Affaire n° : IT-03-69-AR65.1
IT-03-69-AR65.2

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Theodor Meron, Président
M. le Juge Fausto Pocar
Mme le Juge Florence Mumba
M. le Juge Mehmet Güney
Mme le Juge Weinberg de Roca

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
11 novembre 2004

LE PROCUREUR

c/

JOVICA STANISIC
FRANKO SIMATOVIC

__________________________________________

DECISION RELATIVE A LA REQUETE DE L’ACCUSATION DEPOSEE EN APPLICATION DE L’ARTICLE 115 DU REGLEMENT AUX FINS DE PRESENTER DES MOYENS DE PREUVE SUPPLEMENTAIRES DANS LE CADRE DE SON APPEL DES DECISIONS RELATIVES A LA MISE EN LIBERTE PROVISOIRE

__________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Dermot Groome
M. David Re

Les Conseils des Accusés :

MM. Geert-Jan Alexander Knoops et Wayne Jordash pour Jovica Stanisic
M. Zoran Jovanovic pour Franko Simatovic

I. Rappel de la procédure

1. L’Accusation a déposé une demande aux fins d’autorisation d’interjeter appel1 de deux décisions de la Chambre de première instance III, rendues le 28 juillet [2004] (les « Décisions attaquées »)2, faisant droit aux demandes de mise en liberté provisoire de l’accusé Franko Simatovic et de l’accusé Jovica Stanisic. Le 30 septembre, un collège de la Chambre d’appel a fait droit à la demande de l’Accusation3. L’Accusation demande à présent à la Chambre d’appel de pouvoir présenter des moyens de preuve supplémentaires, en application de l’article 115 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement ») dans le cadre de son appel desdites décisions4.

II. Le droit applicable

A. L’applicabilité de l’article 115 du Règlement aux appels interlocutoires en vertu de l’article 65 du Règlement

2. À l’appui de sa Requête, l’Accusation affirme que la Chambre d’appel a jugé que, dans le cadre d’appels interjetés en vertu de l’article 65 du Règlement, les parties devraient « suivre la procédure qui est de règle pour l’admission de moyens de preuve supplémentaires », et que ce n’est que par le biais de l’article 115 que des moyens de preuve supplémentaires peuvent être admis5.

3. La prise de position ci-dessus sur laquelle s’appuie l’Accusation se trouve dans une décision de la Chambre d’appel relative à l’appel d’une décision de mise en liberté provisoire dans l’affaire Sainovic et Ojdanic6. Dans cette affaire, l’Accusation avait présenté devant la Chambre de première instance des arguments selon lesquels les deux accusés avaient déclaré auprès des médias qu’ils ne se livreraient pas de leur plein gré. Les accusés n’avaient pas contesté ce fait devant la Chambre de première instance. En appel, l’Accusation « a précisé sa position en citant des déclarations spécifiques faites par les accusés ou leurs conseils7 ». Les accusés n’ont pas réagi au sujet de ces déclarations devant la Chambre d’appel. La Chambre d’appel a précisé qu’elle ne tiendrait pas compte, en appel, de ces déclarations ni de l’absence de réponse des accusés à leur sujet car l’Accusation n’avait pas observé la procédure qui est de règle pour l’admission de moyens de preuve supplémentaires8.

4. Bien que l’Accusation invoque ce précédent dans Sainovic et Ojdanic à l’appui de son droit de demander l’application de l’article 115 du Règlement, l’observation faite par la Chambre d’appel dans la décision en question ne signifie pas de façon claire que l’article 115 est applicable aux appels interlocutoires formés en vertu de l’article 65 du Règlement. Toutefois, la Chambre d’appel relève que la pratique qui ressort de ses décisions antérieures montre clairement que l’article 1159 doit s’appliquer aux appels interlocutoires formés en vertu de l’article 6510. Dans chacune de ces décisions, la Chambre d’appel est partie du principe que des moyens de preuve supplémentaires pouvaient être admis dans le cadre d’un appel formé en vertu de l’article 65 du Règlement11.

