LE TRIBUNAL PÉNAL INTERNATIONAL POUR L’EX-YOUGOSLAVIE

AFFAIRE N° IT-96-23/2-I

LE PROCUREUR DU TRIBUNAL

CONTRE

RADOVAN STANKOVIC

DEUXIÈME ACTE D’ACCUSATION MODIFIÉ

Le Procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, en vertu des pouvoirs que lui confère l’article 18 du Statut du Tribunal, accuse :

RADOVAN STANKOVIC

de CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ et de VIOLATIONS DES LOIS OU COUTUMES DE LA GUERRE, comme décrit ci-après :

CONTEXTE

1.1 La ville et la municipalité de Foca sont situées au sud-est de Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, près de la frontière avec la Serbie et le Monténégro. Selon le recensement de 1991, Foca comptait 40 513 habitants, dont 51,6 % de Musulmans, 45,3 % de Serbes et 3,1 % d’origines diverses. Les forces serbes ont lancé une attaque de grande envergure contre la population civile non serbe, en s’en prenant d’abord à la ville de Foca le 8 avril 1992. Les forces serbes, appuyées par de l’artillerie et des armes lourdes, ont investi Foca, quartier par quartier. Le 16 ou 17 avril 1992, la ville était entièrement occupée. Le siège des villages environnants s’est poursuivi jusqu’à la mi-juillet 1992.

1.2 Après s’être emparés des villes et des villages, les militaires, la police, les paramilitaires et parfois même les villageois serbes ont commencé à piller ou brûler les maisons et appartements des Musulmans et à effectuer des rafles et arrêter ces derniers. Des Musulmans ont été battus ou tués au cours de cette opération.

1.3 Les forces serbes ont séparé les hommes et les femmes non serbes. Les hommes étaient principalement détenus au Kazneno-Popravni Dom de Foca ("KP Dom"), l’une des plus grandes prisons de l’ancienne République de Yougoslavie. Certains ont passé jusqu’à deux ans et demi en détention pour la seule et unique raison qu’ils étaient des Musulmans. Les femmes, les enfants et les vieillards musulmans étaient détenus dans des maisons, des appartements et des motels de la ville de Foca ou des villages environnants ou dans des centres de détention à court ou à long terme tels que Buk Bijela, le lycée de Foca et le centre sportif Partizan. Ces femmes et ces jeunes filles étaient forcées de vivre dans des conditions d’hygiène intolérables : elles étaient en butte à de multiples exactions et nombre d’entre elles ont subi des viols à répétition.

1.4 Certaines de ces femmes et de ces jeunes filles ont été transférées de ces grands centres de détention dans des appartements et des maisons privés, comme la maison de Karaman au numéro 16 de la rue Osmana Djikica, ou la maison de Trnovace, ou elles étaient forcées de faire la cuisine, le ménage et de servir les occupants qui étaient des soldats serbes. Ces femmes et ces jeunes filles ont également été victimes de violences sexuelles répétées. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et d’autres organisations, qui ignoraient l’existence de ces lieux de détention, ne sont pas intervenus. Ces détenues n’ont donc pas pu être libérées ou échangées.

LES ACCUSÉS

2.1 RADOVAN STANKOVIC, alias « Rasa », fils de Todor, né le 10 mars 1969 dans le village de Trebica, municipalité de Foca, était domicilié à Miljevina. RADOVAN STANKOVIC était un soldat du bataillon Miljevina qui dépendait de la brigade tactique de Foca. Le bataillon Miljevina était commandé par Pero Elez à l’époque visée dans le présent acte d’accusation. RADOVAN STANKOVIC était responsable de la maison de Karaman à Miljevina.

ALLÉGATIONS GÉNÉRALES

3.1 À toutes les époques visées dans le présent acte d’accusation, la Bosnie-Herzégovine, sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, était le théâtre d’un conflit armé.

3.2 À toutes les époques visées dans le présent acte d’accusation, l’accusé était tenu de respecter les lois ou coutumes régissant la conduite de la guerre.

3.3 Sauf indication contraire ci-après, tous les actes et omissions décrits dans le présent acte d’accusation se sont déroulés entre avril 1992 et novembre 1992.

3.4 Dans chacun des chefs d’accusation relatifs aux crimes contre l’humanité, sanctionnés par l’article 5 du Statut du Tribunal, les actes ou omissions faisaient partie d’une offensive généralisée, à grande échelle ou systématique contre une population civile, à savoir la population musulmane de la municipalité de Foca.

3.5 Dans le présent acte d’accusation, les témoins et les victimes sont désignés par des noms de code ou des pseudonymes, FWS-87 par exemple, ou des initiales, comme D.B.

3.6 Chacun des accusés est individuellement responsable des crimes mis à sa charge dans le présent acte d’accusation en vertu de l’article 7 1) du Statut du Tribunal. La responsabilité pénale individuelle d’une personne est engagée dès lors que celle-ci a commis, planifié, incité à commettre, ordonné ou aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter tout acte ou omission décrit ci-après.

