Affaire No : IT-01-42-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Daqun Liu, Président
M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Alphons Orie

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
7 juin 2002

LE PROCUREUR

c/

PAVLE STRUGAR
MIODRAG JOKIC

______________________________________________

DÉCISION RELATIVE À L’EXCEPTION PRÉJUDICIELLE D’INCOMPÉTENCE DÉPOSÉE PAR LA DÉFENSE

______________________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Susan Somers

Le Conseil de la Défense :

M. Goran Rodic
M. Zarko Nikolic

1. L’acte d’accusation

1. La Chambre de première instance (la « Chambre de première instance ») près le Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie d’une exception préjudicielle déposée le 18 janvier 2002 par l’accusé Pavle Strugar (l’« Accusé ») en application de l’article 72 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »)1.

2. Le 22 février 2001, le Procureur a déposé un acte d’accusation (l’« Acte d’accusation  ») établi à l’encontre de l’Accusé, de Miodrag Jokic, de Milan Zec et de Vladimir Kovacevic, qui a été confirmé par le Juge Wald le 27 février 2001. Une ordonnance de divulgation limitée datée du 27 février 2001 a été annulée par une décision rendue le 2 octobre 2001.

3. L’Acte d’accusation compte seize chefs imputant à l’Accusé :

des violations des lois ou coutumes de la guerre, sanctionnées par l’article 3 du Statut modifié du Tribunal (le « Statut ») :

meurtre (chefs 1, 4 et 7), traitements cruels (chefs 2, 5 et 8), attaques contre des civils (chefs 3, 6 et 9), dévastation que ne justifient pas les exigences militaires (chef 10), attaques illégales contre des biens de caractère civil (chef 11), destruction ou endommagement délibéré de monuments historiques et d’édifices consacrés à la religion (chef 12), destruction sans motif de villages ou dévastation que ne justifient pas les exigences militaires (chef 14), destruction ou endommagement délibéré d’édifices consacrés à l’enseignement ou à la religion (chef 15), et pillage de biens publics ou privés (chef 16) ;

des infractions graves aux Conventions de Genève de 1949, sanctionnées par l’article  2 du Statut :

destruction et appropriation de biens non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire (chef 13).

4. Tous les actes et omissions allégués dans l’Acte d’accusation se seraient produits entre le 1er octobre et le 31 décembre 1991 (la « Période couverte par l’Acte d’accusation  »), période durant laquelle l’Accusé était responsable, en vertu des articles 7  1) et 7 3) du Statut, des crimes reprochés dans l’Acte d’accusation. Entre le 1er  octobre et le 7 décembre 1991, l’Accusé, agissant seul ou de concert avec d’autres, aurait participé aux crimes qui lui sont reprochés dans l’Acte d’accusation afin de prendre le contrôle des régions de Croatie destinées à être intégrées dans la « République de Dubrovnik ». Il est allégué qu’en tant que commandant du deuxième groupe opérationnel, formé par la JNA pour mener la campagne militaire contre la région de Dubrovnik en Croatie, l’Accusé aurait participé à la commission des actes illégaux suivants :

1) Entre le 1er octobre et le 6 décembre 1991, la ville de Dubrovnik et ses alentours ont été bombardées en toute illégalité ; 43 civils ont été tués et de nombreux autres blessés. Ces bombardements ont inclus les attaques suivantes :

- le 7 octobre 1991, la ville de Mokošica, une banlieue résidentielle de Dubrovnik, a été bombardée ; neuf civils ont été tués et de nombreux autres blessés (chefs  1 à 3) ;

- entre les 9 et 12 novembre 1991, tous les quartiers de la ville de Dubrovnik ont été bombardés ; dix civils ont été tués et de nombreux autres blessés (chefs 4 à 6) ;

- le 6 décembre 1991, tous les quartiers de la ville de Dubrovnik ont été bombardés ; quatorze civils ont été tués et de nombreux autres blessés (chefs 7 à 9) ;

2) Entre le 1er octobre et le 6 décembre 1991, des habitations et d’autres bâtiments dans la ville de Dubrovnik ont été délibérément endommagés ou détruits (chefs 10 à 12) ;

3) En octobre 1991, des biens publics, commerciaux et privés dans les secteurs placés sous le contrôle de la JNA ont été pillés et des édifices publics, commerciaux et religieux ainsi que des habitations privées ont été détruits (chefs 13 à 16).

