LA CHAMBRE D'APPEL
Composée comme suit : M. le Juge Cassese, Président
M. le Juge Li
M. le Juge Deschênes
M. le Juge Abi-Saab
M. le Juge Sidhwa
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Arrêt rendu le : 2 octobre 1995
LE PROCUREUR
C/
DUSKO TADIC, ALIAS "DULE"
______________________________________
ARRÊT RELATIF A L'APPEL DE LA DÉFENSE CONCERNANT
L'EXCEPTION PRÉJUDICIELLE D'INCOMPÉTENCE
______________________________________
Le Bureau du Procureur :
M. Richard Goldstone, Procureur
M. Grant Niemann
M. Alan Tieger
M. Michael Keegan
Mme Brenda Hollis
M. William Fenrick
Le Conseil de la Défense :
M. Michail Wladimiroff M. Milan Vujin
M. Alphons Orie M. Krstan Smic
I. INTRODUCTION
A. Le jugement en appel
1. La Chambre d'appel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes
présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises
sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis 1991 (Le "Tribunal international")
est saisie d'un appel interjeté par la Défense contre un jugement rendu par la Chambre
de première instance II le 10 août 1995. Ce jugement rejetait l'exception préjudicielle
d'incompétence du Tribunal international soulevée par l'Appelant.
2. Devant la Chambre de première instance, l'Appelant avait lancé une attaque sur trois fronts :
a) création illégale du Tribunal international ;
b) exercice abusif de la primauté du Tribunal international sur les juridictions nationales ;
c) incompétence ratione materiae.
Le jugement dont appel a rejeté la demande de l'Appelant. Pour l'essentiel, son
dispositif est libellé comme suit :
"LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE (...) ECARTE PAR LA PRÉSENTE l'exception dans
la mesure où elle se rapporte à la primauté et à la compétence d'attribution au titre
des articles 2, 3 et 5 et DÉCIDE, par ailleurs, de se déclarer incompétente dans la
mesure où ladite exception conteste la création du Tribunal international ;
REJETTE PAR LA PRÉSENTE la demande de la Défense en son exception sur la compétence
du Tribunal" (décision relative à l'exception d'incompétence du Tribunal
international soulevée par la Défense devant la Chambre de première instance, 10 août
1995, affaire no. IT-94-1-T, p. 33 ; ("Décision de la Chambre de première
instance")).
L'Appelant allègue maintenant que la Chambre de première instance a commis une erreur
de droit.
3. Il ressort clairement du dispositif du jugement que la Chambre de première instance
a adopté une approche différente sur le premier chef de contestation, sur lequel elle a
refusé de statuer, de celle qu'elle a suivie concernant les deux derniers chefs, qu'elle
a rejetés. Il convient de noter cette distinction et nous y reviendrons plus loin.
Cependant, il appert maintenant de l'évolution de l'instance que la question de la
compétence a acquis, devant la présente Chambre, une double dimension :
a) la compétence de la Chambre d'appel à être saisie du présent appel ;
b) la compétence du Tribunal international à être saisi de l'affaire au fond.
Avant de se pencher sur le fond, il convient d'examiner la question liminaire, à
savoir, la Chambre d'appel est-elle compétente pour être saisie du présent appel ?
B. Compétence de la Chambre d'appel
4. L'article 25 du Statut du Tribunal international (Le Statut du Tribunal
international, publié originellement comme annexe au Rapport du Secrétaire général
établi conformément au paragraphe 2 de la résolution 808 (1993) du Conseil de
sécurité, (Document des Nations Unies S/25704) et adopté conformément à la
résolution 827 (25 mai 1993) du Conseil de sécurité) (dorénavant le "Statut du
Tribunal international") adopté par le Conseil de sécurité des Nations Unies,
prévoit une procédure d'appel interne au Tribunal international. Cette disposition est
conforme au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui insiste sur
le droit d'interjeter appel (Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
19 décembre 1966, article 14, paragraphe 5, A.G. Res. 2200 (XXI), 21 U.N. GAOR, supp.
(no. 16) 52, Document des Nations Unies A/6316 (1966) ("le Pacte").
Comme l'a reconnu le Procureur du Tribunal international à l'audience des 7 et 8
septembre 1995, le Statut est d'un caractère général et le Conseil de sécurité
s'attendait certainement à ce qu'il soit complété, le cas échéant, par le règlement
que les juges ont reçu pour mandat d'adopter, en particulier pour "l'audience et les
recours" (art. 15). Les juges ont bien adopté ce règlement : chapitre septième du
Règlement de procédure et de preuve (Règlement de procédure et de preuve, 107-108,
adopté le 11 février 1994 conformément à l'article 15 du Statut du Tribunal
international, modifié (IT/32/Rév.5) (dorénavant le "Règlement de procédure et
de preuve")).
5. Cependant, l'article 73 avait déjà prévu des "Exceptions préjudicielles
soulevées par l'accusé", à cinq titres. La première est "l'exception
d'incompétence". L'article 72 B) spécifie :
"La Chambre se prononce sur les exceptions préjudicielles in limine litis.
Les décisions ainsi rendues ne sont pas susceptibles d'appel, sauf dans le cas où la
Chambre a rejeté une exception d'incompétence" (Règlement de procédure et de
preuve, art. 72 B).
C'est un point facile à comprendre et le Procureur l'énonce clairement dans son
argument :
"Je soutiens, premièrement, que clairement dans les limites du Statut, les juges
doivent être libres de commenter, de compléter, d'adopter des articles compatibles et,
dans la mesure que j'ai mentionnée hier, il habiliterait également les juges à examiner
le bien-fondé du Statut et à s'assurer qu'ils peuvent rendre justice dans le contexte
international dans le cadre du Statut. Ceci est incontestable.
L'article 72 ne fait, à mon avis, qu'offrir un instrument utile pour réaliser - c'est
une disposition juste parce que, sans elle, on pourrait, comme l'a mentionné hier M. Orie
dans un contexte certes différent, se retrouver dans la triste situation d'un procès
durant des mois ; du Tribunal entendant des témoins pour finir par découvrir, au stade
de l'appel que, en fait, il n'aurait pas dû y avoir de procès en raison de
l'incompétence du Tribunal, quel qu'en soit le motif.
C'est donc, d'une certaine façon, une règle d'équité pour les deux parties mais
particulièrement en faveur de l'accusé pour éviter à une personne le désagrément
d'être traduit en justice dans le cadre d'un procès qui n'aurait jamais dû se tenir.
C'est vraiment comme les décisions que vous avez prises concernant le Règlement de
procédure et de preuve. Dans une certaine mesure, il complète le Statut mais c'était
l'intention du Conseil de sécurité quand il a conféré aux juges le pouvoir d'élaborer
un Règlement. Ils l'ont fait en sachant que certaines dispositions du Statut devaient
être complétées par un Règlement de procédure et de preuve.
(...)
C'est donc, en fin de compte, un article pratique et, si je peux me permettre, un
article judicieux dans l'intérêt de la justice, dans l'intérêt des deux parties et
dans l'intérêt du Tribunal dans son ensemble" (Procès-verbal d'audience d'appel
sur l'exception d'incompétence, 8 septembre 1995, p. 4 ("Procès-verbal de
l'appel")).
La question a, cependant, été soulevée de savoir si les trois moyens avancés par
l'Appelant portent vraiment sur la compétence du Tribunal international, élément
nécessaire pour qu'ils constituent le fondement d'un appel. Plus spécifiquement, la
légalité de la création du Tribunal international et sa primauté peuvent-ils servir de
fondements à un tel appel ?
En page 2 de son Mémoire en appel, le Procureur a conclu dans le sens d'une réponse
négative, fondée sur la distinction entre la légalité de la création du Tribunal
international et sa compétence. Seul le deuxième point peut faire l'objet d'un appel
tandis que la légalité et la primauté du Tribunal international ne pourraient pas être
contestées en appel (Réponse à l'exception préjudicielle d'incompétence du Tribunal
soulevée par la Défense devant la Chambre de première instance du Tribunal
international, 7 juillet 1995, affaire no. IT-94-1-T, p. 4 ("Mémoire du
Procureur")).
6. Cette interprétation étroite du concept de compétence, soutenue par le Procureur
et un amicus curiae, s'est heurtée à une vision plus moderne de l'administration
de la justice. Une décision sur une question aussi fondamentale que la compétence du
Tribunal international ne devrait pas être repoussée à la fin d'une instance
potentiellement longue, marquée par l'émotion et onéreuse. Tous les motifs de
contestation sur lesquels s'appuie l'Appelant se traduisent, en dernière analyse, par une
évaluation de la capacité juridique du Tribunal international de juger son affaire. Ne
s'agit-il pas, en fin de compte, d'une question de compétence ? Et quel autre organe que
la Chambre d'appel du Tribunal international pourrait être juridiquement habilité à
statuer sur cette question De fait - et ce n'est en aucune façon concluant tout en
étant, néanmoins, intéressant : si ces questions n'étaient pas tranchées in limine
litis, elles pourraient, de toute évidence, être soulevées dans un appel au fond.
L'intérêt supérieur de la justice serait-il servi par une décision en faveur de
l'accusé, après que celui-ci ait subi ce qui devrait alors être qualifié de procès
injustifié. Après tout, une cour de justice se doit d'honorer le bon sens non seulement
quand il s'agit de peser les faits mais également au plan de l'examen du droit et du
choix de l'article approprié. En cette affaire, la compétence de la présente Chambre à
être saisie et à statuer sur l'appel de l'Appelant est incontestable.
C. Moyens d'appel
7. La Chambre d'appel a, en conséquence, entendu les Parties sur tous les points
soulevés dans les conclusions. Elle a également lu les mémoires d'amicus curiae
présentés par Juristes sans frontières et le gouvernement des Etats-Unis
d'Amérique, auxquels elle fait part de sa gratitude.
8. L'Appelant a présenté deux Mémoires d'appel successifs. Le second Mémoire a été présenté en retard mais, en l'absence d'objection du Procureur, la Chambre d'appel a accordé la prolongation du délai sollicitée par l'Appelant au titre de l'article 116.
Le second Mémoire tend essentiellement à étayer les arguments développés par
l'Appelant dans son Mémoire originel. Ils sont présentés sous les titres suivants :
a) création illégale du Tribunal international ;
b) exercice abusif de la primauté du Tribunal international sur les juridictions nationales compétentes ;
c) incompétence ratione materiae.
La Chambre d'appel se propose d'examiner chaque moyen d'appel dans l'ordre de leur
présentation par l'Appelant.
II. CRÉATION ILLÉGALE DU TRIBUNAL INTERNATIONAL
9. Le premier moyen d'appel attaque la légalité de la création du Tribunal
international.
A. Définition de la compétence
10. Dans son examen de l'exception d'incompétence du Tribunal international soulevée
par la Défense sur les motifs de l'illégalité de sa création par le Conseil de
sécurité, la Chambre de première instance a déclaré :
"Il existe, clairement, des questions de compétence relevant du Tribunal
international comme les questions de date, de lieu et de caractère du crime faisant
l'objet de poursuites. Ces questions sont qualifiées, à juste titre, de questions
juridictionnelles, tandis que la légalité de la création du Tribunal international
n'est pas véritablement une question de compétence. Elle porte, plutôt, sur la
légalité de sa création (...)" (Décision de la Chambre de première instance,
par. 4).
La petitio principii sur lequel s'appuie cette affirmation n'explique pas les
critères utilisés par la Chambre de première instance pour récuser l'exception
d'illégalité de la création du Tribunal international comme exception d'incompétence.
Plus important encore, cette proposition implique un concept étroit de la compétence
ramené à des exceptions fondées sur les limites de sa portée vis-à-vis du temps, de
l'espace, des personnes et de la matière (ratione temporis, loci, personae et materiae).
Mais la "juridiction" (compétence en français) n'est pas simplement un domaine
ou une sphère (mieux décrite dans ce cas par le terme "compétence" - (sens
anglais du terme) ; il s'agit fondamentalement - ainsi qu'il ressort de l'origine latine
du terme lui-même, jurisdictio - d'un pouvoir juridique et donc, nécessairement,
d'un pouvoir légitime de "dire le droit" dans ce domaine, de manière
définitive et faisant autorité.
C'est son sens dans tous les systèmes juridiques. Ainsi, historiquement, dans la
common law, les Termes de la ley fournissent la définition suivante :
"La 'compétence' est une dignité conférée à un homme par le pouvoir de rendre
justice dans les affaires traduites devant lui" (STROUD'S JUDICIAL DICTIONNARY, 1379
(5e éd., 1986)).
On trouve le même concept dans les définitions données par les dictionnaires
courants :
"(La compétence) est le pouvoir d'un tribunal de statuer sur un litige et
présuppose l'existence d'une cour dûment constituée dotée du contrôle sur la
compétence matérielle et les Parties" (BLACK'S LAW DICTIONNARY 712 (6e éd., 1990)
citant Pinner c/ Pinner, 33 N.C. App. 204, 234 S.E. 2d 633).
11. Un concept étroit de la compétence peut, éventuellement, se justifier dans un
cadre national mais pas en droit international. Le droit international, du fait de
l'absence d'une structure décentralisée, n'offre pas un système judiciaire intégré
assurant une répartition ordonnée du travail entre un certain nombre de tribunaux où
certains aspects ou éléments de la compétence en tant que pouvoir pourraient être
centralisés ou affectés à l'un d'eux mais pas aux autres. En droit international,
chaque tribunal est un système autonome (sauf s'il en est prévu autrement). Certes,
l'acte constitutif d'un tribunal international peut limiter certains de ses pouvoirs
juridictionnels mais seulement dans la mesure où cette limite ne nuit pas à son
"caractère judiciaire", comme nous le verrons plus loin. On ne saurait,
cependant, présumer ces limites et, en tout état de cause, elles ne peuvent pas être
déduites du concept de compétence proprement dit.
12. Pour nous résumer, si le tribunal international n'était pas créé légalement,
il ne serait pas doté du pouvoir légitime de décider en ce qui concerne la date, le
lieu, les personnes ou le domaine de la compétence matérielle. L'appel fondé sur
l'illégalité de la création du Tribunal international touche le principe même de la
compétence en tant que pouvoir d'exercer la fonction judiciaire dans tout domaine. Il est
plus radical, dans le sens où il excède et englobe tous les autres appels relatifs à la
portée de la compétence. Il s'agit là d'une question préalable qui détermine tous les
autres aspects de la compétence.
B. Recevabilité de l'appel fondé sur l'illégalité de la création
du Tribunal international
13. Devant la Chambre de première instance, le Procureur a maintenu que :
1) le Tribunal international n'est pas compétent pour réexaminer sa création par le
Conseil de sécurité (Mémoire du Procureur, par. 10-12) ; et, en tout état de cause,
2) la question de savoir si en créant le Tribunal international le Conseil de
sécurité a respecté la Charte des Nations Unies pose des "questions
politiques" qui ne sont pas susceptibles d'un "recours judiciaire" (id.,
par. 12-14).
La Chambre de première instance a approuvé cette approche.
Elle comprend deux arguments : le premier se rapporte au pouvoir du Tribunal
international d'être saisi de cette exception ; et le second intéresse la qualification
du point intéressant l'exception comme une "question politique" et, comme
telle, non susceptible de recours judiciaire, qu'elle relève ou non de la compétence du
Tribunal.
1. Le Tribunal international est-il compétent ?
14. La Chambre de première instance déclare dans sa décision :
"C'est une chose pour le Conseil de sécurité de prendre soin de s'assurer de la
création d'une structure appropriée pour la conduite de procès équitables ; c'en est
une autre de déduire, sous quelque angle qu'on se place, de cet établissement attentif,
que l'intention était d'habiliter le Tribunal international à contester la légalité de
la législation qui l'a créé. La compétence du Tribunal international est précise et
étroitement définie ; ainsi que le prévoit l'article premier de son Statut, il est
habilité à juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit
international humanitaire, sous réserve de limites spatiales et temporelles, et cela
conformément audit Statut. C'est là toute l'étendue de la compétence du Tribunal
international" (Décision de la Chambre de première instance, par. 8).
Une réserve doit être apportée à la première et la dernière phrases de cette
citation. La première phrase suppose une approche subjective, estimant que la compétence
ne peut être déterminée exclusivement qu'en se référant aux intentions du Conseil de
sécurité ou par déduction de ces intentions, ignorant ainsi totalement tout pouvoir
résiduel qui pourrait provenir des conditions de la "fonction judiciaire"
proprement dite. C'est également la réserve qu'il convient d'apporter à la dernière
phrase.
De fait, la compétence du Tribunal international, qui est définie dans la phrase du
milieu et décrite dans la dernière phrase comme "toute l'étendue de la compétence
du Tribunal international", ne l'est pas en réalité. Elle est ce qu'on qualifie en
droit international de compétence "originelle" ou "principale" et
parfois "au fond". Mais elle ne comprend pas la compétence
"incidente" ou "implicite", qui découle automatiquement de l'exercice
de la fonction judiciaire.
15. Supposer que la compétence du Tribunal international se limite strictement aux
"intentions" du Conseil de sécurité le concernant revient à le considérer
uniquement comme un "organe subsidiaire" du Conseil de sécurité (voir
Charte des Nations Unies, art. 7 2) et 29, une "création" entièrement
façonnée dans le plus infime détail par son "créateur" et demeurant
totalement en son pouvoir et à sa merci. Mais le Conseil de sécurité n'a pas seulement
décidé de créer un organe subsidiaire (le seul moyen juridique à sa disposition pour
créer un tel organe), il avait aussi clairement l'intention de créer un type spécial
d'"organe subsidiaire" : un tribunal.
16. En traitant une affaire identique dans son avis consultatif Effets de jugements
du Tribunal administratif des Nations Unies accordant des indemnités, la Cour
internationale de Justice a déclaré :
"Il a été soutenu en troisième lieu que le tribunal administratif est un organe
subsidiaire, subordonné ou secondaire, et que, par conséquent, ses jugements ne
sauraient lier l'Assemblée générale qui l'a créé.
(...)
La question ne peut être résolue en prenant pour base l'étude des rapports entre
l'Assemblée générale et le tribunal, c'est-à-dire en déterminant si le tribunal doit
être considéré comme un organe subsidiaire, subordonné ou secondaire, ou bien en
relevant qu'il a été créé par l'Assemblée générale. La solution dépend de
l'intention de l'Assemblée générale quand elle a créé le tribunal et de la nature des
fonctions que lui confère son statut. L'examen des termes du statut du tribunal
administratif a démontré que l'Assemblée générale a voulu créer un corps
judiciaire". (Effets de jugements du Tribunal administratif des Nations Unies
accordant des indemnités, C.I.J. Recueil 1954, p. 47, 60-61, avis consultatif du 13
juillet ("Effets de jugements").)
17. La Cour avait, antérieurement, déduit la nature judiciaire du Tribunal
administratif des Nations Unies ("TANU") de l'emploi d'une certaine terminologie
et d'un certain langage dans le Statut ainsi que de certains de ses attributs. Parmi ces
attributs de la fonction judiciaire, le pouvoir conféré par l'article 2, paragraphe 3 du
Statut du TANU figure de façon éminente :
"En cas de contestation sur le point de savoir si le Tribunal est compétent, le
Tribunal décide" (id., p. 51-52, citant le Statut du Tribunal
administratif des Nations Unies, art. 2, par. 3).
18. Ce pouvoir, appelé principe de "Kompetenz-Kompetenz" en allemand
ou "la compétence de la compétence" en français, est un élément et, de
fait, un élément majeur de la compétence incidente ou implicite de tout tribunal
judiciaire ou arbitral et consiste en sa "compétence de déterminer sa propre
compétence". Ce principe est un élément constitutif nécessaire dans l'exercice de
la fonction judiciaire et il est inutile qu'il soit expressément prévu dans les
documents constitutifs de ces tribunaux, bien qu'il le soit souvent (voir, par
exemple, Statut de la Cour internationale de Justice, art. 36, par. 6). Mais, pour
reprendre les termes de la Cour internationale de Justice :
"Ce principe, que le droit international général admet en matière d'arbitrage,
prend une force particulière quand le juge international n'est plus un tribunal arbitral
(...) mais une institution préétablie par un acte international qui en définit la
compétence et en règle le fonctionnement" (affaire Nottebohm (Liechtenstein c/
Guatemala), exception préliminaire, C.I.J. Recueil 1953, p. 7, 119, (21 mars)).
Ce n'est pas simplement un pouvoir entre les mains du tribunal. En droit international,
où il n'existe pas de système judiciaire intégré et où chaque organe judiciaire ou
arbitral a besoin d'un acte constitutif spécifique définissant sa compétence, "la
première obligation de la Cour - comme de tout autre organe judiciaire - est de
déterminer sa propre compétence" (Juge Cordova, opinion dissidente, avis
consultatif sur les jugements du Tribunal administratif de l'OIT à l'occasion de plaintes
déposées contre l'UNESCO, C.I.J. Recueil 1956, p. 77, 163, avis consultatif du 23
octobre).
19. Il est vrai que ce pouvoir peut être limité par une disposition expresse de
l'accord d'arbitrage ou des actes constitutifs des tribunaux permanents, bien que cette
dernière possibilité soit controversée, en particulier lorsque les limites risquent de
nuire au caractère judiciaire ou à l'indépendance du Tribunal. Mais il est absolument
clair qu'une telle limite, dans la mesure où elle est recevable, ne peut pas être
déduite sans une disposition expresse autorisant la dérogation ou la restriction de ce
principe bien établi du droit international général.
Aucun texte limitatif de ce genre ne figure dans le Statut du Tribunal international
et, par conséquent, celui-ci peut et, en fait, doit exercer sa "compétence de la
compétence" et examiner l'exception d'incompétence de la Défense dans le but de
déterminer sa compétence à être saisi de l'affaire au fond.
20. Le Procureur a soutenu et la Chambre de première instance a maintenu que :
"Le présent Tribunal international n'est pas une juridiction constitutionnelle
établie pour examiner les actions des organes des Nations Unies, il est, au contraire, un
tribunal pénal doté de pouvoirs clairement définis, comportant une compétence pénale
très spécifique et limitée. S'il entend confiner ses décisions à ces limites
spécifiques, il n'aura aucune compétence pour examiner la légalité de sa création par
le Conseil de sécurité" (Décision de la Chambre de première instance, par. 5 ; voir
également par. 7, 8, 9, 17 et 24).
