Affaire n° : IT-01-42-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Kevin Parker
M. le Juge Krister Thelin
Mme le Juge Christine Van Den Wyngaert

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
10 septembre 2004

LE PROCUREUR

c/

PAVLE STRUGAR

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TROISIÈME DÉCISION RELATIVE À L’ADMISSIBILITÉ DE CERTAINS DOCUMENTS

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Le Bureau du Procureur :

Mme Susan Somers
M. Philip Weiner

Les Conseils de l’Accusé :

M. Goran Rodic
M. Vladimir Petrovic

I. LA REQUÊTE

1. La présente Décision de la Chambre de première instance II fait suite à la Requête de la Défense du 6 août 20041, déposée juste après la fin de la présentation des moyens à décharge. Par cette requête, la Défense demande le versement au dossier des documents suivants en guise de duplique, au sens de l’article 85 A) iv) du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement  ») :

L’Annexe I2 est un extrait du dossier individuel du témoin de la Défense Petre Handziev, établi par la direction du personnel de l’état-major général de l’armée de Serbie-et-Monténégro ;

L’Annexe II3 est un rapport de combat quotidien établi par le 9e secteur naval (le « 9e VPS »), apparemment daté du 28 mars 19924 ;

L’Annexe III5 est un autre rapport de combat quotidien établi par le 9e VPS, daté du 25 mars 1992 ;

L’Annexe IV6 est une note manuscrite datée du 29 novembre 1991 et adressée au commandement du 2e groupe opérationnel, par laquelle Miodrag Jokic félicite l’Accusé pour sa promotion au rang de général de corps d’armée.

2. L’Accusation s’oppose à l’admission de chacun de ces documents7.

II. LE DROIT

3. L’admissibilité de la preuve est principalement régie par l’article 89 C) du Règlement qui dispose qu’une Chambre « peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu’elle estime avoir valeur probante ».

4. Même si l’article 89 C) du Règlement semble accorder à la Chambre de première instance un « large pouvoir discrétionnaire », la Chambre d’appel a conclu qu’«  il convient d’interpréter l’article 89 C) de manière à garantir que la Chambre est convaincue de la fiabilité des éléments de preuve8 . Dans cet esprit, la Chambre d’appel a indiqué que la fiabilité d’une déclaration peut être pertinente dans le cadre de son admissibilité et pas seulement de son poids. En effet, « [l]es indices de fiabilité d’un élément de preuve peuvent faire défaut au point que celui-ci n’a pas de "valeur probante" et ne saurait par conséquent être admis9 ». Cette considération a été communément exprimée dans la jurisprudence comme une exigence, qui serait implicitement posée par l’article 89 C) du Règlement, que l’élément de preuve doit présenter des « indices suffisants de sa fiabilité10.

5. L’admission de moyens à décharge dans le cadre de la duplique est prévue par l’article 85 A) iv) du Règlement. Cet article ne confère pas un droit absolu de présenter des moyens en duplique. Comme l’a affirmé la Chambre de première instance dans l’affaire Kunarac11, il ne traite pas du droit de la Défense à présenter des moyens de preuve, mais seulement de l’ordre dans lequel ils doivent l’être « lorsque le droit à la présentation de tels moyens existe12 ». Dans son analyse de la question sous l’angle de l’admission de moyens à charge en réplique, cette même Chambre a déclaré que l’Accusation était tenue de présenter tous les moyens à charge dans le cadre de la présentation principale de sa cause, et que c’était uniquement dans l’hypothèse où l’accusé soulèverait un fait nouveau dans le cadre de la présentation des moyens à décharge qu’elle pourrait fournir des moyens en réplique en application de l’article 85 A) iii) du Règlement. Elle a estimé que le même principe s’appliquait à l’admission de moyens à décharge présentés en duplique en application de l’article 85 A) iv) du Règlement. L’admission de moyens en duplique est donc limitée à des questions directement soulevées par des éléments de preuve en réplique et dont on n’aurait pu, pendant la présentation des moyens à décharge, prévoir qu’elles allaient se présenter13.

6. Il est également important de prendre en compte, pour trancher la question de l’admission de certains des documents concernés, de l’article 90 H) ii) du Règlement, qui prévoit que la partie qui contre-interroge un témoin doit le confronter aux éléments dont elle dispose qui contredisent les déclarations du témoin. L’admission de moyens de preuve en duplique ne saurait être employée pour pallier le non-respect par cette partie de cette disposition.

7. La Chambre souhaite insister sur le fait que la décision d’admettre un élément de preuve donné ne laisse nullement augurer du poids qui lui sera accordé au bout du compte.

III. EXAMEN

8. L’Annexe I est un extrait du dossier individuel du témoin à décharge Petre Handziev, établi par la direction du personnel de l’état-major général de l’armée de Serbie -et-Monténégro. La Défense affirme qu’il démontre qu’en dépit des déclarations de Miodrag Jokic au procès selon lesquelles Petre Handziev « était médiocre et obtenait toujours de très mauvais résultats quand il était en service », son dossier comporte des commentaires tels que « se distingue » et « très bon »14. L’Accusation affirme que ce document n’est qu’un extrait du dossier qui, en soi, ne revêt aucune valeur probante quant à la crédibilité de l’amiral Jokic. Elle estime que seuls les « éléments de preuve documentaires originels pourraient être confrontés avec » le témoignage de l’amiral Jokic15. La Chambre de première instance est convaincue que ce document traite d’une question directement soulevée par le témoignage en réplique de l’amiral Jokic et que la Défense n’en avait pas été informée au préalable. À vrai dire, les préoccupations de l’Accusation sont davantage pertinentes pour le poids qui pourrait finalement être accordé à ce témoignage que pour son admissibilité. Le document est admis.