2. L’exception préjudicielle de l’Accusé

5. L’Accusé conteste l’Acte d’accusation à deux égards : premièrement, il conteste la compétence du Tribunal concernant les attaques contre des civils et les attaques illégales contre des biens de caractère civil, imputés sous les chefs trois, six, neuf et onze ; deuxièmement, il fait valoir que l’Acte d’accusation est entaché d’un vice de forme. La question d’un vice de forme de l’Acte d’accusation fera l’objet d’une décision distincte.

6. Le 1er février 2002, l’Accusation a déposé la « Réponse de l’Accusation à l’exception préjudicielle d’incompétence déposée par la Défense » (Prosecution’s Response to Defence Preliminary Motion Challenging Jurisdiction) et la « Réponse de l’Accusation aux exceptions préjudicielles d’incompétence et pour vices de forme de l’acte d’accusation déposées par la Défense » (Prosecution’s Response to "Defendant’s Preliminary Motion Challenging Jurisdiction and Objecting to the Form of the Indictment"). Le 6 février 2002, le Procureur a complété ces réponses en déposant un « Corrigendum global et supplément aux réponses de l’Accusation aux exceptions préjudicielles de la Défense pour vices de forme de l’acte d’accusation et d’incompétence » ( Consolidated Corrigenda and Supplemental Sourcing to Prosecution’s Responses to Defence Preliminary Motions Alleging Defects in the Form of the Indictment and Challenging Jurisdiction). Cette pièce contient deux écritures distinctes qui seront considérées en l’espèce comme la réponse de l’Accusation à l’Exception préjudicielle de la Défense (la « Réponse de l’Accusation relative la compétence »2 et la « Réponse de l’Accusation relative à la forme »3).

7. Le 6 février 2002, la Chambre de première instance a autorisé la Défense à déposer, le 15 février 2002 au plus tard, une réplique à la réponse de l’Accusation4, et l’Accusation à déposer une duplique (le cas échéant) dans un délai de sept jours à compter du dépôt de la réplique. Le 15 février 2002, la Défense a déposé la «  Réplique de la Défense à la réponse de l’Accusation à l’exception préjudicielle de la Défense » (Defence Reply to the Prosecution’s Response to the Defence Preliminary Motion) (la « Réplique de la Défense ») et, le 21 février 2002, l’Accusation a déposé la « Duplique de l’Accusation à la "Réplique de la Défense à la réponse de l’Accusation à l’exception préjudicielle de la Défense" » (Prosecution’s Response to the "Defence Reply to the Prosecution’s Response to the Defence Preliminary Motion ") (la « Duplique de l’Accusation du 21 février 2002 »).

8. La Chambre de première instance a entendu l’exposé des arguments des parties le 12 mars 2002. À l’audience, la Défense a demandé l’autorisation de déposer des conclusions écrites relatives à une question particulière soulevée par le Juge Orie. Elle a été autorisée à déposer ces conclusions le 15 mars 2002 au plus tard5. Suite à une requête orale, ce délai a été prorogé jusqu’au 21 mars 20026. La Défense n’a pas déposé ses conclusions avant le 4 avril 2002 (les « Conclusions de la Défense »)7. Elle n’avait demandé aucune prorogation de délai au préalable, mais sollicite toutefois de la Chambre de première instance qu’elle reconnaisse la validité de ce dépôt en vertu de l’article  127 A) ii) du Règlement. La Chambre n’apprécie pas ce retard, d’autant plus qu’une prorogation avait déjà été accordée et que la Défense n’a pas essayé d’en demander une autre. Cependant, dans la mesure où l’Accusation ne s’y oppose pas, et à la lumière des circonstances particulières à l’espèce, la Chambre ne voit aucune raison de refuser de reconnaître la validité du dépôt en application de l’article 127 A ) ii) du Règlement.