Il n'est pas question, bien sûr, que le Tribunal international fasse fonction de
tribunal constitutionnel, réexaminant les actions des autres organes des Nations Unies,
en particulier celles du Conseil de sécurité, son propre "créateur". Il n'a
pas été créé à cette fin, ainsi qu'il ressort clairement de la définition du domaine
de sa compétence "principale" ou "au fond" définie dans les articles
1 à 5 de son Statut.
Mais là n'est pas la question. La question dont est saisie la Chambre d'appel est de
savoir si le Tribunal international, en exerçant cette compétence
"subsidiaire", peut examiner la légalité de sa création par le Conseil de
sécurité aux seules fins de déterminer sa propre compétence "principale"
quant à l'affaire dont il est saisi.
21. La Chambre de première instance a cherché à étayer sa position en s'appuyant
sur certaines remarques de la Cour internationale de Justice ou de ses juges individuels (voir
Décision de la Chambre de première instance, par. 10-13) aux termes desquels :
"Il est évident que la Cour n'a pas de pouvoirs de contrôle judiciaire ni
d'appel en ce qui concerne les décisions prises par les organes des Nations Unies dont il
s'agit". (Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de
l'Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du
Conseil de sécurité, C.I.J. Recueil 1971, p. 16, par. 89, avis consultatif du 21 juin)
("Avis consultatif sur la Namibie").
Cependant, toutes ces remarques visent l'hypothèse où la Cour exerce ce contrôle
judiciaire comme compétence "principale". Elles ne concernent pas du tout
l'hypothèse d'un examen de la légalité des décisions d'autres organes en tant que
compétence "subsidiaire", dans le but de définir et de pouvoir exercer leur
compétence "principale" à l'égard de l'affaire dont ils sont saisis. En fait,
dans l'avis consultatif sur la Namibie, immédiatement après la remarque
précitée et reprise par la Chambre de première instance (concernant sa compétence
"principale"), la Cour internationale de Justice exerce la même compétence
"subsidiaire" que l'on analyse ici :
"La question de la légalité ou de la conformité avec la Charte de la
résolution 2145 (XXI) de l'Assemblée générale ou des résolutions connexes du Conseil
de sécurité ne sont pas l'objet de la demande d'avis consultatif. Cependant, dans
l'exercice de sa fonction judiciaire et du fait que des objections ont été soulevées,
la Cour examinera ces objections dans le cadre de l'exposé de ses motifs avant de
décider des conséquences juridiques desdites résolutions" (id., par. 89).
La Cour internationale de Justice a procédé au même type d'examen, notamment dans
son avis consultatif "Effets de jugements" :
"La légalité du pouvoir de l'Assemblée générale de créer un tribunal
compétent pour rendre des jugements liant les Nations Unies a été contestée. En
conséquence, il convient d'examiner si la Charte a conféré ce pouvoir à l'Assemblée
générale" (Effets de jugements, p. 56).
De toute évidence, plus le pouvoir discrétionnaire du Conseil de sécurité dans le
cadre de la Charte des Nations Unies est large et plus le pouvoir du Tribunal
international de réexaminer ses actions est étroit, même au plan de la compétence
subsidiaire. Cela ne signifie pas, néanmoins, que ce pouvoir disparaît complètement, en
particulier dans les affaires où l'on peut observer une contradiction manifeste avec les
Principes et les Buts de la Charte.
22. La Chambre d'appel conclut, par conséquent, que le Tribunal international est
compétent pour examiner l'exception d'incompétence le concernant fondée sur
l'illégalité de sa création par le Conseil de sécurité.
2. La question en cause est-elle d'un caractère politique et, par conséquent,
non susceptible d'une décision judiciaire ?
23. La Chambre de première instance a accepté cet argument et cette qualification (voir
Décision de la Chambre de première instance, par. 24).
24. Les doctrines relatives aux "questions politiques" et "questions non
susceptibles de recours judiciaire" sont des reliques des réserves afférentes à la
"souveraineté", à l'"honneur national" etc. dans les anciens
traités d'arbitrage. Elles ont disparu du droit international contemporain, sauf lorsque
l'argument de la "question politique" est parfois invoqué devant la Cour
internationale de Justice dans des procédures consultatives et, très rarement aussi,
dans des procédures contentieuses.
La Cour a constamment rejeté cet argument comme obstacle à l'examen d'une affaire.
Elle considère qu'il n'est pas fondé en droit. Aussi longtemps que l'affaire dont elle
est saisie ou que la demande d'un avis consultatif est fondée sur une question juridique
susceptible de recevoir une réponse juridique, la Cour se considère tenue d'exercer sa
compétence à son sujet, quels que soient le contexte politique ou les autres aspects
politiques de la question. Sur ce point, la Cour internationale de Justice a déclaré
dans son avis consultatif sur Certaines dépenses des Nations Unies :
"On a fait valoir que la question posée à la Cour touche à des questions
d'ordre politique et que, pour ce motif, la Cour doit se refuser à donner un avis.
Certes, la plupart des interprétations de la Charte des Nations Unies présentent une
importance politique plus ou moins grande. Par la nature des choses il ne saurait en être
autrement. Mais la Cour ne saurait attribuer un caractère politique à une requête qui
l'invite à s'acquitter d'une tâche essentiellement judiciaire, à savoir
l'interprétation d'une disposition conventionnelle" (Certaines dépenses des Nations
Unies, C.I.J. Recueil 1962, p. 151155, avis consultatif du 20 juillet).
Cette remarque s'applique presque littéralement à la présente affaire.
25. La Chambre d'appel ne considère pas que le Tribunal international ne peut pas
examiner l'exception d'incompétence de la Défense du fait du soi-disant caractère
"politique" ou "non susceptible de recours judiciaire" de la question
qu'elle soulève.
C. La question de la constitutionnalité
26. L'Appelant a avancé de nombreux arguments à l'appui de l'assertion que la
création du Tribunal international est illégale aux termes de la Charte des Nations
Unies ou qu'il n'a pas été dûment créé par la loi. Bon nombre de ces arguments ont
été présentés oralement et par dépositions écrites devant la Chambre de première
instance. L'Appelant a demandé à cette même Chambre d'incorporer dans l'argument
présenté devant la Chambre d'appel tous les points avancés en première instance (voir
Procès-verbal de l'appel, 7 septembre 1995, par. 7). En dehors des questions abordées
spécifiquement ci-après, la Chambre d'appel n'entend pas revenir sur la façon dont ces
questions ont été traitées par la Chambre de première instance.
27. La Chambre de première instance a récapitulé les demandes de l'Appelant comme
suit :
"Il est avancé que, pour être légalement constitué, le Tribunal international
aurait dû être créé soit par traité, l'acte consensuel des Etats, soit par amendement
à la Charte des Nations Unies, et non par une résolution du Conseil de sécurité.
Plusieurs considérations sont avancées à l'appui de cet argument général :
l'établissement d'un tribunal pénal ad hoc n'avait jamais été envisagé avant
la création du Tribunal international en 1993 ; l'Assemblée générale, dont la
participation aurait au moins garanti la représentation de l'ensemble de la communauté
internationale, n'a pas participé à sa création ; la Charte n'a jamais envisagé que le
Conseil de sécurité puisse, aux termes du chapitre VII, établir un organe judiciaire,
moins encore un tribunal pénal ; le Conseil de sécurité a manqué de cohérence en
créant ledit Tribunal après n'avoir pas pris de mesure identique dans le cadre d'autres
conflits dans lesquels on a pu observer des violations du droit international humanitaire
; la création du Tribunal international n'a ni encouragé, ni été en mesure de
promouvoir la paix internationale, comme le démontre la situation actuelle dans
l'ex-Yougoslavie ; le Conseil de sécurité n'est pas habilité, en tout état de cause,
à créer une responsabilité pénale pour des individus : or c'est ce qui ressort de la
création du Tribunal international ; il n'existait pas et il n'existe toujours pas
d'urgence internationale qui justifie l'action du Conseil de sécurité ; aucun organe
politique comme le Conseil de sécurité ne peut créer un tribunal indépendant et
impartial ; il existe un défaut intrinsèque dans la création, après coup, de tribunaux
ad hoc pour juger de types spécifiques de crimes et, enfin, conférer au Tribunal
international la primauté sur les juridictions nationales est, en tout état de cause et
en soi, fondamentalement erroné" (Décision de la Chambre de première instance,
par. 2).
Ces arguments soulèvent une série de questions constitutionnelles qui sont toutes
axées sur les limites du pouvoir du Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la
Charte des Nations Unies et la détermination des actions ou mesures qui peuvent être
prises aux termes de ce chapitre, en particulier la création d'un tribunal pénal
international. Sous la forme interrogative, ils se présentent comme suit :
1. Existait-il réellement une menace contre la paix justifiant le recours au chapitre
VII comme fondement juridique de la création du Tribunal international ?
2. Si l'on postule l'existence d'une telle menace, le Conseil de sécurité était-il
habilité, en vue de rétablir ou de maintenir la paix, à prendre toutes mesures de son
choix ou était-il tenu de choisir parmi celles expressément visées aux articles 41 et
42 (et, éventuellement, à l'article 40) ?
3. Dans ce dernier cas, comment la création d'un tribunal pénal international
peut-elle se justifier, du fait qu'elle ne figure pas parmi les mesures mentionnées dans
des articles et qu'elle est d'une nature différente ?
1. Le pouvoir du Conseil de sécurité d'invoquer le chapitre
VII
28. L'article 39 ouvre le chapitre VII de la Charte des Nations Unies et définit les
conditions de son application. Il stipule :
"Le Conseil de sécurité constate l'existence d'une menace contre la paix, d'une
rupture de la paix ou d'un acte d'agression et fait des recommandations ou décide quelles
mesures seront prises conformément aux Articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la
paix et la sécurité internationales" (Charte des Nations Unies, 26 juin 1945, art.
39).
Il ressort clairement de ce texte que le Conseil de sécurité joue un rôle pivot et
exerce un très large pouvoir discrétionnaire aux termes de cet article. Mais cela ne
signifie pas que ses pouvoirs sont illimités. Le Conseil de sécurité est un organe
d'une organisation internationale, établie par un traité qui sert de cadre
constitutionnel à ladite organisation. Le Conseil de sécurité est, par conséquent,
assujetti à certaines limites constitutionnelles, aussi larges que puissent être ses
pouvoirs tels que définis par la constitution. Ces pouvoirs ne peuvent pas, en tout état
de cause, excéder les limites de la compétence de l'Organisation dans son ensemble, pour
ne pas mentionner d'autres limites spécifiques ou celles qui peuvent découler de la
répartition interne des pouvoirs au sein de l'Organisation. En tout état de cause, ni la
lettre ni l'esprit de la Charte ne conçoivent le Conseil de sécurité comme legibus
solutus (échappant à la loi).
En particulier, l'article 24, après avoir déclaré, au paragraphe 1, que les Membres
des Nations Unies "confèrent au Conseil de sécurité la responsabilité principale
du maintien de la paix et de la sécurité internationales", lui impose au paragraphe
3 l'obligation de présenter un rapport annuel (ou plus fréquemment) à l'Assemblée
générale et prévoit, point plus important encore, au paragraphe 2 que :
"Dans l'accomplissement de ces devoirs, le Conseil de sécurité agit
conformément aux buts et principes des Nations Unies. Les pouvoirs spécifiques accordés
au Conseil de sécurité pour lui permettre d'accomplir lesdits devoirs sont définis aux
chapitres VI, VII, VIII et XII" (id., art. 24 2)).
Le texte de la Charte vise donc des pouvoirs spécifiques et non un pouvoir absolu.
29. Quelles sont l'étendue et, le cas échéant, les limites des pouvoirs du Conseil
de sécurité aux termes de l'article 39 ?
Le Conseil de sécurité joue un rôle central dans l'application des deux parties de
l'article. C'est le Conseil de sécurité qui constate s'il existe une des
situations justifiant l'utilisation des "pouvoirs exceptionnels" du chapitre
VII. Et c'est également le Conseil de sécurité qui choisit la réponse à une telle
situation : ou il présente des recommandations (c'est-à-dire qu'il choisit de ne
pas recourir aux pouvoirs exceptionnels mais de continuer à opérer dans le cadre du
chapitre VI ou il décide d'utiliser les pouvoirs exceptionnels en ordonnant des mesures
devant être prises conformément aux articles 41 et 42 en vue de maintenir ou de
rétablir la paix et la sécurité internationales. Les situations justifiant le recours
aux pouvoirs prévus au chapitre VII sont "une menace contre la paix", une
"rupture de la paix" ou un "acte d'agression". S'il est plus facile de
donner une définition juridique de l'"acte d'agression", la "menace contre
la paix" est davantage un concept politique. Mais la décision selon laquelle il
existe une telle menace n'est pas totalement discrétionnaire puisqu'elle doit rester,
pour le moins, dans les limites des Buts et Principes de la Charte.
30. Il n'est pas nécessaire, aux fins de la présente décision, d'examiner plus avant
la question des limites du pouvoir discrétionnaire du Conseil de sécurité pour décider
de l'existence d'une "menace contre la paix", et ce pour deux raisons.
La première est qu'un conflit armé (ou une série de conflits armés) se déroulait
sur le territoire de l'ex-Yougoslavie bien avant que le Conseil de sécurité décide de
créer le présent Tribunal international. Si ce conflit est considéré comme un conflit
armé international, il est indéniable qu'il tombe dans le champ de l'interprétation
littérale de l'expression "rupture de la paix" (entre les Parties ou, pour le
moins, en tant que "menace contre la paix" concernant d'autres parties).
Mais même s'il est considéré simplement comme un "conflit armé interne",
il constitue néanmoins une "menace contre la paix" d'après la pratique
établie du Conseil de sécurité et l'interprétation partagée par les Membres des
Nations Unies en général. De fait, l'action du Conseil de sécurité est riche de
situations de guerres civiles ou de conflits internes qu'il a qualifiées de "menace
contre la paix" et réglées dans le cadre du chapitre VII, avec le soutien ou à la
demande de l'Assemblée générale, comme la crise du Congo au début des années soixante
et, plus récemment, au Libéria et en Somalie. On peut donc avancer qu'il existe une
interprétation commune, manifestée par la "pratique ultérieure" des Membres
des Nations Unies dans leur ensemble, selon laquelle la "menace contre la paix"
de l'article 39 peut inclure les conflits armés internes.
La deuxième raison, plus spécifique à l'affaire qui nous intéresse, est que
l'Appelant a modifié sa position par rapport à celle figurant dans le Mémoire
présenté à la Chambre de première instance. L'Appelant ne conteste plus le pouvoir du
Conseil de sécurité de décider si la situation dans l'ex-Yougoslavie constituait une
menace contre la paix ni la décision proprement dite. Il reconnaît, de surcroît, que le
Conseil de sécurité "est habilité à s'attaquer à (sic) ces menaces (...)
par des mesures appropriées" (Mémoire de la Défense à l'appui de la notification
de l'appel, 25 août 1995, affaire no. IT-94-1-AR72, par. 5.1 ("Mémoire en appel de
la Défense"). Mais il continue de contester la légalité et le caractère
approprié des mesures choisies à cette fin par le Conseil de sécurité.
2. Le champ des mesures envisagées en vertu du chapitre VII
31. Une fois que le Conseil de sécurité décide qu'une situation particulière
constitue une menace contre la paix ou qu'il existe une rupture de la paix ou un acte
d'agression, il est doté d'un large pouvoir discrétionnaire pour choisir son type
d'action : comme nous l'avons observé plus haut (voir par. 29) il peut soit
continuer, malgré sa décision, à agir sous forme de recommandations, c'est-à-dire
comme s'il s'agissait au titre du chapitre VI ("Règlement pacifique des
différends"), soit toujours exercer ses pouvoirs exceptionnels au titre du chapitre
VII. Pour reprendre les termes de l'article 39, il décide alors "quelles mesures
seront prises conformément aux articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et
la sécurité internationales" (art. 39 de la Charte des Nations Unies).
Une question se pose à cet égard : le choix du Conseil de sécurité est-il limité
aux mesures prévues aux articles 41 et 42 de la Charte (comme le suggère le texte de
l'article 39 ), ou est-il doté d'une plus grande discrétion sous forme de pouvoirs
généraux pour maintenir et rétablir la paix et la sécurité au titre de l'ensemble du
chapitre VII ? Dans ce dernier cas, il n'est pas nécessaire de trouver chaque mesure
prise par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII dans les limites des articles
41 et 42 ou, peut-être, de l'article 40. En tout état de cause, selon ces deux
interprétations, le Conseil de sécurité est doté d'un large pouvoir discrétionnaire
pour décider des mesures à prendre et évaluer leur caractère adéquat. Le texte de
l'article 39 est parfaitement clair pour ce qui est de canaliser les pouvoirs très larges
et exceptionnels du Conseil de sécurité au titre du chapitre VII par la voie des
articles 41 et 42. Ces deux articles confèrent un choix si large au Conseil de sécurité
qu'il est inutile de chercher, pour des motifs fonctionnels ou autres, des pouvoirs plus
étendus et plus généraux que ceux prévus expressément par la Charte.
Ces pouvoirs sont d'un caractère coercitif vis-à-vis de l'Etat ou de l'organe
coupable. Mais ils sont également contraignants vis-à-vis des autres Etats
Membres, qui sont tenus de coopérer avec l'Organisation (art. 2, par. 5 ; art. 25 et 48)
et les uns avec les autres (art. 49) dans l'exécution de l'action ou des mesures
décidées par le Conseil de sécurité.
3. La création du Tribunal international en tant que mesure prise
en vertu du chapitre VII
32. De même que pour la détermination de l'existence d'une menace contre la paix,
d'une rupture de la paix ou d'un acte d'agression, le Conseil de sécurité est doté d'un
très large pouvoir discrétionnaire pour choisir le type d'action appropriée et pour
évaluer le caractère pertinent des mesures choisies ainsi que leur contribution
potentielle au rétablissement ou au maintien de la paix. Mais là encore, ce pouvoir
discrétionnaire n'est pas illimité ; de surcroît, il est limité aux mesures prévues
aux articles 41 et 42. En fait, dans l'affaire qui nous occupe, ce dernier point sert de
fondement à l'argument de l'Appelant pour ce qui est de l'illégalité de la création du
Tribunal international.
Dans sa résolution 827, le Conseil de sécurité considère que "dans les
circonstances particulières qui prévalent dans l'ex-Yougoslavie", la création du
Tribunal international "contribuerait à la restauration et au maintien de la
paix" et précise que, en le créant, le Conseil de sécurité agissait en vertu du
chapitre VII (C.S. Res. 827, Document des Nations Unies S/RES/827 (1993)). Cependant, il
n'a pas précisé d'article particulier comme fondement à son action.
L'Appelant a attaqué la légalité de cette décision à différents stades devant la
Chambre de première instance ainsi que devant la présente Chambre en s'appuyant au moins
sur trois motifs
a) la création d'un tel tribunal n'a jamais été envisagée par les auteurs de la
Charte comme l'une des mesures devant être adoptée en vertu du chapitre VII, ainsi qu'en
témoigne le fait qu'elle ne figure nulle part dans les dispositions dudit chapitre et,
plus particulièrement, aux articles 41 et 42 qui détaillent ces mesures ;
b) le Conseil de sécurité est, constitutionnellement ou fondamentalement, incapable
de créer un organe judiciaire puisqu'il est conçu d'après la Charte comme un organe
exécutif, qui n'est donc pas doté de pouvoirs judiciaires pouvant être exercés par
l'intermédiaire d'un organe subsidiaire ;
c) la création du Tribunal international n'a ni encouragé ni été en mesure de
promouvoir la paix internationale, comme le démontre la situation actuelle dans
l'ex-Yougoslavie.
a) Quel article du chapitre VII sert de fondement à la création d'un
Tribunal ?
33. La création d'un tribunal pénal international n'est pas expressément mentionnée
parmi les mesures de coercition prévues au chapitre VII et plus particulièrement aux
articles 41 et 42.
De toute évidence, la création du Tribunal international n'est pas une mesure prise
en vertu de l'article 42, puisque ce dernier vise des mesures de caractère militaire,
impliquant l'usage de la force armée. Elle ne peut pas non plus être considérée comme
une "mesure provisoire" au titre de l'article 40. Ces mesures, comme l'indique
leur dénomination, ont pour but d'agir en tant qu'"opération défensive", de
produire un "statu quo" ou un "délai de réflexion", sans
qu'elles "préjugent en rien les droits, les prétentions ou la position des parties
intéressées" (art. 40 de la Charte des Nations Unies). Elles s'apparentent
davantage à une action de police d'urgence qu'à l'activité d'un organe judiciaire
dispensant la justice conformément au droit. De plus, n'étant pas des mesures de
coercition, d'après le texte de l'article 40 lui-même ("avant de faire les
recommandations ou de décider des mesures à prendre conformément à l'article
39"), ces mesures provisoires sont assujetties aux limites de l'article 2, paragraphe
7 de la Charte et la question de leur caractère obligatoire ou de recommandation fait
l'objet d'une vive controverse ; le Tribunal international ne saurait donc avoir été
créé au titre de ces mesures.
34. De prime abord, le Tribunal international correspond parfaitement à la description
à l'article 41 des "mesures n'impliquant pas l'emploi de la force armée".
L'Appelant a soutenu, cependant, devant la Chambre de première instance et la présente
Chambre d'appel que :
"... il est clair que la création d'un tribunal pour crimes de guerre n'était
pas visée. Les exemples mentionnés dans ledit article se concentrent sur des mesures
économiques et politiques et ne suggèrent aucunement des mesures judiciaires"
(Mémoire à l'appui de l'exception préjudicielle d'incompétence du Tribunal présentée
par la Défense devant la Chambre de première instance du Tribunal international, 23 juin
1995, affaire no. IT-94-1-T, par. 3.2.1 ("Mémoire de la Défense en
instance")).
Il a également été avancé que les mesures envisagées au titre de l'article 41 sont
toutes des mesures devant être appliquées par les Etats Membres, ce qui n'est pas le cas
avec la création du Tribunal international.