5. Une interprétation littérale de l’article 115 du Règlement permet de penser qu’il est possible de présenter des moyens de preuve supplémentaires en appel seulement lorsqu’il est fait appel d’un jugement et que cet article ne peut s’appliquer dans le cadre des appels interlocutoires. Le paragraphe A de l’article 115, qui fixe le délai pour déposer une requête en application dudit article, mentionne « la date du jugement », alors que le paragraphe B, qui précise le critère d’admissibilité de ces moyens de preuve supplémentaires, dit que la Chambre d’appel tient compte de ceux-ci pour rendre un « arrêt définitif ».

6. En outre, l’article 107 du Règlement, qui prévoit que :

Les dispositions du Règlement en matière de procédure et de preuve devant les Chambres de première instance s’appliquent, mutatis mutandis, à la procédure devant la Chambre d’appel,

n’est ici d’aucune utilité puisque l’Accusation ne demande pas à pouvoir appliquer à une procédure en appel un article prévu pour une procédure devant une Chambre de première instance, mais à pouvoir appliquer à un appel interlocutoire une procédure prévue dans le cadre de l’appel d’un jugement.

7. Bien que l’article 115 ne semble pas à première vue être applicable dans le cadre des appels interlocutoires formés en application de l’article 65 du Règlement, la Chambre d’appel a estimé dans des décisions antérieures, comme cela a été signalé plus haut, qu’il pouvait s’appliquer. La Chambre d’appel considère que sa fonction consistant à examiner les décisions de la Chambre de première instance au cas où celle-ci aurait commis une erreur justifie cette pratique. Lorsqu’elle décèle effectivement une telle erreur, et qu’elle est suffisamment informée des questions de l’espèce, il est loisible à la Chambre d’appel, au lieu de renvoyer la décision pour réexamen à la Chambre de première instance, d’y substituer la sienne propre12. Lorsque la Chambre d’appel choisit de procéder ainsi devant une erreur commise par la Chambre de première instance, il est légitime qu’elle accepte de considérer des éléments de preuve dont celle-ci ne disposait pas.

B. Critère d’admissibilité selon l’article 115 du Règlement

8. Pour que des moyens de preuve supplémentaires soient présentés en appel en application de l’article 115 du Règlement, la partie intéressée doit établir qu’ils n’étaient pas disponibles au procès et n’auraient pu être découverts malgré toute la diligence voulue, qu’ils concernent une question essentielle et qu’ils sont fiables, et qu’ils auraient pu peser dans la décision contestée. Si ladite partie ne peut établir que les moyens de preuve n’étaient pas disponibles au procès, la Chambre d’appel peut quand même les admettre si cette partie démontre que leur exclusion aboutirait à une erreur judiciaire dans la mesure où si ces moyens avaient été disponibles au procès, ils auraient influé sur la décision13.

III. Moyens de preuve supplémentaires

9. L’Accusation affirme que les moyens de preuve supplémentaires qu’elle demande à présenter à l’appui de son appel interlocutoire se rapportent à la question des garanties du Gouvernement concernant la comparution des accusés au procès s’ils étaient mis en liberté provisoire, évoquée aux paragraphes 22 à 27 de la décision attaquée concernant Franko Simatovic et aux paragraphes 23 à 29 de la décision attaquée concernant Jovica Stanisic. Les moyens de preuve se composent de trois documents  : Annexe 1 – Déclaration du Chef de la Division des enquêtes du Bureau du Procureur concernant la fuite de l’accusé Goran Hadzic le 13 juillet 2004 et Déclaration faite à la presse par Mme Carla Del Ponte, en date du 19 juillet 2004 ; Annexe 2 – Rapport du Procureur au Président du Tribunal international en date du mois d’avril 2004  ; Annexe 3 – Enregistrement vidéo et texte de la transcription d’une interview avec le Premier Ministre serbe Vojislav Kostunica diffusée en avril 2004.

