Affaire n° : IT-03-69-AR65.1

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Theodor Meron, Président

M. le Juge Fausto Pocar
Mme le Juge Florence Mumba
M. le Juge Mehmet Güney
Mme le Juge Weinberg de Roca

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
3 décembre 2004

LE PROCUREUR

c/

JOVICA STANISIC
FRANKO SIMATOVIC

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DÉCISION RELATIVE AUX REQUÊTES DE JOVICA STANISIC PRÉSENTÉES EN APPLICATION DE L’ARTICLE 115 DU RÈGLEMENT AUX FINS DE L’ADMISSION DE MOYENS DE PREUVE SUPPLÉMENTAIRES DANS LE CADRE DE SA RÉPONSE À L’APPEL INTERJETÉ PAR L’ACCUSATION

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Le Bureau du Procureur :

M. Dermot Groome
M. David Re

Les Conseils des Accusés :

MM. Geert-Jan Alexander Knoops et Wayne Jordash pour Jovica Stanisic
M. Zoran Jovanovic pour Franko Simatovic

I. Rappel

1. L’Accusation a demandé l’autorisation d’interjeter appel1 de deux décisions rendues le 28 juillet 2004 par la Chambre de première instance  III accueillant les demandes de mise en liberté provisoire de Franko Simatovic et de Jovica Stanisic (« l’Accusé ») (les « Décisions attaquées »)2. Le 30 septembre, un collège de juges de la Chambre d’appel a autorisé l’Accusation à interjeter appel3. Le 8 octobre, l’Accusation a demandé à la Chambre d’appel l’autorisation de présenter, en application de l’article 115 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »), des moyens de preuve supplémentaires visant à étayer son recours contre les Décisions attaquées4. Le 11 novembre, la Chambre d’appel a refusé à l’Accusation l’autorisation de présenter des moyens de preuves supplémentaires dans le cadre de l’appel interlocutoire. Auparavant, le 29 octobre et le 8 novembre, l’Accusé avait déposé deux requêtes en application de l’article  115 aux fins de présenter des moyens de preuve supplémentaires dans le cadre de l’appel interlocutoire formé par l’Accusation.

2. Dans la Première Requête, l’Accusé demande l’admission en tant que moyens de preuve supplémentaires de six articles publiés le 5 et le 11 octobre 2004 et mentionnés au paragraphe 38 de la réponse de la Défense à l’appel interlocutoire formé par l’Accusation5. L’Accusé fait valoir qu’il ne disposait pas des informations contenues dans ces articles lors des audiences consacrées aux demandes de mise en liberté provisoire devant la Chambre de première instance, ni au moment où celle-ci a rendu ses décisions. Aussi, soutient–il, la condition posée par l’article 115 A) du Règlement est-elle satisfaite6.

3. L’Accusé affirme que la condition posée par l’article 115 B) du Règlement est également remplie. Il soutient que les moyens supplémentaires dont il demande l’admission peuvent changer l’issue du recours interlocutoire formé contre les Décisions attaquées, dans la mesure où l’Accusation met en doute la coopération du Gouvernement de la Serbie-et-Monténégro et où il demande à présenter des moyens supplémentaires qui se rapportent à la fiabilité des garanties fournies par ce gouvernement7.

4. L’Accusé soutient en outre que, puisque l’Accusation demande dans sa propre requête l’admission de moyens de preuve supplémentaires se rapportant aux mêmes questions, la Défense devrait avoir, dans un souci d’équité, la possibilité de réfuter les allégations du Procureur sur ces points8. Selon lui, il y aurait également lieu d’accueillir sa requête afin de respecter le principe de l’égalité des armes9.

5. Dans la Deuxième Requête, l’Accusé demande à présenter en tant que moyens de preuve supplémentaires deux articles de presse publiés le 2 novembre 2004, ainsi que deux télégrammes adressés par le bureau des Forces de paix des Nations Unies à Belgrade les 9 et 10 juin 199510. L’Accusé fait valoir qu’il ne disposait d’aucun de ces articles lors des audiences consacrées à sa demande de mise en liberté provisoire, ni avant que la Chambre de première instance ne rende les Décisions attaquées11, et soutient que la condition posée par l’article 115 A) du Règlement est ainsi satisfaite.

6. L’Accusé soutient que la condition posée par l’article 115 B) est également remplie. Puisque l’Accusation met en doute la coopération du Gouvernement de la Serbie-et-Monténégro dans son appel interlocutoire et qu’elle a elle-même demandé à présenter, en application de l’article 115, des moyens supplémentaires se rapportant à ce point, les éléments de preuve qu’il cherche à introduire par le biais de ces deux articles de presse pourraient changer l’issue du recours interlocutoire12.

7. À propos des deux télégrammes adressés par le bureau des Forces de paix des Nations Unies à Belgrade, l’Accusé précise qu’ils lui ont été communiqués par l’Accusation. Il ajoute que même si, techniquement, ces deux documents étaient disponibles au moment des audiences consacrées à la mise en liberté provisoire, il y a lieu de les admettre dans le cadre du recours interlocutoire afin d’éviter une erreur judiciaire. L’Accusé fait valoir que ces documents sont « des éléments décisifs permettant de savoir si, une fois libéré, SilC respectera toutes les conditions posées par la Chambre de première instance13  » dans les Décisions attaquées.

