de savoir si, en faisant preuve de toute la diligence voulue, la partie requérante aurait pu mettre au jour et produire ces éléments dans le cadre de la présentation principale de ses moyens10 ». En observant que « c’est à l’Accusation de faire preuve de sa diligence11 », la Chambre d’appel a donné raison à la Chambre de première instance Celebici, laquelle avait estimé que la charge de la preuve pesait sur la partie désireuse de produire de nouveaux éléments de preuve12.
12. Même s’il est établi que la partie requérante a fait preuve de toute la diligence voulue, les Chambres de première instance ont, en vertu de l’article 89 D), la faculté de refuser la reprise de l’exposé des moyens de preuve si l’exigence d’un procès équitable l’emporte largement sur la valeur probante des preuves proposées13. À cet égard, il ressort clairement de la jurisprudence du Tribunal que « ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles, lorsque la justice du procès le commande » qu’une Chambre de première instance usera de son pouvoir discrétionnaire pour permettre à l’Accusation d’introduire de « nouveaux » éléments alors que les parties à la procédure pénale ont achevé de présenter leurs moyens de preuve respectifs14.
13. Selon la jurisprudence, trois éléments sont « à prendre en compte pour juger s’il serait équitable, pour les accusés, d’admettre de nouveaux éléments de preuve 15 », et sur les trois, deux seulement s’appliquent en l’espèce, où il y a un seul accusé : 1) le stade du procès auquel l’Accusation demande à produire les éléments de preuve en question, 2) le retard qui pourrait résulter de leur admission, notamment l’opportunité d’une suspension dans le contexte général du procès, et 3) l’incidence que la production de nouveaux éléments de preuve à l’encontre d’un accusé aurait sur un procès à accusés multiples 16. S’agissant du premier élément, d’autres décisions portant sur des demandes de reprise de l’exposé des moyens de preuve et s’inscrivant dans le droit fil des conclusions tirées par la Chambre de première instance Celebici ont ainsi paraphrasé ou précisé la notion de « stade avancé de la procédure » : « plus la demande de présenter de nouveaux éléments de preuve intervient tardivement dans le procès, moins la Chambre est susceptible d’y accéder17 ».
14. Pour statuer sur la Demande, la Chambre de première instance a donc examiné les questions suivantes :
i. Les éléments de preuve proposés ont-ils été obtenus après la fin de l’exposé des moyens à charge (« obtenus récemment ») ? Si tel n’est pas le cas, le test à effectuer pour décider des suites à donner à une demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve est inapplicable et les preuves proposées ne peuvent être admises dans le cadre d’une reprise de l’exposé principal des moyens à charge. Les conclusions de la Chambre sur ce point sont analysées dans la partie IV de la présente décision.
ii. Si les éléments de preuve proposés ont été obtenus récemment, auraient-ils pu être mis au jour et produits dans le cadre de l’exposé principal des moyens à charge si l’Accusation avait fait preuve de toute la diligence voulue ? Dans l’affirmative, les preuves proposées ne sauraient justifier la reprise par l’Accusation de l’exposé de ses moyens. Les conclusions de la Chambre sur ce point sont analysées dans la partie V de la présente décision.
iii. Si les éléments de preuve proposés n’auraient pas pu être mis au jour et produits dans le cadre de l’exposé principal des moyens à charge, même si l’Accusation avait fait preuve de toute la diligence voulue, la Chambre de première instance devrait -elle user de la faculté que lui donne l’article 89 D) de rejeter la Demande ? Les conclusions de la Chambre sur ce point sont analysées dans la partie VI de la présente décision.
15. S’agissant des éléments de preuve obtenus récemment, la Chambre a procédé en deux temps, comme l’exige le test à effectuer pour décider des suites à donner à une demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve. Elle a d’abord examiné les arguments avancés par l’Accusation au sujet de l’ensemble des preuves proposées, y compris les déclarations des témoins potentiels, afin de déterminer si cette dernière avait fait preuve de toute la diligence voulue. La Chambre a jugé qu’il y avait lieu de rejeter toutes les pièces qui, selon elle, auraient pu être mises au jour et produites pendant l’exposé des moyens à charge si l’Accusation avait fait preuve de toute la diligence voulue. La Chambre a ensuite examiné les pièces restantes et mis en balance la valeur probante de chacune d’entre elles et l’incidence fâcheuse que leur admission dans le cadre de l’exposé principal des moyens à charge pourrait avoir sur l’équité du procès. Les conclusions relatives aux pièces mentionnées dans la partie IV de la présente décision ont été adoptées à l’unanimité. Dans la partie V, les conclusions relatives aux pièces 15, 27, 35, 37, 42, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 54, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 76, 77, 78, 82, 85, 86 et 87, ainsi que celles concernant les témoins proposés B-345 et TA-378, ont également été adoptées à l’unanimité. S’agissant des pièces 13 et 21, les conclusions de la Chambre ont été tirées par une majorité de juges (Juges Kwon et Bonomy). En ce qui concerne les autres pièces examinées dans la partie susmentionnée, les conclusions de la Chambre ont été adoptées par une majorité de juges (Juges Robinson et Bonomy ). Les conclusions de la Chambre au sujet des pièces mentionnées dans la partie VI ont été adoptées à l’unanimité18. L’interprétation qui est donnée, dans la partie V, du critère juridique tiré de la diligence voulue dans le cadre de la présente espèce est celle d’une majorité de juges (Juges Robinson et Bonomy). Le point de vue du Juge Kwon sur cette question est exposé dans une opinion partiellement dissidente jointe à la présente décision.
