Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Alphons Orie
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision rendue le :
16 mai 2003
LE PROCUREUR
c/
RADOVAN STANKOVIC
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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE CONSTAT JUDICIAIRE EN APPLICATION DE L’ARTICLE 94 B) DU RÈGLEMENT
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Le Bureau du Procureur
M. Upawansa Yapa
Le conseil de l’accusé
M. Milenko Radovic
1. La Chambre de première instance I (la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie de la « Requête de l’Accusation aux fins de constat judiciaire en application de l’article 94 B) du Règlement » SProsecution’s Motion for Judicial Notice pursuant to Rule 94 (B)C (la « Requête ») déposée le 13 février 2003 par le Bureau du Procureur (l’« Accusation ») qui y demande à la Chambre de dresser le constat judiciaire de 37 (trente-sept)1 faits admis dans d’autres affaires (les « faits proposés ») et provenant du jugement rendu le 22 février 2001 dans Le Procureur c/ Dragoljub Kunarac, Radomir Kovac et Zoran Vukovic, affaire n° IT-96-23 & 23/1-T (le « Jugement Kunarac ») et de l’arrêt rendu le 12 juin 2002 dans Le Procureur c/ Dragoljub Kunarac , Radomir Kovac et Zoran Vukovic, affaire n° IT-96-23-A & IT-96-23/1-A (l’« Arrêt Kunarac »).
2. L’Accusation allègue que Radovan Stankovic (l’« accusé ») était initialement mis en cause dans l’affaire n° IT-96-23 et que les infractions exposées dans l’acte d’accusation déposé en l’espèce (l’« Acte d’accusation ») concernent le même type de crimes, commis dans la même zone géographique, à la même époque et, à une exception près2, contre les mêmes victimes, comme il a été prouvé dans le Jugement et l’Arrêt Kunarac.
3. L’Accusation fait valoir que l’article 94 B) du Règlement du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement ») autorise une chambre de première instance à dresser le constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires portées devant le Tribunal. Fondée sur une décision rendue par la Chambre d'appel dans l’affaire Kupreskic3 et sur une autre rendue par la Chambre de première instance III dans l’affaire Milosevic4, la position de l’Accusation semble être que des faits sont « admis dans d’autres affaires » lorsqu’ils figurent :
a) dans un jugement rendu par une chambre de première instance contre lequel aucun recours n’a été formé,
b) dans un jugement rendu par une chambre de première instance contre lequel un recours a été formé, mais lorsque les constatations en question ne font pas l’objet du recours,
c) dans un arrêt de la Chambre d'appel qui s’est prononcée à leur sujet.
4. Enfin, l’Accusation déclare qu’avant d’adresser sa Requête à la Chambre, elle avait demandé à la Défense de Radovan Stankovic (la « Défense ») une réponse sur la question de l’admission de faits admis, mais qu’elle n’a reçu aucune réponse écrite à ce sujet5.
5. Dans sa réponse à la requête de l’Accusation en application de l’article 94 B ) du Règlement (la « Réponse »), déposée le 14 mars 2003, la Défense demande à la Chambre de rejeter la Requête. La Chambre comprend que le premier motif de rejet avancé par la Défense est que dans le cadre de procédures pénales, aucune décision n’est définitive ; on ne peut donc réellement considérer aucun fait comme admis dans une affaire en vue de son admission dans une autre instance6. Deuxièmement, des jugements différents pourraient théoriquement mener à des conclusions différentes sur un même fait ; deux juges du fait pouvant raisonnablement parvenir à des conclusions différentes, la Défense semble en déduire qu’une chambre ne peut dresser le constat judiciaire d’une conclusion tirée par une autre chambre7. Troisièmement, la Défense soutient que certains des faits proposés ne sauraient être acceptés parce que « Stankovic n’a de lien avec aucune des personnes déclarées coupables dans Le Procureur c/ Kunarac et consorts et SqueC les faits proposés par l’Accusation ne peuvent donc pas être admis »8. Les autres motifs avancés par la Défense pour justifier le rejet de la Requête portent chacun sur un ou plusieurs des 37 faits proposés9 et seront examinés par la Chambre qui les regroupera dans des catégories homogènes .
6 Il est dit à l’article 94 B) du Règlement :
Une Chambre de première instance peut, d’office ou à la demande d’une partie, et après audition des parties, décider de dresser le constat judiciaire de faits ou de moyens de preuve documentaires admis lors d’autres affaires portées devant le Tribunal et en rapport avec l’instance.
