LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit : M. le Juge Cassese, Président

M. le Juge Li

M. le Juge Deschênes

M. le Juge Abi-Saab

M. le Juge Sidhwa

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Arrêt rendu le : 2 octobre 1995

 

LE PROCUREUR

C/

DUSKO TADIC, ALIAS "DULE"

______________________________________

OPINION SÉPARÉE DU JUGE LI RELATIVE A L’APPEL DE LA DÉFENSE
CONCERNANT L’EXCEPTION PRÉJUDICIELLE D’INCOMPÉTENCE

______________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Richard Goldstone, Procureur
M. Grant Niemann
Mme Brenda Hollis
M. Alan Tieger
M. William Fenrick
M. Michael Keegan

Le Conseil de la Défense :

M. Michail Wladimiroff
M. Milan Vujin
M. Alphons Orie
M. Krstan Smic

 

INTRODUCTION

1. Bien que je souscrive à la Décision de rejet de l’appel de l’Appelant rendue par la Chambre d’appel, je ne suis pas en accord avec cette Décision sur les trois points de droit suivants :

1. examen de la légalité de la création du présent Tribunal ;

2. compétence ratione materiae du présent Tribunal en vertu de l’article 3 de son Statut ; et

3. définition du conflit dans l’ex-Yougoslavie.

Je consigne donc la présente opinion, avec tout le respect dû à mes collègues.

 

A. Examen de la légalité de la création du présent Tribunal

2. La Décision, qui s’appuie sur la doctrine de la compétence de la compétence, réexamine la légalité de la résolution du Conseil de sécurité portant création du présent Tribunal. Cependant, cette doctrine, interprétée correctement, permet seulement au Tribunal d’examiner et de déterminer sa propre compétence, tandis qu’elle a été indûment étendue ici à l’examen de la compétence du Conseil de sécurité et à la pertinence de sa résolution portant création du présent Tribunal. L’article premier du Statut du Tribunal habilite uniquement à "juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991, conformément aux dispositions du présent Statut", et puisque la Charte des Nations Unies n’a non plus jamais conféré au Tribunal le pouvoir de réexaminer la légalité des résolutions du Conseil de sécurité, il ressort à l’évidence qu’il n’est pas doté de ce pouvoir. Cet examen excède donc sa compétence et il est illégal.

3. De surcroît, la décision du Conseil de sécurité relative à la création du présent Tribunal, en adoptant la résolution 808 (1993) conformément à l’article 39 de la Charte des Nations Unies, était fondée sur sa constatation que la situation prévalant alors dans l’ex-Yougoslavie constituait une menace contre la paix et la sécurité internationales. Le fait de savoir si la situation considérée constitue ou non une menace contre la paix et la sécurité internationales, ou quelles mesures devraient être prises sont des questions politiques que le Conseil de sécurité, organe politique des Nations Unies, est parfaitement qualifié pour trancher et dont les Juges du présent Tribunal, uniquement rompus au droit et bénéficiant d’une expérience nulle ou infime des affaires politiques internationales, sont réellement ignorants. En conséquence, le réexamen de la résolution semble imprudent et inutile, tant en fait qu’en droit.

4. Pour conclure, la Décision aurait dû rejeter l’appel sur cette question sans examiner la légalité de la création du présent Tribunal.

 

B. La compétence ratione materiae en vertu de l’article 3 du Statut

5. L’article 3 du Statut du présent Tribunal définit la compétence ratione materiae de celui-ci au sujet des crimes de guerre. Cependant, cette question de la compétence en matière de crimes de guerre étant également traitée à l’article 2 du Statut qui porte sur les infractions graves aux Conventions de Genève de 1949, nous nous proposons donc, initialement, de les examiner ensemble pour présenter un aperçu général de la question.

6. Le droit international coutumier traite différemment la compétence ratione materiae et le droit applicable aux crimes de guerre selon que le conflit armé dans le cadre duquel ces crimes sont commis est de caractère international ou interne. Pour résoudre ces problèmes, la question cruciale consiste donc à définir le caractère du conflit armé.