16. L’Accusation demande à reprendre l’exposé principal de ses moyens afin de présenter six nouveaux témoins et cinquante nouveaux documents19. Ces témoins et ces documents se répartissent en cinq catégories, lesquelles « concernent des points fondamentaux de l’argumentation de l’Accusation20 », à savoir : le projet de procéder au nettoyage ethnique de la Bosnie en en chassant la population musulmane, projet qui remonte au moins à 1992, la participation de la VJ à la guerre en Bosnie entre 1992 et 1995, la participation du MUP de Serbie à la guerre en Bosnie entre 1992 et 1995, y compris aux massacres de Srebrenica, les dossiers de la VJ concernant des officiers de haut rang ayant pris part à la guerre en Bosnie, et le rôle joué par la VJ dans le massacre de Racak en 1999.
17. Dans la Demande, l’Accusation présente ainsi les témoins proposés et la déposition qui est attendue d’eux :
B-235, ancien membre de la VJ, figurait sur la liste des témoins lorsque des circonstances tragiques liées aux problèmes de santé du Président de la Chambre ont conduit l’Accusation à écourter l’exposé de ses moyens. Le deuxième témoin, B-345, qui lui ne figurait pas sur la liste des témoins, peut apporter des explications quant à la teneur de l’enregistrement vidéo des Scorpions et au but de la présence de l’unité des Scorpions dans la région, et présenter toutes les pièces en rapport avec cet enregistrement vidéo. Le troisième témoin, Slobodan Stojkovic, membre de l’unité des Scorpions, a réalisé l’enregistrement vidéo. Il peut authentifier la teneur de l’enregistrement vidéo et identifier avec une certitude absolue les auteurs des meurtres. Le quatrième témoin, Goran Stoparic, s’est vu refuser l’autorisation de témoigner quelques jours avant la fin de l’exposé des moyens à charge. […] Le cinquième témoin [connu sous le pseudonyme TA-378] est un témoin auriculaire des exécutions de prisonniers musulmans comme il apparaît sur l’enregistrement vidéo des Scorpions et a participé à l’enlèvement des corps. Le sixième témoin est TA-377, ancien commandant d’une section de chars T55 de la VJ stationnée à Urosevac/Ferizaj, au Kosovo. TA-377 a rapporté à des représentants de l’Accusation que, le 15 janvier 1999, sa section de chars avait pris position sur une colline surplombant le village de Racak et ouvert le feu sur le village21.
18. Les déclarations de cinq des six témoins proposés sont incluses dans la Demande en tant que preuves proposées. Toutefois, s’agissant du témoin TA-377, l’Accusation se contente de présenter la version expurgée des notes de l’enquêteur qui a procédé à son audition (« pièce 90 » dans la Demande). Il est par ailleurs indiqué dans la Demande que TA-377 n’a pas donné son accord à l’Accusation pour déposer en l’espèce 22. La Chambre estime que la pièce 90 ne saurait remplacer une déclaration de témoin en bonne et due forme et ne peut donc être versée au dossier. En outre, TA-377 ne peut être considéré comme un témoin potentiel dans le cadre d’une demande de reprise de l’exposé des moyens à charge s’il n’a pas expressément donné son accord pour venir déposer. Pour les motifs susmentionnés, la Chambre ne peut appliquer le test applicable pour décider des suites à donner à une demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve ni à ce document ni à ce témoin. La Demande est donc rejetée en ce qui concerne la pièce 90 et le témoin proposé TA-377.