35. Le premier argument ne tient pas. L'article 41 est rédigé comme suit :
"Le Conseil de sécurité peut décider quelles mesures n'impliquant pas l'emploi
de la force armée doivent être prises pour donner effet à ses décisions, et peut
inviter les Membres des Nations Unies à appliquer ces mesures. Celles-ci peuvent
comprendre l'interruption complète ou partielle des relations économiques et des
communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques,
radio-électriques et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des
relations diplomatiques" (art. 41 de la Charte des Nations Unies).
Il est évident que les mesures visées à l'article 41 constituent simplement des exemples
illustratifs qui, manifestement, n'excluent pas d'autres mesures. L'article exige
simplement qu'elles ne fassent pas appel à "l'emploi de la force armée". C'est
une définition négative.
Le fait que les exemples ne mentionnent pas de mesures judiciaires se rapproche de
l'autre argument, à savoir que l'article n'envisage pas l'application de mesures
institutionnelles directement par les Nations Unies par l'intermédiaire de l'un de leurs
organes mais, comme le suggèrent les exemples donnés, uniquement des actions prises par
les Etats Membres, comme des sanctions économiques (coordonnées, éventuellement, par un
organe de l'institution). Cependant, comme mentionné plus haut, rien dans l'article ne
suggère que les mesures sont limitées à celles appliquées par les Etats. L'article
prescrit uniquement les caractéristiques que ces mesures ne peuvent pas revêtir. Il ne
dit ni ne suggère ce qu'elles doivent être.
De surcroît, même une simple analyse littérale de l'article indique que le premier
membre de la première phrase comporte une prescription très générale qui peut
concilier à la fois une action institutionnelle et celle d'Etats Membres. Le deuxième
membre de cette même phrase peut être interprété comme se référant particulièrement
à une espèce de cette très large catégorie de mesures visée dans le premier membre,
mais pas nécessairement la seule, à savoir les mesures appliquées directement par les
Etats. Il est clair également que la deuxième phrase commence avec "celles-ci"
et non "celles-là" et se rapporte aux "espèces" mentionnées dans la
deuxième phrase plutôt qu'au "genre" visé dans le premier membre de la
première phrase.
36. Logiquement, si l'Organisation peut prendre des mesures qui doivent être
appliquées par l'intermédiaire de ses Membres, elle peut, a fortiori, prendre des
mesures qu'elle peut appliquer directement par le canal de ses propres organes, s'il se
trouve qu'elle en a les ressources. Seul le manque de ressources contraint les Nations
Unies à agir par l'intermédiaire de leurs Etats Membres. Mais le fait qu'elles soient
appliquées collectivement relève de l'essence même des "mesures collectives".
L'action entreprise par les Etats Membres pour le compte de l'Organisation n'est qu'un
pis-aller, faute de mieux. C'est également le cas de l'article 42 relatif aux mesures
impliquant l'emploi de la force armée.
Pour récapituler, la création du Tribunal international relève indéniablement des
pouvoirs du Conseil de sécurité en vertu de l'article 41.
b) Le Conseil de sécurité peut-il établir un organe subsidiaire doté
de pouvoirs judiciaires ?
37. L'argument selon lequel le Conseil de sécurité, n'étant pas doté de pouvoirs
judiciaires, ne peut pas créer un organe subsidiaire qui en serait pourvu est
insoutenable ; il résulte d'une erreur de compréhension fondamentale du cadre
constitutionnel de la Charte.
De toute évidence, le Conseil de sécurité n'est pas un organe judiciaire et il n'est
pas doté de pouvoirs judiciaires (bien qu'il puisse subsidiairement réaliser certaines
activités quasi-judiciaires comme rendre des décisions ou des conclusions). Sa fonction
primordiale est le maintien de la paix et de la sécurité internationales, dont il
s'acquitte en exerçant des pouvoirs de décision et d'exécution.
38. La création du Tribunal international par le Conseil de sécurité ne signifie
pas, cependant, qu'il lui a délégué certaines de ses propres fonctions ou l'exercice de
certains de ses propres pouvoirs. Elle ne signifie pas non plus, a contrario, que le
Conseil de sécurité usurpe une partie d'une fonction judiciaire qui ne lui appartient
pas mais qui, d'après la Charte, relève d'autres organes des Nations Unies. Le Conseil
de sécurité a recouru à la création d'un organe judiciaire sous la forme d'un tribunal
pénal international comme un instrument pour l'exercice de sa propre fonction principale
de maintien de la paix et de la sécurité, c'est-à-dire comme une mesure contribuant au
rétablissement et au maintien de la paix dans l'ex-Yougoslavie.
L'Assemblée générale n'a pas eu besoin d'être dotée de fonctions et de pouvoirs
militaires et policiers pour pouvoir créer la Force d'Urgence des Nations Unies au Moyen
Orient ("FUNU") en 1956. Pas plus qu'elle n'a eu besoin d'être un organe
judiciaire doté de fonctions et de pouvoirs judiciaires pour être en mesure d'établir
le Tribunal administratif des Nations Unies. Dans son avis consultatif rendu dans
l'affaire Effets de jugements, la Cour internationale de Justice, répondant
pratiquement à la même objection, a déclaré :
"La Charte ne confère pas de fonctions judiciaires à l'Assemblée générale
(...). En créant le Tribunal administratif, l'Assemblée générale ne déléguait pas
l'exercice de ses propres fonctions : elle exerçait son pouvoir aux termes de la Charte
de réglementer les relations du personnel" (Effets de jugements, p. 61).
c) La création du Tribunal international fut-elle une mesure appropriée
?
39. Le troisième argument vise le pouvoir discrétionnaire du Conseil de sécurité au
plan de l'évaluation du caractère approprié de la mesure choisie et de son efficacité
dans la réalisation de son objectif, le rétablissement de la paix.
L'article 39 laisse le choix des moyens et leur évaluation au Conseil de sécurité,
qui bénéficie de larges pouvoirs discrétionnaires à cet égard ; et il n'aurait pas pu
en être autrement, ce choix demandant une évaluation politique de situations
extrêmement complexes et fluctuantes.
Ce serait une erreur de conception totale sur ce que sont les critères de légalité
et de validité en droit que de tester la légalité de ces mesures ex post facto
par leur succès ou leur échec à atteindre leurs objectifs (dans le cas présent, le
rétablissement de la paix dans l'ex-Yougoslavie dans le cadre duquel la création du
Tribunal international n'est que l'une de nombreuses mesures adoptées par le Conseil de
sécurité).
40. Pour les raisons susmentionnées, la Chambre d'appel considère que le Tribunal
international a été légalement créé comme mesure prise en vertu du chapitre VII de la
Charte.
4. La création du Tribunal international contrevient-elle au principe général
selon lequel les tribunaux doivent être "établis par
la loi" ?
41. L'Appelant conteste la création du Tribunal international en alléguant qu'il n'a
pas été établi par la loi. Le droit d'une personne à ce qu'une accusation pénale
portée contre elle soit entendue par un tribunal établi par la loi est énoncé à
l'article 14, paragraphe 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Il stipule :
"...Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et
publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi,
qui décidera soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre
elle, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil".
On relève des dispositions identiques dans l'article 6 1) de la Convention européenne
des droits de l'homme, qui énonce :
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement,
publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial,
établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de
caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée
contre elle" (Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des
libertés fondamentales, 4 novembre 1950, art. 6, par. 1, 213 U.N.T.S. 222
("CEDH")).
ainsi qu'à l'article 8 1) de la Convention américaine des droits de l'homme, qui
déclare :
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue, avec les garanties
appropriées et dans un délai raisonnable, par un tribunal compétent, indépendant et
impartial, antérieurement établi par la loi" (Convention américaine des droits de
l'homme, 22 novembre 1969, art. 8, par. 1, série des Traités de l'OEA, no. 36, O.A.S
Off. Rec. OEA/Ser. L/V/II.23 doc Rév. 2 ("ACHR")).
L'Appelant soutient que le droit à ce qu'une accusation pénale soit entendue par un
tribunal établi par la loi fait partie du droit international au titre des
"principes généraux du droit reconnus par les nations civilisées", l'une des
sources du droit international mentionnées à l'article 38 du Statut de la Cour
internationale de Justice. A l'appui de cette allégation, l'Appelant souligne le
caractère fondamental des garanties d'un "procès impartial" ou "d'une
procédure régulière" visées dans le Pacte international relatif aux droits civils
et politiques, la Convention européenne des droits de l'homme et la Convention
américaine des droits de l'homme. L'Appelant soutient qu'il s'agit de conditions minima
en droit international pour l'administration de la justice pénale.
42. Pour les raisons exposées brièvement ci-après, l'Appelant n'a pas convaincu la
présente Chambre que les conditions énoncées dans ces trois conventions doivent
s'appliquer non seulement dans le contexte des systèmes juridiques nationaux mais aussi
dans le cadre des instances se déroulant devant un tribunal international. La présente
Chambre est, cependant, convaincue que le principe selon lequel un tribunal doit être
établi par la loi, comme expliqué ci-dessous, est un principe général du droit
imposant une obligation internationale qui ne s'applique qu'à l'administration de la
justice pénale dans un cadre national. D'après ce principe, tous les Etats sont tenus
d'organiser leur justice pénale de manière à garantir à toutes les personnes le droit
à ce qu'une accusation pénale soit entendue par un tribunal établi par la loi. Cela ne
signifie pas cependant qu'à l'opposé, un tribunal pénal international pourrait être
créé par le simple caprice d'un groupe de gouvernements. Un tel tribunal doit trouver
racine dans la règle de droit et offrir toutes les garanties figurant dans les
instruments internationaux pertinents. On peut alors dire que le tribunal est
"établi par la loi".
43. En fait, il existe trois interprétations possibles de l'expression "établi
par la loi". Premièrement, comme le soutient l'Appelant, elle pourrait signifier
établi par un organe législatif. L'Appelant allègue que le Tribunal international est
le produit "d'une simple décision d'un organe exécutif" et non d'un
"processus de décision sous contrôle démocratique, nécessaire pour créer un
organe judiciaire dans une société démocratique". Par conséquent, l'Appelant
maintient que le Tribunal international n'a pas été "établi par la loi"
(Mémoire en appel de la Défense, par. 5.4).
La jurisprudence appliquant l'expression "établi par la loi" dans la
Convention européenne des droits de l'homme a favorisé cette interprétation. Cette
jurisprudence confirme l'opinion que la disposition pertinente vise à assurer que, dans
une société démocratique, les tribunaux ne dépendent pas du pouvoir discrétionnaire
de l'exécutif ; ils doivent plutôt être réglementés par la loi émanant du Parlement
(voir Zand c/ Autriche, app. no. 7360/76, 15 Eur. Comm'n H.R. Dec. & Rep. 70,
par. 80 (1979) ; Piersack c/ Belgique, app. no. 8692/79, 47 Eur. Ct. H.R. (ser. B) par. 12
(1981) ; Crociani, Palmiotti, Tanassi et D'Ovidio c/ Italie, app. nos 8603/79, 8722/79
& 8729/79 (conjoint) 22 Eur. Comm'n H.R. De. & Rep. 147, par. 219 (1981)).
Ou bien, présenté d'une autre façon, la garantie a pour but d'assurer que
l'administration de la justice n'est pas une question laissée au pouvoir discrétionnaire
de l'exécutif mais qu'elle est régie par la législation adoptée par l'organe
législatif.
Il est clair que la séparation des pouvoirs entre le législatif, l'exécutif et le
judiciaire, qui est largement retenue dans la plupart des systèmes nationaux, ne
s'applique pas au cadre international ni, plus spécifiquement, au cadre d'une
organisation internationale comme les Nations Unies. La répartition des trois fonctions
judiciaire, exécutive et législative entre les principaux organes des Nations Unies
n'est pas clairement tranchée. S'agissant de la fonction judiciaire, la Cour
internationale de Justice est, de toute évidence, l'"organe judiciaire
principal" (voir Charte des Nations Unies, art. 92). Il n'existe pas,
cependant, d'organe législatif dans l'acception technique du terme dans le système des
Nations Unies et, plus généralement, pas de Parlement dans la communauté mondiale. Cela
signifie qu'il n'existe pas d'organe officiellement habilité à promulguer des lois ayant
un effet contraignant direct sur des sujets juridiques internationaux.
Il est, de toute évidence, impossible de classer les organes des Nations Unies en
fonction de la répartition précitée qui existe dans le droit interne des Etats. En
fait, l'Appelant est convenu que la structure constitutionnelle des Nations Unies ne suit
pas la séparation des pouvoirs que l'on observe souvent dans les constitutions
nationales. En conséquence, l'élément "séparation des pouvoirs" de la
condition qu'un tribunal soit "établi par la loi" ne s'applique pas en droit
international. Le principe susmentionné ne peut imposer d'obligation qu'aux Etats en ce
qui concerne le fonctionnement de leurs propres systèmes nationaux.
44. Une deuxième interprétation possible est que l'expression "établi par la
loi" vise la création de tribunaux internationaux par un organe qui, bien que
n'étant pas un Parlement, est néanmoins doté du pouvoir limité de prendre des
décisions contraignantes. A notre avis, le Conseil de sécurité est l'un de ces organes
quand, agissant au titre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, il prend des
décisions contraignantes en vertu de l'article 25 de la Charte.
Toutefois, selon l'Appelant, il faut quelque chose de plus pour qu'un tribunal soit
"établi par la loi". L'Appelant allègue que les différences entre le système
des Nations Unies et la séparation nationale des pouvoirs examinées ci-dessus amènent
à conclure que le Système des Nations Unies n'est pas habilité à créer le Tribunal
international à moins d'un amendement à la Charte des Nations Unies. Nous rejetons cet
argument. Le fait que les Nations Unies ne soient pas dotées d'un organe législatif ne
signifie pas que le Conseil de sécurité n'est pas habilité à créer le présent
Tribunal international s'il agit conformément à des pouvoirs conférés par sa propre
constitution, la Charte des Nations Unies. Nous venons de le voir (par. 28-40), nous
sommes d'avis que le Conseil de sécurité est doté du pouvoir de créer le présent
Tribunal international comme une mesure prise en vertu du chapitre VII suite à sa
décision selon laquelle il existe une menace contre la paix.
De plus, la création du Tribunal international a été approuvée et soutenue à
maintes reprises par l'organe "représentatif" des Nations Unies, l'Assemblée
générale ; cet organe a non seulement participé à sa création, en élisant les juges
et en adoptant son budget mais a aussi encouragé les activités du Tribunal international
et exprimé sa satisfaction à leur égard dans diverses résolutions (voir A.G.
Res. 48/88 (20 décembre 1993) et A.G. Res. 48/143 (20 décembre 1993), A.G. Res. 49/10 (8
novembre 1994) et A.G. Res. 49/205 (23 décembre 1994)).
45. La troisième interprétation possible de la condition que le Tribunal
international soit "établi par la loi" est que sa création doit être conforme
à la règle de droit. Cela semble être l'interprétation la plus raisonnable et la plus
probable de l'expression dans le contexte du droit international. Pour qu'un tribunal
comme celui-ci soit créé conformément à la règle de droit, il doit être établi
conformément aux normes internationales appropriées ; il doit offrir toutes les
garanties d'équité, de justice et d'impartialité, en toute conformité avec les
instruments internationalement reconnus relatifs aux droits de l'homme.
Cette interprétation de la garantie qu'un tribunal est "établi par la loi"
est confirmée par une analyse du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques. Ainsi qu'il est noté par la Chambre de première instance, quand l'article 14
du Pacte a été rédigé, on a cherché, sans succès, à le modifier pour exiger que les
tribunaux soient "pré-établis" par la loi et pas simplement "établis par
la loi" (Décision de la Chambre de première instance, par. 34). Deux propositions
identiques ont été présentées à cet effet (une par le représentant du Liban et
l'autre par le représentant du Chili) ; si l'amendement avait été adopté, son effet
aurait été d'empêcher la création de tous les tribunaux ad hoc. En réponse, le
délégué des Philippines a noté les inconvénients d'utiliser l'expression
"pré-établi par la loi" :
"Si la proposition chilienne ou libanaise est adoptée, un pays ne sera jamais en
mesure de réorganiser ses tribunaux. De même, on pourrait soutenir que le tribunal de
Nuremberg n'existait pas à l'époque à laquelle les criminels de guerre commettaient
leurs crimes" (voir E/CN.4/SR 109. Conseil économique et social des Nations
Unies, Commission des droits de l'homme, 5e session, Sum. Rec. 8 juin 1949, Document des
Nations Unies 6).
Comme l'a observé la Chambre de première instance dans sa décision, les tribunaux de
Nuremberg et de Tokyo sont généralement considérés comme ayant donné aux accusés un
procès globalement équitable au sens procédural du terme sur la plupart des points
(Décision de la Chambre de première instance, par. 34). Le point important pour
déterminer si un tribunal a été "établi par la loi" n'est pas de savoir s'il
a été pré-établi ou établi dans un but ou pour une situation spécifiques ; ce qui
importe, c'est qu'il soit établi par un organe compétent dans le respect des procédures
juridiques pertinentes et qu'il observe les exigences de l'équité procédurale.
Cette préoccupation à l'égard des tribunaux ad hoc qui opèrent de façon à
ne pas assurer aux personnes traduites devant eux les garanties d'un procès équitable
sous-tend également l'interprétation par le Comité des droits de l'homme des Nations
Unies de l'expression "établi par la loi" figurant à l'article 14, paragraphe
1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ledit Comité n'a pas
décidé que les tribunaux "extraordinaires" ou les cours "spéciales"
sont incompatibles avec la condition selon laquelle les tribunaux doivent être établis
par la loi mais il a été d'avis que la disposition vise à assurer que toute
juridiction, qu'elle soit "spéciale" ou non, offre véritablement à l'accusé
les garanties intégrales d'un procès équitable prévues à l'article 14 du Pacte
international sur les droits civils et politiques (voir Commentaires généraux sur
l'article 14, H.R. Comm., 43e session, supp. no. 40, par. 4, Document des Nations Unies
A/43/40 (1988), Cariboni c/ Uruguay H.R. Comm. 159/83, 39e session, supp. no. 40, Document
des Nations Unies A/39/40). Une approche identique a été adoptée par la Commission
inter-américaine (voir, par exemple, Inter-Am C.H.R, Rapport annuel 1972, OAS/Ser.
P, AG/doc. 305/73 rev. 1, 14 mars 1973, p. 1 ; Inter-Am C.H.R., Rapport annuel 1973,
OAS/Ser. P, AG/doc. 409/174, 5 mars 1974, p. 2-4). La pratique du Comité des droits de
l'homme relative au devoir des Etats de présenter des rapports sur leurs obligations
indique sa tendance à examiner attentivement les tribunaux pénaux
"extraordinaires" ou "spéciaux" dans le but de s'assurer qu'ils
garantissent le respect des conditions d'un procès équitable prévues à l'article 14.
46. Un examen du Statut du Tribunal international et du Règlement de procédure et de
preuve adopté conformément au Statut invite à conclure qu'il a été établi
conformément à la règle de droit. Les garanties d'un procès équitable prévues à
l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ont été
adoptées presque verbatim à l'article 21 du Statut. D'autres garanties d'un
procès équitable figurent dans le Statut et dans le Règlement de procédure et de
preuve. Par exemple, l'article 13, paragraphe 1 du Statut assure la haute moralité,
l'impartialité, l'intégrité et la compétence des juges du Tribunal international
tandis que diverses autres dispositions du Règlement garantissent l'égalité des parties
et un procès équitable.
47. En conclusion, la Chambre d'appel est d'avis que le Tribunal international a été
établi conformément aux procédures appropriées dans le cadre de la Charte des Nations
Unies et offre toutes les garanties nécessaires à un procès équitable. Il a, par
conséquent, été "établi par la loi".
48. Le premier moyen d'appel, la création illégale du Tribunal international, est
donc rejeté.
III. EXERCICE ABUSIF DE LA PRIMAUTÉ DU TRIBUNAL INTERNATIONAL SUR LES
JURIDICTIONS NATIONALES COMPÉTENTES
49. Le deuxième moyen d'appel conteste la primauté du Tribunal international sur les
juridictions internes.
50. Cette primauté est établie par l'article 9 du Statut du Tribunal international,
qui stipule :
"Compétences concurrentes
1. Le Tribunal international et les juridictions internes sont concurremment
compétents pour juger les personnes présumées responsables de violations graves du
droit international humanitaire commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis le
1er janvier 1991.
2. Le Tribunal international a la primauté sur les juridictions internes. A
tout stade de la procédure, il peut demander officiellement aux juridictions internes de
se dessaisir en sa faveur, conformément au présent Statut et à son Règlement".
(Accentuation ajoutée.)
L'allégation de l'Appelant est pertinente puisqu'il doit être traduit en justice
devant le présent Tribunal international du fait d'une demande de défèrement que le
Tribunal a présenté au gouvernement de la République fédérale d'Allemagne le 8
novembre 1994 et que ce dernier, comme il y était tenu, a accepté d'honorer en
transférant l'Appelant au Tribunal international (Charte des Nations Unies, art. 25, 48
et 49 ; Statut du Tribunal, art. 29.2 e) ; Règlement de procédure et de preuve, article
10).
L'Appelant allègue notamment dans son exception préjudicielle : "La primauté
(du Tribunal international) sur les juridictions internes porte atteinte à la
souveraineté des Etats directement concernés" (Exception préjudicielle
d'incompétence du Tribunal soulevée par la Défense, 25 juin 1995, affaire no.
IT-94-1-T, par. 2).
Le Mémoire de l'Appelant à l'appui de l'exception préjudicielle soulevée devant la
Chambre de première instance était plus détaillé et s'articulait autour de trois
titres :
a) compétence nationale ;
b) souveraineté des Etats ;
c) jus de non evocando.
Le Procureur a contesté chacun des points avancés par l'Appelant. Il en a été de
même de deux des amici curiae, l'un devant la Chambre de première instance,
l'autre en appel.
La Chambre de première instance a analysé les arguments de l'Appelant et a conclu
qu'ils n'étaient pas justifiés.
51. Devant la présente Chambre, l'Appelant a quelque peu déplacé l'axe de son
approche en faveur de la question de la primauté. Il semble approprié de citer ici le
Mémoire en appel de la Défense :
"La Défense soutient que la Chambre de première instance aurait dû se déclarer
incompétente à exercer la compétence principale alors que l'accusé était traduit en
justice en République fédérale d'Allemagne et que les autorités allemandes
s'acquittaient comme il convient de leurs obligations au titre du droit
international" (Mémoire en appel de la Défense, par. 7.5).