7. Le professeur Meron énonce correctement et clairement le droit international coutumier relatif aux crimes de guerre dans les termes suivants :

"La qualification d’interne ou d’international des conflits en Yougoslavie est cruciale. La Quatrième Convention de La Haye de 1907, qui a codifié le droit de la guerre et servi de norme pour les poursuites intentées contre les crimes de guerre à l’issue du second conflit mondial, ne s’applique qu’aux conflits internationaux. L’autre élément principal du droit pénal de la guerre, les dispositions relatives aux infractions graves des Conventions de Genève et du Protocole I, ne visent également que les conflits internationaux. Les violations de l’article 3 commun des Conventions de Genève, qui concerne les conflits internes, ne constituent pas des infractions graves entraînant une compétence pénale universelle. Si une partie du conflit était qualifiée d’interne plutôt que d’internationale, les auteurs des atrocités les plus terribles pourraient essayer de contester les poursuites au titre des crimes de guerre ou des infractions graves mais pas au titre du génocide ou des crimes contre l’humanité" (Meron, War Crimes in Yugoslavia and the Development of International Law, 88 AJIL 78, 80 (1994)).

8. Le Rapport final (en date du 27 mai 1994) de la Commission d’experts, constitué conformément à la résolution 780 (1992) du Conseil de sécurité, adopte la même opinion que le professeur Meron :

"Dans le cas d’un conflit de caractère international, il s’agit d’infractions graves aux Conventions de Genève, y compris le Protocole I, ainsi que des violations des lois et coutumes de la guerre. Le droit conventionnel et coutumier applicable aux conflits armés internationaux est bien établi. Le droit conventionnel concernant les conflits armés internes est codifié à l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève, dans le Protocole additionnel II de 1977 et à l’article 19 de la Convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé. Les termes "infractions graves" ou "crimes de guerre" ne sont pas employés dans ces sources de droit. En outre, le contenu du droit coutumier applicable aux conflits armés internes est discutable. Il en résulte, en général - à moins que les parties à un conflit armé n’en décident autrement - que les seules infractions commises dans un conflit de ce genre pour lesquelles il existe une compétence internationale sont les "crimes contre l’humanité" et le génocide, qui s’appliquent quelle que soit la qualification du conflit" (S/1994/674, par. 42).

9. Et le CICR, une autorité en matière de droit international humanitaire, dans les Remarques préliminaires sur la création d’un Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, "souligne le fait que, d’après le droit humanitaire contemporain, la notion de crimes de guerre est limitée aux situations de conflits armés internationaux" (DDM/JUR/442b, 25 mars 1993, par. 4).

10. J’en viens maintenant à la différence entre mon opinion et celle de la Décision. Cette dernière affirme que l’on a observé une évolution du droit international coutumier au point que toutes les violations graves des lois ou coutumes de la guerre énumérées aux alinéas a) à e) de l’article 3 du Statut du présent Tribunal sont passibles de poursuites et de sanctions, même si elles sont commises dans le cadre d’un conflit armé interne. Je ne peux pas souscrire à cette affirmation.

11. D’après l’article 38 l) b) du Statut de la Cour internationale de Justice, deux conditions doivent être remplies pour l’établissement d’une règle coutumière de droit international :

1. l’existence d’une pratique générale des Etats ; et

2. l’acceptation de cette pratique par les Etats comme étant le droit.

Il n’existe aucune preuve que ces deux conditions sont remplies. Au contraire, la Décision elle-même admet que seulement "un certain nombre de règles et de principes régissant les conflits armés internationaux ont été progressivement étendus aux conflits internes" (Décision, par. 126). De surcroît , comme on le sait, le conflit armé au Rwanda était de caractère interne, de sorte que le Statut adopté par la résolution 955 (1994) du Conseil de sécurité, relativement à la compétence ratione materiae du Tribunal pour le Rwanda, ne confère la compétence que pour les crimes de génocide à l’article 2, les crimes contre l’humanité à l’article 3 et les violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 et du Protocole additionnel II de 1977, sans mentionner la compétence en matière de violations des lois et coutumes de la guerre visées à l’article 3 du Statut du présent Tribunal. Si la compétence à l’égard des violations prévues à l’article 3 du Statut du fait de l’évolution du droit international coutumier avait été étendue au point de couvrir toutes ces violations, qu’elles aient été commises dans un conflit armé international ou interne, pourquoi le Statut du Tribunal international pour le Rwanda n’aurait-il pas prévu cette compétence ?

12. S’agissant des déclarations interprétatives des délégués français, américain et britannique à propos de l’article 3 du Statut durant le vote au Conseil de sécurité sur la résolution adoptant ce Statut, je suis d’accord. Mais ces remarques ne constituent des arguments que pour interpréter l’article 3 du Statut comme conférant au Tribunal le pouvoir de poursuivre les diverses violations spécifiées dans les deux Protocoles additionnels de 1977 et l’article 3 commun des Conventions de Genève de 1943, interprétation à laquelle je souscris ; elles n’allèguent pas, cependant, que les violations des lois ou coutumes de la guerre, qui sont énumérées aux alinéas a) à e) et commises dans un conflit armé interne, devraient être poursuivies en vertu de l’article 3 du Statut.