19. Les preuves documentaires peuvent être rangées dans les cinq catégories énumérées par l’Accusation. Le seul document relevant de la première catégorie23 – le projet de procéder à un nettoyage ethnique de la Bosnie en en chassant la population musulmane – fait partie d’une série de documents provenant des archives du Corps de la Drina de la VRS. La deuxième catégorie – la part qu’aurait prise la VJ à la guerre en Bosnie – regroupe le reste des documents de la série susmentionnée, ainsi que deux certificats de nationalité, une carte d’identité, une attestation de promotion, un télégramme et un document dressant la liste des officiers de la VRS et de la VJ24. La troisième catégorie – la part qu’aurait prise le MUP de Serbie à la guerre en Bosnie – comprend trois rapports concernant le soutien apporté par le MUP de Serbie aux forces de la province autonome de Bosnie-Herzégovine occidentale dans la poche de Bihac, ainsi que deux documents faisant état de la présence de membres du MUP de Serbie à Trnovo25. Dans cette catégorie se trouvent également l’intégralité de l’enregistrement vidéo de l’unité des Scorpions, dont des extraits ont été présentés pendant l’audience du 1er juin 200526, et plusieurs documents connexes, dont dix documents faisant partie d’une série de rapports médico-légaux concernant les meurtres apparaissant sur l’enregistrement vidéo, quatre documents extraits d’une série de documents concernant les poursuites pour crimes de guerre engagées par une juridiction nationale, ainsi que quatre pièces concernant l’identification de victimes dépeintes dans la vidéo par leurs proches27. La quatrième catégorie comporte uniquement les dossiers de hauts responsables militaires de la VJ28. La pièce 90, déjà rejetée par la Chambre29, était le seul document entrant dans la cinquième catégorie.
20. Il est logique de déterminer en premier lieu si les preuves proposées ont été obtenues récemment et peuvent donc justifier la reprise de l’exposé des moyens à charge. Comme il a été mentionné plus haut, « la question principale à prendre en compte Sselon l’arrêt CelebiciC lorsque l’on a à se prononcer sur une demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve pour permettre l’admission de nouveaux éléments de preuve est celle de savoir si, en faisant preuve de toute la diligence voulue, la partie requérante aurait pu mettre au jour et produire ces éléments dans le cadre de l’exposé principal de ses moyens30 ». Dans la Notification datée de juillet 2004 et l’introduction de la Demande, il est néanmoins indiqué que certains documents ont été obtenus avant la fin de l’exposé principal des moyens à charge31, ce qui fait obstacle en principe à la reprise de l’exposé des moyens de preuve32. L’Accusation fait cependant valoir que « l’exclusion de certains de ces éléments pourrait entraîner une erreur judiciaire » et prie instamment la Chambre d’appliquer le critère d’admission des moyens de preuve en appel33. L’Accusation reprend cet argument dans sa Réplique, lorsqu’elle note que « selon le critère énoncé par la Chambre d’appel Celebici, le pouvoir discrétionnaire dont peut user la Chambre de première instance pour admettre des éléments de preuve s’inscrit dans le cadre des pouvoirs plus étendus que lui confèrent en la matière les paragraphes B), C) et D) de l’article 8934 ». Ignorant le libellé de l’Arrêt Celebici et la manière dont les Chambres avaient appliqué le test rigoureux à effectuer pour décider des suites à donner à une demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve, l’Accusation, une fois encore, prie instamment la Chambre d’adopter le critère d’admission tiré de « l’erreur judiciaire », en se fondant de toute évidence sur les « pouvoirs plus étendus » dont elle dispose :
Dans le cadre de ses pouvoirs plus étendus, la Chambre de première instance pourrait admettre des éléments de preuve qui auraient pu être découverts et/ou produits dans le cadre de l’exposé principal des moyens de preuve si la partie avait fait preuve de toute la diligence voulue. Il serait logique de fixer un critère d’admission plus strict, à savoir que l’exclusion des preuves proposées entraînerait une erreur judiciaire35.
21. Bien que l’Accusation ait raison d’affirmer que les Chambres de première instance peuvent parfois admettre des preuves qui auraient pu être produites dans le cadre de l’exposé principal des moyens de la partie requérante, cet argument n’est pas recevable dans le cadre d’une demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve. D’après l’Arrêt Celebici, si la partie demandant la reprise de l’exposé de ses moyens doit établir qu’elle a fait preuve de toute la diligence voulue pour obtenir gain de cause, cela ne suffit pas36. Ainsi, on ne saurait ici y substituer le critère d’admission tiré des pouvoirs « supplétifs » de la Chambre, que l’Accusation considère à tort être directement applicable à sa Demande37.