2. Contestation de la compétence du Tribunal

9. La Défense de l’Accusé conteste la compétence du Tribunal dans le cadre des chefs d’accusation 3, 6, 9 et 11 (attaques contre des civils et attaques illégales contre des biens de caractère civil, reconnues par les articles 51 et 52 du Protocole additionnel  I et par l’article 13 du Protocole additionnel II). Elle fait valoir qu’à l’époque pertinente, les crimes d’attaque contre des civils et d’attaques illégales contre des biens de caractère civil ne faisaient pas partie du droit international coutumier puisque les instruments fondamentaux n’avaient pas un caractère coutumier8. La Défense soutient également que les Protocoles additionnels ne liaient aucune des parties au conflit en tant qu’instruments de droit conventionnel durant la Période couverte par l’Acte d’accusation parce qu’ils n’ont été ratifiés par la République de Croatie que le 11 mai 1992 et que la période concernée va du 1er octobre au 31  décembre 19919. En outre, elle fait valoir que les Protocoles additionnels ont un caractère contractuel, et que les parties au conflit ne sont convenues de leur application par aucun accord réciproque particulier « qui prévoirait qu’on y ait recours dans une situation concrète »10. En conséquence, la Défense soutient qu’inculper l’Accusé de ces crimes constitue une violation du principe nullum crimen sine lege11.

10. La Défense allègue que l’Accusation a formulé de manière abusive les charges retenues contre l’Accusé. Elle soutient que l’article 3 du Statut opère comme une disposition supplétive, et que l’Accusation « n’est pas autorisée à choisir arbitrairement entre les articles 2 et 3 du Statut parce que la jurisprudence du Tribunal fournit des orientations claires pour ce qui est de l’applicabilité de certains articles, qui est fonction des circonstances, c’est-à-dire, en l’espèce, de la nature du conflit armé »12. Elle avance également qu’incriminer l’Accusé d’attaques contre des civils en vertu des deux Protocoles additionnels revient à cumuler indûment les qualifications ; le Procureur doit opter pour l’un ou l’autre de ces deux textes13.

A - Les articles 51 et 52 du Protocole additionnel I et l’article 13 du Protocole additionnel II entrent-ils dans le champ d’application de l’article 3 du Statut ?

11. La Défense déclare qu’« il va sans dire que les attaques contre des civils sont proscrites par le droit international humanitaire »14. Cependant, elle soutient que les articles 51 et 52 du Protocole additionnel I et l’article 13 du Protocole additionnel II qui énoncent ce principe, ne faisaient pas partie du droit international coutumier à l’époque pertinente. Ces règles ne s’appliquaient pas, que l’État concerné auquel on cherche à opposer leur caractère obligatoire les aient ou non ratifiées ou signées. L’Accusation répond que « le Tribunal est indiscutablement compétent en ce qui concerne les attaques contre des civils et les attaques illégales contre des biens de caractère civil au vu de sa jurisprudence relative au champ d’application de l’article 3 du Statut »15.

12. S’agissant du champ d’application de l’article 3 du Statut16, la Défense accepte la conclusion de la Chambre d'appel dans l’Arrêt Tadic relatif à la compétence selon laquelle l’article 3 « est une clause générale couvrant toutes les violations du droit humanitaire ne relevant pas de l’article 2 ou couvertes par les articles 4 ou 5 »17. La Chambre d'appel a déclaré : « [q]uand on considère cette liste dans le contexte général de l’examen par le Secrétaire général des Règles de La Haye et du droit international humanitaire, nous concluons qu’elle peut être interprétée comme incluant d’autres infractions au droit international humanitaire »18 pour autant que certaines conditions relatives, entre autres, au statut coutumier de l’article soient remplies19. Elle a défini quatre conditions à remplir pour qu’une violation du droit international humanitaire puisse relever de l’article 3 du Statut. Les conditions pertinentes en l’espèce sont :

i) la violation doit porter atteinte à une règle du droit international humanitaire ;

ii) la règle doit être de caractère coutumier ou, si elle relève du droit conventionnel, les conditions requises doivent être remplies […]20.