A. Annexe 1 – Déclaration du Chef de la Division des enquêtes du Bureau du Procureur en ce qui concerne la fuite de l’accusé Goran Hadžic

10. Les moyens de preuve supplémentaires contenus dans l’Annexe 1 de la Requête de l’Accusation exposent de façon détaillée le contexte dans lequel a eu lieu la transmission de l’acte d’accusation et du mandat d’arrêt au Ministère des Affaires étrangères de la SerbieetMonténégro et à son ambassade à La Haye le 13 juillet  2004, et la fuite ultérieure de Goran Hadžic depuis sa résidence à Novi Sad en Serbie 14. L’Annexe 1 se compose d’une déclaration en date du 8 octobre 2004 de M. Patrick Lopez-Terres, Chef de la Division des enquêtes du Bureau du Procureur, et d’une déclaration du Procureur, intitulée « Conférence de presse donnée par le Procureur Carla Del Ponte – 19 juillet 2004 ». Ces deux documents tendent à donner une explication complète des circonstances de la disparition de l’accusé Goran Hadžic le 13 juillet 200415. L’Accusation affirme que ces éléments présentent un grand intérêt par rapport à la question des garanties de représentation, et que la crédibilité et la fiabilité desdits éléments « ne doivent pas être contestées »16. Elle avance que ces éléments auraient pu constituer un facteur décisif dans la décision de la Chambre de première instance car ils concernent la validité même des garanties de représentation émises par les gouvernements de la République de Serbie et de la SerbieetMonténégro. Elle soutient qu’ils s’ajoutent aux éléments relatifs à la coopération présentés par le Ministre de la Justice de la République de Serbie à l’audience, et que si la Chambre de première instance avait pu en bénéficier, ils auraient pu constituer un facteur décisif dans ses conclusions quant au poids et à la fiabilité des garanties offertes17.

11. En réponse, Jovica Stanisic fait valoir que même s’il s’avère que ces documents n’étaient pas disponibles avant la tenue des débats devant la Chambre de première instance, l’Accusation doit démontrer que l’intérêt de la justice justifie qu’ils soient versés au dossier18.

12. Jovica Stanisic affirme également que ces moyens de preuve n’ont rien à voir avec la validité des garanties de représentation en ce qui le concerne. Ils n’indiquent que la façon dont les autorités de Serbie-et-Monténégro ont réagi face à la situation de Goran Hadžic, ce qui est sans rapport avec la façon dont elles ont traité son cas personnel. Il soutient que les événements qui y sont décrits « se rapportent à une autre situation, à savoir une personne qui n’est pas transférée au siège du Tribunal SinternationalC » et que « la question de l’exécution d’un mandat d’arrêt se distingue en droit et en fait d’une situation où la mise en liberté provisoire doit être appréciée en fonction des garanties19  ».

13. En réponse, Franko Simatovic déclare que les moyens supplémentaires contenus dans l’Annexe 1 n’auraient pu constituer un facteur décisif dans la décision prise par la Chambre de première instance. Il affirme qu’ils se rapportent à « un manquement de la part des autorités compétentes d’un État dans une situation réelle » et non à une attitude générale de non coopération de la part des autorités compétentes20. En outre, il dit que le fait que le Bureau du Procureur est présent sur le terrain et prend des mesures relevant de la compétence du Ministère de l’Intérieur de la République de Serbie montre qu’il existe une coopération entre le Bureau du Procureur et les autorités de la Serbie21.

Analyse

14. Selon l’Accusation, les moyens de preuve supplémentaires produits dans l’Annexe  1 ont été recueillis ultérieurement aux Décisions attaquées rendues par la Chambre de première instance. De fait, les deux Accusés ne contredisent pas l’Accusation, qui affirme que ces moyens étaient clairement non disponibles avant que la Chambre de première instance rende les Décisions attaquées. De l’avis de la Chambre d’appel, cependant, l’Accusation disposait manifestement de ces moyens avant que les Décisions attaquées soient rendues et il est trompeur de sa part de soutenir le contraire.