22. Cherchant à semer la confusion en ce qui concerne les critères juridiques applicables, l’Accusation fait peu de cas de la jurisprudence et de la pratique du Tribunal. Aucune autre Chambre de première instance n’a accepté le critère d’admission tiré de « l’erreur judiciaire » comme un substitut ou une alternative à celui, bien établi, tiré de la « diligence voulue », pour se prononcer sur les demandes de reprise de l’exposé des moyens de preuve. En outre, la Chambre de première instance observe que la Chambre d’appel a expressément approuvé l’utilisation de ce dernier critère en première instance, tout en développant sa propre jurisprudence concernant celui qui est applicable en appel38. De plus, même si la valeur probante des preuves proposées doit être prise en compte pour décider des suites à donner à une demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve, elle est à distinguer de la certitude que les preuves proposées « auraient » une incidence sur le jugement – qui est le critère applicable en appel39 - puisque l’analyse de la valeur probante des preuves n’appelle ni ne nécessite de la part de la Chambre qu’elle se prononce sur la question qui se pose en dernière analyse, celle de la responsabilité de l’accusé pour les crimes qui lui sont reprochés. Enfin, dans le cadre d’un examen d’une demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve, le défaut de diligence apparaît rédhibitoire : si la partie requérante ne peut établir que les preuves proposées n’auraient pas pu être obtenues et produites dans le cadre de l’exposé principal de ses moyens, la demande tombe, auquel cas la Chambre de première instance n’a pas à examiner la valeur probante des preuves en question40.
23. En conséquence, la Chambre de première instance estime qu’aucune des preuves dont l’Accusation disposait avant la fin de l’exposé de ses moyens, et qu’elle n’avait donc pas obtenue récemment, ne justifie la reprise de l’exposé des moyens à charge. C’est vrai tant des preuves qui n’ont pas été mises au jour ou produites en raison d’une inadvertance ou d’une omission de la part de l’Accusation que des preuves dont la Chambre a expressément refusé le versement au dossier dans le cadre de l’exposé principal des moyens à charge. En droit, contrairement à ce que l’Accusation soutient 41, il importe peu que les preuves appartenant à la deuxième catégorie n’aient pu être produites pour des raisons indépendantes de la volonté de l’Accusation. L’application du critère tiré de la diligence voulue – et bien sûr tout le processus de reprise de l’exposé des moyens de preuve – est limitée aux éléments de preuve « nouveaux », ce qui exclut par définition tout élément de preuve dont la partie requérante disposait avant la fin de l’exposé principal de ses moyens. Pareils éléments ne sauraient justifier la reprise de l’exposé des moyens de preuve. La Demande est donc rejetée en ce qui concerne les pièces 26, 31, 32, 69, 70, 71, 73 et 74, le document non numéroté mentionné dans l’Addendum et les témoins proposés B-235 et Goran Stoparic. En outre, pour les motifs exposés plus loin, la pièce 64 ne saurait justifier la reprise par l’Accusation de l’exposé de ses moyens car elle n’a pas été obtenue récemment42. L’Annexe confidentielle à la présente décision comporte une analyse détaillée de la décision prise par la Chambre au sujet de ces pièces et de celles mentionnées plus bas, après application du test en deux temps à effectuer pour décider des suites à donner à une demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve.
24. La deuxième question qui se pose est celle de savoir si la partie requérante a fait preuve de toute la diligence voulue pour ce qui est des pièces et des témoins potentiels restants. Ce n’est que dans l’affirmative que la valeur probante des éléments de preuve proposés et l’équité du procès seront prises en compte. Il ressort clairement de la jurisprudence du Tribunal que c’est à la partie sollicitant la reprise de l’exposé de ses moyens qu’il revient de prouver qu’elle a fait preuve de toute la diligence voulue43. En tant que partie requérante, l’Accusation pouvait en deux occasions – lors de la Demande initiale et lors de la Réplique – fournir des renseignements sur les efforts qu’elle avait déployés en vue de mettre au jour, de localiser et d’obtenir les éléments de preuve en question44. À ce propos, la Chambre note qu’en répondant dans sa Réplique aux griefs formulés par les Conseils commis d’office, l’Accusation est revenue sur les efforts qu’elle avait déployés afin d’obtenir certains des éléments de preuve proposés45.