13. La Défense accepte la conclusion de la Chambre d'appel selon laquelle le Rapport du Secrétaire général, en énumérant des textes qui font indubitablement partie du droit international coutumier21, peut être interprété comme incluant d’autres infractions au droit international humanitaire 22. Cependant, elle fait valoir que, dans son Rapport, le Secrétaire général n’inclue pas les Protocoles additionnels dans sa liste d’instruments de droit international coutumier, et qu’on peut donc en déduire qu’il ne les a pas considérés comme en faisant partie23. La Défense admet que le droit conventionnel applicable lie les parties à un conflit, et fait observer que la Chambre d'appel a estimé que le Protocole additionnel  II était « applicable à certains aspects des conflits dans l’ex-Yougoslavie »24, tandis que les Protocoles additionnels ont été considérés comme relevant du droit conventionnel dans le Jugement Blaskic25. Toutefois, en l’espèce, la Défense fait valoir que durant la Période couverte par l’Acte d’accusation, les parties au conflit n’étaient pas liées par le droit conventionnel. La Croatie a ratifié les Protocoles additionnels le 11 mai 1992, bien après la période susmentionnée, et la Croatie et la Bosnie-Herzégovine ont expressément accepté de les respecter le 22 mai 199226. Par ailleurs, la Défense reconnaît qu’à compter du 27 novembre 1991, les parties au conflit étaient tenues de se conformer aux Protocoles additionnels en vertu d’un accord spécial27.

14. L’Accusation soutient que les parties au conflit étaient tenues d’observer les dispositions des Protocoles additionnels en vertu du droit conventionnel (droit conventionnel et accords spéciaux en vigueur) et du droit international coutumier 28. Concernant le droit conventionnel, l’Accusation avance qu’il liait les parties au conflit en raison principalement de la succession de la République fédérale de Yougoslavie (RFY) et d’autres États constitutifs à l’ancienne République fédérative socialiste de Yougoslavie (RFSY), et que la véritable date de l’indépendance de la Croatie est le 8 octobre 199129. Concernant les accords spéciaux, elle affirme que les Protocoles additionnels s’appliquent sur la base, par exemple, de l’accord spécial conclu le 5 novembre 1991 entre les Présidents des six Républiques de Yougoslavie et du Mémorandum d’accord conclu le 27 novembre 1991 par les Républiques de Yougoslavie et de Croatie30. Enfin, l’Accusation soutient que pendant la Période couverte par l’Acte d’accusation, les interdictions relatives aux attaques contre des civils et des biens de caractère civil avaient déjà été reconnues sans ambigüité comme faisant partie du droit international coutumier31.

15. La Chambre de première instance interprète la conclusion de la Chambre d'appel dans l’Arrêt Tadic relatif à la compétence comme signifiant que, si une règle est de caractère coutumier, il est inutile de chercher à savoir si elle appartient au droit conventionnel. La Chambre va donc d’abord chercher à déterminer si les règles en question en l’espèce font partie du droit coutumier.

16. Dans l’Arrêt Tadic relatif à la compétence, la Chambre d'appel a examiné la question de l’existence de règles de droit international coutumier applicables à des conflits internes. Elle a conclu que les pratiques des États avaient évolué depuis les années 30 avec l’intégration dans le droit international coutumier de règles visant à protéger la population civile. La Chambre de première instance adoptera une approche similaire pour déterminer si les principes énoncés dans les dispositions pertinentes des Protocoles additionnels ont acquis le statut de règles de droit international coutumier.