Cependant, la Chambre de première instance a examiné en détail les trois points
soulevés devant elle et, bien qu'ils ne soient pas expressément invoqués ici par
l'Appelant, ils sont néanmoins intimement liés à la question de la primauté. La
Chambre d'appel se propose, par conséquent, de se pencher sur ces trois points mais pas
avant d'avoir dissipé une apparente confusion qui s'est immiscée dans le Mémoire de
l'Appelant.
52. Au paragraphe 7.4 de son Mémoire, l'Appelant déclare que "les autorités judiciaires allemandes poursuivaient l'accusé avec diligence" (id. au par. 7.4 (accentuation ajoutée)). Au paragraphe 7.5, l'Appelant revient sur la période pendant laquelle "l'accusé était traduit en justice" (id. au par. 7.5 (accentuation ajoutée)).
Ces déclarations ne concordent pas avec les observations de la Chambre de première
instance I dans sa décision du 8 novembre 1994 sur le dessaisissement :
"Le Procureur affirme, et cela n'est contesté ni par le gouvernement de la
République fédérale d'Allemagne, ni par le Conseil de Dusko Tadic, que ledit Dusko
Tadic fait l'objet d'une enquête ouverte par les institutions judiciaires internes
de la République fédérale d'Allemagne concernant les accusations figurant au paragraphe
2 des présentes" (Décision de la Chambre de première instance sur la requête
introduite par le Procureur aux fins de demander officiellement le dessaisissement en
faveur du Tribunal international dans l'affaire Dusko Tadic, 8 novembre 1994,
affaire no. IT-94-1-D, par. 8 (accentuation ajoutée)).
La différence est nette entre l'enquête et le procès. L'argument de l'Appelant,
fondé erronément sur l'existence d'un procès effectif en Allemagne, ne peut pas être
entendu à l'appui de son exception d'incompétence alors que la question n'a pas encore
dépassé la phase de l'instruction. Mais il y a plus encore. L'Appelant insiste, à
maintes reprises (voir Mémoire en appel de la Défense, par. 7.2 et 7.4) sur une
procédure impartiale et indépendante poursuivie avec diligence et ne visant pas à
soustraire l'accusé à sa responsabilité pénale internationale. On reconnaît
immédiatement que ce vocabulaire est emprunté à l'article 10, paragraphe 2 du Statut.
Cette disposition n'a rien à voir avec la présente affaire. Il ne s'agit pas d'un
accusé qui est de nouveau jugé par le présent Tribunal international dans le cadre des
circonstances exceptionnelles décrites à l'article 10 du Statut. En fait, les poursuites
contre l'Appelant ont été déférées au Tribunal international en vertu de l'article 9
du Statut qui prévoit qu'une demande de dessaisissement peut avoir lieu "à tout
stade de la procédure" (Statut du Tribunal international, art. 9, par. 2). Le
Procureur n'a jamais cherché à traduire l'Appelant devant le Tribunal international pour
un nouveau procès pour la simple raison que l'une ou l'autre des conditions énumérées
à l'article 10 aurait vicié son procès en Allemagne. Le défèrement des poursuites
contre l'Appelant a été sollicité conformément à la procédure prévue à l'article 9
iii) :
"L'objet de la procédure porte sur des faits ou des points de droit qui ont une
incidence sur des enquêtes ou des poursuites en cours devant le Tribunal (...)"
(Règlement de procédure et de preuve, art. 9 iii)).
La demande de dessaisissement a suivi automatiquement la conclusion de la Chambre de
première instance que cette condition était remplie. Les conditions alléguées par
l'Appelant dans son Mémoire ne sont pas pertinentes.
Une fois cette approche rectifiée, les arguments de l'Appelant perdent tout mérite.
53. Comme nous l'avons fait observer plus haut, cependant, le Mémoire en appel de la
Défense se réfère clairement à trois arguments spécifiques avancés devant la Chambre
de première instance. Il serait peu recommandé d'écarter ce moyen fondé sur la
primauté sans accorder à ces questions toute l'attention qu'elles méritent.
La Chambre se propose maintenant d'examiner ces trois points dans l'ordre où ils ont
été soulevés par l'Appelant.
A. Compétence nationale
54. L'Appelant a soutenu en première instance que :
"A compter du moment où la Bosnie-Herzégovine était reconnue comme Etat
indépendant, elle était compétente pour créer des juridictions en vue de juger les
crimes commis sur son territoire" (Mémoire en appel de la Défense, par. 5).
L'Appelant a ajouté que :
"De fait, l'Etat de Bosnie-Herzégovine exerce bien sa compétence, non seulement
dans les questions relevant du droit pénal commun mais aussi dans celles intéressant des
violations présumées de crimes contre l'humanité comme, par exemple, dans les
poursuites contre M. Karadzic et al." (id., par. 5.2).
Le premier point n'est pas contesté et le Procureur l'a admis. Mais il ne règle pas,
en lui-même, la question de la primauté du Tribunal international. L'Appelant semble
également s'en rendre compte. En conséquence, il approfondit davantage la question et
soulève celle de la souveraineté de l'Etat.
B. Souveraineté des Etats
55. L'article 2 de la Charte des Nations Unies prévoit au paragraphe 1 :
"L'Organisation est fondée sur le principe de l'égalité souveraine de tous ses
Membres".
Selon l'Appelant, aucun Etat ne peut s'attribuer la compétence de poursuivre des
crimes commis sur le territoire d'un autre Etat, à moins d'un intérêt universel
"justifié par un traité ou le droit international coutumier ou une opinio juris
sur la question" (Mémoire de la Défense en première instance, par. 6.2).
L'Appelant s'appuie sur cette proposition pour soutenir que les mêmes conditions
devraient étayer la création d'un tribunal international destiné à s'immiscer dans un
domaine relevant essentiellement de la compétence interne des Etats. Dans le cas
présent, le principe de la souveraineté de l'Etat aurait été violé. La Chambre de
première instance a rejeté cet argument, soutenant, notamment :
"En tout état de cause, l'accusé n'étant pas un Etat, manque du locus standi
pour soulever la question de la primauté, qui fait valoir qu'il est porté atteinte à la
souveraineté d'un Etat, un argument que seul un Etat peut invoquer ou auquel il peut seul
renoncer et un droit dans le cadre duquel, clairement, l'accusé ne peut pas se substituer
à l'Etat" (Décision de la Chambre de première instance, par. 41).
La Chambre de première instance s'est appuyée sur le jugement du Tribunal de district
de Jérusalem dans Israël c/ Eichmann :
"Le droit de plaider la violation de la souveraineté de l'Etat est le droit
exclusif de l'Etat. Seul un Etat souverain peut invoquer l'argument ou y renoncer et
l'accusé n'a aucun droit à se substituer à l'Etat" (36 International Law
Reports 5, 62 (1961), confirmé par la Cour suprême d'Israël, 36 International
Law Reports 277 (1962)).
Un principe semblable a été régulièrement confirmé dans de nombreuses affaires,
plus récemment aux Etats-Unis d'Amérique dans l'affaire Etats-Unis c/ Noriega :
"Un principe général de droit international est que les personnes physiques
n'ont aucune compétence pour contester les violations des traités internationaux en
l'absence d'une protestation de l'Etat souverain intéressé" (746 F. Supp. 1506,
1533 (S.D. Fla. 1990)).
Quelle que soit leur autorité, ces déclarations n'ont pas, dans le domaine du droit
international, le poids qu'elles peuvent exercer sur les juridictions nationales. La
souveraineté était autrefois un attribut sacro-saint et inattaquable de l'Etat mais ce
concept a récemment souffert d'une érosion progressive sous l'influence des forces plus
libérales actives dans les sociétés démocratiques, en particulier dans le domaine des
droits de l'homme.
Quelle que soit la situation au plan des litiges internes, la doctrine traditionnelle,
confirmée et retenue par la Chambre de première instance, ne peut se concilier, devant
le présent Tribunal international, avec l'opinion qu'un accusé, ayant droit à une
défense totale, ne saurait être privé d'un argument si intimement lié au droit
international et fondé sur ce droit, comme moyen de défense fondé sur la violation de
la souveraineté de l'Etat. Interdire à un accusé de soulever un tel argument revient à
décider que, à notre époque, un tribunal international ne peut pas, dans une affaire
pénale mettant en jeu la liberté de l'accusé, examiner un argument soulevant la
question de la violation de la souveraineté de l'Etat. Une conclusion aussi étonnante
impliquerait une contradiction dans les termes que la présente Chambre considère comme
son devoir de réfuter et de résoudre.
56. Le droit de l'Appelant à invoquer la souveraineté de l'Etat ne signifie pas, bien
sûr, que son argument doit être accepté. Il doit s'acquitter avec succès de son
obligation de démonstration. Son argument se heurte à plusieurs obstacles, chacun d'eux
pouvant être fatal ainsi que la Chambre de première instance l'a constaté.
L'Appelant peut s'appuyer sur l'article 2, paragraphe 7 de la Charte des Nations Unies
: "Aucune disposition de la présente Charte n'autorise les Nations Unies à
intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale
d'un Etat (...)". On ne saurait, cependant, oublier la restriction impérative à la
fin du même paragraphe : "toutefois, ce principe ne porte en rien atteinte à
l'application des mesures de coercition prévues au chapitre VII" (Charte des Nations
Unies, art. 2, par. 7).
Ce sont là, précisément, les dispositions en vertu desquelles le Tribunal
international a été créé. Même sans ces dispositions, des affaires peuvent être
soustraites à la compétence d'un Etat. Dans la présente affaire, non seulement la
République de Bosnie-Herzégovine n'a pas contesté la compétence du Tribunal
international, elle l'a en fait approuvée et elle a collaboré avec lui, ainsi qu'en
témoignent les éléments suivants :
a) une lettre en date du 10 août 1992 du Président de la République de
Bosnie-Herzégovine adressée au Secrétaire général des Nations Unies (Document des
Nations Unies E/CN.4/1992/S-1/5 (1992)) ;
b) un décret-loi sur le défèrement à la demande du Tribunal international (12
Journal officiel de la République de Bosnie-Herzégovine 317 (10 avril 1995)
(traduction)) ;
c) une lettre de Vasvija Vidovic, agent de liaison de la République de
BosnieHerzégovine, au Tribunal international (4 juillet 1995).
S'agissant de la République fédérale d'Allemagne, sa coopération avec le Tribunal
international est publique et a déjà été relevée.
La Chambre de première instance était, par conséquent, pleinement justifiée à
déclarer sur cette question particulière :
"Il est intéressant de noter que la contestation de la primauté du Tribunal
international a eu lieu contre l'intention expresse des deux Etats les plus concernés par
l'acte d'accusation pris contre l'accusé - Bosnie-Herzégovine et République fédérale
d'Allemagne. Le premier, sur le territoire duquel les crimes présumés auraient été
commis, et le second où l'accusé résidait à la date de son arrestation, ont accepté
inconditionnellement la compétence du Tribunal international et l'accusé ne peut pas
invoquer des droits auxquels les Etats spécifiquement concernés ont renoncé. Permettre
à l'accusé de s'en prévaloir reviendrait à lui permettre de sélectionner l'instance
de son choix, contrairement aux principes régissant les juridictions pénales
contraignantes" (Décision de la Chambre de première instance, par. 41).
57. C'est d'autant plus vrai du fait du caractère des crimes présumés reprochés à
l'accusé, crimes qui, s'ils sont prouvés, ne touchent pas les intérêts d'un seul Etat
mais heurtent la conscience universelle.
Dès 1950, dans l'affaire du Général Wagener, la cour militaire suprême
d'Italie soutenait :
"Ces normes (relatives aux crimes contre les lois et coutumes de la guerre), du
fait de leur contenu hautement éthique et moral, ont un caractère universel et ne sont
pas limitées géographiquement.
(...)
La solidarité entre les nations, visant à atténuer dans toute la mesure possible,
les horreurs de la guerre, a donné naissance à la nécessité d'énoncer des règles qui
ignorent les frontières, punissant les criminels où qu'ils se trouvent.
(...)
Les crimes contre les lois et coutumes de la guerre ne peuvent pas être considérés
comme des délits politiques, puisqu'ils ne nuisent ni aux intérêts politiques d'un Etat
spécifique, ni au droit politique d'un citoyen particulier. Ils sont, au contraire, des
crimes de lèse-humanité et, comme nous l'avons vu, les normes les interdisant sont d'un
caractère universel et ne sont pas limitées géographiquement. Ces crimes, par
conséquent, en raison de leur domaine et de leur caractère particulier, sont
précisément d'un type différent et contraire aux délits politiques. Ces derniers,
généralement, ne concernent que les Etats contre lesquels ils sont commis ; les premiers
intéressent tous les Etats civilisés qui doivent s'y opposer et les réprimer, de la
même façon que les crimes de piraterie, de traite de femmes et de mineurs et l'esclavage
doivent être combattus et réprimés où qu'ils aient été commis (articles 537 et 604
du code pénal)" (13 mars 1950, dans Rivista Penale 753, 757 (Sup. Mil. Trib.,
Italie 1950 ; traduction officieuse)1 ).
Douze ans plus tard, la Cour suprême d'Israël dans l'affaire Eichmann pouvait
peindre un tableau identique :
"Ces crimes constituent des actes qui nuisent aux intérêts internationaux vitaux
; ils sapent les fondations et la sécurité de la communauté internationale ; ils
violent les valeurs morales universelles et les principes humanitaires qui reposent au
coeur même des systèmes de droit pénal adoptés par les nations civilisées. En droit
international, le principe fondamental concernant ces crimes est que leur auteur qui, ce
faisant, peut être présumé parfaitement conscient du caractère odieux de son acte,
doit répondre de sa conduite. (...)
Ces crimes engagent la responsabilité pénale individuelle parce qu'ils contestent les
fondations de la société internationale et heurtent la conscience des nations
civilisées.
(...)
Ils comprennent la perpétration d'un crime international qu'il est dans l'intérêt de
toutes les nations du monde de prévenir" (Israël c/ Eichmann, 36 International
Law Reports 277, 291-293 (Isr. Ct 1962)).
58. L'indignation publique manifestée à l'encontre de crimes identiques durant les
années quatre-vingt-dix a suscité une réaction de la part de la communauté des
nations. Elle est à l'origine, parmi d'autres remèdes, de la création d'une instance
judiciaire internationale par un organe d'une institution représentant la communauté des
nations : le Conseil de sécurité. Cet organe est habilité et mandaté, par définition,
à traiter de questions internationales ou de questions qui, bien que de caractère
interne, peuvent affecter "la paix et la sécurité internationales" (Charte des
Nations Unies, art. 2 1) , 2 7), 24 et 37). Ce serait une parodie du droit et une trahison
du besoin universel de justice si le concept de la souveraineté de l'Etat pouvait être
soulevé avec succès à l'encontre des droits de l'homme. Les frontières ne devraient
pas être considérées comme un bouclier contre l'application de la loi et comme une
protection pour ceux qui foulent aux pieds les droits les plus élémentaires de
l'humanité. Dans l'affaire Barbie, la Cour de cassation française a cité en
l'approuvant la déclaration ci-après de la Cour d'appel :
"(...) en raison de leur nature, les crimes contre l'humanité (...) ne relèvent
pas seulement du droit interne français, mais encore d'un ordre répressif international
auquel la notion de frontières et les règles extraditionnelles qui en découlent sont
fondamentalement étrangères" (Fédération nationale des déportés et internés
résistants et patriotes et autres c/ Barbie, 78 International Law Reports 125,
130 (Cass. Crim. 1983)) (6 octobre 1983, 88 Revue générale de droit international
public, 1984, p. 509)2.
En fait, lorsqu'un tribunal international comme le présent est créé, il doit être
doté de la primauté sur les juridictions nationales. Autrement, la nature humaine étant
ce qu'elle est, on courrait constamment le danger que les crimes internationaux soient
qualifiés de "crimes de droit commun" (Statut du Tribunal international, art.
10, par. 2 a)) ou que les procédures visent "à soustraire l'accusé" ou que
les poursuites ne soient pas exercées avec diligence (Statut du Tribunal international,
art. 10, par. 2 b)).
S'ils ne sont pas efficacement contrés par le principe de la primauté, l'un
quelconque de ces stratagèmes pourrait être utilisé pour faire échouer le but même de
la création d'une juridiction répressive internationale, au bénéfice des personnes
mêmes qu'elle visait à poursuivre.
59. Le principe de la primauté du présent Tribunal international sur les juridictions
nationales doit être affirmé, d'autant plus qu'il est enfermé dans les limites
rigoureuses des articles 9 et 10 du Statut et des articles 9 et 10 du Règlement de
procédure et de preuve du Tribunal.
La Chambre de première instance était pleinement fondée à écrire :
"Une dernière remarque concernant cette question de l'atteinte à la
souveraineté des Etats : les crimes qu'il est demandé au Tribunal international de juger
ne sont pas des crimes d'un caractère purement interne. Ce sont réellement des crimes de
caractère universel, bien reconnus en droit international comme des violations graves du
droit international humanitaire et qui transcendent l'intérêt d'un seul Etat. La Chambre
de première instance est d'avis que, dans les circonstances, les droits souverains des
Etats ne peuvent pas et ne devraient pas l'emporter sur le droit de la communauté
internationale à agir de façon appropriée dans la mesure où ces crimes touchent
l'ensemble de l'humanité et suscitent l'indignation de toutes les nations. Il ne peut,
par conséquent, y avoir d'objection à ce qu'un tribunal légalement constitué juge ces
crimes au nom de la communauté internationale" (Décision de la Chambre de première
instance, par. 42).
60. L'argument tiré de la souveraineté de l'Etat doit, par conséquent, être
rejeté.
C. Jus de non evocando
61. L'Appelant soutient qu'il a un droit à être jugé par ses juridictions internes
conformément à son droit national.
Personne n'a contesté ce droit de l'Appelant. Le problème est ailleurs : s'agit-il
d'un droit exclusif ? Empêche-t-il l'Appelant d'être jugé - et d'avoir un procès tout
aussi équitable (voir Statut du Tribunal international, art. 21) - devant un
tribunal international ?
L'Appelant soutient qu'un tel droit exclusif est universellement accepté, pourtant, il
n'est exprimé ni dans la Déclaration universelle des droits de l'homme ni dans le Pacte
international relatif aux droits civils et politiques, à moins que l'on ne soit prêt à
pousser à la limite l'interprétation de leurs dispositions.
A l'appui de cet argument, l'Appelant a cité sept constitutions nationales (art. 17 de
la Constitution des Pays-Bas, art. 101 de la Constitution de l'Allemagne (unifiée), art.
13 de la Constitution de la Belgique, art. 25 de la Constitution d'Italie, art. 24 de la
Constitution de l'Espagne, art. 10 de la Constitution du Surinam et art. 30 de la
Constitution du Venezuela). Cependant, après examen, ces dispositions ne viennent pas
étayer l'argument de l'Appelant. Par exemple, la Constitution de la Belgique (la plus
ancienne), prévoit :
"Art. 13 : Aucune personne ne peut être soustraite au juge qui lui est
assigné par la loi, sans son consentement" (Blaustein & Flanz, CONSTITUTIONS OF
THE COUNTRIES OF THE WORLD, 1991).
Les autres dispositions constitutionnelles citées soit sont semblables au fond,
exigeant simplement qu'aucune personne ne soit soustraite à son "juge naturel"
établi par la loi, soit dépourvues d'intérêt pour l'argument de l'Appelant.
62. En fait - comme en droit - le principe soutenu par l'Appelant vise un but très
spécifique : éviter la création de juridictions extraordinaires ou spéciales conçues
pour juger des crimes politiques en périodes de troubles sociaux sans les garanties d'un
procès équitable.
Ce principe n'est pas violé par le transfert de compétence à un tribunal
international créé par le Conseil de sécurité agissant pour le compte de la
communauté des nations. Aucun droit de l'accusé n'est ainsi enfreint ou menacé ; bien
au contraire, ils sont tous spécifiquement énoncés et protégés dans le Statut du
Tribunal international. Aucun accusé ne peut se plaindre. Certes, il sera soustrait à
son milieu national "naturel" mais il sera traduit devant un tribunal au moins
aussi équitable, plus distant des faits de la cause et adoptant une approche plus
générale de l'affaire.
De surcroît, on ne peut que se réjouir à la pensée que, la compétence universelle
étant aujourd'hui reconnue dans le cas des crimes internationaux, une personne
soupçonnée de ces crimes peut enfin être traduite devant un organe judiciaire
international pour un examen objectif de son acte d'accusation par des juges impartiaux,
indépendants et désintéressés venant, comme c'est le cas ici, de tous les continents.
63. L'objection fondée sur la théorie de jus de non evocando a été examinée
par la Chambre de première instance qui a statué sur ce point dans les termes suivants :
"Référence est également faite au principe de jus de non evocando qui
figure dans un certain nombre de constitutions nationales. Mais ce principe, s'il exige
qu'un accusé soit jugé par les tribunaux régulièrement établis et non par quelque
tribunal spécial créé à cette fin particulière, ne s'applique pas quand la question
qui se pose concerne l'exercice, par le Conseil de sécurité, agissant au titre du
chapitre VII, des pouvoirs qui lui sont conférés par la Charte des Nations Unies. De
toute évidence, cela implique un certain abandon de souveraineté de la part des Etats
Membres des Nations Unies et c'est précisément ce qui a été réalisé par l'adoption
de la Charte" (Décision de la Chambre de première instance, par. 37).
Aucune nouvelle objection n'a été soulevée devant la Chambre d'appel, qui se plaît
à souscrire sur ce point particulier aux opinions exprimées par la Chambre de première
instance.
64. Pour ces raisons, la Chambre d'appel conclut que le deuxième moyen d'appel de la
Défense, contestant la primauté du Tribunal international, n'est pas fondé et doit
être rejeté.
IV. INCOMPÉTENCE RATIONE MATERIAE
65. Le troisième moyen d'appel de la Défense est l'argument selon lequel le Tribunal
international est incompétent ratione materiae en ce qui concerne les crimes
présumés. Le fondement de cette allégation est l'argument de l'Appelant selon lequel la
compétence ratione materiae prévue aux articles 2, 3 et 5 du Statut du Tribunal
international est limitée aux crimes commis dans le contexte d'un conflit armé
international. Devant la Chambre de première instance, l'Appelant a soutenu que les
crimes présumés, même s'ils sont prouvés, ont été commis dans le contexte d'un
conflit armé interne. Il a avancé un autre argument en appel, alléguant qu'il n'y avait
pas du tout de conflit armé dans la région où les crimes auraient été commis.
