UNE CHAMBRE SPÉCIALEMENT DÉSIGNÉE
Composée comme suit :
M. le Juge Alphons Orie, Président
M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Kevin Parker
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision rendue le :
9 février 2005
LE PROCUREUR
c/
RADOVAN STANKOVIC
_____________________________________________
DÉCISION DEMANDANT UN COMPLÉMENT
D’INFORMATIONS DANS LE CADRE DE LA REQUÊTE AUX FINS DE
RENVOI PRÉSENTÉE PAR LE PROCUREUR EN APPLICATION
DE L’ARTICLE 11 BIS DU RÈGLEMENT
_____________________________________________
Le Bureau du Procureur :
Mme Carla del Ponte
M. Jan Wubben
Les autorités de Bosnie-Herzégovine :
Représentées par l’ambassade de Bosnie-Herzégovine
aux Pays-Bas, La Haye
Le Conseil de l’Accusé :
M. Milenko Radovic
LA PRÉSENTE CHAMBRE SPÉCIALEMENT
DÉSIGNÉE (la « Chambre ») du Tribunal
international chargé de poursuivre les personnes présumées
responsables de violations graves du droit international humanitaire
commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991
(le « Tribunal »),
VU la requête présentée par le Procureur aux fins du renvoi de l’acte d’accusation aux autorités de Bosnie-Herzégovine en application de l’article 11 bis du Règlement (Request by the Prosecutor under Rule 11 bis for Referral of the Indictment to the State of Bosnia and Herzegovina), requête déposée le 21 septembre 2004, par laquelle l’Accusation demande qu’une Chambre de première instance ordonne le renvoi de l’affaire Radovan Stankovic (l’« Accusé » et l’« Affaire ») aux autorités de la Bosnie-Herzégovine (la « Requête »),
VU l’Ordonnance fixant la composition d’une Chambre de première instance chargée de déterminer si l’acte d’accusation doit être renvoyé devant une autre juridiction en application de l’article 11 bis du Règlement, ordonnance déposée le 5 octobre 2004, par laquelle le Président a désigné la présente Chambre pour déterminer si l’Affaire peut être déférée aux autorités de la Bosnie-Herzégovine en application de l’article 11 bis du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »),
VU la conférence de mise en état qui s’est tenue le 9 novembre 2004, lors de laquelle la Défense s’est opposée à la Requête,
VU la requête en application de l’article 11 bis B) du Règlement [Defence’s Motion in Accordance Rule 11bis(B)], déposée le 22 décembre 2004, par laquelle la Défense soulève un certain nombre d’objections relatives à un éventuel renvoi de l’Affaire aux autorités de la Bosnie-Herzégovine,
ATTENDU que les crimes dont fait état l’acte d’accusation auraient été commis en Bosnie-Herzégovine, et que la demande de renvoi entre dans le champ d’application de l’article 11 bis A) i) du Règlement,
VU l’article 11 bis B) du Règlement, aux termes duquel « [l]a Chambre de première instance peut ordonner ce renvoi […] après avoir donné la possibilité au Procureur, et le cas échéant à l’[A]ccusé, d’être entendu, et après s’être assurée que l’[A]ccusé bénéficiera d’un procès équitable et qu’il ne sera pas condamné à la peine capitale ni exécuté »,
VU l’article 11 bis C) du Règlement, qui dispose que « [l]orsqu’elle examine s’il convient de renvoyer l’affaire selon les termes du paragraphe A), la Chambre de première instance tient compte en conformité avec la résolution 1534 (2004) du Conseil de sécurité de la gravité des crimes reprochés et de la position hiérarchique de l’accusé »,
VU la résolution 1534 (2004) du Conseil de sécurité qui envisage le « renvoi devant les juridictions nationales compétentes des affaires impliquant des accusés de rang intermédiaire ou subalterne »,
VU la résolution 1503 (2003) du Conseil de sécurité qui recommande au Tribunal de se concentrer « sur la poursuite et le jugement des principaux dirigeants portant la plus lourde responsabilité des crimes commis sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, en déférant devant les juridictions nationales compétentes […] les accusés qui n’encourent pas une responsabilité aussi lourde »,
ATTENDU que, pour déterminer si une affaire devrait être renvoyée aux autorités d’un État, il convient de répondre à deux questions, 1) celle de savoir si la gravité des crimes reprochés et la position hiérarchique de l’accusé justifient le renvoi de l’affaire parce qu’elle implique des accusés de rang intermédiaire ou subalterne, et 2) celle de savoir si les autorités auxquelles l’Accusation souhaite renvoyer l’affaire disposent de tribunaux compétents et d’un système juridique compatible avec les conditions posées par l’article 11 bis B) du Règlement,
ATTENDU que l’acte d’accusation impute à l’Accusé toutes les formes de responsabilité prévues à l’article 7 1) du Statut, pour la réduction en esclavage et le viol, constitutifs de crimes contre l’humanité, et le viol et l’atteinte à la dignité des personnes, constitutifs de violations des lois ou coutumes de la guerre, commis contre neuf femmes identifiées et d’autres femmes non identifiées,