17. Les règles coutumières deviennent parfois partie du droit conventionnel. Si le traité considéré contient également des règles qui n’ont pas acquis le statut de règles de droit international coutumier, seul le droit coutumier lie les États parties au traité. L’adhésion à des traités peut aussi être prise en compte au moment de déterminer si la pratique d’un État a atteint un niveau suffisant pour appuyer la reconnaissance d’une règle en droit international coutumier. Les articles 51 et 52 du Protocole additionnel I et l’article 13 du Protocole additionnel II ne contiennent aucun principe nouveau. Ils reprennent des codes antérieurs32. La IVe Convention de Genève exposait dans le détail de nombreuses règles de droit international coutumier ainsi que les règles fixées dans les Conventions de La Haye concernant les civils. L’interdiction d’attaquer des populations civiles a été qualifiée de règle de droit international coutumier par l’ancien Premier Ministre britannique A.N. Chamberlain en 193833. La même année, cette position a été exprimée dans une résolution adoptée à l’unanimité par l’Assemblée de la Société des Nations34. L’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies a de nouveau consacré ces principes qu’elles considéraient comme des principes humanitaires généraux dans sa résolution 244435. La Cour internationale de justice (« CIJ ») a estimé que ce type de déclarations représentait l’opinio  juris des États adoptant la résolution et a indiqué que ces règles reflétaient des « considérations élémentaires d’humanité » applicables dans le cadre du droit coutumier à tout conflit armé, qu’il soit de caractère interne ou international36.

18. À l’époque de l’adoption des Protocoles additionnels, la grande majorité des États considéraient les principes énoncés aux articles 51 et 52 du Protocole I et à l’article 13 du Protocole II comme des principes humanitaires généraux. Ceux-ci sont consacrés dans les manuels militaires de certains États, et les pratiques qui y sont contraires ont toujours été condamnées.

19. L’historique de la rédaction des Protocoles additionnels révèle également clairement l’opinio juris des États. Il ne fait aucun doute que l’article 51 du Protocole  I intitulé « Protection de la population civile », et composé de huit paragraphes, énonce en son paragraphe 1 un principe coutumier de protection des civils contre les dangers résultant de conflits armés37. L’article 52 intitulé « Protection générale des biens de caractère civil », qui dispose que ces biens ne doivent être l’objet ni d’attaques ni de représailles, se compose de trois paragraphes38. Ces paragraphes établissent un principe général du droit international humanitaire selon lequel des biens de caractère civil ne doivent pas faire l’objet d’attaques militaires39. Cette règle est le pendant nécessaire de l’article 51 du Protocole additionnel I40, et la réaffirmation d’une disposition similaire de la IVe Convention de Genève.

20. L’article 13 du Protocole additionnel II intitulé « Protection de la population civile » se compose de trois paragraphes qui correspondent aux trois premiers paragraphes de l’article 51 du Protocole additionnel I. Soulignons qu’il est dit à l’article  1 du Protocole II que celui-ci s’applique aux conflits qui ne sont pas couverts par le Protocole I.

21. La Chambre de première instance ne doute pas que les articles 51 et 52 du Protocole additionnel I et l’article 13 du Protocole additionnel I constituent une réaffirmation et une reformulation, peu avant la Période couverte par l’Acte d’accusation, des normes existantes en matière de droit international coutumier qui proscrivent les attaques contre des civils et des biens de caractère civil.

22. La référence aux Protocoles additionnels faite dans l’Acte d’accusation (« reconn [u] par ») doit être comprise comme une référence à un texte juridique clair et relativement récent dans lequel les interdictions pertinentes posées par le droit international coutumier sont réaffirmées. La Chambre de première instance rejette donc l’opposition de la Défense à l’emploi de la référence à ces textes qui ne figurent pas dans la liste d’instruments de droit coutumier figurant dans le Rapport du Secrétaire général.

23. La condition selon laquelle l’article 3 du Statut est applicable si les violations des lois ou coutumes de la guerre mises à la charge de l’accusé portent atteinte à une règle de droit international humanitaire est donc satisfaire41.

24. Étant donné que la Chambre de première instance a conclu que les règles en question s’inscrivent dans le cadre de l’article 3 du Statut, il est inutile de chercher à savoir si elles s’appliquent en tant que règles de droit conventionnel entre les parties au conflit.