Devant la Chambre de première instance, le Procureur a répondu avec d'autres
arguments, à savoir que : a) les conflits dans l'ex-Yougoslavie devraient être
qualifiés de conflits armés internationaux ; et b) même s'ils sont qualifiés de
conflits internes, le Tribunal international est compétent aux termes des articles 3 et 5
pour juger les crimes présumés. En appel, le Procureur maintient que, en adoptant le
Statut, le Conseil de sécurité a déterminé que les conflits dans l'ex-Yougoslavie
étaient des conflits internationaux et que, du fait de cette décision, le Tribunal
international est compétent en la présente affaire.
La Chambre de première instance a rejeté l'exception préjudicielle de la Défense,
concluant que la notion de conflit armé international n'est pas un critère
juridictionnel de l'article 2 et que les articles 3 et 5 s'appliquent tous les deux aux
conflits armés internes et internationaux. La Chambre de première instance a conclu, par
conséquent, qu'elle était compétente, quelque soit le caractère du conflit, et qu'elle
n'est pas tenue de déterminer si le conflit est interne ou international.
A. Question liminaire : l'existence d'un conflit armé
66. L'Appelant avance maintenant le nouvel argument selon lequel il n'existait pas de
conflit armé juridiquement définissable - interne ou international - aux date et lieu
où les crimes présumés ont été commis. Son argument s'appuie sur un concept du
conflit armé couvrant seulement la date et le lieu précis d'hostilités effectives. Il
allègue que le conflit dans la région de Prijedor (où les crimes présumés sont
censés avoir été commis) était limité à une prise de pouvoir politique par les
Serbes de Bosnie et n'a pas comporté de combats armés (bien qu'il admette des mouvements
de blindés). Cet argument présente une question liminaire que nous allons examiner en
premier lieu.
67. Le droit international humanitaire régit la conduite des conflits armés internes
et internationaux. L'Appelant fait correctement remarquer que pour qu'il y ait violation
de cet ensemble de textes juridiques, il faut qu'on observe un conflit armé. La
définition de "conflit armé" varie selon que les hostilités sont
internationales ou internes mais, contrairement à l'allégation de l'Appelant, le champ
temporel et géographique des conflits armés internationaux et internes s'étend au-delà
de la date et du lieu exacts des hostilités. S'agissant du cadre temporel de référence
de conflits armés internationaux, chacune des quatre Conventions de Genève renferme un
langage indiquant que leur application peut se prolonger au-delà de la cessation des
combats. Par exemple, les Conventions I et III s'appliquent jusqu'à ce que les personnes
protégées qui sont tombées aux mains de l'ennemi aient été libérées et rapatriées
(Convention de Genève pour l'amélioration du sort des blessés et des malades dans les
forces armées en campagne du 12 août 1949, art. 5, 75 U.N.T.S. 970 ("Convention de
Genève I") ; Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre
du 12 août 1949, art. 5, 75 U.N.T.S. 972 ("Convention de Genève III") ; voir
également la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en
temps de guerre du 12 août 1949, art. 6, 75 U.N.T.S. 973 ("Convention de Genève
IV")).
68. Les Conventions de Genève restent silencieuses sur le champ géographique des
"conflits armés" internationaux mais les dispositions suggèrent qu'au moins
certaines des clauses desdites Conventions s'appliquent à l'ensemble du territoire des
Parties au conflit et pas simplement au voisinage des hostilités effectives.
Indéniablement, certaines des dispositions sont clairement liées aux hostilités et le
champ géographique de ces dispositions devrait y être limité. D'autres, en particulier
celles se rapportant à la protection des prisonniers de guerre et des civils, ne sont pas
restreintes de la même façon. S'agissant des prisonniers de guerre, la Convention
s'applique aux combattants aux mains de l'ennemi ; il ne fait aucune différence qu'ils
soient internés à proximité des hostilités. Dans le même esprit, la Convention de
Genève IV protège les civils sur tout le territoire des Parties. Cette interprétation
est implicite à l'article 6, paragraphe 2 de la Convention, qui stipule que :
"Sur le territoire des Parties au conflit, l'application de la Convention
cessera à la fin générale des opérations militaires" (Convention de Genève IV,
art. 6, par. 12 (accentuation ajoutée)).
L'article 3 b) du Protocole I aux Conventions de Genève renferme un langage semblable
(Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la
protection des victimes des conflits armés internationaux, 12 décembre 1977, art. 3 b),
1125 U.N.T.S 3 ("Protocole I")). En plus de ces références textuelles, la
nature même des Conventions - en particulier des Conventions III et IV - dicte leur
application sur l'ensemble des territoires des Parties au conflit ; toute autre
interprétation irait nettement à l'encontre du but visé.
69. Le cadre géographique et temporel de référence pour les conflits armés internes
est tout aussi large. Cette interprétation se manifeste dans le fait que les
bénéficiaires de l'article 3 commun aux Conventions de Genève sont ceux qui ne
participent pas directement (ou qui ne participent plus directement) aux hostilités. Cela
indique que les règles figurant à l'article 3 s'appliquent aussi à l'extérieur du
contexte géographique étroit du théâtre effectif des combats. De même, certaines
expressions dans le Protocole II aux Conventions de Genève (un traité qui, comme nous le
verrons aux paragraphes 88 et 114 ci-après, peut être considéré applicable à certains
aspects des conflits dans l'ex-Yougoslavie) suggèrent également un large champ. Tout
d'abord, de même que l'article 3 commun, il protège explicitement "Toutes les
personnes qui ne participent pas directement ou ne participent plus aux hostilités"
(Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la
protection des victimes des conflits armés non internationaux, 12 décembre 1977, art. 4,
par. 1, 1125 U.N.T.S 609 ("Protocole II")). L'article 2, paragraphe 1 prévoit
que :
"Le présent Protocole s'applique (...) à toutes les personnes affectées
par un conflit armé au sens de l'article premier" (id., art. 2, par. 1
(accentuation ajoutée)).
La même disposition spécifie au paragraphe 2 que :
"à la fin du conflit armé, toutes les personnes qui auront été l'objet d'une
privation ou d'une restriction de liberté pour des motifs en relation avec ce conflit,
ainsi que celles qui seraient l'objet de telles mesures après le conflit pour les mêmes
motifs, bénéficieront des dispositions des articles 5 et 6 jusqu'au terme de cette
privation ou de cette restriction de liberté" (id., art. 2, par. 2).
Aux termes de cette disposition, le champ temporel des règles applicables excède
clairement les hostilités proprement dites. De surcroît, la rédaction relativement
imprécise du membre de la phrase "pour des motifs en relation avec ce conflit"
suggère également un large champ géographique. La condition requise est seulement une
relation entre le conflit et la privation de liberté et non que ladite privation ait eu
lieu au coeur des combats.
70. Sur la base de ce qui précède, nous estimons qu'un conflit armé existe chaque
fois qu'il y a recours à la force armée entre Etats ou un conflit armé prolongé entre
les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes
au sein d'un Etat. Le droit international humanitaire s'applique dès l'ouverture de ces
conflits armés et s'étend au-delà de la cessation des hostilités jusqu'à la
conclusion générale de la paix ; ou, dans le cas de conflits internes, jusqu'à ce qu'un
règlement pacifique soit atteint. Jusqu'alors, le droit international humanitaire
continue de s'appliquer sur l'ensemble du territoire des Etats belligérants ou, dans le
cas de conflits internes, sur l'ensemble du territoire sous le contrôle d'une Partie, que
des combats effectifs s'y déroulent ou non.
En appliquant la définition des conflits armés qui précède à la présente affaire,
nous soutenons que les crimes présumés ont été commis dans le contexte d'un conflit
armé. Les combats entre les diverses entités au sein de l'ex-Yougoslavie ont commencé
en 1991, se sont poursuivis durant l'été 1992 quand les crimes présumés auraient été
commis et continuent à ce jour. En dépit de divers accords provisoires de cessez-le-feu,
aucune conclusion générale de la paix n'a mis un terme aux opérations militaires dans
la région. Ces hostilités excèdent les critères d'intensité applicables aux conflits
armés tant internes qu'internationaux. On a observé un conflit prolongé, sur une grande
échelle, entre les forces armées de différents Etats et entre des forces
gouvernementales et des groupes de rebelles organisés. Même si des actions militaires
substantielles n'ont pas eu lieu dans la région de Prijedor aux date et lieu où les
crimes présumés ont été commis - une question de fait sur laquelle la Chambre d'appel
ne se prononce pas - le droit international humanitaire s'applique. Il suffit que les
crimes présumés aient été étroitement liés aux hostilités se déroulant dans
d'autres parties des territoires contrôlés par les Parties au conflit. Il est
indéniable que les allégations examinées ici ont le lien requis. L'acte d'accusation
indique qu'en 1992, les Serbes de Bosnie se sont emparés du contrôle de la municipalité
de Prijedor et ont établi un camp de prisonniers à Omarska. De plus il est allégué que
des crimes ont été commis contre des civils à l'intérieur et à l'extérieur du camp
de prisonniers d'Omarska dans le cadre de la prise de contrôle et de la consolidation du
pouvoir des Serbes de Bosnie dans la région de Prijedor, qui faisaient à leur tour
partie de la campagne militaire plus générale des Serbes de Bosnie pour s'emparer du
contrôle du territoire bosniaque. L'Appelant n'offre aucune preuve du contraire mais il a
admis dans ses conclusions orales qu'il existait dans la région de Prijedor des camps de
détention administrés non par les autorités centrales de Bosnie-Herzégovine mais par
les Serbes de Bosnie (Procès-verbal d'audience d'appel, 8 septembre 1995, p. 36-37).
Compte tenu de ce qui précède, nous concluons que, aux fins de l'application du droit
international humanitaire, les crimes présumés ont été commis dans le contexte d'un
conflit armé.
B. Le Statut vise-t-il uniquement les conflits armés internationaux
?
1. Interprétation littérale du Statut
71. Apparemment, il n'apparaît pas clairement si certaines dispositions du Statut
s'appliquent uniquement à des crimes commis dans des conflits armés internationaux ou
également à ceux perpétrés dans des conflits armés internes. L'article 2 fait
référence aux "infractions graves" aux Conventions de Genève de 1949, qui
sont généralement interprétées comme commises uniquement dans des conflits armés
internationaux, de sorte que la référence à l'article 2 semble suggérer que l'article
se limite aux conflits armés internationaux. L'article 3 ne fait pas non plus de
référence expresse à la nature du conflit implicitement requise. Une interprétation
littérale de cette disposition prise isolément peut porter à croire qu'elle s'applique
aux deux types de conflits. Par contre, l'article 5 confère expressément compétence
pour les crimes commis dans les conflits armés tant internes qu'internationaux. Un
argument a contrario fondé sur l'absence de disposition semblable dans l'article 3
pourrait suggérer que ce dernier ne s'applique qu'à une catégorie de conflit plutôt
qu'aux deux. En vue de mieux cerner le sens et le champ de ces dispositions, la Chambre
d'appel examinera l'objet et le but de la promulgation du Statut.
2. Interprétation téléologique du Statut
72. En adoptant la résolution 827, le Conseil de sécurité a créé le Tribunal
international dans le but déclaré de traduire en justice les personnes responsables de
violations graves du droit international humanitaire dans l'ex-Yougoslavie, décourageant
ainsi la perpétration de futures violations et contribuant au rétablissement de la paix
et de la sécurité dans la région. Le contexte dans lequel le Conseil de sécurité a
agi indique qu'il entendait atteindre ce but sans référence au fait que les conflits
dans l'ex-Yougoslavie sont internes ou internationaux.
Comme le savent parfaitement les Membres du Conseil de sécurité, quand le Statut a
été rédigé en 1993, les conflits dans l'ex-Yougoslavie auraient pu être qualifiés à
la fois d'internes et d'internationaux ou d'un conflit interne parallèle à un conflit
international, ou d'un conflit interne qui s'est internationalisé du fait d'un soutien
extérieur, ou d'un conflit international remplacé ultérieurement par un ou plusieurs
conflits internes ou quelque combinaison de ces situations. Le conflit dans
l'ex-Yougoslavie a été internationalisé par la participation de l'armée croate en
Bosnie-Herzégovine et par la participation de l'Armée nationale yougoslave
("JNA") dans les hostilités en Croatie ainsi qu'en Bosnie-Herzégovine, au
moins jusqu'à son retrait officiel le 19 mai 1992. Dans la mesure où les conflits
étaient limités à des incidents entre les forces du gouvernement bosniaque et les
forces rebelles des Serbes de Bosnie en Bosnie-Herzégovine, ainsi qu'entre le
gouvernement croate et les forces rebelles des Serbes de Croatie en Krajina (Croatie), ils
étaient de caractère interne (à moins qu'on ne puisse prouver la participation directe
de la République fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro). Il est remarquable
que les Parties à la présente affaire conviennent aussi que les conflits dans
l'ex-Yougoslavie depuis 1991 ont été à la fois internes et internationaux (voir
le procès-verbal d'audience sur l'exception préjudicielle d'incompétence, 26 juillet
1995, p. 47, 111).
73. Les accords conclus par les différentes parties pour respecter certaines règles
du droit humanitaire révèlent à l'évidence la nature variable des conflits. Reflétant
les aspects internationaux des conflits, le 27 novembre 1991, les représentants de la
République fédérale de Yougoslavie, l'Armée populaire de Yougoslavie, la République
de Croatie et la République de Serbie ont conclu un accord sur l'application des
Conventions de Genève de 1949 et le Protocole additionnel I de 1977 à ces Conventions (voir
Mémorandum d'accord, 27 novembre 1991). Point intéressant, les Parties ont évité de
mentionner l'article 3 commun des Conventions de Genève relatif aux conflits armés
non-internationaux.
Par contre, un accord conclu le 22 mai 1992 entre les diverses factions au conflit en
République de Bosnie-Herzégovine reflète les éléments internes des conflits. L'accord
était fondé sur l'article 3 commun des Conventions de Genève qui, en plus de l'énoncé
de règles régissant les conflits internes, prévoit au paragraphe 3 que les Parties à
ces conflits peuvent convenir d'appliquer les dispositions des Conventions de Genève qui
ne sont généralement applicables qu'aux seuls conflits armés internationaux. Dans
l'Accord, les représentants de M. Alija Izetbegovic (Président de la République de
Bosnie-Herzégovine et du Parti d'action démocratique), M. Radovan Karadzic (Président
du Parti démocrate serbe) et M. Miljenko Brkic (Président de la Communauté démocrate
croate) ont engagé les Parties à respecter les règles fondamentales des conflits armés
internes figurant à l'article 3 commun et, en plus, convenu, en s'appuyant sur le
paragraphe 3 de l'article 3 commun, d'appliquer certaines dispositions des Conventions de
Genève relatives aux conflits internationaux (Accord no. 1, 22 mai 1992, art. 2, par.
1-6) ("Accord no. 1"). De toute évidence, cet Accord révèle que les Parties
concernées considéraient les conflits armés auxquels elles participaient comme des
conflits internes mais, en raison de leur degré d'importance, elles ont convenu de leur
appliquer certaines des dispositions des Conventions de Genève qui sont normalement
applicables uniquement aux conflits armés internationaux. La même position a été
implicitement adoptée par le Comité international de la Croix Rouge (CICR) à
l'invitation et sous les auspices duquel l'accord a été conclu. A cet égard, il
convient de noter que si le CICR n'avait pas pensé que les conflits régis par l'accord
en question étaient internes, il aurait, de façon flagrante, enfreint une
disposition commune des quatre Conventions de Genève (art. 6/6/6/7). Cette dernière
interdit formellement tout accord visant à limiter l'application des Conventions de
Genève dans le cas de conflits armés internationaux. ("Aucun accord spécial ne
pourra porter préjudice à la situation (des personnes protégées) telle qu'elle est
réglée par la présente Convention, ni restreindre les droits que celle-ci leur
accorde" ; Convention de Genève I, art. 6 ; Convention de Genève II, art. 6 ;
Convention de Genève III, art. 6 ; Convention de Genève IV, art. 7). Si les conflits
étaient en fait considérés comme internationaux, le fait pour le CICR d'accepter qu'ils
soient régis uniquement par l'article 3 commun, outre les dispositions de l'article 2,
par. 1 à 6, de l'Accord no. 1, aurait constitué un mépris évident à l'égard des
dispositions susmentionnées des Conventions de Genève. Du fait de l'autorité, de la
compétence et de l'impartialité unanimement reconnues du CICR ainsi que de sa mission
statutaire de promouvoir et de superviser le respect du droit international humanitaire,
il est inconcevable que, même s'il planait certains doutes sur le caractère du conflit,
le CICR encourage et appuie un accord contraire aux dispositions fondamentales des
Conventions de Genève. Il est par conséquent justifié de conclure que le CICR
considérait comme internes les conflits régis par l'accord en question.
Pris globalement, les accords conclus entre les diverses parties aux conflits dans
l'ex-Yougoslavie confirment la proposition aux termes de laquelle quand le Conseil de
sécurité a adopté le Statut du Tribunal international en 1993, il l'a fait en se
référant à des situations que les Parties ellesmêmes considéraient à des dates et
en des lieux différents comme des conflits armés soit internes soit internationaux ou
comme une combinaison des deux.
74. Les nombreuses déclarations du Conseil de sécurité qui ont conduit à la
création du Tribunal international indiquent qu'il était conscient du caractère mixte
des conflits. D'une part, avant de créer le Tribunal international, le Conseil de
sécurité a adopté plusieurs résolutions condamnant la présence des forces de la JNA
en Bosnie-Herzégovine et en Croatie comme une violation de la souveraineté de ces deux
derniers Etats (voir, par exemple, C.S. Res. 752 (15 mai 1992) ; C.S. Res. 757 (30
mai 1992) ; C.S. Res. 779 (6 octobre 1992 ; C.S. Res. 787 (16 novembre 1992)). D'autre
part, dans aucune de ces nombreuses résolutions, le Conseil de sécurité n'a déclaré
que ces conflits étaient internationaux.
Dans chacune de ses résolutions successives, le Conseil de sécurité s'est concentré
sur les pratiques qui le préoccupaient, sans se référer au caractère du conflit. Par
exemple, dans la résolution 771 du 13 août 1992, le Conseil de sécurité s'est
déclaré : "gravement alarmé" (par les)
"informations qui continuent de faire état de violations généralisées du droit
humanitaire international sur le territoire de l'ex-Yougoslavie, en particulier en
Bosnie-Herzégovine, et notamment par les informations selon lesquelles il serait
procédé à l'expulsion et à la déportation massives et forcées de civils, à
l'emprisonnement de civils dans des centres de détention où ils seraient soumis à des
exactions, à des attaques délibérées à l'encontre de non-combattants, d'hôpitaux et
d'ambulances, qui font obstacle à l'acheminement des produits alimentaires et médicaux
destinés à la population civile, et à des actes insensés de saccage et de destruction
de biens" (C.S. Res. 771 (13 août 1992)).
Comme dans le cas de toutes les autres déclarations du Conseil de sécurité sur la
question, cette dernière résolution ne fait aucune référence au caractère du conflit
armé en cause. Le Conseil de sécurité se souciait clairement de traduire en justice les
personnes responsables des actes spécifiquement condamnés, sans égard au contexte. Le
Procureur s'appuie beaucoup sur la référence répétée du Conseil de sécurité aux
infractions graves aux dispositions des Conventions de Genève, qui sont généralement
considérées comme applicables uniquement aux conflits armés internationaux. Cet
argument ignore, cependant, que le Conseil de sécurité s'est référé généralement
aux "autres violations du droit international humanitaire", une expression qui
couvre le droit applicable également aux conflits armés internes, aussi souvent qu'il a
invoqué les infractions graves aux dispositions des Conventions.
75. L'intention du Conseil de sécurité d'encourager une solution pacifique au conflit
sans se prononcer sur la question du caractère international ou interne s'est manifestée
dans le Rapport du Secrétaire général du 3 mai 1993 et dans les déclarations des
Membres du Conseil de sécurité relatives à leur interprétation du Statut. Le Rapport
du Secrétaire général déclare spécifiquement que la clause du Statut concernant la
compétence ratione temporis du Tribunal international :
"visait manifestement à dénoter qu'aucun jugement n'est porté sur le caractère
international ou interne du conflit" (Rapport du Secrétaire général, par. 62,
Document des Nations Unies S/25704 (3 mai 1993) ("Rapport du Secrétaire
général")).
Dans le même esprit, à la réunion durant laquelle le Conseil de sécurité a adopté
le Statut, trois Membres ont exprimé leur interprétation selon laquelle la compétence
du Tribunal international aux termes de l'article 3, concernant les lois ou coutumes de la
guerre, couvre tout accord sur le droit humanitaire en vigueur dans l'ex-Yougoslavie (voir
Déclarations des représentants de la France, des Etats-Unis et du Royaume-Uni,
procès-verbal verbatim provisoire de la 3217e réunion, par. 11, 15 et 19, Document des
Nations Unies S/PV.3217 (25 mai 1993)). Comme exemple de ces accords supplémentaires, les
Etats-Unis ont cité les règles sur les conflits armés internes figurant à l'article 3
des Conventions de Genève ainsi que les "Protocoles additionnels de 1977 à ces
Conventions de Genève (de 1949)" (id., par. 15). Cette référence couvre
clairement le Protocole additionnel II de 1977 qui se rapporte aux conflits armés
internes. Aucun autre Etat n'a contredit cette interprétation, qui reflète clairement
une qualification du conflit comme à la fois interne et international (il convient de
souligner que le représentant des Etats-Unis, avant de présenter les vues américaines
sur l'interprétation du Statut du Tribunal international, a fait remarquer : "Nous
savons que d'autres Membres du Conseil de sécurité partagent notre opinion concernant
les clarifications ci-après relatives au Statut" (id.)).