15. La Chambre de première instance a rendu les Décisions attaquées le 28 juillet  2004. Les informations contenues dans la déclaration du Chef de la Division des enquêtes du Bureau du Procureur ont trait à des enquêtes portant sur la fuite de Goran Hadzic de la Serbie le 13 juillet 2004. À cette déclaration est jointe une déclaration faite à la presse par le Procureur le 19 juillet 2004, dans laquelle celui-ci donne tous les détails de la fuite, des informations sur les enquêtes qui ont suivi et sur les communications avec le Gouvernement serbe. L’Accusation disposait de toutes ces informations avant que la Chambre de première instance rende les Décisions attaquées le 28 juillet 2004 et, par conséquent, aurait pu demander à la Chambre de première instance, par une requête, d’être autorisée à verser ces éléments au dossier avant le 28 juillet.

16. La déclaration du Chef de la Division des enquêtes du Bureau du Procureur, bien que datée du 8 octobre, c’est-à-dire après la date à laquelle les Décisions attaquées ont été rendues, ne donne aucune nouvelle information dont l’Accusation n’ait pas disposé avant le 28 juillet. Cette déclaration confirme simplement l’exactitude de celle qu’a faite à la presse le Procureur le 19 juillet, et les informations y figurant, puis précise que Goran Hadžic n’a toujours pas été arrêté et que les autorités de Serbie-et-Monténégro ne se sont conformées à la demande du 13 juillet les priant de fournir les raisons du défaut d’exécution du mandat d’arrêt à l’encontre de ce dernier. L’Accusation n’a pas démontré qu’elle ne pouvait obtenir cette déclaration avant le 28 juillet et elle n’a indiqué aucune mesure qu’elle aurait pu prendre avec toute la diligence voulue aux fins de se la procurer. Compte tenu de ce qui précède, l’Annexe 1 sera évaluée d’après le critère de l’erreur judiciaire au sens de l’article 115 du Règlement.

17. En cherchant à établir si l’admission de ces éléments aurait modifié la décision rendue par la Chambre de première instance, la Chambre d’appel admet l’affirmation de Jovica Stanisic selon laquelle ces éléments se rapportent à la façon dont les autorités de SerbieetMonténégro ont réagi dans le cas d’un autre accusé, et ne concernent pas directement la fiabilité des garanties par lesquelles lesdites autorités se sont engagées à coopérer avec le Tribunal international relativement aux accusés en l’espèce, qu’elles ont remis au Tribunal à Belgrade. En conséquence, la Chambre d’appel n’est pas convaincue que si ces éléments, semblant montrer dans une certaine mesure une non-coopération délibérée avec le Tribunal international, avaient été à la disposition de la Chambre de première instance, ils auraient constitué un facteur décisif dans l’appréciation portée par celle-ci sur les garanties données par lesdites autorités de coopérer avec le Tribunal international en ce qui concerne les accusés en l’espèce. De ce fait, la Chambre d’appel considère que les éléments contenus dans l’Annexe 1 ne sont pas admissibles dans le cadre de l’appel interlocutoire de l’Accusation.

B. Annexe 2 – Rapport du Procureur au Président du Tribunal international

18. Les moyens de preuve supplémentaires contenus dans l’Annexe 2 consistent en un rapport du Procureur au Président du Tribunal (le « Rapport »). L’Accusation dit qu’elle a présenté, lors des débats devant la Chambre de première instance, une lettre du Président du Tribunal adressée au Conseil de sécurité, portant à l’attention de la Chambre une déclaration du Procureur par laquelle celui-ci déplorait « une inobservation persistante de la part de la Serbie-et-Monténégro de ses obligations découlant de l’article 29 du Statut et de l’article 39 du Règlement22  ». L’Accusation dit qu’elle a essayé de présenter le Rapport, en date d’avril 2004, pendant les débats, mais que la Chambre de première instance ne l’y a pas autorisé 23. Elle affirme ensuite que « dès que cela a été possible », c’est-à-dire le 12 mai 2004, elle a essayé de soumettre le Rapport par la voie d’une requête aux fins de présenter des éléments de preuve supplémentaires24. Dans cette requête, l’Accusation a expliqué à la Chambre de première instance qu’elle n’aurait pu présenter les éléments en question plus tôt parce que le Conseil de sécurité n’avait levé la confidentialité du Rapport que le 11 mai 2004. La Chambre de première instance a aussi rejeté cette requête le 25 mai25.