25. S’agissant de plusieurs documents mentionnés dans la Demande, l’Accusation ne fait état d’aucune tentative de sa part de les mettre au jour, les localiser ou les obtenir, si ce n’est bien après le début ou juste avant la fin de l’exposé principal de ses moyens. Tout en reconnaissant les difficultés que rencontrent les parties devant le Tribunal pour mener des enquêtes et préparer des affaires d’une telle ampleur et complexité, la Chambre estime qu’une partie à la recherche d’éléments de preuve dont elle entend se servir dans le cadre de l’exposé principal de ses moyens ne devrait pas attendre que celui-ci soit commencé depuis plusieurs mois pour entreprendre les démarches nécessaires en vue de les obtenir. Un tel retard, surtout si la partie en question prévoit qu’il sera difficile d’obtenir ces éléments de preuve46, est incompatible avec la notion de diligence voulue47. La Demande est donc rejetée en ce qui concerne les pièces 30, 79, 80, 81, 83, 84, 88 et 89. La Chambre observe que les écritures de l’Accusation, aussi elliptiques soient -elles, indiquent qu’il se peut que les pièces 54, 56, 59 et 60 ne fassent pas partie des documents dont l’Accusation disposait avant la fin de l’exposé principal de ses moyens48. À supposer même que l’Accusation ne disposât pas de ces documents avant le 25 février 2004, il n’en reste pas moins que la catégorie de documents à laquelle ils appartenaient n’a fait l’objet d’aucune demande avant décembre 2003. Pour les motifs susmentionnés, la Demande est donc rejetée en ce qui concerne les pièces en question, quelle que soit la date à laquelle elles ont effectivement été obtenues par l’Accusation.
26. Que l’Accusation n’ait pas fait preuve de toute la diligence voulue, c’est d’autant plus évident qu’elle n’a entrepris de localiser ou d’obtenir les preuves proposées qu’après la fin de l’exposé de ses moyens et qu’elle ne s’est pas expliquée sur ce retard. La Demande est donc rejetée en ce qui concerne les pièces 15, 78, 82, 85, 86 et 87.
27. En revanche, lorsque la partie requérante n’a eu connaissance de l’existence même des preuves proposées qu’à un stade très avancé ou même après la fin de l’exposé de ses moyens, pour autant que cette ignorance est raisonnable vu les circonstances, le retard mis à chercher à les obtenir ne porte pas nécessairement à conclure qu’elle n’a pas fait preuve de toute la diligence voulue. De même, dans le cas exceptionnel où un accusé en fuite est le seul à posséder les preuves proposées, le fait que l’Accusation n’ait rien entrepris de particulier pour se les procurer ne signifie pas qu’elle n’a pas fait preuve de toute la diligence voulue, en particulier si elle n’a cessé de tout faire pour obtenir l’arrestation de l’accusé en question. Pour les motifs susmentionnés, la Chambre est convaincue que les pièces 13, 21, 37, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 57, 58, 61, 62, 63, 65, 66, 67, 68, 76 et 77, ainsi que les témoins proposés B-345 et TA-378, n’auraient pas pu, malgré toute la diligence voulue, être mis au jour et présentés dans le cadre de l’exposé principal des moyens à charge. S’agissant de la pièce 64, la Chambre considère que seule une partie de cette déclaration de témoin constitue une preuve potentielle qui n’aurait pu être présentée dans le cadre de l’exposé principal des moyens à charge. Étant donné que cette déclaration traite des mêmes questions et fournit les mêmes informations que la première déclaration de Goran Stoparic, la Chambre considère qu’elle n’a pas été découverte récemment et ne justifie pas de reprendre l’exposé des moyens à charge. On ne passera donc à la deuxième partie du test à effectuer pour décider des suites à donner à une demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve que pour les informations contenues dans cette déclaration qui ont été obtenues récemment49. S’agissant de la pièce 27, en revanche, la Chambre estime que l’Accusation ne peut raisonnablement soutenir qu’elle en ignorait l’existence. Vu la catégorie à laquelle elle appartient du fait de son origine, de sa teneur et de l’endroit où elle se trouvait, une partie ayant fait preuve de toute la diligence voulue l’aurait découverte à temps pour la produire dans le cadre de l’exposé principal de ses moyens. La Demande est donc rejetée en ce qui concerne cette pièce.
28. L’Accusation ne fournit à propos d’un certain nombre de pièces aucune information sur les efforts faits pour les mettre au jour, les localiser ou les obtenir, si ce n’est la date à laquelle elle les a finalement reçues. Faute de ces informations, et notamment de la date à laquelle l’Accusation a eu connaissance de l’existence de ces pièces ou a demandé leur communication, la Chambre n’est pas à même de déterminer si cette dernière a fait preuve de toute la diligence voulue. Puisqu’il incombe à la partie requérante seule de démontrer qu’elle a satisfait à la première partie du test à effectuer pour décider des suites à donner à une demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve, la Chambre ne peut que conclure qu’elle ne l’a pas fait si elle ne fournit pas suffisamment de renseignements pour permettre un examen approfondi de sa demande. Pour les motifs susmentionnés, la Chambre rejette la Demande en ce qui concerne les pièces 35, 42 et 75 et le témoin Slobodan Stojkovic.
