Affaire N° : IT-96-23/2-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
M. le Juge Amin El Mahdi

M. le Juge Alphons Orie

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
2 avril 2003

LE PROCUREUR

c/

RADOVAN STANKOVIC

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DÉCISION RELATIVE À L’EXCEPTION PRÉJUDICIELLE DE LA DÉFENSE FONDÉE SUR DES VICES DE FORME DU DEUXIÈME ACTE D’ACCUSATION MODIFIÉ

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Le Bureau du Procureur :

M. Jan Wubben

Le Conseil de la Défense :

M. Milenko Radovic

 

A. Introduction

1. La Chambre de première instance (la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie d’une exception préjudicielle fondée sur des vices de forme du Deuxième Acte d’accusation modifié (Defence’s Preliminary Motion on the Form of the Second Amended Indictment), déposée par Radovan Stankovic le 12 mars 2003 (« l’Exception préjudicielle »).

2. L’Exception préjudicielle fait suite au dépôt par l’Accusation du Deuxième Acte d’accusation modifié (l’« Acte d’accusation ») le 3 mars 2003, en vertu de la Décision rendue par la présente Chambre le 28 février 2003 (la « Décision de février ») aux fins d’autoriser l’Accusation à modifier le (premier) acte d’accusation modifié. Le principal changement a consisté en l’ajout de quatre chefs supplémentaires (numérotés de 5 à 8), fondés sur une série de crimes commis sur la personne d’une seule des victimes présumées, « D.B. ». Les quatre chefs initiaux, même s’ils font toujours référence aux faits qui ont affecté D.B. en tant que membre d’un groupe d’autres victimes présumées, ont été restreints à un emplacement physique particulier et à une période spécifique, ainsi qu’à une série d’actions présumées qui se recoupent mais ne coïncident pas totalement avec les lieux, les périodes et les actions présumées auxquels se réfèrent les chefs 5 à 8.

3. La réponse de l’Accusation à l’exception préjudicielle de la Défense fondée sur des vices de forme du Deuxième Acte d’accusation modifié (Prosecution’s Response to Defence’s Preliminary Motion on the Form of the Second Amended Indictment ) (la « Réponse ») a été déposée le 24 mars 2003.

B. Examen

4. La Défense avance trois arguments contre l’acte d’accusation sous sa forme actuelle.

1. Cumul des qualifications

5. La Défense fait valoir que les paragraphes introduisant les chefs 1 à 4 font référence à la victime présumée D.B. Elle soutient que la seule différence, s’agissant de D.B., entre ces chefs et les chefs 5 à 8 est que ces derniers reportent la fin de la période couverte par l’acte d’accusation de « fin … septembre à novembre 1992  » et spécifient deux lieux où D.B. – mais aucune autre victime – a été détenue1. La Défense se réfère ensuite à des arguments exposés dans une exception préjudicielle déposée par la Défense le 13 décembre 2002 contre une version antérieure de l’acte d’accusation : « à savoir, la Défense estime qu’il est inadmissible que pour les mêmes actes exactement, l’accusé soit accusé de crimes totalement identiques (pour lesquels tous les éléments sont identiques), crimes qui sont définis dans deux articles avec le même nom » Straduction non officielleC2. La Défense ajoute que l’acceptation de cette pratique par le Tribunal « est fondée sur des points de vue inacceptables » Straduction non officielleC et devrait être revue pour s’adapter à la position de la Défense3.

6. L’Accusation a répondu qu’« apparemment, la première question que la Défense a soulevée dans son exception préjudicielle est celle du cumul des qualifications, s’agissant des accusations de viol visées aux chefs 6 et 7 du Deuxième Acte d’accusation modifié »4. La Chambre convient qu’il s’agit là de l’interprétation la plus plausible que l’on puisse faire du premier argument de la Défense. La Chambre croit comprendre que la Défense fait référence au paragraphe 19 de son exception préjudicielle du 13 décembre 20025, dans laquelle elle avait indiqué qu’il n’était « pas possible » d’inculper un accusé de viol en se prévalant du cumul des qualifications pour le même acte, en vertu des articles 5 g) et 3 du Statut du Tribunal. Cette position est intenable et a déjà été rejetée par la Chambre6.