19. L’Accusation affirme que la Chambre de première instance ne disposait pas du Rapport lors des débats consacrés à la demande de Franko Simatovic, parce que ces débats se sont clos le 10 mai 2004. Elle soutient que le Rapport n’était pas disponible parce que le Conseil de sécurité n’avait pas autorisé sa diffusion26. Toutefois, cet argument va à l’encontre du précédent, selon lequel l’Accusation a essayé de présenter le Rapport daté d’avril 2004 en même temps qu’elle a présenté à la Chambre de première instance une lettre du Président du Tribunal adressée au Conseil de sécurité. L’Accusation affirme ensuite que s’agissant des débats consacrés à la demande de Jovica Stanisic, la Chambre de première instance a commis une erreur en refusant de verser le Rapport au dossier alors que l’Accusation en disposait puisque les débats se sont tenus après la publication du Rapport par le Conseil de sécurité. En conclusion, l’Accusation soutient que la Chambre d’appel, en ce qui concerne l’appel de la Décision attaquée relative à la demande de Franko Simatovic, devrait admettre le Rapport en application de l’article 115 B) du Règlement, et pour ce qui est de l’appel de la Décision attaquée relative à la demande de Jovica Stanisic, l’admettre en vertu de ses pouvoirs inhérents, même si cet élément de preuve était disponible au procès, dans l’éventualité que son exclusion aboutisse à une erreur judiciaire27.

20. En réponse, Jovica Stanisic affirme que la lettre du Président du Tribunal au Conseil de sécurité a été portée à l’attention de la Chambre de première instance et que la Chambre savait bien que cette lettre se fondait directement sur le Rapport du Procureur28. Il soutient que le Rapport ne fait que préciser des éléments dont l’Accusation disposait au moment des débats et qu’ainsi, la Chambre de première instance en connaissait la teneur 29. Jovica Stanisic affirme également que l’Accusation n’a donné aucune explication valable pour n’avoir pas présenté le Rapport, en date d’avril 2004, au moment des débats, et qu’elle n’est pas parvenue à démontrer que ce Rapport n’était pas disponible lorsque les débats se sont tenus devant la Chambre de première instance30.

21. Dans sa réponse, Franko Simatovic affirme que le Rapport du Procureur a été établi en avril 2004, et que la date de publication par le Conseil de sécurité dont il est question est celle de la lettre du Président. Il affirme que le Procureur n’a pas montré en quoi la décision du Conseil de sécurité de rendre publique la lettre du Président l’empêchait de présenter le Rapport à la Chambre de première instance au moment des débats31.

Analyse

22. La Chambre d’appel n’est pas convaincue que le Rapport du Procureur n’était pas disponible au moment où se sont tenus les débats devant la Chambre de première instance. Le Rapport a été établi par le Procureur en avril 2004 et l’argument de l’Accusation selon lequel elle a effectivement demandé à le présenter à la Chambre de première instance au moment où la lettre du Président a été présentée au Conseil de sécurité manque de clarté. En tout état de cause, la Chambre d’appel n’est pas convaincue que le Procureur ignorait la teneur des informations contenues dans le Rapport au moment des débats consacrés à l’une ou l’autre demande. En conséquence, pour que les éléments contenus dans ce Rapport soient admis en application de l’article 115 du Règlement, l’Accusation doit prouver que leur exclusion aboutirait à une erreur judiciaire, en ce que si ces éléments avaient été disponibles au procès, ils auraient influé sur la décision de la Chambre de première instance.

