Affaire n° : IT-02-54-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président
M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Iain Bonomy

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
18 janvier 2006

LE PROCUREUR

c/

SLOBODAN MILOSEVIC

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DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE CERTIFICATION D’APPEL PRÉSENTÉE PAR L’ACCUSATION EN APPLICATION DE L’ARTICLE 73 B) DU RÈGLEMENT

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Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte
M. Geoffrey Nice

L’Accusé :

Slobodan Milosevic

Les Conseils commis d’office par la Chambre :

M. Steven Kay
Mme Gillian Higgins

L’Amicus Curiae :

M. Timothy McCormack

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal  »),

SAISIE de la demande de certification d’appel déposée en application de l’article  73 B) du Règlement le 20 décembre 2005 (Prosecution’s Request for Certification of Appeal Under Rule 73(B), la « Demande »), par laquelle l’Accusation a demandé à la Chambre de première instance de certifier l’appel interlocutoire envisagé contre la Décision relative à la demande de reprise limitée de l’exposé des moyens à charge concernant la Bosnie et le Kosovo rendue le 13 décembre 2005 (la « Décision »),

ATTENDU que l’Accusation demande la certification « uniquement en ce qui concerne l’enregistrement vidéo des Scorpions et les pièces y afférentes, notamment les dépositions des témoins B-345 et TA-3781  »,

ATTENDU que la Défense n’a pas déposé de réponse à la Demande,

ATTENDU que l’article 73 B) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement ») précise qu’une Chambre de première instance ne peut certifier un appel interlocutoire qu’après avoir vérifié que deux conditions sont remplies, à savoir que 1) la décision touche une question susceptible de compromettre sensiblement l’équité et la rapidité du procès, ou son issue, et que 2) son règlement immédiat par la Chambre d’appel pourrait concrètement faire progresser la procédure2,

ATTENDU que, selon l’Accusation, la Chambre de première instance a commis dans la Décision quatre erreurs de droit et de fait, à savoir :

i. elle a appliqué aux moyens de preuve en question des conditions trop strictes ;

ii. elle n’a pas reconnu l’importance des preuves indirectes ;

iii. ce faisant, elle n’a pas accordé la valeur qui convenait aux éléments de preuve, dans l’exercice du pouvoir d’appréciation qu’elle tient de l’article 89 D) du Règlement  ;

iv. elle a, à tort, découpé artificiellement le témoignage de B-345 et n’a pas tenu dûment compte du fait que B-345 était un témoin entièrement nouveau3  ;

ATTENDU que l’Accusation fait valoir que la première condition est remplie, « la Chambre [ne lui] ayant pas laissé la possibilité de présenter des preuves essentielles », de sorte que l’issue du procès en sera gravement affectée4  ; et ATTENDU, en particulier, que « la question posée serait susceptible d’affecter gravement la rapidité du procès, [car si] la Chambre d’appel décidait finalement de renvoyer la question devant la Chambre de première instance pour un réexamen, non seulement le procès s’en trouverait retardé, mais son équité serait en cause5 »,

ATTENDU que, pour affirmer que la deuxième condition est remplie, l’Accusation avance deux arguments : premièrement, elle fait valoir que « pour cette même raison  », à savoir le rejet, dans la Décision, de sa demande de présenter des preuves importantes, « le règlement de la question à ce stade, et non pas au stade de l’appel sur le fond, pourrait concrètement faire progresser la procédure – ou plutôt, [selon elle], fera concrètement progresser la procédure6  » ; deuxièmement, elle soutient que « on ne saurait attendre le stade de l’appel, [car] il serait nettement préférable et plus juste de présenter ces preuves à la Chambre de première instance maintenant7  »,

ATTENDU que si la Demande indique à bon droit que « dans ses récentes décisions, la présente Chambre a insisté sur le fait que “[l]e bien-fondé du raisonnement sur lequel repose une décision n’est pas à considérer dans le cadre d’une demande de certification d’un appel de cette décision” »8, accueillir les arguments avancés par l’Accusation à propos de la première condition reviendrait à reconnaître que les preuves en question pourraient avoir une large incidence sur l’issue du procès9,