2. Manque de précision quant au rôle présumé de l’accusé

7. La Défense a soutenu que l’Accusation n’avait toujours pas rempli l’obligation lui incombant de préciser dans l’acte d’accusation « le rôle exact qu’aurait joué l’accusé dans la maison de Karaman » - citant une décision relative à la forme de l’acte d’accusation rendue par la Chambre le 15 novembre 2002 (la « Décision de novembre »)7. Selon la Défense, le fait que l’acte d’accusation actuel établit une distinction entre les faits qu’aurait commis l’accusé contre D.B. et ceux directement dirigés contre d’autres victimes présumées « ne constitue pas une indication concrète du … rôle qu’avait M. Stankovic dans la maison de Karaman »8.

8. L’Accusation a répondu que suite à la Décision rendue par la Chambre le 15 novembre  2002, elle a apporté des éclaircissements sur le rôle de l’accusé dans la maison de Karaman et la période à laquelle les actes présumés ont été commis9.

9. Dans sa Décision de novembre, la Chambre a conclu comme suit :

Comme il a été expliqué, l’Accusation soutient que Pero Elez et l’accusé ont géré tous deux la maison de Karaman et que l’accusé, avec Pero Elez et d’autres soldats de l’unité de ce dernier, ont à plusieurs reprises violé les femmes détenues et commis des violences sexuelles sur leur personne. Toutefois, l’ambiguïté de l’énoncé du paragraphe 8.1 prête à confusion et peut empêcher la Défense de préparer sa cause, étant donné qu’il n’est pas clairement indiqué si ces allégations se rapportent à toute la période couverte par l’acte d’accusation, comme il a été mentionné au paragraphe 4.3 (c’est-à-dire entre avril 1992 et février 1993), ou seulement à la période allant d’août à octobre 1992. La Chambre estime donc qu’il convient de préciser ce chef d’accusation en ce qui concerne le rôle exact qu’aurait joué l’accusé dans la maison de Karaman, ainsi que la période concernée par ces allégations, notamment lorsqu’il est allégué que l’accusé était responsable de la maison de Karaman après la mort de Pero Elez. Il est en conséquence ordonné à l’Accusation de modifier l’acte d’accusation10.

La Chambre considère que l’Accusation, par les modifications qu’elle a apportées par la suite à l’acte d’accusation, s’est conformée à ses obligations.

10. En outre, la Chambre rappelle que dans sa Décision de novembre 2002, elle a conclu que la forme de responsabilité de l’accusé pour les crimes allégués aux termes de l’article 7 1) du Statut a été suffisamment décrite dans l’acte d’accusation11. La Défense a tenté de soulever ce point une nouvelle fois dans son exception préjudicielle du 13 décembre 200212, mais la Chambre n’a pas voulu réexaminer la question13.

11. La Chambre ne parvient pas à voir sur quoi se fondent les griefs de la Défense lorsqu’elle déplore que l’acte d’accusation ne « précise » pas le rôle de l’accusé. Les paragraphes 4.1 à 4.6 et 5.2 à 5.5 de l’acte d’accusation contiennent des allégations détaillées quant au rôle général de l’accusé et à ses actions concrètes dans la maison de Karaman et ailleurs. Ces informations expliquent de manière suffisamment claire à l’accusé quelles sont les charges dont il doit répondre.

3. Redondance des nouveaux chefs

12. La Défense a tenté de distinguer ce troisième argument de son premier argument, qui concernait directement le cumul des qualifications. Selon la Défense, le problème est qu’il existe des « accusations doubles ou multiples concernant la réalisation des actes d’un crime à la même période et au même endroit pour plusieurs victimes  » Straduction non officielleC, et qu’en l’espèce, les allégations à l’origine des chefs 5 à 8 de l’acte d’accusation sont identiques à celles qui sont à l’origine des chefs 1 à 4 ; par conséquent, « l’extension de ces actes sur une période d’environ un mois à deux autres endroits uniquement en rapport avec le témoin D.B. … ne saurait justifier dans tous les cas la classification des actes commis envers le témoin D.B. comme des crimes distincts » Straduction non officielleC14. La Défense soutient que si tel n’était pas le cas, l’accusé pourrait voir retenu contre lui un plus grand nombre de chefs, à savoir quatre chefs pour chaque victime présumée qui est mentionnée dans l’acte d’accusation15.