9. Les Annexes II et III sont toutes deux des rapports de combat quotidiens du 9e  VPS signés par Miodrag Jokic. L’Annexe II est apparemment datée du 28 mars 199216 et l’Annexe III, du 25 mars 1992. La Défense affirme que ces documents contredisent le témoignage de l’amiral Jokic s’agissant de la visite que le général Zivota Panic et l’Accusé auraient rendue en décembre 1991 aux positions du 3e bataillon de la 472e brigade motorisée17, car ils établissent que cette visite a eu lieu en mars 1992. L’Accusation avance que, pendant le contre-interrogatoire en réplique, la Défense n’a pas confronté l’amiral Jokic à l’Annexe II18. S’agissant de l’Annexe  III, l’Accusation affirme qu’en plus du fait que la Défense n’a pas interrogé l’amiral Jokic à ce sujet pendant son contre-interrogatoire, ce document ne démontre pas à première vue que l’Accusé, le général Panic et l’amiral Jokic n’ont pas rendu de visite en décembre 1991. La Chambre reconnaît que ce document n’est pas suffisamment pertinent dans la mesure où il ne porte pas directement sur la question d’une visite en décembre 1991 et où les éléments de preuve présentés révèlent déjà qu’il y en a eu une en mars 1992. La Chambre n’admet pas ces documents.

10. L’Annexe IV est une note manuscrite datée du 29 novembre 1991 adressée au commandement du 2e groupe opérationnel, par laquelle Miodrag Jokic félicite l’Accusé pour sa promotion au rang de général de corps d’armée. La Défense affirme qu’étant donné que l’amiral Jokic a témoigné pour l’Accusation contre l’Accusé, ce document remet en cause sa crédibilité19. L’Accusation avance que comme il s’agit simplement d’un message de félicitations standard envoyé par un officier subordonné à un officier de grade supérieur, il ne saurait altérer la crédibilité de l’amiral Jokic20. Il ne rentrerait pas dans le champ d’application de l’article 85 A) iv) du Règlement et ne devrait donc pas être admis en tant que moyen en duplique21. Cette note de félicitations semble être une formalité entre un subordonné et son supérieur et ne permet de conclure à aucun attachement personnel de l’amiral Jokic pour l’Accusé. Il n’existe pas suffisamment d’éléments permettant d’établir le fait que la Défense souhaite prouver en présentant ce document. Il n’est pas admis.

IV. DISPOSITIF

11. Par ces motifs, la Chambre verse au dossier le document intitulé Annexe I, joint à la Requête de la Défense. Les documents restants, ou partie d’entre eux, ne sont pas admis.

12. La Chambre invite le Greffe a) à classer l’Annexe I de la Requête de la Défense parmi les pièces à conviction, b) à attribuer un numéro de pièce à conviction à ce document, et à transmettre par écrit ce numéro à la Chambre et aux parties, dès que possible.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 10 septembre 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance II
___________
Kevin Parker

[Sceau du Tribunal]


1 - Defence Motion : Pursuant to Rule 85 (A)(iv), 6 août 2004 (la « Requête de la Défense »).
2 - Defence Motion : Annex I, 6 août 2004 (l’« Annexe I »).
3 - Defence Motion : Annex II, 6 août 2004 (l’« Annexe II »).
4 - Voir infra, note 16.
5 - Defence Motion : Annex III, 6 août 2004 (l’« Annexe III »).
6 - Defence Motion : Annex IV, 6 août 2004 (l’« Annexe IV »).
7 - Prosecution’s Response to "Defence Motion : Pursuant to Rule 85(A)(iv)", 10 août 2004 (la « Réponse de l’Accusation »), par. 5, 7, 12 et 15.
8 - Le Procureur c/ Dario Kordic et consorts, affaire n° IT-95-14/2-AR73.5, Décision relative à l’appel concernant la déclaration d’un témoin décédé, 21 juillet 2000, par. 20 et 22.
9 - Ibid., par. 24.
10 - Voir par exemple Le Procureur c/ Zejnil Delalic et consorts, affaire n° IT-96-21-AR73.2, Arrêt relatif à la requête de l’accusé Zejnil Delalic aux fins d’autorisation d’interjeter appel de la Décision de la Chambre de première instance en date du 19 janvier 1998 concernant la recevabilité d’éléments de preuve, 4 mars 1998, par. 19 et 20.
11 - Le Procureur c/ Dragoljub Kunarac, Radomir Kovac et Zoran Vukovic, affaire n° IT-96-23-T et IT-96-23/1-T, Décision relative à la requête de la Défense aux fins de présentation de moyens en duplique, 31 octobre 2000.
12 - Ibid., par. 14.
13 - Ibid., par. 14 ; Le Procureur c/ Stanislav Galic, affaire n° IT-98-29-T, 2 avril 2003 ; Le Procureur c/ Mladen Naletilic, alias « Tuta », et Vinko Martinovic, alias « Stela », affaire n° IT-98-34-T, 23 octobre 2002.
14 - Requête de la Défense, par. 5.
15 - Réponse de l’Accusation, par. 4 et 5.
16 - Bien que le 28 mars 1991 soit la date figurant dans l’en-tête du document, celui-ci porte sur des événements survenus en mars 1992, et la date qui accompagne les signatures est le 28 mars 1992.
17 - Requête de la Défense, par. 6 et 7.
18 - Réponse de l’Accusation, par. 7.
19 - Requête de la Défense, par. 8.
20 - Réponse de l’Accusation, par. 14.
21 - Ibid., par. 15.