LES CHEFS D’ACCUSATION

CHEFS D’ACCUSATION 1 à 4
Réduction en esclavage et viol de FWS-75, FWS-87, FWS-132, FWS-190, A.S., A.B., J.B., J.G. et d’autres femmes dans la maison de Karaman

4.1 Pero Elez, un chef paramilitaire serbe ayant autorité dans la région, commandait le bataillon Miljevina qui était subordonné à la brigade tactique de Foca. Le quartier général du bataillon Miljevina se trouvait dans le motel de Miljevina. Certains soldats placés sous le commandement d’Elez, y compris l’accusé RADOVAN STANKOVIC, habitaient la maison abandonnée d’un Musulman, Nusret KARAMAN. Le 3 août 1992 ou vers cette date, Dragoljub Kunarac, de concert avec Pero Elez, a, comme il est indiqué au paragraphe 5.1 infra, fait sortir FWS-75, FWS-87, FWS-50 et D.B, du numéro 16 rue Osmana Djikica pour les conduire à Miljevina, où elles ont été remises à Pero Elez et ses hommes qui, à leur tour, les ont transférées dans la maison de Karaman. La maison de Karaman se trouve près du quartier général du bataillon. Par la suite, d’autres femmes et jeunes filles ont été détenues dans la maison de Karaman. Certaines n’avaient pas plus de douze ou quatorze ans. Du 3 août 1992 au 30 octobre 1992 ou vers ces dates, au moins neuf femmes et jeunes filles au total ont été détenues dans la maison de Karaman, notamment FWS-75, FWS-87, FWS-132, FWS-190, A.S., A.B., J.B. et J.G. ainsi que, du 3 août 1992 environ à la fin septembre 1992, D.B., comme il est indiqué aux paragraphes 5.1 à 5.4 infra. RADOVAN STANKOVIC, avec au moins un autre soldat serbe, Nikola Brcic, était responsable de la maison de Karaman, ou des femmes musulmanes ont été détenues et soumises à des violences sexuelles du 3 août 1992 au 30 octobre 1992 au moins.

4.2 Contrairement à ce qui se passait dans des centres de détention plus importants comme le centre sportif Partizan, les détenues de la maison de Karaman étaient suffisamment nourries. Elles n’étaient ni surveillées ni enfermées à l’intérieur de la maison. Elles avaient même une clé qu’elles pouvaient utiliser pour verrouiller la porte et empêcher les soldats qui n’appartenaient pas à l’unité de Pero Elez d’entrer. Les détenues disposaient également du numéro de téléphone du motel de Miljevina qu'elles devaient appeler chaque fois qu’un soldat essayait d’entrer dans la maison sans autorisation. Lorsque les femmes appelaient ce numéro, RADOVAN STANKOVIC ou Pero Elez venait pour empêcher les personnes extérieures d’entrer dans la maison. Même si ces détenues n’étaient pas sous surveillance, elles ne pouvaient pas s'enfuir. Elles n’avaient nulle part où aller car elles étaient entourées de soldats et de civils serbes.

4.3 FWS-75, FWS-87 et d’autres femmes et jeunes filles ont été détenues dans la maison de Karaman du 3 août 1992 environ au 30 octobre 1992 environ. RADOVAN STANKOVIC et les soldats serbes qui vivaient dans la maison traitaient ces femmes et ces jeunes filles comme si elles leur appartenaient.

4.4 Pendant toute la durée de leur détention dans la maison de Karaman, FWS-75, FWS-87 et d’autres détenues étaient la nuit victimes de viols et de violences sexuelles répétés. Tous les violeurs étaient des soldats serbes appartenant à l’unité de Pero Elez. RADOVAN STANKOVIC était au nombre des soldats qui ont fréquemment violé FWS-87 (pénétration vaginale et anale).

4.5 FWS-75 et FWS-87 ont été violées pour la première fois dans la maison de Karaman vers le 3 août 1992, peu de temps après leur arrivée. Ce jour-là, un soldat non identifié a violé FWS-75 (pénétration vaginale) tandis que RADOVAN STANKOVIC violait FWS-87.

4.6 Outre les viols et autres violences sexuelles, l’accusé ordonnait régulièrement à toutes les détenues de travailler pour lui et les autres soldats serbes, de laver leurs uniformes, faire la cuisine et nettoyer la maison. À trois reprises, FWS-87 a été emmenée de la maison de Karaman dans d’autres immeubles de Miljevina, où elle devait nettoyer certaines pièces, faire la cuisine pour les soldats et peindre des châssis de fenêtre. Une fois, alors qu'elle avait été emmenée avec une autre femme, deux soldats monténégrins leur ont fait subir des violences sexuelles.