B. Formulation inappropriée de l’Acte d’accusation

25. D’une part, la Défense avance que l’article 3 du Statut opère comme une disposition supplétive, et que l’Accusation « n’est pas autorisée à choisir arbitrairement entre les articles 2 et 3 du Statut »42. Il est mis à la charge de l’Accusé 15 chefs relevant de l’article 3 et un seul relevant de l’article 2 (chef 13). D’autre part, la Défense soutient qu’incriminer l’Accusé d’attaques contre des civils en vertu des deux Protocoles additionnels revient à cumuler indûment les qualifications43. L’Accusation, se fondant à cet égard sur les conclusions de l’Arrêt Celebici relatives au cumul de qualifications, fait valoir que ces conclusions s’étendent et mettent un terme, mutatis mutandis, à l’opposition de la Défense concernant la nature supplétive de l’article 3 commun44.

26. La Défense réplique que la position de la Chambre d'appel dans « l’Arrêt Celebici porte sur l’admissibilité de l’incrimination d’un même acte sous deux chefs d’accusation, par exemple en vertu des articles 2 et 3 du Statut », tandis que dans le cas de l’Exception préjudicielle de la Défense, « il n’est question que d’un seul chef d’accusation qui est tout bonnement indéfendable puisqu’il contient des allégations contradictoires »45. La Défense soutient également que « la Chambre de première instance ne peut ni accepter ni rejeter, partiellement ou conditionnellement, un chef d’accusation, ce qui est inévitable si la logique de l’Acte d’accusation en l’espèce est suivie »46.

27. L’Accusation soutient que le cumul de qualifications est la pratique habituelle et acceptée du Tribunal, admise par la Chambre d'appel dans l’Arrêt Celebici 47. Elle affirme que, bien que l’article  1 du Protocole additionnel II dispose qu’une incrimination simultanée en vertu des deux Protocoles est exclue, le cumul de qualifications au sens de ces deux Protocoles n’est pas censé entraîner l’application simultanée des deux Protocoles à un même acte, mais plutôt garantir que les accusations d’attaque illégale peuvent être portées, quel que soit le caractère, international ou interne, du conflit 48. Cependant, l’Accusation reconnaît également qu’une fois établi que le Protocole additionnel I s’applique (quand le conflit est jugé international), l’application simultanée du Protocole II est exclue en vertu de l’article 1 de ce Protocole.

28. Comme l’Accusation l’a justement fait remarquer, le cumul de qualifications en vertu des deux Protocoles n’est pas censé entraîner leur application simultanée au même acte, mais plutôt garantir que les accusations d’attaque illégale peuvent être portées, quel que soit le caractère, international ou interne, du conflit. C’est pourquoi le cumul de qualifications est la pratique acceptée du Tribunal, admise par la Chambre d'appel dans l’Arrêt Celebici49  :

Le cumul de qualifications est autorisé parce que, avant la présentation de l’ensemble des moyens de preuve, on ne peut déterminer avec certitude laquelle des accusations portées contre l’accusé sera prouvée. Une fois que les parties ont présenté leurs éléments de preuve, la Chambre de première instance est mieux à même, si ceux-ci sont suffisants, d’apprécier quelles qualifications peuvent être retenues […].

29. Cette conclusion s’étend et met un terme, mutatis mutandis, à l’opposition de la Défense concernant la nature supplétive de l’article 3 commun. L’Accusation est libre de choisir les charges retenues contre un accusé ; elle dispose d’un certain pouvoir d’appréciation pour établir les actes d’accusation50.

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,

EN APPLICATION de l’article 72 du Règlement,

REJETTE l’Exception préjudicielle de la Défense contestant la compétence du Tribunal.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