23. L’Accusation affirme que le Rapport présente « un grand intérêt pour la question des garanties de représentation car il expose en détail comment les gouvernements de la SerbieetMonténégro et de la République du Monténégro ont invariablement manqué à leurs obligations envers la communauté internationale de coopérer avec le Tribunal »32. Elle fait valoir qu’« une erreur judiciaire pourrait être causée si la Chambre d’appel n’avait pas la possibilité d’examiner les preuves incontestables du manque de coopération que contient le Rapport du Procureur33  ». En outre, l’Accusation affirme que la Chambre de première instance n’a accordé aucun poids à la lettre du Président du Tribunal mais a accordé de l’importance à la déclaration du Ministre de la Justice selon laquelle il serait « très simple  » d’arrêter les Accusés34. Elle affirme que le contenu du Rapport est tel que si la Chambre de première instance l’avait admis parmi les éléments de preuve, il aurait pu influer de façon décisive sur sa décision quant au crédit à accorder aux garanties de représentation35.

24. En faisant état du critère d’admissibilité dans ses arguments, l’Accusation suppose que la Chambre d’appel admettrait le point de vue selon lequel les moyens de preuve en cause n’étaient pas disponibles au moment du procès. Puisque la Chambre d’appel a au contraire estimé que lesdits moyens étaient alors disponibles, il convient d’appliquer le critère plus rigoureux qui consiste à savoir si ces moyens auraient influé sur la décision de la Chambre de première instance. Or la Chambre d’appel n’estime pas que le Rapport du Procureur aurait influé sur la décision de la Chambre de première instance. La lettre du Président du Tribunal au Conseil de sécurité, appelant son attention sur le contenu du Rapport, a été présentée à la Chambre de première instance, qui l’a examinée. En outre, le Procureur connaissait au moment des débats la teneur des éléments contenus dans le Rapport, et ces éléments ont été portés à l’attention de la Chambre de première instance par l’Accusation lorsque s’est posée la question de la fiabilité des garanties de représentation. Par conséquent, les moyens de preuve contenus dans le Rapport ne sont pas admissibles dans le cadre de l’appel interlocutoire de l’Accusation.

C. Annexe 3 – Enregistrement vidéo et texte de la transcription d’une interview avec le Premier Ministre serbe

25. Les derniers moyens de preuve supplémentaires que l’Accusation demande à présenter dans le cadre de son appel interlocutoire sont un enregistrement vidéo et la transcription d’une interview avec Vojislav Kostunica, le Premier Ministre de la République de Serbie. L’Accusation affirme que cette interview a été diffusée en France le 24  avril 2004 mais qu’elle n’en a reçu une traduction que le 11 mai 2004, le lendemain de la clôture des débats consacrés à la demande de Franko Simatovic36. L’interview a été faite en anglais, doublée en français, et l’Accusation a dû obtenir un enregistrement original pour le traduire en anglais afin de le présenter. L’Accusation soutient également que la Chambre de première instance a commis une erreur en refusant d’admettre ces éléments lors des débats consacrés à la demande de Jovica Stanisic alors que l’enregistrement vidéo et le texte de la transcription étaient disponibles. En conséquence, l’Accusation soutient que l’interview devrait être admise en application de l’article 115 B) du Règlement en ce qui concerne la Décision attaquée relative à la demande de Franko Simatovic, et en raison du risque d’erreur judiciaire en ce qui concerne la Décision attaquée relative à la demande de Jovica Stanisic37.

26. En réponse, Franko Simatovic affirme que l’interview était à la disposition de l’Accusation à partir du 24 avril 2004, date à laquelle elle a été diffusée dans l’une des langues officielles du Tribunal international38. Dans sa réponse, Jovica Stanisic soutient que l’Accusation disposait manifestement de cette interview lors des débats consacrés à sa demande devant la Chambre de première instance, et que l’Accusation doit prouver que la prise en considération de cette interview aurait influé sur la décision de la Chambre de première instance.