4.7 Dans la maison de Karaman, les détenues craignaient constamment pour leur vie. Lorsqu’une femme ou une jeune fille refusait d’obéir aux ordres, on la battait. Des soldats disaient souvent à ces femmes qu’elles seraient tuées lorsqu'ils en auraient fini avec elles parce qu’elles en savaient trop. FWS-87 a eu envie de se suicider pendant toute la durée de sa détention dans la maison de Karaman.

4.8 Par les actes et omissions susmentionnés, RADOVAN STANKOVIC s'est rendu responsable de :

CHEF D’ACCUSATION 1
(Réduction en esclavage)

Chef d’accusation 1 : réduction en esclavage, un CRIME CONTRE L’HUMANITÉ sanctionné par l’article 5 c) du Statut du Tribunal ;

CHEF D’ACCUSATION 2
(Viol)

Chef d’accusation 2 : viol, un CRIME CONTRE L’HUMANITÉ sanctionné par l’article 5 g) du Statut du Tribunal ;

CHEF D’ACCUSATION 3
(Viol)

Chef d’accusation 3 : viol, une VIOLATION DES LOIS OU COUTUMES DE LA GUERRE sanctionnée par l’article 3 du Statut du Tribunal ;

CHEF D’ACCUSATION 4
(Atteintes à la dignité des personnes)

Chef d’accusation 4 : atteintes à la dignité des personnes, une VIOLATION DES LOIS OU COUTUMES DE LA GUERRE sanctionnée par l’article 3 du Statut du Tribunal.

CHEFS D’ACCUSATION 5 à 8
Viol et réduction en esclavage de D.B

5.1 Le 3 août 1992 ou vers cette date, Dragoljub Kunarac, de concert avec Pero Elez, a, comme il est indiqué au paragraphe 4.1 supra, fait sortir D.B. ainsi que FWS-75, FWS-87 et FWS-50, du numéro 16 rue Osmana Djikica pour les conduire à Miljevina, où elles ont été remises à Pero Elez et ses hommes qui, à leur tour, les ont transférées dans la maison de Karaman. La maison de Karaman se trouve près du quartier général du bataillon. D.B. et les autres femmes et jeunes filles étaient détenues dans la maison de Karaman comme il est indiqué aux paragraphes 4.1 à 4.7 supra.

5.2 Pendant toute la durée de leur détention dans la maison de Karaman, D.B. et les autres détenues étaient la nuit victimes de viols et de violences sexuelles répétés. Tous les violeurs étaient des soldats serbes appartenant à l’unité de Pero Elez. RADOVAN STANKOVIC était au nombre des soldats qui ont fréquemment violé D.B. (pénétration vaginale et anale).

5.3 D.B. a été violée pour la première fois dans la maison de Karaman vers le 3 août 1992, peu de temps après son arrivée, par RADOVAN STANKOVIC.

5.4 RADOVAN STANKOVIC a fait sortir D.B. de la maison de Karaman vers la fin septembre 1992. Tout au long de sa détention dans la maison de Karaman, à savoir du 3 août 1992 environ jusqu’à la fin septembre 1992, D.B. a connu le sort décrit aux paragraphes 4.1 à 4.7 supra, et l’Accusation réitère, en y faisant référence, les allégations concernant le sort réservé à D.B. par RADOVAN STANKOVIC dans la maison de Karaman durant cette période.

5.5 Après avoir fait sortir D.B. de la maison de Karaman à la fin septembre 1992, RADOVAN STANKOVIC l’a d’abord emmenée dans un appartement de Miljevina pour une dizaine de jours, avant de la transférer dans un appartement de l’immeuble Lepa Brena à Foca. Tout au long de cette période, RADOVAN STANKOVIC a traité D.B. comme si elle lui appartenait, la forçant à travailler et lui faisant subir des violences sexuelles répétées. RADOVAN STANKOVIC a laissé D.B. partir pour le Monténégro le 3 novembre 1992.

5.6 Par les actes et omissions susmentionnés, RADOVAN STANKOVIC s'est rendu responsable de :

CHEF D’ACCUSATION 5
(Réduction en esclavage)

Chef d’accusation 5 : réduction en esclavage, un CRIME CONTRE L’HUMANITÉ sanctionné par l’article 5 c) du Statut du Tribunal ;

CHEF D’ACCUSATION 6
(Viol)

Chef d’accusation 6 : viol, un CRIME CONTRE L’HUMANITÉ sanctionné par l’article 5 g) du Statut du Tribunal ;

CHEF D’ACCUSATION 7
(Viol)

Chef d’accusation 7 : viol, une VIOLATION DES LOIS OU COUTUMES DE LA GUERRE sanctionnée par l’article 3 du Statut du Tribunal ;

CHEF D’ACCUSATION 8
(Atteintes à la dignité des personnes)

Chef d’accusation 8 : atteintes à la dignité des personnes, une VIOLATION DES LOIS OU COUTUMES DE LA GUERRE sanctionnée par l’article 3 du Statut du Tribunal.

Le Procureur
_______________
Carla Del Ponte

Fait le 3 mars 2003
La Haye (Pays-Bas)