7. La Chambre estime que l’article 94 B) vise à promouvoir l’économie des moyens judiciaires prévue aux articles 20 1) et 21 4) c) du Statut10. Il convient de concilier cet objectif avec l’obligation générale du Tribunal de veiller à ce que l’accusé, qui est présumé innocent, bénéficie d’un procès équitable . Dans le cadre de décisions antérieures, le Tribunal a déjà examiné la question du constat judiciaire, ainsi que certains arguments similaires à ceux soulevés par la Défense et l’interaction entre l’économie des moyens judiciaires et le traitement équitable de l’accusé.
8. S’agissant de l’argument général selon lequel l’accusé « n’a de lien » avec aucune des personnes déclarées coupables dans le Jugement et l’Arrêt Kunarac11, la Chambre estime au contraire, au vu des accusations portées contre l’accusé, qu’il existe un lien manifeste. Il est vrai que ce n’est qu’après avoir entendu les témoignages au procès que la Chambre sera en mesure d’établir en toute connaissance de cause s’il existe, ou non, un rapport entre l’accusé et tout individu reconnu coupable dans l’affaire Kunarac ; cette conclusion pourrait peser sur le jugement rendu en l’espèce. Toutefois, à l’heure actuelle, il s’agit pour la Chambre de déterminer si les accusations portées contre l’accusé le relient aux faits en question. Elle rejette donc cet argument.
9. L’argument soulevé par la Défense selon lequel aucune décision du Tribunal n’est définitive n’est pas pertinent puisque le principe consacré par l’article 94 B) ne se fonde pas forcément sur le caractère définitif absolu d’une constatation. Lorsqu’un fait admis dans une autre affaire est retenu comme élément de preuve en application de l’article 94 B), il ne devrait pas être considéré comme une présomption juris et de jure, autrement dit comme une présomption irréfragable. À cet égard, la Chambre rappelle ce qu’elle avait conclu dans diverses décisions antérieures , à savoir qu’un fait admis dans une autre affaire en application de l’article 94 B) peut toujours être réfuté ou nuancé12. Même si plusieurs juges du fait peuvent parvenir à des conclusions différentes sur des mêmes faits, rien n’empêche l’application de l’article 94 B) telle que prévue par le Règlement.
10. La Chambre partage l’avis de la Défense lorsqu’elle dit qu’il faut déterminer avec une prudence toute particulière s’il convient de retenir des faits admis, en application de l’article 94 B) du Règlement, de crainte de porter atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable. La demande de constat judiciaire devrait être rejetée si elle porte sur des faits admis qui risqueraient, directement ou indirectement , d’incriminer l’accusé.
11. À quelques réserves près, la Chambre estime que les 37 faits proposés par l’Accusation reflètent tous fidèlement des constatations faites par la Chambre de première instance et la Chambre d'appel respectivement dans le Jugement Kunarac et l’Arrêt Kunarac. Par ailleurs, les faits proposés semblent tous être pertinents en l’espèce, en ce qu’ils visent à donner une idée générale des circonstances dans lesquelles se sont produits les événements allégués dans l’acte d'accusation.
12. Pour la plupart des faits proposés (à savoir les faits A en partie, B, D en partie, E, F et G tirés de l’Arrêt Kunarac, et les faits A, C, D, E, F, J , K, L, M, O, P, Q, S, T, W, X, Y, Z et AA tirés du Jugement Kunarac), la Défense s’oppose au constat judiciaire car elle conteste l’authenticité et la fiabilité de leurs sources. Dans un cas (le fait proposé I tiré du Jugement Kunarac ), elle va jusqu’à affirmer que la constatation faite au paragraphe 573 du Jugement Kunarac « n’a pas été établie ». Comme nous l’avons dit plus haut, dans tous les cas de constat judiciaire dressé en application de l’article 94 B) du Règlement , les parties peuvent apporter au procès des éléments de preuve contredisant l’un ou l’autre des faits admis.