Analyse

27. La Chambre d’appel n’admet pas que l’inexistence d’un enregistrement original en anglais soit une raison suffisante pour que l’Accusation fasse valoir la non- disponibilité des moyens de preuve contenus dans l’interview lorsque se sont tenus les débats consacrés à la demande de Franko Simatovic. Le français est l’une des langues officielles du Tribunal international et l’Accusation aurait pu demander que cet élément soit versé au dossier et présenté devant la Chambre de première instance sous la forme dans laquelle l’interview avait été diffusée. De ce fait, en ce qui concerne à la fois Franko Simatovic et Jovica Stanisic, pour que les moyens de preuve soient admissibles dans le cadre de l’appel interlocutoire, l’Accusation doit démontrer que leur exclusion aboutirait à une erreur judiciaire.

28. L’Accusation soutient que l’interview contient des informations que la Chambre de première instance aurait dû prendre en considération pour déterminer quel crédit accorder aux garanties de représentation. Elle affirme que cet élément de preuve est crédible et fiable puisqu’il provient du « Premier Ministre réformiste d’un État donnant des garanties en l’espèce et comporte une explication confuse sur la non-arrestation des accusés Ratko Mladic et Radovan Karadžic pendant les trois années où M. Kostunica était Président de la République fédérale de Yougoslavie39  ». Elle soutient que si la Chambre de première instance avait examiné cet élément de preuve supplémentaire, et notamment pu apprécier le fait que M. Kostunica avait reconnu que pendant trois ans, le précédent gouvernement de la République de Serbie n’était pas parvenu à repérer où se trouvait Ratko Mladic, qui était selon lui «  quelque part en Serbie », et que presque six mois plus tard, le Gouvernement de M. Kostunica, lui non plus, n’avait pas réussi à trouver Ratko Mladic et à le remettre au Tribunal international40, « elle n’aurait accordé aucun poids à la déclaration du Ministre de la Justice serbe selon laquelle il serait « très simple » d’arrêter les Accusés, lorsqu’ils seraient mis en liberté provisoire41 ».

29. La Chambre d’appel n’a pu acquérir la conviction que si la Chambre de première instance avait admis cet élément supplémentaire, celui-ci aurait influé sur sa décision concernant la fiabilité des garanties de représentation de telle façon qu’il puisse être affirmé que son exclusion aboutirait à une erreur judiciaire. Cet élément de preuve montre seulement que les autorités serbes n’ont pas réussi à arrêter Ratko  Mladic et ce fait est bien connu du Tribunal international. En conséquence, la Chambre d’appel estime que cet élément n’est pas admissible dans le cadre de l’appel interlocutoire de l’Accusation.

IV. Dispositif

30. Compte tenu de ce qui précède, la Chambre d’appel rejette la Requête de l’Accusation aux fins de présenter des moyens de preuve supplémentaires dans le cadre de son appel interlocutoire des Décisions attaquées qui ont été rendues par la Chambre de première instance.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 11 novembre 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre d’appel
___________
Theodor Meron

[Sceau du Tribunal]