29. La dernière série de pièces est constituée de documents provenant des archives du Corps de la Drina de la VRS. L’Accusation fait valoir qu’elle a fait preuve de toute la diligence voulue pour les obtenir mais qu’elle s’est heurtée à des autorités récalcitrantes dont le manque de coopération pendant l’exposé principal des moyens à charge l’a empêchée de se procurer les documents50. L’Accusation, comme elle le souligne elle-même, a pourtant fait largement usage de l’article 54 bis pour obtenir la production forcée d’informations pertinentes pour le procès et a présenté des demandes d’assistance, tant avant que pendant l’exposé principal de ses moyens51. Or, il ne semble pas que l’un quelconque des documents susmentionnés ait jamais fait l’objet d’une demande présentée en application de l’article 54 bis, et l’Accusation n’explique pas pourquoi, confrontée à un manque persistant de coopération, elle n’a pas eu recours à cette procédure. La Demande est donc rejetée en ce qui concerne les pièces 1, 4, 16, 17, 18, 19 et 23, au motif que l’Accusation n’a pas démontré qu’elle avait fait preuve de toute la diligence voulue.
30. De même, s’agissant de la pièce 6, l’Accusation explique dans la Réplique qu’elle a présenté plusieurs demandes d’assistance à son sujet mais ne fait état d’aucune tentative de sa part d’en obtenir la production forcée en application de l’article 54 bis. La Chambre note le laps de temps considérable qui sépare les deux premières demandes concernant la pièce 6 de celles présentées ultérieurement, qui ont abouti à la communication de cette pièce à l’Accusation, et l’absence d’explication sur l’apparente résignation de l’Accusation face au refus des autorités de communiquer le document en question. Si ce hiatus tient au fait que l’Accusation considérait que pareilles demandes seraient vaines puisque les autorités compétentes n’y répondraient pas, elle aurait dû inclure ce document dans la liste des documents dont elle a demandé la production forcée en application de l’article 54 bis, ou du moins expliquer dans sa Demande pourquoi elle ne l’avait pas fait52. Bien que la Chambre reconnaisse que le recours à l’article 54 bis ne devrait pas être pour les parties désireuses d’obtenir des preuves d’États l’unique – ou le principal – moyen de parvenir à leurs fins, elle estime que, dans les circonstances de la présente espèce, l’Accusation n’a pas fait preuve de toute la diligence voulue puisqu’elle n’a pas profité de l’ensemble des moyens à sa disposition pour obtenir des preuves, en particulier face au comportement jugé systématiquement obstructionniste des autorités en question53. La Chambre rejette donc la Demande en ce qui concerne la pièce 6.
31. Après avoir examiné les arguments de l’Accusation concernant la première partie du test à effectuer pour décider des suites à donner à une demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve, la Chambre estime qu’elle n’a démontré qu’elle avait fait preuve de toute la diligence voulue que pour 21 documents et l’un des témoins proposés, à savoir les pièces 13, 21, 37, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 57, 58, 61, 62, 63, 65, 66, 67, 68, 77, une partie de la pièce 64, et le témoin proposé B- 34554.
32. S’agissant de la pièce 77, la Chambre estime qu’il n’y a pas lieu de passer à la deuxième partie du test pour statuer sur la demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve. Lorsque l’Accusation a présenté sa demande, à la mi-juillet 2005, aucun des 13 gros dossiers du personnel qu’elle a soumis n’était traduit, de sorte que la Chambre n’aurait pu en apprécier la valeur probante, comme c’est nécessaire dans la deuxième partie du test. Depuis lors, des extraits de plusieurs de ces dossiers, accompagnés de leur traduction, ont été présentés et admis en tant que pièces à charge dans le cadre du contre-interrogatoire de témoins de la Défense 55. Étant donné que la pièce 77 fait partie de ce petit groupe de dossiers du personnel dont des extraits traduits ont déjà été versés au dossier, la demande d’admission présentée par l’Accusation à son sujet comme justification à une reprise de l’exposé principal de ses moyens est sans objet et donc rejetée56.
33. La Chambre de première instance doit à présent user du pouvoir général d’appréciation que lui confère l’article 89 D) pour accueillir ou rejeter la Demande en ce qui concerne les preuves pour lesquelles l’Accusation a démontré qu’elle avait fait preuve de toute la diligence voulue, à savoir les pièces 13, 21, 37, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 57, 58, 61, 62, 63, 65, 66, 67 et 68, une partie de la pièce 64, et le témoin proposé B-345. Dans l’exercice de ce pouvoir, qui exige de mettre en balance la force probante des moyens de preuve et la nécessité de garantir un procès équitable, la Chambre de première instance n’oublie pas que « ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles, lorsque la justice du procès le commande » qu’une partie sera autorisée à reprendre l’exposé de ses moyens pour produire de nouveaux éléments57.