___________
M. le Juge Liu daqun

Fait le 7 juin 2002
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - L’« Exception préjudicielle de la Défense ».
2 - « Réponse de l’Accusation à l’exception préjudicielle d’incompétence déposée par la Défense ».
3 - « Réponse de l’Accusation à l’exception préjudicielle pour vices de forme de l’acte d’accusation déposée par la Défense ».
4 - « Décision relative à la requête de la Défense aux fins d’autorisation de déposer une réplique et aux fins de prorogation de délai (Objet : Exception préjudicielle de la Défense de l’accusé Strugar pour vices de forme de l’acte d’accusation et d’incompétence) », rendue le 6 février 2002.
5 - Compte rendu d’audience en anglais, 12 mars 2002, p. 123.
6 - « Ordonnance autorisant une prorogation du délai de dépôt d’une écriture de la Défense » (Order Granting Extension of Time for a Defence Filing), rendue le 15 mars 2002.
7 - « Conclusions supplémentaires de la Défense » (Additional Defence Submission), déposées le 4 avril 2002. La Défense a imputé ce retard à l’impossibilité pour son expert d’examiner les questions soulevées dans les délais impartis.
8 - Exception préjudicielle de la Défense, par. 4.
9 - Exception préjudicielle de la Défense, par. 4.
10 - Exception préjudicielle de la Défense, par. 4.
11 - Exception préjudicielle de la Défense, par. 5.
12 - Exception préjudicielle de la Défense, par. 27.
13 - Exception préjudicielle de la Défense, par. 29.
14 - Réplique de la Défense, par. 4.
15 - Réponse de l’Accusation relative à la compétence, par. 4.
16 - L’article 3 du Statut (Violations des lois ou coutumes de la guerre) dispose : « Le Tribunal international est compétent pour poursuivre les personnes qui commettent des violations des lois ou coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées : a) l’emploi d’armes toxiques ou d’autres armes conçues pour causer des souffrances inutiles ; b) la destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires ; c) l’attaque ou le bombardement, par quelque moyen que ce soit, de villes, villages, habitations ou bâtiments non défendus ; d) la saisie, la destruction ou l’endommagement délibéré d’édifices consacrés à la religion, à la bienfaisance et à l’enseignement, aux arts et aux sciences, à des monuments historiques, à des œuvres d’art et à des œuvres de caractère scientifique ; e) le pillage de biens publics ou privés ».
17 - Exception préjudicielle de la Défense, par. 20. Cf. Le Procureur c/ Dusko Tadic, affaire n° IT-94-1-AR72, Arrêt Relatif à l’appel de la Défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence (« Arrêt Tadic relatif à la compétence »), 2 octobre 1995, par. 89.
18 - Ibid.
19 - Ibid, par. 94.
20 - Arrêt Tadic relatif à la compétence, par. 94.
21 - Rapport du Secrétaire général établi conformément au paragraphe 2 de la résolution 808 (1993) du Conseil de sécurité (le « Rapport du Secrétaire général »), par. 35.
22 - Exception préjudicielle de la Défense, par. 7.
23 - Exception préjudicielle de la Défense, par. 6.
24 - Exception préjudicielle de la Défense, par. 11, citant l’Arrêt Tadic relatif à la compétence, par. 69.
25 - Exception préjudicielle de la Défense, par. 12, évoquant Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire n° IT-95-14-T, Jugement (le « Jugement Blaskic »), 3 mars 2000, par. 172.
26 - Exception préjudicielle de la Défense, par. 14 et 15.
27 - Réplique de la Défense, par. 8.
28 - Réponse de l’Accusation relative à la compétence, par. 4.
29 - Bien que l’instrument de succession de la Croatie ait été déposé le 11 mai 1992, l’Accusation argue que, conformément à la pratique internationale et comme l’exprime la Croatie dans cet instrument, les Protocoles additionnels sont censés être entrés en vigueur à titre rétroactif le 8 octobre 1991, date effective de l’indépendance de la Croatie. Cf. Réponse de l’Accusation relative à la compétence, par. 9 à 13.
30 - Réponse de l’Accusation relative à la compétence, par. 14 à 18.
31 - Réponse de l’Accusation relative à la compétence, par. 19 à 25.
32 - Il y a trois siècles et demi, Grotius a fait une distinction entre civils et combattants. Cette distinction a été reprise aux articles 23 et 25 du Code de Lieber. Les articles 15 à 18 de la Déclaration de Bruxelles de 1874 interdisaient les attaques contre des habitations civiles. Même si cette déclaration n’a jamais été ratifiée en tant que traité, elle a été largement reconnue comme une déclaration de droit international coutumier, et a mené à la IIe Convention de La Haye de 1899 et à la IVe Convention de La Haye de 1907.