1 - Application for Leave to Appeal “Decision on Provisional Release”, 29 juillet 2004 (la « Demande »).
2 - Décision relative à la mise en liberté provisoire (Jovica Stanisic), 28 juillet 2004  et Décision relative à la mise en liberté provisoire (Franko Simatovic), 28 juillet 2004 (les « Décisions attaquées »).
3 - Décision relative à la demande de l’Accusation aux fins d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel de la décision d’accorder la mise en liberté provisoire, 30 septembre 2004.
4 - Prosecution Application Under Rule 115 to Present Additional Evidence in its Appeal Against Provisional Release, 8 octobre 2004 (la « Requête de l’Accusation »).
5 - Requête de l’Accusation, par. 2.
6 - Le Procureur c/ Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic, Décision relative à la mise en liberté provisoire, 30 octobre 2002, par. 10.
7 - Ibid.
8 - Ibid.
9 - L’article 115, Moyens de preuve supplémentaires, dispose que : Une partie peut demander à pouvoir présenter devant la Chambre d’appel des moyens de preuve supplémentaires. Une telle requête, qui doit indiquer clairement et précisément la conclusion de fait spécifique de la Chambre de première instance à laquelle le moyen de preuve supplémentaire se rapporte, doit être déposée auprès du Greffier et signifiée à l’autre partie au plus tard soixante-quinze jours à compter de la date du jugement, à moins qu’il existe des motifs valables d’accorder un délai supplémentaire. Toute partie concernée par la requête peut présenter des moyens de preuve en réplique. Si la Chambre d’appel conclut à la pertinence, la fiabilité et la non-disponibilité au procès des moyens de preuve supplémentaires, elle détermine si leur présentation au procès en aurait peut-être changé l’issue. Le cas échéant, elle en tient compte ainsi que de toutes les autres pièces du dossier et de tout moyen de preuve présenté en réplique pour rendre son arrêt définitif en conformité avec l’article 117.
10 - Le Procureur c/ Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic, affaire n° IT-99-37-AR65, Décision relative à la demande de modification de la décision concernant la mise en liberté provisoire, et à la requête aux fins d’admission de moyens de preuve supplémentaires, 12 décembre 2002 ; Le Procureur c/ Vidoje Blagojevic et consorts, Décision relative à la requête aux fins de présentation de moyens de preuve supplémentaires, 28 mai 2002.
11 - Ibid.
12 - Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, affaire n° IT-99-37-AR73, IT-01-5[0]-AR73 et IT-01-51-AR73, Motifs de la décision relative à l’appel interlocutoire de l’Accusation contre le rejet de la demande de jonction, 18 avril 2002 ; Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire n° IT-95-14-AR73, Arrêt relatif aux requêtes de l’appelant aux fins de production de documents, de suspension ou de prorogation du délai de dépôt du mémoire et autres, 26 septembre 2000 ; Le Procureur c/ Dusko Tadic, affaire n° IT-94-1-AR73, Decision on the Defence Motion for Interlocutory Appeal on Jurisdiction, 2 octobre 1995.
13 - Le Procureur c/ Radislav Krstic, affaire n° IT-98-33-A, Décision relative aux requêtes aux fins d’admission de moyens de preuve supplémentaires en appel, 5 août 2003 ; Le Procureur c/ Zoran Kupreskic et consorts, affaire n° IT-95-16-A, Arrêt, 23 octobre 2001.
14 - Requête de l’Accusation, par. 7 et 8.
15 - Ibid., par. 9.
16 - Ibid., par. 10.
17 - Ibid.
18 - Stanisic Defence Response to “Prosecution Application Under Rule 115 to Present Additional Evidence In Its Appeal Against Provisional Release”, 13 octobre 2004 (la « Réponse de la Défense de Jovica Stanisic »), par. 6.
19 - Ibid.
20 - Simatovic Defence Response to “Prosecution Application Under Rule 115 to Present Additional Evidence In Its Appeal Against Provisional Release”, 19 octobre 2004 (la « Réponse de la Défense de Franko Simatovic »), par. 18.
21 - Réponse de la Défense de Franko Simatovic, par. 18.
22 - Requête de l’Accusation, par. 4 et 5.
23 - Ibid., par. 11.
24 - Ibid., par. 5.
25 - Ibid., par. 12.
26 - Ibid., par. 11 à 13.
27 - Ibid., par. 14.
28 - Réponse de la Défense de Jovica Stanisic, par. 8.
29 - Ibid., par. 9.
30 - Ibid., par. 11 et 12.
31 - Réponse de la Défense de Franko Simatovic, par. 12 et 13.
32 - Requête de l’Accusation, par. 13.
33 - Ibid., par. 14.
34 - Ibid., par. 19.
35 - Ibid., par. 15.
36 - Ibid., par. 16.
37 - Ibid., par. 16 et 17.
38 - Réponse de la Défense de Franko Simatovic, par. 15.
39 - Requête de l’Accusation, par. 18.
40 - Ibid.
41 - Ibid., par. 19.