34. Comme les conseils commis d’office l’ont fait remarquer dans leur Réponse, « [l]a demande présentée par l’Accusation en vue de reprendre l’exposé de ses moyens a été déposée le 18 juillet 2005, alors que l’Accusé avait déjà plus qu’à moitié présenté ses moyens58 ». Les conseils commis d’office font valoir que l’acceptation de la Demande porterait à tout le moins doublement atteinte au droit fondamental de l’Accusé à un procès équitable. En premier lieu, si un nombre important de preuves à charge était produit à un stade avancé du procès, l’Accusé en souffrirait dans la présentation de sa défense car « si les documents et les témoignages proposés avaient été versés au dossier avant le début de l’exposé des moyens à décharge, [il] aurait utilisé différemment le temps qui lui a été alloué59 ». En deuxième lieu, les conseils commis d’office soutiennent que les arguments de l’Accusation et son estimation du temps supplémentaire qu’il leur faudrait si les preuves proposées étaient admises, sont « malhonnêtes et ne tiennent pas compte du droit de l’Accusé à un procès équitable60 ». Selon eux, un retard certain serait causé par le fait qu’il faudrait bien plus de témoins pour justifier l’admission des preuves visées par la Demande61, et que, pour répondre aux exigences de l’article 21 4) b) du Statut, « la reprise de l’exposé des moyens à charge entraînerait inévitablement une suspension du procès pour donner à l’Accusé le temps d’enquêter et de préparer sa défense au sujet des nouveaux éléments de preuve présentés62 ». Marquant leur désaccord avec l’estimation de six jours faite par l’Accusation 63, les conseils commis d’office affirment qu’« il est réaliste de prévoir que la clôture du procès en serait retardée d’au moins trois mois64 ».
35. L’Accusation n’a pas présenté d’autres arguments au sujet de cette partie du test que ceux avancés dans la demande initiale. La Réplique ne répond pas directement aux arguments avancés par les conseils commis d’office dans la Réponse. S’agissant de la question de savoir si la Demande est intervenue à un stade avancé du procès, l’Accusation reconnaît que le procès était déjà « relativement bien avancé » à la mi-juillet 2005, mais se contente de faire remarquer que, puisque l’Accusé n’avait pas encore achevé l’exposé de ses moyens concernant le volet Kosovo, « les preuves pouvaient être produites avant la fin de l’exposé des moyens à décharge concernant le volet Kosovo et avant que l’Accusé ne cite son premier témoin dans le cadre du volet Bosnie, ce qui préservait son droit à un procès équitable65 ». En ce qui concerne la question du retard et du préjudice que pourrait subir l’Accusé, l’Accusation est partie de l’idée que la Chambre trancherait la Demande du 18 juillet 2005 suffisamment tôt pour permettre à l’Accusé et à son équipe de juristes « d’examiner les pièces visées par la Demande pendant les vacances judiciaires d’été et de revoir en conséquence l’exposé de ses moyens66 ». Tout en reconnaissant que « [l’]Accusé et les conseils commis d’office devraient […] avoir la possibilité d’exposer leurs griefs concernant les documents proposés 67 », l’Accusation, dans sa Demande, semble prévoir qu’ils les formuleraient à temps pour que la Chambre les prenne en compte lorsqu’elle statuerait sur la Demande dans les quatre jours de sa réception 68, à moins qu’elle n’accueille la Demande sans attendre la réponse de l’Accusé ou de ses conseils commis d’office69. En somme, de tels arguments méconnaissent l’importance des éléments à prendre en compte dans le cadre de l’examen d’une demande de reprise de l’exposé des moyens.
36. Vu la jurisprudence en la matière et les conclusions présentées par les parties, la Chambre a mis en balance d’une part la valeur probante des pièces pour lesquelles le critère tiré de la diligence voulue était rempli et d’autre part le stade avancé du procès, la certitude que l’admission des moyens de preuve proposés occasionnerait quelque retard, et l’importance probable d’un tel retard. La Chambre rejette en particulier l’estimation faite par l’Accusation du nombre de journées d’audience supplémentaires nécessaire s’il était fait droit à sa demande, nombre qui ne serait que de six, ainsi que l’argument selon lequel l’admission de nouveaux documents n’entraînerait ni retard ni suspension du procès. La Chambre estime qu’il faudrait beaucoup plus de temps. L’Accusation ne précise pas la procédure qui serait suivie pour l’admission des nombreux documents pour lesquels elle demande à reprendre l’exposé de ses moyens, si ce n’est – peut-être – pour les déclarations de témoin proposées. S’il est vrai que la Chambre a déjà admis des documents qui n’avaient pas été présentés par l’intermédiaire de témoins, il n’est pas certain que les documents proposés par l’Accusation puissent être admis sur la base des principes énoncés précédemment par la Chambre de première instance70. Partant, il est possible qu’il faille citer à comparaître des témoins supplémentaires pour authentifier ces documents. En outre, l’Accusé aurait besoin de davantage de temps pour préparer sa défense compte tenu de ces nouveaux moyens de preuve et aurait le droit non seulement de contre-interroger les témoins à charge, mais aussi de présenter des moyens de preuve pour réfuter ceux qui auront été admis dans le cadre d’une reprise de l’exposé principal des moyens à charge.