76. Un raisonnement par l'absurde permet de confirmer le fait que le Conseil de
sécurité a volontairement évité de classer les conflits armés dans l'ex-Yougoslavie
comme internationaux ou internes et, en particulier, n'a pas eu l'intention de lier le
Tribunal international par une classification des conflits comme
"internationaux". Si le Conseil de sécurité avait qualifié le conflit
d'exclusivement international et, en outre, ce faisant, avait décidé de lier le Tribunal
international, ce dernier devrait alors considérer comme international le conflit
opposant les Serbes de Bosnie et les autorités centrales de Bosnie-Herzégovine.
Puisqu'on ne peut soutenir que les Serbes de Bosnie constituent un Etat, la classification
susmentionnée s'appuierait sur l'hypothèse implicite qu'ils agissent non comme une
entité rebelle mais comme des organes ou des agents d'un autre Etat, la République
fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro). En conséquence, les atteintes graves
au droit international humanitaire commises par l'armée gouvernementale de
Bosnie-Herzégovine contre des civils serbes de Bosnie entre leurs mains ne seraient pas
considérées comme des "infractions graves" parce que ces civils, ayant la
nationalité de Bosnie-Herzégovine, ne seraient pas considérés comme des
"personnes protégées" aux termes de l'article 4, paragraphe 1 de la Convention
de Genève IV. En revanche, les atrocités commises par les Serbes de Bosnie contre les
civils bosniaques entre leurs mains seraient considérées comme des "infractions
graves" parce que ces civils seraient des "personnes protégées" aux
termes de la Convention, du fait que les Serbes de Bosnie agiraient en tant qu'organes ou
agents d'un autre Etat, la République fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro)
dont les Bosniaques ne posséderaient pas la nationalité. Ce serait là, bien sûr, une
situation absurde puisqu'elle placerait les Serbes de Bosnie dans une situation juridique
très désavantageuse vis-à-vis des autorités centrales de Bosnie-Herzégovine. Cette
absurdité confirme le caractère fallacieux de l'argument avancé par le Procureur devant
la Chambre d'appel.
77. Sur la base de ce qui précède, nous concluons que les conflits dans
l'ex-Yougoslavie revêtent les caractères de conflits à la fois internes et
internationaux, que les Membres du Conseil de sécurité avaient clairement les deux
aspects à l'esprit quand ils ont adopté le Statut du Tribunal international et qu'ils
avaient l'intention de l'habiliter à juger des violations du droit humanitaire commises
dans les deux contextes. Le Statut doit, par conséquent, être considéré comme donnant
effet à cet objectif dans toute la mesure du possible aux termes du droit international
en vigueur.
78. A l'exception de l'article 5 traitant des crimes contre l'humanité, aucune des
dispositions statutaires ne fait explicitement référence au type de conflit comme un
élément du crime ; et, nous le verrons plus loin, la référence dans l'article 5 vise
à différencier le lien requis par le Statut de celui requis par l'article 6 de l'Accord
de Londres du 8 août 1945 établissant le Tribunal militaire international de Nuremberg.
Le droit international coutumier n'exige plus de lien entre les crimes contre l'humanité
et un conflit armé (voir ci-dessous, par. 140 et 141) et, par conséquent, l'article 5
visait à réintroduire ce lien pour les objectifs poursuivis par le présent Tribunal.
Nous l'avons déjà relevé, bien que l'article 2 ne se réfère pas explicitement au
caractère des conflits, sa référence aux dispositions sur les infractions graves laisse
à penser qu'il est limité aux conflits armés internationaux. Il serait, cependant,
contraire à l'intention du Conseil de sécurité de voir dans les autres dispositions du
Statut traitant de la compétence une condition semblable. Contrairement à
l'indifférence apparente des auteurs quant au caractère des conflits en cause, cette
interprétation autoriserait le Tribunal international à poursuivre et à punir certains
comportements dans un conflit armé international tout en ignorant le même comportement
dans un conflit armé interne. Pour illustrer ce point, le Conseil de sécurité a
constamment condamné la dévastation et la destruction sans motifs de biens, qui n'est
punissable, de façon explicite, qu'aux termes des articles 2 et 3 du Statut. L'Appelant
maintient que ces articles ne s'appliquent qu'aux conflits armés internationaux.
Cependant, il aurait été illogique de la part des auteurs du Statut de conférer au
Tribunal international la compétence de juger la conduite même qui les préoccupait
uniquement dans le cadre d'un conflit international, alors qu'ils savaient que les
conflits en cause dans l'ex-Yougoslavie pouvaient être classés, à différentes époques
et lieux, comme des conflits internes, internationaux ou les deux à la fois.
Ainsi, l'objet du Conseil de sécurité en promulguant le Statut - poursuivre et punir
les auteurs de certains actes condamnés commis dans un conflit caractérisé par des
éléments à la fois internes et internationaux - suggère que le Conseil de sécurité
entendait que, dans la mesure du possible, la compétence ratione materiae du
Tribunal international s'étende à ces deux catégories de conflits armés.
A la lumière de cette interprétation du but poursuivi par le Conseil de sécurité en
créant le Tribunal international, nous examinons ci-après les arguments spécifiques de
l'Appelant concernant l'étendue de la compétence du Tribunal international aux termes
des articles 2, 3 et 5 du Statut.
3. Interprétation logique et systématique du Statut
a) Article 2
79. L'article 2 du Statut du Tribunal international est libellé comme suit :
"Le Tribunal international est habilité à poursuivre les personnes qui
commettent ou donnent l'ordre de commettre des infractions graves aux Conventions de
Genève du 12 août 1949, à savoir les actes suivants dirigés contre des personnes ou
des biens protégés aux termes des dispositions de la Convention de Genève pertinente :
a) l'homicide intentionnel ;
b) la torture ou les traitements inhumains, y compris les expériences biologiques ;
c) le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des
atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé ;
d) la destruction et l'appropriation de biens non justifiées par des nécessités
militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire ;
e) le fait de contraindre un prisonnier de guerre ou un civil à servir dans les forces
armées de la puissance ennemie ;
f) le fait de priver un prisonnier de guerre ou un civil de son droit d'être jugé
régulièrement et impartialement ;
g) l'expulsion ou le transfert illégal d'un civil ou sa détention illégale ;
h) la prise de civils en otages".
Par son libellé explicite et comme confirmé dans le Rapport du Secrétaire général, cet article du Statut est fondé sur les Conventions de Genève de 1949 et, plus spécifiquement, sur les dispositions de ces Conventions relatives aux "infractions graves". Chacune des quatre Conventions de Genève de 1949 renferme une disposition sur les "infractions graves", précisant les infractions particulières aux Conventions pour lesquelles les Hautes Parties contractantes sont tenues de poursuivre les personnes responsables. En d'autres termes, les Conventions créent, pour ces actes spécifiques, une compétence répressive obligatoire universelle parmi les Etats contractants. Bien que le texte des Conventions puisse sembler ambigu et que la question ne soit pas définitivement tranchée (voir, par exemple, (Amicus Curiae) exposé du gouvernement des Etats-Unis d'Amérique concernant certains arguments présentés par le Conseil de la Défense dans l'affaire Le Procureur c/ Dusan Tadic, 17 juillet 1995, affaire no. IT-94-1-T, par. 35-36 ("Mémoire d'amicus curiae des Etats-Unis")), on s'accorde généralement à penser que les dispositions relatives aux infractions graves établissent une compétence contraignante universelle uniquement en ce qui concerne les infractions aux Conventions commises dans des conflits armés internationaux. Selon l'Appelant, puisque le système de répression des infractions graves ne s'applique qu'aux conflits armés internationaux, la référence dans l'article 2 du Statut aux dispositions sur les infractions graves des Conventions de Genève limite la compétence du Tribunal international aux termes de cet article aux actes commis dans le contexte d'un conflit armé international.
La Chambre de première instance a soutenu que l'article 2 :
"... a été rédigé de façon à être autonome plutôt qu'à servir de
référence, sauf sur le point de l'identification des victimes des actes énumérés ;
cette identification et elle seule, demande que l'on se reporte aux Conventions proprement
dites pour la définition des "personnes ou des biens protégés".
(...)
... la condition de l'existence d'un conflit international ne figure pas dans le texte
de l'article 2. Indéniablement, rien dans le libellé de l'article n'exige expressément
son existence. Une fois que l'un des actes spécifiés est présumé commis à l'encontre
de l'une des personnes protégées, le Tribunal international est compétent pour
poursuivre si les conditions d'espace et de temps énoncées à l'article premier sont
remplies.
(...)
Aucun argument ne permet de traiter l'article 2 comme s'il introduisait en fait dans le
Statut l'ensemble des termes des Conventions, y compris la référence aux conflits
internationaux figurant à l'article 2 commun aux Conventions de Genève. Comme nous
l'avons indiqué, l'article 2 du Statut est apparemment autonome, sauf en ce qui concerne
la définition des personnes et des biens protégés" (Décision de la Chambre de
première instance, par. 49-51).
80. Avec tout le respect qui lui est dû, le raisonnement de la Chambre de première
instance est fondé sur une conception erronée des dispositions sur les infractions
graves et du degré de leur incorporation dans le Statut du Tribunal international. Le
régime des infractions graves aux Conventions de Genève établit un double dispositif :
on observe, d'une part, une énumération des crimes qui sont considérés si graves
qu'ils constituent des "infractions graves" ; d'autre part, étroitement lié à
cette énumération, un mécanisme d'exécution obligatoire, fondé sur le concept du
devoir et du droit de tous les Etats contractants de rechercher et de juger ou d'extrader
les personnes présumées responsables d'"infractions graves". L'élément de
conflit armé international généralement attribué aux dispositions sur les infractions
graves des Conventions de Genève est simplement une fonction du régime de compétence
universelle obligatoire que crée ces dispositions. La condition de conflit armé
international était une limite nécessaire au régime des infractions graves à la
lumière de l'intrusion dans le domaine de la souveraineté de l'Etat que cette
compétence universelle obligatoire représente. Les Etats parties aux Conventions de
Genève de 1949 ne voulaient pas conférer à d'autres Etats compétence pour les
violations graves du droit international humanitaire commises dans leurs conflits armés
internes - à tout le moins pas la compétence universelle obligatoire du régime des
infractions graves.
81. La Chambre de première instance a raison lorsqu'elle laisse entendre que le
mécanisme d'exécution n'a, assurément, pas été reproduit dans le Statut du Tribunal
international, pour la raison évidente que le Tribunal international lui-même constitue
un mécanisme pour la poursuite et la répression des auteurs d'"infractions
graves". Cependant, la Chambre de première instance a interprété erronément la
référence aux Conventions de Genève figurant dans la phrase de l'article 2 : "des
personnes ou des biens protégés aux termes des dispositions de la Convention de Genève
pertinente" (Statut du Tribunal, art. 2). Pour les raisons susmentionnées, cette
référence vise clairement à indiquer que les crimes énumérés à l'article 2 ne
peuvent faire l'objet de poursuites que lorsqu'ils sont perpétrés contre des personnes
ou des biens considérés comme "protégés" par les Conventions de Genève dans
le cadre des conditions rigoureuses fixées par les Conventions proprement dites. Cette
référence dans l'article 2 à la notion de "personnes ou biens protégés"
doit forcément couvrir les personnes mentionnées aux articles 13, 24, 25 et 26
(personnes protégées) et 19, 33 à 35 (biens protégés) de la Convention de Genève I ;
aux articles 13, 36, 37 (personnes protégées) et 22, 24, 25 et 27 (objets protégés) de
la Convention II ; à l'article 4 de la Convention III sur les prisonniers de guerre ; et
aux articles 4 et 20 (personnes protégées) et 18, 19, 21, 22, 33, 53, 57 etc. (biens
protégés) de la Convention IV sur les civils. Clairement, ces dispositions des
Conventions de Genève s'appliquent aux personnes ou aux biens protégés uniquement dans
la mesure où ils se situent dans le contexte d'un conflit armé international. En
revanche, ces dispositions ne couvrent pas les personnes ou les biens relevant du domaine
de l'article 3 commun aux quatre Conventions de Genève.
82. L'interprétation qui précède est confirmée par ce que l'on pourrait considérer
comme une partie des travaux préparatoires du Statut du Tribunal international, à savoir
le Rapport du Secrétaire général. Référence y est faite aux "conflits armés
internationaux" dans l'introduction et dans l'explication du sens et du but de
l'article 2 ainsi qu'en ce qui concerne le régime des "infractions graves" des
Conventions de Genève (Rapport du Secrétaire général, par. 37).
83. Nous sommes d'avis que notre interprétation de l'article 2 est la seule justifiée
par le texte du Statut et les dispositions pertinentes des Conventions de Genève ainsi
que par la construction logique de leur interaction dictée par l'article 2. Cependant,
nous sommes conscients de ce que cette conclusion peut sembler ne pas concorder avec les
tendances récentes de la pratique des Etats et de l'ensemble de la doctrine des droits de
l'homme - qui, comme nous l'indiquons ci-dessous (voir par. 97-127), tendent à
estomper de nombreux aspects de la dichotomie traditionnelle entre guerres internationales
et conflits civils. A cet égard, la Chambre note avec satisfaction la déclaration
contenue dans le Mémoire d'amicus curiae présenté par le gouvernement des
Etats-Unis, où il est soutenu que :
"les dispositions relatives aux "infractions graves" de l'article 2 du
Statut du Tribunal international s'appliquent aux conflits armés de caractère
non-international comme à ceux de caractère international" (Mémoire d'amicus
curiae des Etats-Unis, p. 35).
Cette déclaration, que ne vient étayer aucune jurisprudence, ne semble pas être
justifiée en ce qui concerne l'interprétation de l'article 2. Néanmoins, vue sous un
autre angle, on ne saurait nier sa portée : elle énonce l'opinion juridique de l'un des
Membres permanents du Conseil de sécurité sur une question juridique délicate. A ce
titre, elle fournit le premier indice d'un changement possible de l'opinio juris
des Etats. Si d'autres Etats et organes internationaux en viennent à partager cette
opinion, un changement du droit coutumier relatif à la portée du régime des
"infractions graves" pourrait se concrétiser progressivement. On peut trouver
d'autres éléments pointant dans la même direction dans la disposition du Manuel
militaire allemand susmentionné (par. 131) aux termes duquel les infractions graves au
droit international humanitaire comprennent certaines violations de l'article 3 commun. De
plus, on peut attirer l'attention sur l'Accord du 1er octobre 1992 conclu par les parties
belligérantes en Bosnie-Herzégovine. Les articles 3 et 4 dudit Accord prévoient
implicitement les poursuites et la répression des auteurs d'infractions graves aux
Conventions de Genève et au Protocole additionnel I. L'Accord a, clairement, été conclu
dans le cadre d'un conflit armé interne (voir cidessus, par. 73) et il doit, par
conséquent, être considéré comme un indice important de la tendance actuelle à
étendre les dispositions relatives aux infractions graves à cette catégorie de
conflits. On peut également mentionner un jugement récent d'un tribunal danois. Le 25
novembre 1994, la troisième Chambre de la Division orientale de la Cour suprême danoise
a rendu un jugement relatif à une personne accusée de crimes commis avec un certain
nombre de membres de la police militaire croate le 5 août 1993 dans le camp croate de
prisonniers de Dretelj, en Bosnie (Le Ministère public c/ Refik Saric, non publié (Den.
H. Ct. 1994)). La Cour a explicitement agi sur le fondement des dispositions relatives aux
"infractions graves" des Conventions de Genève, plus spécifiquement sur le
fondement des articles 129 et 130 de la Convention III et des articles 146 et 147 de la
Convention IV (Le Ministère public c/ Refik Saric, Compte rendu, p. 1 (25 novembre 1994))
sans, toutefois, soulever la question préliminaire de savoir si les crimes présumés
avaient été commis dans le cadre d'un conflit armé international plutôt qu'interne (en
tout état de cause, la Cour a condamné l'accusé en vertu de ces dispositions et des
dispositions pénales pertinentes du Code pénal danois (voir id., p. 7-8)).
Ce jugement révèle que certaines juridictions nationales adoptent également l'opinion
que le régime des "infractions graves" peut s'appliquer, que le conflit armé
soit international ou interne.
84. En dépit de ce qui précède, la Chambre d'appel doit conclure que, dans l'état
actuel de l'évolution du droit, l'article 2 du Statut ne s'applique qu'aux crimes commis
dans le contexte de conflits armés internationaux.
85. Le Procureur a soutenu un autre argument devant la Chambre de première instance
selon lequel les dispositions sur les infractions graves aux Conventions de Genève
pourraient s'appliquer aux conflits internes en vertu de certains accords conclus par les
parties belligérantes. Pour les raisons indiquées plus loin à la Section IV C (par.
144), nous concluons qu'il est inutile de trancher cette question à ce stade.
b) Article 3
86. L'article 3 du Statut habilite le Tribunal international à juger les violations
des lois ou coutumes de la guerre. L'article est ainsi libellé :
"Le Tribunal international est compétent pour poursuivre les personnes qui
commettent des violations des lois ou coutumes de la guerre. Ces violations comprennent,
sans y être limitées :
a) l'emploi d'armes toxiques ou d'autres armes conçues pour causer des souffrances
inutiles ;
b) la destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation que ne
justifient pas les exigences militaires ;
c) l'attaque ou le bombardement, par quelque moyen que ce soit, de villes, villages,
habitations ou bâtiments non défendus ;
d) la saisie, la destruction ou l'endommagement délibéré d'édifices consacrés à
la religion, à la bienfaisance et à l'enseignement, aux arts et aux sciences, à des
monuments historiques, à des oeuvres d'art et à des oeuvres de caractère scientifique ;
e) le pillage de biens publics ou privés".
Comme l'a expliqué le Secrétaire général dans son Rapport sur le Statut, cette
disposition est fondée sur la Convention de la Haye de 1907 (IV) concernant les lois et
coutumes de la guerre sur terre, le Règlement d'application annexé à ladite Convention
et l'interprétation de ce Règlement par le Tribunal de Nuremberg. L'Appelant soutient
que les Règles de La Haye ont été adoptées pour réglementer les conflits armés entre
Etats tandis que le conflit dans l'ex-Yougoslavie est un conflit armé interne. Par
conséquent, dans la mesure où la compétence du Tribunal international aux termes de
l'article 3 est fondée sur la Convention de La Haye, il n'est pas compétent pour juger
aux termes de l'article 3 les violations présumées commises dans l'ex-Yougoslavie.
L'argument de l'Appelant ne résiste pas à l'examen parce qu'il est fondé sur une
interprétation excessivement étroite du Statut.
i) L'interprétation de l'article 3
87. Une interprétation littérale de l'article 3 révèle que : i) il se rapporte à
une large catégorie de crimes, à savoir toutes "les violations des lois ou coutumes
de la guerre" ; et ii) l'énumération de certaines de ces violations figurant à
l'article 3 est de caractère illustratif et non exhaustif.
Pour identifier le contenu de la catégorie d'infractions relevant de l'article 3, il
convient d'attirer l'attention sur un point important. L'expression "violations des
lois ou coutumes de la guerre" est une expression technique traditionnelle employée
dans le passé, quand les concepts de "guerre" et "lois de la guerre"
prévalaient encore, avant d'être en grande partie remplacés par deux notions plus
larges : i) celle de "conflit armé", introduite essentiellement par les
Conventions de Genève de 1949 ; et ii) la notion corrélative de "droit
international des conflits armés", ou la notion plus récente et plus exhaustive de
"droit international humanitaire", qui s'est dégagée du fait de l'influence
des doctrines des droits de l'homme sur le droit des conflits armés. Comme nous l'avons
indiqué plus haut, il ressort clairement du Rapport du Secrétaire général que
l'expression désuète susmentionnée a été utilisée dans l'article 3 du Statut
essentiellement pour faire référence à la Convention de La Haye de 1907 (IV) concernant
les lois et coutumes de la guerre sur terre et le Règlement d'application qui y est
annexé (Rapport du Secrétaire général, par. 41). Cependant, comme l'indique le
Rapport, la Convention de La Haye, considérée comme du droit coutumier, constitue un
important domaine du droit international humanitaire (id.). En d'autres termes, le
Secrétaire général lui-même concède que le droit traditionnel de la guerre est plus
correctement qualifié aujourd'hui de "droit international humanitaire" et que
les Règles de La Haye constituent une partie importante de ce droit. De surcroît, le
Secrétaire général a aussi admis correctement que les Règles de La Haye ont une
portée plus large que les Conventions de Genève parce qu'elles couvrent non seulement la
protection des victimes de violence armée (civils) ou de ceux qui ne participent plus aux
hostilités (prisonniers de guerre) mais aussi la conduite des hostilités. Aux termes du
Rapport : "Les Règles de La Haye portent sur des aspects du droit international
humanitaire auxquels se rapportent aussi les Conventions de Genève de 1949" (id.,
par. 43). Ces commentaires suggèrent que l'article 3 a pour but de couvrir à la fois les
Règles de Genève et de La Haye. Par contre, les commentaires ultérieurs du Secrétaire
général indiquent que les violations énumérées explicitement à l'article 3 se
rapportent au droit de La Haye ne figurant pas dans les Conventions de Genève (id.,
par. 43). Comme nous l'avons mentionné plus haut, cette liste est simplement illustrative
; de fait, l'article 3, avant d'énumérer les violations, précise qu'elles
"comprennent, sans y être limitées". Quand on considère cette liste dans le
contexte général de l'examen par le Secrétaire général des Règles de La Haye et du
droit international humanitaire, nous concluons qu'elle peut être interprétée comme
incluant d'autres infractions au droit international humanitaire. La seule limite est que
ces infractions ne doivent pas déjà être couvertes par l'article 2 (autrement cette
disposition deviendrait superflue). L'article 3 doit être considéré comme couvrant toutes
les violations du droit international humanitaire autres que les "infractions
graves" aux quatre Conventions de Genève relevant de l'article 2 (ou, de fait, les
violations visées par les articles 4 et 5 dans la mesure où les articles 3, 4 et 5 se
recouvrent).