13. Et je ne peux pas accepter que, d’après la Décision, l’article 3 "confère au Tribunal international compétence pour toutes les violations graves du droit international humanitaire non couvertes par les articles 2, 4 ou 5" (Décision, par. 91) et que "les conditions à remplir pour que l’article 3 s’applique" (Décision, par. 94) peuvent être énoncées par la Décision. Sur cette question, la Décision constitue, en fait, une hypothèse injustifiée d’un pouvoir législatif qui n’a jamais été conféré au Tribunal par une quelconque autorité.

 

C. Qualification du conflit dans l’ex-Yougoslavie

14. Deux approches permettent de définir le caractère du conflit dans l’ex-Yougoslavie. La première, adoptée par l’Appelant, consiste à analyser isolément chaque conflit. En conséquence, l’Appelant allègue qu’à la date et sur les lieux pertinents, il n’existait même pas de conflit armé. La deuxième approche, retenue par l’Accusation, les analyse globalement. L’Accusation soutient que, à compter au moins du 8 octobre 1991 et jusqu’à présent, un conflit armé international se déroule sur le territoire de l’ex-Yougoslavie.

15. La Décision déclare que les crimes présumés ont été commis par l’accusé dans le contexte d’un conflit armé mais sans conférer à celui-ci un caractère international.

16. Les conclusions du Procureur s’appuient pour l’essentiel sur les diverses résolutions du Conseil de sécurité, affirmant qu’elles montrent que celui-ci a constamment considéré globalement le conflit dans l’ex-Yougoslavie et l’a qualifié de conflit armé international. La Décision rejette cette allégation et souligne que des conflits de caractère à la fois international et interne coexistaient à différentes époques et en différents lieux sur ce territoire.

17. Je suis d’avis que les conclusions de l’Accusation, qui visent à approcher globalement le conflit dans l’ex-Yougoslavie et à le qualifier de conflit international, sont correctes.

Le conflit armé dans l’ex-Yougoslavie a éclaté, peu de temps après la déclaration d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie le 25 juin 1991, entre les forces armées de la République socialiste fédérative de Yougoslavie et celles de la Slovénie et de la Croatie. Ce conflit armé doit, bien sûr, être qualifié d’interne du fait que les déclarations d’indépendance ont été suspendues pendant trois mois à la demande des CE. A l’expiration de ce délai, le 7 octobre 1991, la Slovénie a proclamé son indépendance avec effet à compter de cette date et la Croatie a suivi avec effet à compter du 8 octobre 1991. Le conflit armé dans l’ex-Yougoslavie devrait donc être qualifié d’international à compter du 8 octobre 1991 puisque ces deux Etats étaient alors indépendants.

Mais on a également observé des conflits armés internes durant le déroulement du conflit global comme, par exemple, entre Bosniaques, et la question est de savoir comment traiter ces confits internes. M. O’Brien répond correctement à cette question de la façon suivante :

"Plus important encore, le conflit est clairement de caractère international : trois nations ont combattu, essentiellement sur le territoire de deux d’entre elles (jusqu’à présent), avec un certain nombre de fronts et de partisans ou de groupes y participant pour le compte de chaque belligérant. Une fois cette caractérisation retenue, il importe peu que certains combattants soient des citoyens du même Etat-nation. Il est pratiquement impensable que, par exemple, un Ukrainien combattant pour l’armée allemande durant la deuxième guerre mondiale ait pu soutenir avec succès que son combat était interne (contre l’Etat soviétique), quel que soit le caractère du conflit global" (M. O’Brien, The International Tribunal for Violations of International Humanitarian Law in the Former Yugoslavia, 87 AJIL 639, 647-648 (1993)).