13. L’Accusation a de nouveau justifié l’ajout des chefs 5 à 8, qui se rapportent exclusivement aux crimes qu’aurait commis l’accusé contre D.B. Elle indique que le comportement présumé de l’accusé envers D.B. peut se distinguer sensiblement de celui qu’il a eu envers d’autres femmes et filles dans la maison de Karaman. D’après l’Accusation, la relation différente entre l’accusé et D.B. est illustrée par le fait que l’accusé a retiré cette dernière de la maison de Karaman et l’a réduite en esclavage pendant une certaine période, dans des conditions différentes de celles dans lesquelles étaient retenues les autres victimes. Les quatre nouveaux chefs d’accusation apportent des précisions et des éclaircissements en faisant apparaître cette différence16, point qui a déjà été reconnu par la Chambre17.

14. La Chambre ne peut être de l’avis de la Défense lorsque cette dernière soutient que son troisième argument soulève une question différente de celle du cumul des qualifications. Dans sa Décision du 28 février 2003, la Chambre a cité la jurisprudence du Tribunal en matière de pratique du cumul de qualifications, à savoir qu’« on ne peut déterminer avec certitude laquelle des accusations portées contre l’accusé sera prouvée. Une fois que les parties ont présenté leurs éléments de preuve, la Chambre de première instance est mieux à même, si ceux-ci sont suffisants, d’apprécier quelles qualifications peuvent être retenues »18.

15. La Défense semble confondre les questions de cumul de qualifications et de cumul des peines, qui sont deux questions bien distinctes régies par des ensembles de règles différents. Une Chambre de première instance a l’obligation d’éviter tout cumul des peines non pertinent et ce, en appliquant soigneusement les principes juridiques portant sur les peines. Il n’est pas nécessaire d’examiner cette question à ce stade.

16. Enfin, la Défense a raison de dire que l’acte d’accusation aurait pu comporter davantage de chefs (quatre chefs par victime présumée, pour reprendre l’exemple choisi par la Défense). Toutefois, cela ne constitue pas un motif valable pour justifier une exception préjudicielle relative à des vices de forme. Dans la limite des règles portant sur les actes d’accusation, l’Accusation peut choisir d’énoncer soit de nombreux chefs détaillés, soit un nombre réduit de chefs combinant des allégations spécifiques. Cela ressort clairement des pratiques de l’Accusation au Tribunal.

PAR CES MOTIFS, LA CHAMBRE :

EN APPLICATION de l’article 50 du Règlement,

REJETTE l’exception préjudicielle.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
____________
Juge Liu Daqun

Le 2 avril 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribuna]


1 - Exception préjudicielle, par. 4.
2 - Ce passage et d’autres passages de l’Exception préjudicielle sont reproduits mot pour mot.
3 - Exception préjudicielle, par. 5.
4 - Réponse, par. 3.
5 - Cette exception préjudicielle avait également le titre suivant : Defence’s Preliminary Motion on the Form of the Second Amended Indictment.
6 - Voir Le Procureur c/ Radovan Stankovic, « Décision relative à la demande d’autorisation de revoir l’acte d’accusation modifié déposé par l’Accusation », 28 février 2003, par. 17.
7 - Voir Le Procureur c/ Radovan Stankovic, « Décision relative à l’exception préjudicielle de la Défense fondée sur des vices de forme de l’acte d’accusation », 15 novembre 2002, par. 15.
8 - Exception préjudicielle, par. 6.
9 - Réponse, par. 8.
10 - Décision de novembre, par. 15.
11 - Décision de novembre, par. 13.
12 - Voir par. 12 de l’Exception préjudicielle.
13 - Voir par. 7 g) et 18 de la Décision du 28 février 2003 (citée à la note 6 ci-dessus).
14 - Exception préjudicielle, par. 9-10.
15 - Exception préjudicielle, par. 11.
16 - Réponse, par. 11.
17 - Voir par. 14 de la Décision du 28 février 2003 (citée à la note 6 ci-dessus).
18 - Voir par. 17 de la Décision du 28 février 2003 (citée à la note 6 ci-dessus).