13. Il y a lieu d’examiner trois objections de la Défense. S’agissant du fait proposé P, la Défense avance que le paragraphe 16 de la Décision relative à la requête aux fins d’acquittement rendue le 3 juillet 2000 dans l’affaire Kunarac laisse supposer qu’« aucune maison n’a été incendiée délibérément et Squ’Cil n’est pas non plus établi qu’il y a eu une mise à sac » (non souligné dans l’original). La Chambre fait remarquer, pour sa part, que cette décision se bornait à expliciter en quoi le vol ne pouvait être assimilé au pillage ressortissant à la compétence du Tribunal13. Actuellement, la Chambre ne voit donc aucun problème à cet égard et accepte le terme « mise à sac » dans son sens ordinaire, sans en tirer de conclusions juridiques. L’argument de la Défense relatif aux maisons incendiées est lui aussi sans fondement. S’agissant du fait proposé W, et en particulier du terme « Srbinje », la Chambre s’accorde à reconnaître que ce terme ne signifie pas littéralement « la ville des Serbes » et dès lors, n’accepte pas la traduction du terme « Srbinje ». Bien qu’elle n’accepte pas cette traduction, elle admet cependant que la ville a été rebaptisée et que le nouveau nom est en rapport avec les racines et le patrimoine serbes. Quant à la crédibilité du témoin mentionné au paragraphe 37 du Jugement Kunarac (fait proposé AA ), il suffit qu’on l’ait jugée établie s’agissant de cet événement particulier.
14. En conséquence, au vu de ce qui précède, la Chambre conclut que ces faits proposés ont effectivement été établis dans l’Arrêt Kunarac et/ou dans le Jugement Kunarac.
15. Dans d’autres cas (à savoir pour une partie du fait proposé C tiré de l’Arrêt Kunarac, et pour les faits proposés B, G, H et N tirés du Jugement Kunarac ), la Défense avance que les faits proposés ne sont pas pertinents en l’espèce , ou que rien ne les relie à l’accusé. La Chambre, quant à elle, comme nous l’avons déjà vu plus haut (par. 8), décèle dans tous les cas un lien manifeste entre les situations exposées dans l’acte d'accusation et les faits proposés. La question de savoir si ce lien sera confirmé par des éléments de preuve présentés au procès est tout à fait différente.
16. Pour d’autres faits proposés encore (à savoir une partie des faits proposés A, C et D tirés de l’Arrêt Kunarac, et les faits proposés R, U, V et Z tirés du Jugement Kunarac), la Défense conteste la précision avec laquelle ils sont formulés. S’agissant du fait proposé R, tiré du Jugement Kunarac, la Chambre rejette cet argument étant donné que la demande de l’Accusation se rapporte clairement aux constatations faites aux paragraphes 574 et 575 du Jugement Kunarac , telles qu’elles apparaissent dans les faits proposés L, M, N, O, P et Q. Quant au fait proposé Z, tiré du Jugement Kunarac, une lecture exhaustive du paragraphe 37 de ce Jugement permet clairement de conclure que des femmes ont été emmenées du lycée au centre sportif Partizan ; l’objection soulevée par la Défense à cet égard est donc sans objet. Les autres exemples du manque de précision que la Défense reproche à l’Accusation concernent l’emploi du nom de « Foca » dans plusieurs faits proposés14. Or, il est vrai que dans l’Arrêt Kunarac et dans le Jugement Kunarac, le nom de « Foca » est utilisé pour indiquer non seulement la ville, mais parfois aussi la municipalité , ou encore une zone plus large située alentour, comprenant au moins deux autres municipalités (Gacko et Kalinovik). Dans sa Requête, l’Accusation aurait dû faire preuve de davantage de précision en utilisant le terme « Foca », et indiquer à chaque fois la zone géographique dont il s’agissait. La Chambre a apporté les précisions qui manquaient, selon son interprétation de l’Arrêt Kunarac, du Jugement Kunarac et de la Requête.
17. Cependant, en ce qui concerne le fait proposé BB, issu du Jugement Kunarac , un examen du paragraphe 4.1 de l’acte d'accusation et de la partie pertinente du Jugement Kunarac conduit la Chambre à présumer que ce fait risque indirectement d’incriminer l’accusé15. La Chambre estime donc qu’il n’y a pas lieu d’en dresser le constat judiciaire.
PAR CES MOTIFS,
EN APPLICATION de l’article 94 B) du Règlement,
LA CHAMBRE FAIT DROIT à la Requête s’agissant des faits proposés suivants , sous réserve des précisions apportées dans les notes de bas de page :
1) Faits proposés tirés de l’Arrêt Kunarac :
2) Faits proposés tirés du Jugement Kunarac :
A19, B, C, D20, E, F, G, H, I, J21, K, L, M, N, O, P, Q, R22, S, T23, U24, V25, W26, X, Y, Z27, AA, CC, DD28.
REJETTE la Requête à tous les autres égards.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Président de la Chambre de première instance
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Juge Liu Daqun
Le 16 mai 2003
La Haye (Pays-Bas)
[Sceau du Tribunal]