8. Dans sa réponse à la Première Requête14, l’Accusation soutient qu’on ne saurait considérer les moyens proposés par l’Accusé comme des « moyens de preuve supplémentaires » au sens de l’article 115 A) du Règlement car celui-ci n’a pas précisé « la conclusion de fait spécifique » à laquelle chaque moyen se rapporte, comme l’exige l’article. L’Accusation ajoute que la Chambre de première instance a donné raison à l’Accusé sur le point que semblent étayer les moyens proposés, à savoir la question des garanties fournies par la Serbie-et-Monténégro, et rappelle qu’elle lui a accordé la liberté provisoire15. Aussi, de nouveaux moyens présentés sur ce point ne seraient pas pertinents ou fiables. C’est pourquoi l’Accusation s’oppose à leur admission en tant que moyens de preuve supplémentaires en application de l’article 11516. Toutefois, ajoute-t-elle, si la Chambre d’appel devait rejeter cet argument, les moyens proposés ne devraient pas être admissibles puisque leur présentation au procès n’aurait pu en changer l’issue et qu’ils ne sont ni pertinents ni fiables17.

9. Selon l’Accusation, il ne serait justifié d’admettre ces moyens dans le cadre de l’appel interlocutoire que s’ils étaient considérés comme des moyens présentés pour réfuter ses propres moyens supplémentaires18. Or, avance-t-elle, l’Accusé n’a pas rempli le principal critère d’admissibilité des moyens en réfutation présentés en appel car il n’a pas indiqué en quoi les moyens qu’il propose « sont directement en rapport avec les moyens supplémentaires admis en appel19 ».

10. Dans la Réponse à la Deuxième Requête, l’Accusation reprend les arguments avancés dans la Réponse à la Première Requête20.

11. En réplique, l’Accusé soutient que, lorsque l’Accusation affirme que les moyens de preuve supplémentaires dont il sollicite l’admission ne sont pas admissibles en application de l’article 115 car la Chambre de première instance « [lui] a déjà donné raison, si bien que ces moyens supplémentaires n’auraient pu changer sa décision  », elle part d’une interprétation erronée de l’article 11521. L’Accusé fait valoir que rien dans l’article 115 n’interdit à une partie de demander l’admission de moyens de preuve supplémentaires lorsque la question à laquelle ces moyens se rapportent a été tranchée en sa faveur. « [L’article 115] est un mécanisme qui permet à toute partie concernée par une décision attaquée de demander l’admission de moyens de preuve supplémentaires, s’ils avaient pu changer la décision, afin d’obtenir l’annulation ou la confirmation de celle-ci (ou, pour reprendre la formulation de l’article 115 B), afin de “rendre [l’]arrêt définitif”)22.  » L’Accusé avance que, si l’on suit le raisonnement de l’Accusation, « seule une partie cherchant à attaquer ou à faire annuler une décision pourrait avoir recours à l’article 115, ce qui serait contraire à la lettre de [cet] article ou à l’intérêt de la justice23 ».

12. À la suite de la Réplique, l’Accusation a déposé un document visant à clarifier les arguments présentés dans les Réponses aux Première et Deuxième Requêtes24. Elle indiquait qu’elle n’avait pas voulu sous-entendre qu’en appel, l’intimé ne pouvait pas demander l’admission en application de l’article 115 de moyens de preuve supplémentaires allant dans le sens de la décision attaquée. Elle voulait plutôt dire qu’en l’espèce, les moyens de preuve supplémentaires proposés par l’Accusé devaient être considérés comme des moyens en réfutation, et non comme des moyens de preuve supplémentaires25.

II. Examen

13. Pris à la lettre, l’article 115 n’interdit pas à une partie de présenter des moyens de preuve supplémentaires allant dans le sens de la constatation d’une Chambre de première instance. L’article dit seulement qu’une partie peut demander à pouvoir présenter devant la Chambre d’appel des moyens de preuve supplémentaires. Dans les circonstances réunies en l’espèce, lorsque l’Accusation relève une erreur de fait dans la constatation d’une Chambre de première instance sur un point précis et lorsque sa propre demande d’admission de moyens de preuve supplémentaires sur ce point a été rejetée, il semble que rien dans l’article n’interdise à la Défense de demander l’admission de moyens supplémentaires se rapportant à la constatation attaquée par l’Accusation.