ATTENDU qu’à l’appui de sa Décision concernant ces pièces, la Chambre a affirmé que « les preuves proposées [devaient] concerner de près la responsabilité pénale individuelle de l’Accusé pour que leur valeur probante soit jugée suffisante pour justifier une reprise de l’exposé des moyens de preuve10  » et que, par conséquent, toute preuve rejetée par la Chambre de première instance au stade de l’appréciation de la valeur probante a été considérée comme ne concernant pas de près la question de droit posée en dernière analyse dans cette affaire, à savoir celle de la responsabilité pénale individuelle de l’Accusé pour les crimes qui lui sont reprochés dans les différents volets de l’acte d’accusation,

ATTENDU par conséquent que la question réglée par la Décision n’aurait pas d’incidence importante sur l’issue du procès,

ATTENDU qu’il résulte du Règlement, de la jurisprudence et de la pratique du Tribunal que l’Accusation peut présenter des moyens de preuve supplémentaires en appel s’ils remplissent les conditions posées11,

ATTENDU qu’un règlement immédiat de la question par la Chambre d’appel n’est pas nécessaire, l’Accusation conservant la possibilité de soulever cette question au stade de l’appel sur le fond, et de demander alors l’admission des moyens de preuve,

ATTENDU, par conséquent, que même si la Chambre considérait que la première condition était remplie, la seconde ne le serait pas12,

ATTENDU que l’article 73 B) a pour objet d’empêcher la certification de l’appel à moins que la partie requérante démontre que les deux conditions sont remplies13,

EN APPLICATION des articles 54 et 73 B) du Règlement,

REJETTE la Demande.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
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Patrick Robinson

Le 18 janvier 2006
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Demande, par. 2.
2 - Voir Le Procureur c/ Halilovic, affaire n° IT-01-48-PT, Décision relative à la demande de certification en vue de former un appel interlocutoire contre la « Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins d’autorisation de modifier l’acte d’accusation », 12 janvier 2005 (la « Décision Halilovic »), p. 1 ; Le Procureur c/ Milosevic, affaire n° IT-02-54-T, Décision portant sur la requête de l’Accusation aux fins de certifier l’appel de la « Décision relative à la demande de l’Accusation concernant une procédure de voir dire » rendue par la Chambre de première instance, 20 juin 2005 (la « Décision Milosevic de juin 2005 »), par. 2.
3 - Demande, par. 8.
4 - Ibidem, par. 14.
5 - Ibid., par. 20.
6 - Ibid., par. 14.
7 - Ibid., par. 41.
8 - Ibid., par. 13 (citant la Décision Milosevic de juin 2005, supra note de bas de page 2, par. 4).
9 - Il semble que l’Accusation le reconnaisse dans sa Demande. Voir ibid., par. 21 (« La question de savoir si cette question est ou non susceptible de mettre en cause gravement l’équité et de peser sur l’issue du procès est sans aucun doute liée à celle de l’importance des éléments de preuve dont la Décision a exclu l’admission »).
10 - Milosevic, Décision relative à la demande de reprise limitée de l’exposé des moyens à charge concernant la Bosnie et le Kosovo, 13 décembre 2005 (la « Décision »), par. 37.
11 - Voir Le Procureur c/ Krstic, affaire n° IT-98-33-A, Décision relative aux requêtes aux fins d’admission de moyens de preuve supplémentaires en appel, 5 août 2003, p. 4. L’Accusation sait parfaitement que telle est la règle au Tribunal. Voir Décision, par. 20 et 22 (qui résument, pour les rejeter, les arguments avancés par l’Accusation dans sa demande initiale de reprise de l’exposé des moyens et dans sa réplique ultérieure, dans lesquelles elle priait instamment la Chambre de première instance d’appliquer en première instance un critère applicable en appel).
12 - Voir Le Procureur c/ Strugar, affaire n° IT-01-42-T, Décision relative à la requête de la Défense aux fins de certification, 17 juin 2004, par. 8 (par laquelle la Chambre a rejeté une demande de certification au motif notamment que « la question du bien-fondé de la décision […] pourra alors être invoquée en appel suivant la procédure habituelle et au moment opportun. Ceci permettrait de créer des conditions plus favorables à un examen complet et attentif des points juridiques importants ainsi soulevés. »)
13 - Décision Halilovic, supra note de bas de page 2, p. 1 ; Le Procureur c/ Marijacic et Rebic, affaire n° IT-95-17-R77.2, Decision on Prosecution Motion to Request Certification of Appeal, 25 octobre 2005, p. 3.