18. Parmi les trois nations mentionnées par M. O’Brien dans le passage précité, l’une est sûrement la République socialiste fédérative de Yougoslavie (RSFY), devenue ultérieurement la République fédérale de Yougoslavie (RFY) et les deux autres sont, bien sûr, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine. En fait, il existe suffisamment d’éléments de preuve avec valeur probante pour démontrer que la RSFY, ultérieurement la RFY, a participé et continue de participer au conflit armé contre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine. J’en énumère brièvement quelques-uns ci-après :

1. Le Rapport final de la Commission d’experts constituée conformément à la résolution 780 (1992) du Conseil de sécurité déclare que "l’armée des Serbes de Bosnie" opérant en Bosnie et l’"armée des Serbes de la Krajina" opérant en Croatie sont "équipées et soutenues par la JNA" (annexes au rapport final, Document des Nations Unies S/1994/674, annexes, résumés et conclusions, par. 29). De surcroît, il y est indiqué que l’armée des Serbes de Bosnie exécute l’objectif de la RFY de créer un nouvel Etat yougoslave à partir de régions de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine et que les 110 000 hommes appartenant nominalement à la "République des Serbes de Bosnie" et à la "République des Serbes de Croatie" reçoivent des instructions, des armes et des munitions et autres appuis de la JNA et de la RFY (annexe III au Rapport final, par. 17 et 124).

2. Les rapports de M. Mazowiecki expliquent clairement la politique dite de "nettoyage ethnique" employée régulièrement par la RFY en vue de créer une Grande Serbie par l’incorporation forcée de parties du territoire de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine dans cette Grande Serbie. Par exemple, son troisième rapport de novembre 1992 décrit de plus les méthodes employées pour le "nettoyage ethnique" et ajoute : "(Elles) donnent du crédit à la crainte que l’objectif ultime est peut-être d’incorporer les régions de Croatie et de Bosnie-Herzégovine occupées par les Serbes dans une Grande Serbie" (Document des Nations Unies, A/47/666, par. 13).

3. La déclaration présentée par M. Andrew J. W. Gow, en date du 30 janvier 1995, corrobore en détail les déclarations précitées des rapports de la Commission d’experts des Nations Unies et de M. Mazowiecki (documents présentés à la Chambre de première instance par l’Accusation, vol. III, doc. 101).

4. De nombreuses résolutions du Conseil de sécurité reflètent l’existence d’un conflit armé international continu dans l’ex-Yougoslavie. Par exemple, la résolution 757 du 30 mai 1992 a imposé une série de sanctions économiques contre la RFY, qui devaient demeurer en vigueur jusqu’à ce que le Conseil de sécurité décide que les autorités de la RFY, y compris la JNA, ont pris des mesures effectives pour remplir les conditions de la résolution 752 relatives au retrait de leurs forces de Bosnie et la cessation de leur ingérence dans ce pays. Le Conseil n’a jamais constaté que ces conditions ont été remplies et n’a pas levé toutes les sanctions imposées. En fait, les actions du Conseil reviennent à reconnaître le caractère international continu du conflit (Mémoire d’Amicus Curiae des Etats-Unis, 25 juillet 1995, p. 32).

5. Le gouvernement de Bosnie-Herzégovine a officiellement déclaré l’état de guerre dans le pays le 20 juin 1992. Il a annoncé que la Bosnie-Herzégovine était "la victime d’une agression perpétrée par la République de Serbie, la République du Monténégro, l’armée yougoslave et les terroristes du Parti démocrate serbe..." Document des Nations Unies S/24214, annexe). D’après l’article 2 1) commun aux Conventions de Genève de 1949, ces Conventions s’appliquent à tous les cas de guerre déclarée. La déclaration de guerre du gouvernement de Bosnie-Herzégovine fait que le conflit armé dans ce pays doit également être qualifié d’international.

19. De surcroît, il convient de noter que la Commission d’experts, mentionnée au paragraphe 8 ci-dessus, a constamment soutenu que les conflits dans l’ex-Yougoslavie doivent être pris globalement et donc relever du droit applicable aux conflits armés internationaux. Dans son rapport final, la Commission énonce clairement sa position comme suit :

"Toutefois, comme il est indiqué au paragraphe 45 de son premier rapport intérimaire, la Commission est d’avis qu’étant donné la nature et la complexité des conflits armés en cause, ainsi que la multiplicité des accords sur les questions humanitaires que les parties ont conclus entre elles, elle est fondée à considérer que les règles applicables aux conflits armés internationaux peuvent s’appliquer à l’ensemble des conflits armés ayant pour cadre le territoire de l’ex-Yougoslavie" (S/1994/674, par. 44).

20. Enfin, je me dois de faire remarquer que, puisque la Décision n’a pas conclu que le conflit armé dans le cadre duquel les crimes présumés ont été commis était de caractère international, elle est viciée en ce qu’elle n’a pas établi un important élément de la compétence du Tribunal au titre de l’article 2 en la présente affaire.

 

(Signé)

Haopei Li

2 octobre 1995