88. Les débats du Conseil de sécurité qui ont suivi l'adoption de la résolution
portant création du Tribunal international confirment que l'article 3 ne se limite pas à
couvrir les violations des Règles de La Haye mais qu'il vise également à se référer
à toutes les violations du droit international humanitaire (sous réserve des limites
susmentionnées). Comme nous l'avons déjà indiqué, trois Etats Membres du Conseil, à
savoir la France, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, ont expressément déclaré que
l'article 3 du Statut couvre aussi les obligations provenant d'accords en vigueur entre
les parties belligérantes, c'est-à-dire l'article 3 commun aux Conventions de Genève et
les deux Protocoles additionnels ainsi que les autres accords conclus par les parties
belligérantes. Le délégué de la France a déclaré que :
"L'expression 'lois ou coutumes de la guerre' employée à l'article 3 du Statut
couvre spécifiquement, de l'avis de la France, toutes les obligations qui découlent des
accords sur le droit humanitaire en vigueur sur le territoire de l'ex-Yougoslavie à
l'époque de la commission des crimes" (Procès-verbal verbatim provisoire de la
3217e réunion, p. 11, Document des Nations Unies S/PV.3217 (25 mai 1993)).
Le délégué américain a déclaré pour sa part :
"Nous croyons savoir que d'autres Membres du Conseil partagent notre opinion
concernant les clarifications suivantes du Statut :
Premièrement, il est entendu que les "lois ou coutumes de la guerre"
mentionnées à l'article 3, comprennent toutes les obligations aux termes du droit
humanitaire en vigueur sur le territoire de l'ex-Yougoslavie à l'époque où les actes
ont été commis, y compris l'article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 et les
Protocoles additionnels de 1977 à ces Conventions" (id., p. 15).
De son côté, le délégué britannique a indiqué :
"Notre opinion est que la référence aux lois ou coutumes de la guerre à
l'article 3 est suffisamment large pour inclure les Conventions internationales
applicables" (id., p 19).
Il convient d'ajouter que le Représentant de la Hongrie a souligné :
"l'importance du fait que la compétence du Tribunal international couvre tout
l'éventail du droit international humanitaire et toute la durée du conflit sur
l'ensemble du territoire de l'ex-Yougoslavie" (id., p. 20).
Aucun délégué n'a contesté ces déclarations et elles peuvent donc être
considérées comme une interprétation faisant autorité de l'article 3, à savoir que sa
portée est beaucoup plus large que les violations énumérées dans les Règles de La
Haye.
89. A la lumière des remarques qui précèdent, on peut soutenir que l'article 3 est
une clause générale couvrant toutes les violations du droit humanitaire ne relevant pas
de l'article 2 ou couvertes par les articles 4 ou 5, plus spécifiquement : i) les
violations des Règles de La Haye sur les conflits internationaux ; ii) les atteintes aux
dispositions des Conventions de Genève autres que celles classées comme
"infractions graves" par lesdites Conventions ; iii) les violations de l'article
3 commun et autres règles coutumières relatives aux conflits internes ; iv) les
violations des accords liant les Parties au conflit, considérés comme relevant du droit
conventionnel, c'est-à-dire des accords qui ne sont pas devenus du droit international
coutumier (sur ce point, se reporter au paragraphe 143 ci-dessous).
90. La Chambre d'appel souhaite ajouter que, dans l'interprétation du sens et du but
des expressions "violations des lois ou coutumes de la guerre" ou
"violations du droit international humanitaire", il convient de tenir compte du
contexte de l'ensemble du Statut. Une interprétation systématique du Statut met l'accent
sur le fait que diverses dispositions, en expliquant le but et les tâches du Tribunal
international ou en définissant ses fonctions, se réfèrent aux "violations
graves" du droit international humanitaire" (voir Statut du Tribunal
international, préambule, art. 1, 9 1), 10 1)-2), 23 1), 29 1), accentuation ajoutée).
Il est, par conséquent, approprié d'interpréter l'expression "violations des lois
ou coutumes de la guerre" comme couvrant des violations graves du droit international
humanitaire.
91. Ainsi, l'article 3 confère au Tribunal international compétence sur toute
violation grave du droit international humanitaire qui n'est pas couverte par les articles
2, 4 ou 5. L'article 3 est une disposition fondamentale établissant que toute
"violation grave du droit international humanitaire" doit faire l'objet de
poursuites par le Tribunal international. En d'autres termes, l'article 3 opère comme une
clause supplétive visant à garantir qu'aucune violation grave du droit international
humanitaire n'échappe à la compétence du Tribunal international. L'article 3 vise à
rendre cette compétence inattaquable et incontournable.
92. Cette interprétation de l'article 3 est aussi corroborée par l'objet et le but de
la disposition. Quand il a décidé de créer le Tribunal international, le Conseil de
sécurité visait à mettre un terme à toutes les violations graves du droit
international humanitaire perpétrées sur le territoire de l'ex-Yougoslavie et pas
simplement à des catégories spéciales de ces violations, à savoir les
"infractions graves" aux Conventions de Genève ou les violations des
"Règles de La Haye". Par conséquent, si l'interprétation est correcte,
l'article 3 concrétise pleinement l'objectif fondamental de la création du Tribunal
international, c'est-à-dire de ne laisser impuni aucun auteur de ces violations graves,
quel que soit le contexte de leur perpétration.
93. L'interprétation qui précède est encore confirmée si l'article 3 est analysé
d'un point de vue plus général, c'est-à-dire s'il est interprété dans son contexte
historique. Comme l'a indiqué la Cour internationale de justice dans l'affaire Nicaragua,
l'article premier des quatre Conventions de Genève, aux termes desquelles les parties
contractantes s'"engagent à respecter et à faire respecter (les Conventions) en
toutes circonstances" découle "des principes généraux du droit humanitaire
dont les Conventions ne sont que l'expression concrète" (affaire relative aux
activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre lui (Nicaragua. c/
Etats-Unis d'Amérique), Motifs, C.I.J. Recueil 1986, p. 14, par. 220, 27 juin
("Affaire du Nicaragua")). Ce principe général énonce une obligation qui
incombe non seulement aux Etats mais aussi à d'autres entités internationales, y compris
les Nations Unies. C'est avec cette obligation à l'esprit qu'en 1977, les Etats
rédigeant les deux Protocoles additionnels aux Conventions de Genève ont convenu de
l'article 89 du Protocole I, aux termes duquel :
"Dans les cas de violations graves des Conventions ou du présent Protocole, les
Hautes Parties contractantes s'engagent à agir, tant conjointement que séparément, en
coopération avec l'Organisation des Nations Unies et conformément à la Charte des
Nations Unies" (Protocole I, art. 89, (accentuation ajoutée)).
L'article 3 vise à concrétiser cet engagement en dotant le Tribunal international du
pouvoir de poursuivre toutes les "violations graves" du droit international
humanitaire.
ii) Les conditions à remplir pour qu'une violation du droit international
humanitaire relève de l'article 3
94. La Chambre d'appel estime nécessaire de préciser les conditions à remplir pour
que l'article 3 s'applique. Les conditions suivantes doivent être remplies pour qu'un
crime puisse faire l'objet de poursuites devant le Tribunal international aux termes de
l'article 3 :
i) la violation doit porter atteinte à une règle du droit international humanitaire ;
ii) la règle doit être de caractère coutumier ou, si elle relève du droit
conventionnel, les conditions requises doivent être remplies (voir par. 143 ci-dessous)
;
iii) la violation doit être grave, c'est-à-dire qu'elle doit constituer une
infraction aux règles protégeant des valeurs importantes et cette infraction doit
entraîner de graves conséquences pour la victime. Ainsi, par exemple, le fait qu'un
combattant s'approprie simplement un pain dans un village occupé ne constituerait pas une
"violation grave du droit international humanitaire" bien que cet acte puisse
relever du principe fondamental énoncé à l'article 46 par. 1 des Règles de La Haye (et
de la règle correspondante du droit coutumier) selon laquelle "les biens privés
doivent être respectés" par toute armée occupant un territoire ennemi ;
iv) la violation de la règle doit entraîner, aux termes du droit international
coutumier ou conventionnel, la responsabilité pénale individuelle de son auteur.
Il s'ensuit qu'il importe peu que les "violations graves" aient été
perpétrées ou non dans le contexte d'un conflit armé international ou interne, aussi
longtemps que les conditions précitées sont remplies.
95. La Chambre d'appel considère nécessaire d'examiner maintenant deux des conditions
précitées, à savoir : i) l'existence de règles internationales coutumières régissant
le conflit interne ; et ii) la question de savoir si la violation de ces règles peut
entraîner la responsabilité pénale individuelle. La Chambre d'appel se concentre sur
ces deux conditions parce que la Défense a allégué devant la Chambre de première
instance qu'elles n'ont pas été remplies dans l'affaire en cause. Cet examen est
également approprié du fait de la rareté des décisions judiciaires faisant autorité
et de la doctrine juridique sur la question.
iii) Règles coutumières du droit international humanitaire régissant les conflits
armés internes
a) Contexte général
96. Chaque fois que la violence armée éclatait dans la communauté internationale, la
réponse juridique du droit international traditionnel s'appuyait sur une dichotomie
absolue : guerre ou révolte. La première catégorie s'appliquait aux conflits armés
entre Etats souverains (à moins de reconnaissance de belligérance dans une guerre
civile) tandis que la seconde intéressait la violence armée éclatant sur le territoire
d'un Etat souverain. Le droit international traitait donc très différemment ces deux
catégories de conflit : les guerres entre Etats étaient réglementées par un ensemble
de règles juridiques internationales, régissant à la fois la conduite des hostilités
et la protection des personnes ne participant pas (ou ne participant plus) à la violence
armée (civils, blessés, malades, naufragés, prisonniers de guerre). En revanche, les
règles régissant les conflits civils étaient rares, les Etats préférant les
considérer comme une rébellion, une mutinerie ou une trahison relevant du droit pénal
interne et, de ce fait, excluant toute intrusion possible d'autres Etats dans leur propre
domaine de compétence interne. Cette dichotomie était clairement axée sur la
souveraineté de l'Etat et reflétait la configuration traditionnelle de la communauté
internationale, fondée sur la coexistence d'Etats souverains plus enclins à défendre
leurs intérêts propres que les préoccupations de la communauté ou les exigences
humanitaires.
97. Depuis les années 1930, cependant, la distinction susmentionnée s'est de plus en
plus estompée et des règles juridiques internationales sont de plus en plus apparues ou
ont été convenues en vue de régir les conflits armés internes. Cette évolution
s'explique par plusieurs raisons. Premièrement, les guerres civiles sont devenues plus
fréquentes, non seulement parce que le progrès technologique a permis à des groupes de
personnes d'accéder aux armements mais aussi du fait de tensions croissantes tant
idéologiques qu'ethniques ou économiques ; en conséquence, la communauté
internationale ne pouvait plus ignorer le régime juridique de ces conflits.
Deuxièmement, les conflits armés internes sont devenus de plus en plus cruels et
prolongés, touchant l'ensemble de la population de l'Etat concerné ; le recours à une
violence armée totale a pris une telle dimension que la différence avec les guerres
internationales s'est de plus en plus effacée (il suffit de mentionner la guerre civile
espagnole en 1936-1939, la guerre civile congolaise en 1960-1968, le conflit biafrais au
Nigeria en 1967-1970, la guerre civile au Nicaragua en 1981-1990 ou au Salvador,
1980-1993). Troisièmement, le conflit civil de grande échelle, conjugué à
l'interdépendance croissante des Etats dans la communauté internationale a rendu de plus
en plus difficile pour les Etats tiers de demeurer à l'écart ; les intérêts
économiques, politiques et idéologiques des Etats tiers ont provoqué leur participation
directe dans cette catégorie de conflits, exigeant par conséquent que le droit
international tienne davantage compte de leur régime juridique pour éviter, dans la
mesure du possible, des retombées nuisibles. Quatrièmement, le développement et la
propagation rapides dans la communauté internationale des doctrines des droits de
l'homme, en particulier après l'adoption de la Déclaration universelle des droits de
l'homme en 1948, ont apporté des changements significatifs au droit international, en
particulier dans l'approche des problèmes qui assaillent la communauté mondiale. Une
approche axée sur la souveraineté de l'Etat a été progressivement supplantée par une
approche axée sur les droits de l'homme. Progressivement, la maxime du droit romain hominum
causa omne jus constitutum est (tout droit est créé au bénéfice des êtres
humains) a acquis également un solide point d'ancrage dans la communauté internationale.
Il s'ensuit que, dans le domaine des conflits armés, la distinction entre conflits entre
Etats et guerres civiles perd de sa valeur en se qui concerne les personnes. Pourquoi
protéger les civils de la violence de la guerre, ou interdire le viol, la torture ou la
destruction injustifiée d'hôpitaux, édifices du culte, musées ou biens privés ainsi
qu'interdire des armes causant des souffrances inutiles quand deux Etats souverains sont
en guerre et, dans le même temps, s'abstenir de décréter les mêmes interdictions ou
d'offrir les mêmes protections quand la violence armée éclate "uniquement"
sur le territoire d'un Etat souverain ? Si le droit international, tout en sauvegardant,
bien sûr, les intérêts légitimes des Etats, doit progressivement assurer la protection
des êtres humains, l'effacement progressif de la dichotomie susmentionnée n'est que
naturel.
98. Les règles internationales régissant les conflits internes sont apparues à deux
échelons différents : celui du droit coutumier et celui du droit conventionnel. Deux
catégories de règles, qui ne sont en aucune façon contraires ou incohérentes mais qui,
plutôt, se soutiennent et s'étayent mutuellement, se sont ainsi cristallisées. En fait,
l'interaction entre ces deux catégories est telle que certaines règles du droit
conventionnel se sont progressivement intégrées au droit coutumier. C'est le cas de
l'article 3 commun des Conventions de Genève de 1949, comme l'a soutenu la Cour
internationale de Justice (affaire du Nicaragua, par. 218) mais cela s'applique également
à l'article 19 de la Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas
de conflit armé du 14 mai 1954 et, comme nous le verrons plus loin (par. 117) à
l'essentiel du Protocole additionnel II de 1977.
99. Avant de relever certains des principes et règles du droit coutumier qui sont
apparus dans la communauté internationale pour réglementer la guerre civile, il convient
d'élever une mise en garde sur le processus d'adoption des lois dans le domaine du droit
des conflits armés. Quand on s'efforce d'évaluer la pratique des Etats en vue d'établir
l'existence d'une règle coutumière ou d'un principe général, il est difficile, pour ne
pas dire impossible, de préciser le comportement effectif des troupes sur le terrain dans
le but d'établir si elles respectent ou ignorent en fait certaines normes de conduite.
Cet examen est considérablement compliqué par le fait que non seulement l'accès au
théâtre des opérations militaires est normalement refusé aux observateurs
indépendants (souvent même au CICR) mais aussi parce que les renseignements sur la
conduite effective des hostilités sont dissimulés par les Parties au conflit ; pis
encore, il est souvent recouru à la désinformation dans le but de tromper l'ennemi ainsi
que l'opinion publique et les gouvernements étrangers. Lorsqu'on évalue la formation de
règles coutumières ou de principes généraux, il convient par conséquent d'être
conscient que, du fait du caractère intrinsèque de ce domaine, on doit s'appuyer
essentiellement sur des éléments comme les déclarations officielles des Etats, les
manuels militaires et les décisions judiciaires.
b) Règles principales
100. Les premières règles apparues dans ce domaine visaient à protéger la
population civile vis-à-vis des hostilités. Dès la guerre civile espagnole (1936-1939),
la pratique des Etats révélait une tendance à ignorer la distinction entre les guerres
internationales et internes et à appliquer certains principes généraux du droit
humanitaire, au moins aux conflits internes qui constituaient des guerres civiles sur une
grande échelle. La guerre civile espagnole se caractérisait par des éléments d'un
conflit armé à la fois international et interne. Il est significatif que le gouvernement
républicain, de même que les Etats tiers, ont refusé de reconnaître la qualité de
belligérants aux rebelles. Ils ont néanmoins insisté pour l'application de certaines
règles relatives aux conflits armés internationaux. On relève parmi les règles jugées
applicables, l'interdiction du bombardement intentionnel des populations civiles, la
règle interdisant les attaques contre des objectifs non-militaires et celle intéressant
les précautions requises lors de l'attaque d'objectifs militaires. Ainsi, par exemple, le
23 mars 1938, le Premier ministre Chamberlain a expliqué la protestation britannique
contre le bombardement de Barcelone de la manière suivante :
"Les règles du droit international régissant ce qui constitue un objectif
militaire sont mal définies et, en attendant la conclusion de l'examen de cette question
... je ne suis pas en mesure de faire une déclaration sur le sujet. Cependant, s'il est
une règle indéniable de droit international c'est que le bombardement direct et
délibéré de non-combattants est illégal en toutes circonstances. La protestation du
gouvernement de Sa Majesté se fonde sur des informations qui l'ont conduit à conclure
que le bombardement de Barcelone, réalisé apparemment sans motif et sans viser
spécialement des objectifs militaires, était en fait de cette nature" (333 Débats
de la Chambre des Communes, col. 1177, (23 mars 1938)).
De façon plus générale, répondant aux questions posées par un membre du Parlement,
Noel Baker, concernant la guerre civile espagnole, le Premier ministre déclarait le 21
juin 1938
"On peut dire qu'il existe, en tout état de cause, trois règles ou trois
principes de droit international qui sont tout autant applicables à la guerre aérienne
qu'ils le sont à la guerre sur terre ou sur mer. En premier lieu, il est contraire au
droit international de bombarder des civils et de lancer des attaques délibérées contre
des populations civiles. Il s'agit là indéniablement, de violations du droit
international. En second lieu, les cibles visées par les opérations aériennes doivent
être des objectifs militaires légitimes et doivent pouvoir être identifiées. En
troisième lieu, on doit éviter dans toute la mesure du possible dans l'attaque de ces
objectifs militaires de bombarder des populations civiles qui se trouveraient dans leur
voisinage" (337 Débats de la Chambre des Communes, cols. 93738 (21 juin 1938)).
101. Ces opinions ont été réaffirmées dans un certain nombre de résolutions
contemporaines par l'Assemblée de la Société des Nations ainsi que dans les
déclarations et accords des parties belligérantes. Par exemple, le 30 septembre 1938,
l'Assemblée de la Société des Nations a adopté à l'unanimité une résolution
concernant à la fois le conflit espagnol et la guerre sino-japonaise. Après avoir
déclaré qu'"en de nombreuses occasions, l'opinion publique a exprimé par les
circuits les plus autorisés son horreur du bombardement des populations civiles", et
que "cette pratique dépourvue d'impératif militaire et qui, comme le démontre
l'expérience, cause uniquement des souffrances inutiles, est condamnée par les principes
reconnus du droit international", l'Assemblée a exprimé l'espoir qu'un accord
pourrait être conclu sur la question, ajoutant qu'elle :
"reconnaît les principes suivants comme le fondement nécessaire à toute
réglementation future
1) le bombardement intentionnel des populations civiles est illégal ;
2) les cibles visées par les opérations aériennes doivent être des objectifs
militaires légitimes et doivent être identifiables ;
3) toute attaque contre des objectifs militaires légitimes doit être exécutée de
manière à éviter de bombarder par négligence les populations civiles se trouvant dans
le voisinage" (Société des Nations, O.J. Supp. Spec. 183, p. 135-136
(1938)).
102. La pratique ultérieure des Etats démontre que la guerre civile espagnole n'a pas
été une exception pour ce qui est d'avoir étendu certains principes généraux du droit
de la guerre aux conflits armés internes. Les règles dont elle fut à l'origine visaient
à protéger les civils se trouvant sur le théâtre des hostilités ; celles conçues
pour protéger ceux qui ne participaient pas (ou ne participaient plus) aux hostilités
sont apparues après la Deuxième guerre mondiale. En 1947, Mao Tsétoung donnait pour
instruction à l'"Armée populaire de libération" chinoise de ne pas "tuer
ou humilier les officiers et les hommes appartenant à l'armée de Chiang Kai-shek qui
déposent leurs armes" (Manifeste de l'Armée populaire de libération chinoise,
dans Mao Tsétoung, 4 OEUVRES CHOISIES (1961) p. 147 à 151). Il a aussi donné pour
instruction aux rebelles, notamment, de ne pas "maltraiter les prisonniers",
"endommager les récoltes" ou "prendre des libertés avec les femmes"
(Sur la réédition des trois grandes règles de discipline et des huit points
d'attention - Instruction du Quartier général de l'Armée populaire de libération
chinoise, id., p. 155).
Point important, les Etats ont par la suite édicté certaines règles obligatoires
minima applicables aux conflits armés internes dans l'article 3 commun aux Conventions de
Genève de 1949. La Cour internationale de Justice a confirmé que ces règles reflètent
"les considérations élémentaires d'humanité" applicables dans le cadre du
droit international coutumier à tout conflit armé, qu'il soit de caractère interne ou
international (affaire du Nicaragua, par. 128). Par conséquent, au moins en ce qui
concerne les règles minima de l'article 3 commun, le caractère du conflit importe peu.
103. L'article 3 commun renferme non seulement les règles de fond régissant les
conflits armés internes mais aussi un mécanisme procédural invitant les Parties à ces
conflits à convenir de respecter le reste des Conventions de Genève. Comme dans les
conflits qui se déroulent actuellement dans l'ex-Yougoslavie, les Parties à un certain
nombre de conflits armés internes ont recouru à cette procédure pour assurer
l'application du droit régissant les conflits armés internationaux à leurs hostilités
internes. Par exemple, dans le conflit de 1967 au Yémen, les Royalistes comme le
Président de la République ont convenu de respecter les règles essentielles des
Conventions de Genève. De telles décisions reflètent l'idée que certaines règles
fondamentales doivent s'appliquer quelle que soit la nature du conflit.
104. Les accords conclus conformément à l'article 3 commun ne sont pas le seul
véhicule permettant au droit international humanitaire d'être appliqué dans les
conflits armés internes. Dans plusieurs cas reflétant le respect coutumier de principes
fondamentaux dans des conflits internes, les belligérants se sont unilatéralement
engagés à respecter le droit international humanitaire.
105. Nous pouvons citer, comme exemple notoire, la conduite de la République
démocratique du Congo durant la guerre civile qui s'est déroulée dans ce pays. Dans une
déclaration publique du 21 octobre 1964, le Premier ministre a pris l'engagement suivant
concernant la conduite des hostilités :
"Pour des raisons humanitaires et dans le but de rassurer la population civile qui
pourrait se croire en danger, le gouvernement congolais déclare que les forces aériennes
congolaises limiteront leurs actions aux objectifs militaires.
Dans cette affaire, le gouvernement congolais désire non seulement protéger les vies
humaines mais aussi respecter la Convention de Genève (sic). Il escompte
également à ce que les rebelles - et il leur lance un appel urgent à cet effet -
agissent de la même manière.