33 - En 1938, suite aux opérations menées par les forces aériennes allemandes et italiennes pendant la guerre civile en Espagne et aux actions similaires du Japon en Chine, il a expliqué qu’« il est contraire au droit international de bombarder des civils et de lancer des attaques délibérées contre des populations civiles ». Il a ajouté que « les cibles visées par des opérations aériennes doivent être des objectifs militaires légitimes et doivent pouvoir être identifiées » ; Cf. Customary International Law and Protocol I : An Analysis of Some Provisions, L.R. Penna, in Études et essais sur le droit international humanitaire et sur les principes de la Croix-Rouge, en l’honneur de Jean Pictet, Martinus Nijhoff, éd., p. 218. Cf. aussi Arrêt Tadic relatif à la compétence, par. 100 et suiv.
34 - Cf. Arrêt Tadic relatif à la compétence, par. 101 ; Cf. également, Oppenheim, International Law, vol. II, p. 523 et 1060.
35 - Résolution 2444 de l’Assemblée générale, Documents officiels de l’Assemblée générale des Nations Unies, vingt-troisième session, supplément n° 18, Document de l’Organisation des Nations Unies A/7218 (1969).
36 - Cf. Affaire relative aux activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre lui, CIJ, Recueil 1986, p. 14, par. 218 et 219 ; en 1996, dans son Avis consultatif sur la licéité de l’utilisation des armes nucléaires, la CIJ a de nouveau fait observer que « les principes cardinaux contenus dans les textes formant le tissu du droit humanitaire sont les suivants. Le premier principe est destiné à protéger la population civile et les biens de caractère civil, et établit la distinction entre combattants et non-combattants ; les États ne doivent jamais prendre pour cible des civils [...] », CIJ, Avis consultatif de 1996 sur la licéité de l’utilisation des armes nucléaires, Recueil de 1996, par. 78.
37 - Lors de la Conférence diplomatique, le représentant du Royaume-Uni a fait observer que les paragraphes 1 à 3 de l’article 51 intitulé « Protection de la population civile » contiennent « une réaffirmation précieuse des règles coutumières existantes du droit international » [traduction non officielle] destinées à protéger les civils, 6 Official Records, p. 164 ; pour le représentant de l’Ukraine, le paragraphe 2 est « conforme aux règles généralement reconnues en droit international » [traduction non officielle], ibid, p. 201. Il a ajouté que l’interdiction d’utiliser la population civile comme bouclier humain pour protéger des objectifs militaires, énoncée à l’article 28 de la IVe Convention de Genève, est réaffirmée à l’article 51.7. Pour le représentant du Canada, bon nombre des dispositions de l’article 51 sont « la codification du droit international coutumier » [traduction non officielle], 6 Official Records, p. 179.
38 - L’article 52.1 dispose que les biens qui ne sont pas des objectifs militaires sont des « biens de caractère civil ». L’article 52.2 définit ce que sont des objectifs militaires. L’article 52.3 prévoit que, s’il n’est pas certain qu’un bien normalement affecté à un usage civil, tel qu’un lieu de culte, une maison, un autre type d’habitation ou une école, est utilisé en vue d’apporter une contribution effective à l’action militaire, on présume que ce bien n’est pas utilisé à cette fin.
39 - Cf. Arrêt Tadic relatif à la compétence, par. 100 et suiv.
40 - Il aurait été inutile de prévoir le principe de la protection des civils si aucune protection n’était accordée aux habitations civiles.
41 - Cf. Arrêt Tadic relatif à la compétence, par. 94.
42 - Exception préjudicielle de la Défense, par. 27.
43 - Exception préjudicielle de la Défense, par. 29.
44 - Réponse de l’Accusation relative à la compétence, par. 26, et Duplique de l’Accusation du 21 février 2002, par. 8.
45 - Réplique de la Défense, par. 11.
46 - Réplique de la Défense, par. 11.
47 - Le Procureur c/ Zejnil Delalic et consorts, affaire n° IT-96-21-A, Arrêt (l’« Arrêt Celebici »), 20 février 2001.
48 - Réponse de l’Accusation relative à la compétence, par. 26.
49 - Arrêt Celebici, par. 400.
50 - Cf., par exemple, l’Arrêt Celebici, par. 602.