ATTENDU que, même si la Requête de l’Accusation traite de la gravité des crimes reprochés et de la position hiérarchique de l’Accusé en l’espèce, la Chambre tirerait bénéfice de conclusions détaillées des parties et des autorités de la Bosnie-Herzégovine sur ces questions et notamment sur le point de savoir si la « position hiérarchique » visée à l’article 11 bis C) du Règlement renvoie au rôle joué par l’Accusé dans les crimes en question ou à sa place ou à son rang dans la hiérarchie civile ou militaire ou aux deux à la fois, et s’il y a lieu d’accorder un poids particulier à toute considération touchant à la gravité des crimes en question ou à la position hiérarchique de l’Accusé,
ATTENDU que la Chambre souhaite obtenir d’une part des conclusions sur la question de la gravité des crimes et de la position hiérarchique, et d’autre part les conclusions des autorités de la Bosnie-Herzégovine et des parties au sujet de la compatibilité du système juridique de la Bosnie-Herzégovine avec les dispositions de l’article 11 bis B) du Règlement,
PAR CES MOTIFS,
EN APPLICATION des articles 11 bis et 54 du Règlement,
- ORDONNE aux parties de déposer, le 21 février 2005 au plus tard, leurs conclusions sur les questions suivantes et sur le poids à accorder à chacune d’entre elles, et INVITE les autorités de la Bosnie-Herzégovine à faire de même :
- La gravité des faits incriminés dans l’acte
d’accusation autorise-t-elle le renvoi de l’Affaire à
la Bosnie-Herzégovine en application de l’article 11 bis
du Règlement ?
- La position hiérarchique de l’Accusé permet-elle
le renvoi de l’Affaire à la chambre de la Cour d’État
de la Bosnie-Herzégovine spécialisée
dans les crimes de guerre en application de l’article 11 bis
du Règlement ? En particulier, l’article 11 bis C)
du Règlement renvoie-t-il au rôle joué
par l’Accusé dans les crimes en question ou à
sa place ou à son rang dans la hiérarchie
civile ou militaire ou aux deux à la fois ?
- En ce qui concerne la compatibilité du système juridique de la Bosnie-Herzégovine avec les dispositions de l’article 11 bis B) du Règlement, INVITE les autorités de la Bosnie-Herzégovine à communiquer les documents suivants, si possible en anglais, le 21 février 2005 au plus tard :
- Les dispositions du code pénal national en vigueur
en Bosnie-Herzégovine en mai 1992 et de l’actuel
code pénal national concernant les crimes de guerre
et les crimes contre l’humanité, ainsi que toutes
les formes de responsabilité pénale, les causes
d’irresponsabilité ou d’atténuation de la
responsabilité et la détermination de la peine,
- Les dispositions concernant la création et la compétence
de la Chambre de la Cour d’État de la Bosnie-Herzégovine
spécialisée dans les crimes de guerre, y compris
celles concernant l’acceptation du renvoi par le TPIY d’affaires
devant des tribunaux de la Bosnie-Herzégovine,
- Les dispositions relatives à la protection des
témoins, avant, pendant et après leur déposition,
un exposé sur les mesures prévues pour appliquer
ces dispositions et en particulier, les dispositions permettant
de répondre à des demandes de mesures de protection
adressées à la dernière minute, et
- Les dispositions régissant la détention
durant la phase préalable au procès et le
procès (y compris les centres de détention
pouvant servir à cet effet), et les conditions d’une
telle détention, notamment la surveillance des communications
de l’Accusé et les restrictions qui peuvent leur
être apportées,
INVITE en outre les autorités de la Bosnie-Herzégovine à déposer des conclusions écrites, le 21 février 2005 au plus tard, sur les questions suivantes :
- En cas de renvoi, le texte de loi applicable en l’espèce
serait-il le code pénal actuel ou celui en vigueur
en avril 1992 ?
- La seule juridiction compétente pour juger l’Affaire
en cas de renvoi est-elle la Chambre de la Cour d’État
spécialisée dans les crimes de guerre de par
la loi de la Bosnie-Herzégovine ?
- Les moyens de preuve recueillis par le TPIY pourraient-ils
être admis tels quels par la juridiction compétente
de la Bosnie-Herzégovine ? Cette juridiction
peut-elle dresser le constat judiciaire de faits admis par
le TPIY ? Dans quelles circonstances des déclarations
écrites, des comptes rendus et des dépositions
peuvent-ils être utilisés comme moyens de preuve ?
- Comment l’acte d’accusation dressé à l’encontre
de l’Accusé s’intégrerait-il dans les poursuites
pénales engagées en application de la loi
de la Bosnie-Herzégovine ? L’acte d’accusation
peut-il être modifié ultérieurement
en cours d’instance ? Si oui, dans quelle mesure et
selon quelle procédure ?