14. Toutefois, si rien dans l’article 115 n’interdit formellement à une partie de demander l’admission en appel de moyens de preuve supplémentaires susceptibles d’étayer des constatations attaquées, la pratique du Tribunal international indique que les requêtes aux fins de l’admission de moyens de preuve supplémentaires visent à étayer un argument relatif à une erreur de fait et que, lorsqu’une partie demande l’admission de moyens de preuve allant dans le sens d’une constatation, ces moyens sont admis pour réfuter les moyens supplémentaires admis pour étayer un argument relatif à une erreur de fait26. L’Accusation et l’Accusé n’ont avancé aucun argument justifiant de s’écarter en l’espèce de la pratique établie en la matière. Les parties semblent toutefois toutes deux reconnaître que l’article 115 permet l’admission de moyens de preuve allant dans le sens d’une constatation attaquée en appel.

15. Dans les Première et Deuxième Requêtes, l’Accusé soutient, pour l’essentiel, que les moyens de preuve supplémentaires qu’il propose viennent réfuter les moyens de preuve supplémentaires proposés par l’Accusation. Partant, puisque la requête de l’Accusation aux fins de présenter des moyens de preuve supplémentaires dans le cadre de son appel interlocutoire contre les Décisions attaquées a été rejetée, il n’y a aucune raison d’accueillir les Première et Deuxième Requêtes de l’Accusé aux fins de présenter des moyens de preuve en réfutation.

16. Les seuls moyens de preuve que l’Accusé ne présente pas, dans ses Première et Deuxième Requêtes, comme des moyens en réfutation, sont deux télégrammes adressés par le bureau des Forces de paix des Nations Unies à Belgrade, datés des 9 et 10  juin 1995. L’Accusé fait valoir qu’il importe de prendre en compte ces documents pour déterminer s’il remplira les conditions de mise en liberté provisoire fixées par la Chambre de première instance27. S’agissant de ces moyens, dont l’Accusé aurait pu manifestement disposer avant que la Chambre de première instance ne rende les Décisions attaquées, la Chambre d’appel n’est pas convaincue que leur exclusion entraînerait une erreur judiciaire, d’autant qu’ils renferment des informations déjà présentées devant la Chambre de première instance28.

17. Par ces motifs, les Première et Deuxième Requêtes par lesquelles l’Accusé demande l’admission de moyens de preuve supplémentaires dans le cadre du recours interlocutoire formé par l’Accusation contre les Décisions attaquées sont rejetées.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre d’appel
___________
Theodor Meron

Le 3 décembre 2004
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Application for Leave to Appeal “Decision on Provisional Release”, 29 juillet 2004.
2 - Décision relative à la mise en liberté provisoire (Jovica Stanisic), 28 juillet 2004 ; Décision relative à la mise en liberté provisoire (Franko Simatovic), 28 juillet 2004.
3 - Décision relative à la demande de l’Accusation aux fins d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel de la décision d’accorder la mise en liberté provisoire, 30 septembre 2004.
4 - Prosecution Application Under Rule 115 to Present Additional Evidence in its Appeal Against Provisional Release, 8 octobre 2004.
5 - Defense Application Under Rule 115 to Present Additional Evidence in its Response to the Appeal Against Provisional Release, 29 octobre 2004 (« Première Requête ») ; Translation of Six Exhibits Pertaining to Defense Application Under Rule 115 to Present Additional Evidence in its Response to the Appeal Against Provisional Release of October 29, 2004 ; Second Defense Application Under Rule 115 to Present Additional Evidence in its Response to the Appeal Against Provisional Release, 5 novembre 2004 (« Deuxième Requête »).
6 - Première Requête, par. 6.
7 - Première Requête, par. 7.
8 - Ibidem, par. 8.
9 - Ibid., par. 9.
10 - Deuxième Requête, par. 4 et 5.
11 - Ibidem, par. 6.
12 - Ibid., par. 7.
13 - Deuxième Requête, par. 17.
14 - Prosecution Response to Stanisic’s Application Under Rule 115 to Present Additional Evidence in its Appeal Against Provisional Release, 5 novembre 2004 (« Réponse à la Première Requête ») ; Prosecution Response to Stanišic’s Second Application Under Rule 115 to Present Additional Evidence in its Appeal Against Provisional Release, 10 novembre 2004 (« Réponse à la Deuxième Requête »).
15 - Réponse à la Première Requête, par. 2 et 3.
16 - Ibidem, par. 3.
17 - Ibid., par. 5 à 11.
18 - Ibid., par. 4.
19 - Ibid., par. 12.
20 - Réponse à la Deuxième Requête, par. 3.
21 - Defence Reply to Prosecution Response to Mr Stanisic Second Application Under Rule 115 to Present Additional Evidence in the Prosecutor’s Appeal Against Provisional Release, 12 novembre 2004 (« Réplique »), par. 6.
22 - Ibidem.
23 - Ibid.
24 - Clarification of Prosecution Responses to Stanisic's Applications Under Rule 115 to Present Additional Evidence in its Appeal Against Provisional Release, 19 novembre 2004.
25 - Ibidem, par. 1.
26 - Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire nº IT-95-14-A, Décision relative à l’admissibilité d’éléments de preuve, 31 octobre 2003, p. 5.
27 - Deuxième Requête, par. 17.
28 - Compte rendu d’audience [en anglais], 26 mai 2004, p. 430 à 433.