37. Dans sa décision sur les conditions d’une reprise de l’exposé des moyens de preuve qui fait autorité, la Chambre de première instance Celebici a conclu :
La Chambre de première instance doit procéder avec circonspection pour éviter que l’accusé ne soit victime d’une injustice. En conséquence, ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles, lorsque la justice du procès le commande, que la Chambre usera de son pouvoir discrétionnaire pour permettre à l’Accusation d’introduire de nouveaux éléments alors que les parties à la procédure pénale ont achevé de présenter leurs moyens de preuve respectifs71.
Même si la partie requérante n’est pas tenue d’établir l’existence de « circonstances exceptionnelles72 », cette expression décrit clairement les conditions dans lesquelles une reprise de l’exposé des moyens de preuve est envisageable et doit guider les Chambres de première instance dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire. Ce principe général vaut donc tout particulièrement pour l’appréciation de la valeur probante dans le cadre de la deuxième phase de l’analyse d’une demande de reprise de l’exposé des moyens de preuve. Le droit de l’accusé à un procès équitable et rapide étant garanti par le Statut, le Règlement et la jurisprudence du Tribunal73, la Chambre estime que seule la force probante particulièrement grande des moyens de preuve proposés justifie la reprise, à titre exceptionnel et au prix d’un retard certain, de l’exposé principal des moyens à charge afin d’admettre des preuves, alors que le procès est déjà bien avancé puisqu’il s’est ouvert trois ans et demi avant que la Demande soit présentée. Dans les circonstances propres à la présente espèce, compte tenu notamment des modes de participation allégués dans les actes d’accusation74 et des nombreuses preuves des crimes sous-jacents déjà présentées par l’Accusation dans le cadre de l’exposé principal de ses moyens, la Chambre de première instance est d’avis que les preuves proposées doivent concerner de près la responsabilité pénale individuelle de l’Accusé pour que leur valeur probante soit jugée suffisante pour justifier une reprise de l’exposé des moyens de preuve. En outre, comme l’appréciation de la valeur probante est liée ici à une demande d’admission de nouveaux moyens de preuve, les éléments de preuve proposés qui font en grande partie double emploi avec les moyens de preuve déjà admis dans le cadre de l’exposé principal des moyens à charge ne sauraient justifier une reprise par l’Accusation de l’exposé de ses moyens. La valeur probante éventuelle de ces preuves ne pourrait en effet compenser le retard causé par leur admission.
38. Pour les motifs exposés de manière détaillée dans l’Annexe confidentielle, la Chambre conclut que la valeur probante des pièces pour lesquelles il a été démontré que l’Accusation avait fait preuve de toute la diligence voulue ne suffit pas à justifier leur admission et la reprise de l’exposé principal des moyens à charge. Bien que la plupart de ces pièces aient une certaine force probante pour ce qui est des crimes sous-jacents reprochés dans les actes d’accusation, aucune n’est importante pour se prononcer sur la question qui se pose en dernière analyse, celle de la responsabilité de l’Accusé pour les crimes qui lui sont imputés. Aucun des moyens de preuve proposés n’ajoute quoi que ce soit à ceux déjà présentés au sujet de la responsabilité pénale individuelle de l’Accusé. La Demande présentée par l’Accusation en vue de reprendre l’exposé de ses moyens est donc rejetée en ce qui concerne ces pièces.
39. En application des articles 54 et 126 bis du Règlement, la Chambre de première instance DÉCIDE, à l’unanimité, ce qui suit :
i. La Notification, initialement confidentielle et ex parte, est désormais confidentielle et inter partes.
ii. Les conseils commis d’office sont autorisés à déposer une réponse dépassant le nombre limite de pages.
iii. L’Accusation est autorisée à déposer sa réplique.
iv. La Demande est rejetée.
40. Le Juge Kwon joint une opinion individuelle à la présente décision.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le 13 décembre 2005
La Haye (Pays-Bas)
Le Président de la Chambre
de première instance
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Patrick Robinson
[Sceau du Tribunal]