- Si la présente espèce devait être
renvoyée, un complément d’information serait-il
nécessaire avant que le procès ne s’ouvre
ou celui-ci pourrait-il débuter immédiatement ?
Le parquet pourrait-il citer à comparaître
tous les témoins, y compris les experts internationaux,
comme le Bureau du Procureur du TPIY en aurait l’intention ?
- Le Conseil commis en l’espèce pourrait-il continuer
à représenter l’Accusé si l’Affaire
devait être renvoyée devant une juridiction
de la Bosnie-Herzégovine ? Existe-t-il en Bosnie-Herzégovine
un système d’aide juridictionnelle ? Comment
est garanti le droit à l’assistance d’un conseil
dans le code de procédure pénale ?
- Quelle est la position des autorités face aux préoccupations
exprimées par la Défense quant au retard que
pourrait occasionner un renvoi de l’Affaire devant une juridiction
de la Bosnie-Herzégovine ?
- S’il était condamné par la Cour d’État,
l’Accusé bénéficierait-il d’une réduction
de peine égale au temps passé en détention
au TPIY ?
- Quelles sont les dispositions en matière de libération
anticipée et de libération conditionnelle
en Bosnie-Herzégovine, et comment sont-elles appliquées ?
- Tout autre point pertinent.
ORDONNE à l’Accusation de déposer, le 21 février 2005 au plus tard, des conclusions supplémentaires sur les questions suivantes :
- Le texte de loi applicable en l’espèce serait-il
le code pénal actuel ou celui en vigueur en avril 1992 ?
- L’acte d’accusation établi en Bosnie-Herzégovine
devrait-il reprendre fidèlement l’ensemble des chefs
de l’acte d’accusation du TPIY, y compris les huit chefs
de crimes contre l’humanité et de violation des lois
ou coutumes de la guerre, ainsi que toutes les formes de
responsabilité énumérées à
l’article 7 1) du Statut ?
- De quelles mesures de protection les témoins devraient-ils
avoir besoin, notamment dans l’éventualité
d’audiences qui seraient tenues en Bosnie-Herzégovine ?
Faut-il prévoir que des témoins demandent
des mesures de protection supplémentaires lorsqu’en
contact avec le parquet ?
- Le niveau d’assistance mutuelle interétatique en
matière pénale est-il suffisant pour permettre
la tenue de procès équitables, notamment pour
ce qui est des convocations de témoins et du recueil
des dépositions ?
- Comment l’Accusation envisage-t-elle de se plier aux exigences
de l’article 11 bis D) iii) du
Règlement (en ce qui concerne par exemple la communication
de documents sur papier, de versions électroniques…) ?
- Comment l’Accusation envisage-t-elle de suivre le procès
comme le veut l’article 11 bis D) iv)
du Règlement ?
- Tout autre point pertinent.
ORDONNE à la défense de déposer, le 21 février 2005 au plus tard, des conclusions sur les questions suivantes :
- Le texte de loi applicable en l’espèce serait-il
le code pénal actuel ou celui en vigueur en avril 1992 ?
- De quelles mesures de protection les témoins à
décharge devraient-ils avoir besoin, notamment dans
l’éventualité d’audiences qui seraient tenues
en Bosnie-Herzégovine ?
- Le niveau d’assistance mutuelle interétatique en
matière pénale est-il suffisant pour permettre
la tenue de procès équitables, notamment pour
ce qui est des convocations de témoins et du recueil
des dépositions ?
- L’acceptation sans enquête préalable en Bosnie-Herzégovine
de l’acte d’accusation établi par le TPIY pourrait-elle
donner lieu à une mise en cause de la régularité
de la procédure ? L’instance en l’espèce
peut-elle reprendre là où elle a été
interrompue au TPIY ou est-il encore besoin de mesures d’information
préalable ?
- Serait-il possible au Conseil actuellement commis en l’espèce
de continuer à représenter l’Accusé
en cas de renvoi de l’Affaire devant une juridiction de
la Bosnie-Herzégovine ?
- L’envoi par le Procureur d’observateurs en application
de l’article 11 bis du Règlement
serait-il considéré par la Défense
comme une mesure suffisante pour garantir l’équité
du procès devant la Cour d’État de la Bosnie-Herzégovine ?
- Tout autre point pertinent.
ORDONNE aux parties d’être prêtes à présenter des conclusions orales sur la requête introduite par le Procureur aux fins du renvoi de l’Affaire et INVITE les autorités de la Bosnie-Herzégovine à faire de même-1-,
PRIE le Greffier de transmettre sans délai la présente ordonnance aux autorités de la Bosnie-Herzégovine.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le 9 février 2005
La Haye (Pays-Bas)
Le Président de la Chambre de première instance spécialement désignée
______________
Alphons Orie
[Sceau du Tribunal]
1. Voir Le
Procureur c/ Stankovic, affaire n° IT-96-23/2-PT,
Ordonnance fixant la date d’une audience consacrée au renvoi
de l’affaire en application de l’article 11 bis
du Règlement, 9 février 2005.