Comme mesure pratique, le gouvernement congolais suggère que des observateurs de la
Croix rouge internationale viennent vérifier si la Convention de Genève est respectée (sic),
en particulier au plan du traitement des prisonniers et de l'interdiction de la prise
d'otages" (Déclaration publique du Premier ministre de la République démocratique
du Congo (21 octobre 1964), réimprimée dans American Journal of International
Law (1965) p. 614 à 616).
Cette déclaration indique l'acceptation des règles relatives à la conduite des
hostilités et, en particulier, le principe que les civils ne doivent pas être attaqués.
Comme la pratique de l'Etat dans la guerre civile espagnole, la déclaration du Premier
ministre congolais confirme que cette règle fait partie intégrante du droit coutumier
des conflits armés internes. En fait, cette déclaration ne doit pas être interprétée
comme une offre ou un engagement de respecter des obligations qui n'étaient pas
antérieurement contraignantes ; elle visait, plutôt, à réaffirmer l'existence de ces
obligations et énonçait le fait que le gouvernement congolais les respecterait sans
réserves.
106. On peut en trouver une autre confirmation dans le "Code opérationnel de
conduite des forces armées nigérianes", publié en juillet 1967 par le Chef du
gouvernement militaire fédéral, le Général Y. Gowon, pour réglementer la conduite des
opérations militaires de l'Armée fédérale contre les rebelles. Ce "Code
opérationnel de conduite" précisait que dans la répression de la rébellion au
Biafra, les troupes fédérales étaient tenues de respecter les Conventions de Genève
et, en outre, de respecter un ensemble de règles protégeant les populations et biens
civils sur le théâtre des opérations militaires (voir A.H.M. Kirk-Greene, I
CRISIS AND CONFLICT IN NIGERIA, A DOCUMENTARY SOURCEBOOK 1966-1969, p. 455-457
(1971)). Ce "Code opérationnel de conduite" montre que, dans une guerre civile
longue et de grande échelle, les autorités centrales, tout en refusant d'accorder une
reconnaissance de belligérance, jugeaient nécessaire d'appliquer non seulement les
dispositions des Conventions de Genève visant à protéger les civils aux mains de
l'ennemi et les combattants faits prisonniers, mais également les règles générales sur
la conduite des hostilités qui sont généralement applicables aux conflits
internationaux. Il convient de noter que le Code a été effectivement appliqué par les
autorités nigérianes. Ainsi, par exemple, le 27 juin 1968, deux officiers de l'armée
nigériane ont été publiquement exécutés par un peloton d'exécution à Bénin City
dans le centre-ouest du Nigéria, pour le meurtre de quatre civils près d'Asaba (voir
New Nigerian, 28 juin 1968, p. 1). De plus, le 3 septembre 1968, un lieutenant nigérian a
été traduit devant un tribunal militaire, condamné à mort et exécuté par un peloton
d'exécution à Port-Harcourt pour avoir tué un soldat biafrais rebelle qui s'était
rendu aux troupes fédérales près d'Aba (voir Daily Times -Nigeria, 3 septembre
1968, p. 1 ; Daily Times - Nigeria, 4 septembre 1968, p. 1).
Cette attitude des autorités nigérianes confirme ainsi la tendance amorcée par la
guerre civile espagnole à laquelle il est fait référence plus haut (par. 101-102).
Cette attitude des autorités nigérianes confirme ainsi la tendance amorcée par la
guerre civile espagnole à laquelle il est fait référence plus haut (par. 101-102), aux
termes de laquelle le gouvernement central d'un Etat, dans lequel un conflit interne a
éclaté, juge préférable de ne pas reconnaître l'état de belligérance, tout en
appliquant au conflit l'essentiel des normes juridiques relatives aux conflits entre
Etats.
107. On peut relever un cas plus récent de cette tendance dans la décision prise en
1988 par les rebelles (FMLN) au Salvador, quand il est devenu évident que le gouvernement
n'était pas prêt à appliquer le Protocole additionnel II qu'il avait antérieurement
ratifié. Le FMLN s'est engagé à respecter à la fois l'article 3 commun et le Protocole
II :
"Le FMLN assure que ses méthodes de combat respectent les dispositions de
l'article 3 commun aux Conventions de Genève et du Protocole additionnel II, prennent en
considération les besoins de la majorité de la population et défendent leurs libertés
fondamentales" (FMLN, La Legitimidad de nuestros métodos de lucha,
Secretaría de promoción y protección de los Derechos Humanos del FMLN, El Salvador, 10
octobre 1988, p. 89 ; traduction officieuse)2 .
108. En plus du comportement des Etats belligérants, des gouvernements et des
rebelles, d'autres facteurs ont contribué à la formation des règles coutumières en
cause. Nous mentionnerons, en particulier, l'action du CICR, deux résolutions adoptées
par l'Assemblée générale des Nations Unies, certaines déclarations d'Etats membres de
la Communauté européenne (devenue depuis l'Union européenne) ainsi que le Protocole
additionnel II de 1977 et certains manuels militaires.
109. On le sait, le CICR a été extrêmement actif en encourageant l'élaboration,
l'application et la diffusion du droit international humanitaire. Sous l'angle qui nous
intéresse, à savoir l'apparition de règles coutumières concernant les conflits armés
internes, le CICR a apporté une contribution remarquable en demandant à toutes les
parties aux conflits armés de respecter le droit international humanitaire. Il est
notable que, quand il s'est trouvé confronté à des conflits armés non-internationaux,
le CICR a encouragé l'application des principes fondamentaux du droit humanitaire par les
belligérants. De plus, dans toute la mesure du possible, il s'est efforcé de persuader
les Parties au conflit de respecter les Conventions de Genève de 1949 ou, au moins, leurs
principales dispositions. Quand les Parties, ou l'une d'elles, ont refusé de respecter
l'essentiel du droit international humanitaire, le CICR a indiqué qu'elles devraient, au
minimum, respecter l'article 3 commun. Cela montre que le CICR a encouragé et facilité
l'application des principes généraux du droit humanitaire aux conflits armés internes.
Les résultats pratiques ainsi obtenus par le CICR en incitant au respect du droit
international humanitaire doivent, par conséquent, être considérés comme un élément
de la pratique internationale effective ; c'est un élément qui a nettement contribué à
l'apparition ou à la cristallisation de règles coutumières.
110. L'application de certaines règles de guerre dans les conflits armés tant
internes qu'internationaux est corroborée par deux résolutions de l'Assemblée
générale sur le "Respect des droits de l'homme dans le cadre des conflits
armés". La première, résolution 2444, a été adoptée à l'unanimité3
en 1968 par l'Assemblée générale : ("reconnaissant la nécessité d'appliquer les
principes humanitaires fondamentaux dans tous les conflits armés") l'Assemblée
générale "affirme" que :
"les principes suivants que doivent observer toutes les autorités,
gouvernementales et autres, responsables de la conduite d'opérations en période de
conflit armé, à savoir : a) que le droit des parties à un conflit armé d'adopter des
moyens de nuire à l'ennemi n'est pas illimité ; b) qu'il est interdit de lancer des
attaques contre les populations civiles en tant que telles ; c) qu'il faut en tout temps
faire la distinction entre les personnes qui prennent part aux hostilités et les membres
de la population civile, afin que ces derniers soient épargnés dans toute la mesure du
possible" (A.G. Res. 2444, U.N. GAOR, 23e session, supp. no. 18, Document des Nations
Unies A/7218 (1968)).
Il convient de noter qu'avant l'adoption de la résolution, le représentant des
Etats-Unis avait déclaré à la Troisième Commission que les principes proclamés dans
la résolution "constituent une réaffirmation du droit international existant"
(U.N. GAOR, 3e Commission, 23e session, 1634e séance, p. 2, Document des Nations Unies
A/C.3/SR.1634 (1968)). Cette opinion a été réitérée en 1972 quand le Département de
la défense des Etats-Unis a relevé que la résolution était "déclarative du droit
international coutumier existant" ou, en d'autres termes, "une réaffirmation
correcte" des "principes du droit international coutumier" (voir 67 American
Journal of International Law (1973), p. 122, 124).
111. Poussant plus avant les principes énoncés dans la résolution 2444, l'Assemblée
générale a adopté à l'unanimité4 en 1970 la résolution 2675 sur les
"Principes fondamentaux touchant la protection des populations civiles en période de
conflit armé". En présentant cette résolution qu'elle co-parrainait à la
Troisième Commission, la Norvège a expliqué que, dans ladite résolution,
"l'expression 'conflit armé' s'entend des conflits de toutes sortes - point
important, puisque les dispositions des Conventions de Genève et des Règles de La Haye
ne s'étendent pas à tous les conflits" (U.N. GAOR, 3e Commission, 25e session,
1785e séance, p. 281, Document des Nations Unies A/C.3/SR.1785 (1970) ; voir également
U.N. GAOR 25e session, 1922e séance, p. 3, Document des Nations Unies A/PV.1922 (1970)
(Déclaration du représentant de Cuba durant l'examen en session plénière de la
résolution 2675)). La résolution déclarait notamment :
"Consciente de la nécessité de mesures propres à assurer une meilleure
protection des droits de l'homme lors des conflits armés de toutes sortes, (...
l'Assemblée générale) affirme les principes fondamentaux ci-après touchant la
protection des populations civiles en période de conflit armé, sans préjudice à
l'approfondissement dont ils pourront faire l'objet à l'avenir dans le cadre du
développement progressif du droit international applicable aux conflits armés :
1. Les droits fondamentaux de l'homme, tels qu'ils sont acceptés en droit
international et énoncés dans des instruments internationaux, demeurent pleinement
applicables en cas de conflit armé.
2. Dans la conduite des opérations militaires en période de conflit armé, une
distinction doit toujours être faite entre les personnes qui prennent part activement aux
hostilités et les populations civiles.
3. Dans la conduite des opérations militaires, tout effort sera fait pour épargner
aux populations civiles les ravages de la guerre, et toutes précautions nécessaires
seront prises pour éviter d'infliger des blessures, pertes ou dommages aux populations
civiles.
4. Les populations civiles en tant que telles ne seront pas l'objet d'opérations
militaires.
5. Les habitations et autres installations qui ne sont utilisées que par les
populations civiles ne seront pas l'objet d'opérations militaires.
6. Les lieux ou régions désignés pour la seule protection des populations civiles,
tels que zones sanitaires ou refuges similaires, ne seront pas l'objet d'opérations
militaires.
7. Les populations civiles, ou les individus qui les composent, ne seront pas l'objet
de représailles, de déplacements par la force ou de toute autre atteinte à leur
intégrité.
8. La fourniture d'une aide internationale aux populations civiles est conforme aux
principes humanitaires de la Charte des Nations Unies, de la Déclaration universelle des
droits de l'homme et d'autres instruments internationaux dans le domaine des droits de
l'homme. La Déclaration de principe relative aux actions de secours en faveur des
populations civiles en cas de désastre, contenue dans la résolution XXVI adoptée par la
XXIe Conférence internationale de la Croix-Rouge, sera applicable en cas de conflit
armé, et toutes les parties au conflit s'efforceront de faciliter l'application desdits
principes" (A.G. Res. 2675, U.N. GAOR, 25e session, supp. no. 28, Document des
Nations Unies A/8028 (1970)).
112. Conjointement, ces résolutions ont joué un double rôle : elles ont affirmé les
principes du droit international coutumier concernant la protection des populations et des
biens civils dans le cadre d'un conflit armé quel qu'il soit et, dans le même temps,
elles ont visé à encourager l'adoption de traités sur la question, conçus pour
préciser et étayer ces principes.
113. Des groupes d'Etats ont également, en plusieurs occasions, indiqué que le droit
international humanitaire comprend des principes ou règles générales visant à
protéger les civils à des hostilités durant des conflits armés internes. Par exemple,
s'agissant du Libéria, les douze (à l'époque) Etats membres de la Communauté
européenne, dans une déclaration du 2 août 1990, proclamaient :
"En particulier, la Communauté et ses Etats membres demandent aux parties au
conflit, conformément au droit international et aux principes humanitaires fondamentaux,
de maintenir à l'écart de la violence les ambassades et refuges comme les édifices du
culte, hôpitaux etc. où des civils sans défense ont cherché refuge" (6 European
Political Cooperation Documentation Bulletin, p. 295 (1990)).
114. Un appel semblable, bien que plus général, a été lancé par le Conseil de
sécurité dans sa résolution 788 (au paragraphe 5 du dispositif, elle demandait à
"toutes les parties au conflit et à toutes les autres parties intéressées de
respecter strictement les dispositions du droit international humanitaire") (C.S.
Res. 788 (19 novembre 1992)), un appel réitéré dans sa résolution 972 (C.S. Res. 972
(13 janvier 1995)) et dans sa résolution 1001 (C.S. Res. 1001 (30 juin 1995)).
Le Conseil de sécurité a également lancé des appels aux parties à une guerre
civile demandant qu'elles respectent les principes du droit international humanitaire dans
le cas de la Somalie et de la Géorgie. S'agissant de la Somalie, on peut mentionner la
résolution 794 dans laquelle le Conseil de sécurité a condamné, en particulier, comme
violation du droit international humanitaire, "le blocage délibéré de la livraison
de produits alimentaires et médicaux essentiels à la survie de la population
civile" (C.S. Res. 794 (3 décembre 1992)) et résolution 814 (C.S. Res. 814 (26 mars
1993)). S'agissant de la Géorgie, se reporter à la résolution 993 (dans laquelle le
Conseil de sécurité a réaffirmé "la nécessité pour les Parties de respecter le
droit international humanitaire") (C.S. Res. 993 (12 mai 1993)).
115. De même, les 15 Etats membres de l'Union européenne ont récemment insisté sur
le respect du droit international humanitaire dans la guerre civile en Tchétchénie. Le
17 janvier 1995, le Président de l'Union européenne a publié un communiqué déclarant
:
"L'Union européenne suit avec la plus grande préoccupation les combats qui
continuent en Tchétchénie. Les cessez-le-feu promis n'ont aucun effet sur le terrain.
Des violations graves des droits de l'homme et du droit international humanitaire
continuent. L'Union européenne déplore vigoureusement les très nombreuses victimes et
les souffrances infligées à la population civile" (Conseil de l'Union européenne -
Secrétariat général, Communiqué de presse 4215/95 (Presse II-G) p. 1, 17 janvier
1995).
L'appel a été réitéré le 23 janvier 1995, quand l'Union européenne a publié la
déclaration suivante :
"(L'Union) déplore les violations graves des droits de l'homme et du droit
international humanitaire qui continuent d'être observées (en Tchétchénie). Elle
demande la cessation immédiate des combats et la réouverture des négociations en vue de
chercher une solution politique au conflit. Elle demande que la liberté d'accès à la
Tchétchénie et l'acheminement approprié de l'aide humanitaire aux populations soient
garantis" (Conseil de l'Union européenne - Secrétariat général, Communiqué de
presse 4385/95 (Presse 24), p. 1 (23 janvier 1995)).
116. Il convient de souligner que, dans les communiqués et résolutions
susmentionnés, l'Union européenne et le Conseil de sécurité des Nations Unies n'ont
pas mentionné l'article 3 commun aux Conventions de Genève mais ont parlé de
"droit international humanitaire", articulant clairement l'opinion qu'il existe
un ensemble de principes et de normes générales relatifs aux conflits armés internes
qui couvrent l'article 3 commun mais qui ont également une portée plus large.
117. On attirera également l'attention sur le Protocole additionnel II aux Conventions de Genève. De nombreuses dispositions dudit Protocole peuvent maintenant être considérées comme déclaratives de règles existantes ou comme ayant cristallisé des règles naissantes du droit coutumier ou comme ayant vigoureusement contribué à leur évolution en tant que principes généraux.
Cet argument est confirmé par les opinions exprimées par un certain nombre d'Etats.
Ainsi, par exemple, on peut mentionner la position adoptée en 1987 par le Salvador (un
Etat partie au Protocole II). Après avoir été invité à maintes reprises par
l'Assemblée générale à respecter le droit humanitaire dans la guerre civile faisant
rage sur son territoire (voir, par exemple, A.G. Res. 41/157 (1986)), le
gouvernement salvadorien a déclaré qu'à strictement parler, le Protocole II ne
s'appliquait pas à ladite guerre civile (bien qu'une évaluation objective ait incité
certains gouvernements à conclure que toutes les conditions nécessaires pour cette
application étaient remplies (voir, par exemple, Annuaire suisse de droit
international, (1987) p. 185-187)). Néanmoins, le gouvernement salvadorien s'est
engagé à respecter les dispositions du Protocole, parce qu'il considérait qu'elles
"étayent et complètent" l'article 3 commun "qui, pour sa part, constitue
la protection minimum due à chaque être humain à tout moment et en tout lieu"5
(voir Informe de la Fuerza Armada de El Salvador sobre el respecto y la vigencia
de las normas del Derecho Internacional Humanitario durante el período de Septiembre de
1986 a Agosto de 1987, p. 3 (31 août 1987) (transmis par le Ministère de la défense
et de la sécurité du Salvador au Représentant spécial de la Commission des droits de
l'homme des Nations Unies (2 octobre 1987) ; (traduction officieuse)). De même, en 1987,
M. M. J. Matheson, s'exprimant en sa qualité de conseiller juridique adjoint au
Département d'Etat des Etats-Unis, déclarait :
"Les éléments fondamentaux du Protocole II se reflètent, bien sûr, dans
l'article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 et, par conséquent, ils sont, comme
il se doit, partie du droit coutumier généralement accepté. Cela comprend
spécifiquement ses interdictions de violences à l'encontre de personnes ne participant
pas directement aux hostilités, de la prise d'otages, des traitements dégradants et de
la répression sans garantie judiciaire" (Humanitarian Law Conference, Remarks of
Michael J. Matheson, 2 American University Journal of International Law and Policy
(1987) 419, p. 430-431).
118. L'existence actuelle de principes généraux régissant la conduite des
hostilités (Les "Règles de La Haye") applicables aux conflits armés
internationaux et internes est également confirmée par les manuels militaires nationaux.
Ainsi, par exemple, le Manuel militaire allemand de 1992 prévoit que :
"Les membres de l'armée allemande, comme les Alliés, respectent les règles du
droit international humanitaire dans la conduite des opérations militaires dans tous les
conflits armés, quelle que soit la nature de ces conflits" (HUMANITARES VÖLKERRECHT
IN BEWAFFNETEN KONFLIKTEN - HANDBUCH, août 1992, DSK AV207320065, par. 211 in fine
; traduction officieuse)6 .
119. Nous avons observé jusqu'à présent la formation des règles ou principes
généraux visant à protéger les civils ou biens civils des hostilités ou, plus
généralement, à protéger ceux qui ne participent pas ou ne participent plus
directement aux hostilités. Nous examinons maintenant brièvement comment les règles
et principes régissant les conflits internationaux se sont progressivement étendus aux
conflits armés internes au plan des moyens et méthodes de guerre. Comme la
Chambre d'appel l'a relevé plus haut (voir par. 110), un principe général est
apparu limitant le droit des parties aux conflits "d'adopter des moyens susceptibles
de produire des effets traumatisants sur l'ennemi". Cela est également vrai d'un
principe plus général, posé dans la Déclaration dite de Turku sur les normes
humanitaires minima adoptée en 1990 et révisée en 1994, à savoir l'article 5,
paragraphe 3 selon lequel "les armes ou autres matériels ou méthodes interdites
dans les conflits armés internationaux ne doivent être employés en aucune
circonstance" (Declaration of Minimum Humanitarian Standards, réimprimée dans
Rapport de la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la
protection des minorités à sa quarante-sixième session, Commission des droits
de l'homme, 51e session, point 19 de l'ordre du jour provisoire, p. 4, Document des
Nations Unies E.CN.4/1995/116, 1995). Il convient de noter que cette Déclaration,
émanant d'un groupe d'experts réputés dans les domaines des droits de l'homme et du
droit humanitaire, a été indirectement avalisée par la Conférence sur la sécurité et
la coopération en Europe dans son Document de Budapest de 1994 (Conférence sur la
sécurité et la coopération en Europe, Document de Budapest 1994 : Vers un véritable
partenariat dans une ère nouvelle, par. 34, 1994) et en 1995 par la Sous-Commission
de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités à sa
quarantesixième session, Commission des droits de l'homme, 51e session, point
19 de l'ordre du jour, p. 1, Document des Nations Unies E/CN.4/1995/L.33, 1995).
De fait, des considérations élémentaires d'humanité et de bon sens rendent absurde
le fait que les Etats puissent employer des armes prohibées dans des conflits armés
internationaux quand ils essayent de réprimer une rébellion de leurs propres citoyens
sur leur propre territoire. Ce qui est inhumain et, par conséquent, interdit dans les
conflits internationaux, ne peut pas être considéré comme humain et admissible dans les
conflits civils.
120. Ce concept fondamental est à l'origine de la formation progressive de règles
générales relatives à des armes spécifiques, règles qui étendent aux conflits civils
les prohibitions générales se rapportant aux conflits armés internationaux. A titre
d'exemple, nous mentionnerons les armes chimiques. Récemment, un certain nombre d'Etats
ont déclaré que l'utilisation des armes chimiques par les autorités centrales d'un Etat
contre sa propre population est contraire au droit international. Le 7 septembre 1988, les
douze (à l'époque) Etats membres de la Communauté européenne déclaraient :
"Les Douze sont extrêmement préoccupés par les rapports faisant état de
l'utilisation présumée d'armes chimiques contre les Kurdes (par les autorités
irakiennes). Ils confirment leurs positions antérieures, condamnant toute utilisation de
ces armes. Ils demandent le respect du droit international humanitaire, y compris le
Protocole de Genève de 1925, ainsi que des résolutions 612 et 620 du Conseil de
sécurité des Nations Unies (concernant l'utilisation d'armes chimiques dans la guerre
entre l'Iran et l'Irak)". (4 European Political Cooperation Documentation Bulletin,
1988, p. 92).
Cette déclaration a été réitérée par le représentant grec, au nom des Douze, en
de nombreuses occasions (voir U.N. GAOR, Première Commission, 43e session, 4e
séance, p. 47, Document des Nations Unies A/C.1/43/PV.4, 1988 ; déclaration du 18
octobre 1988 devant la Première Commission de l'Assemblée générale ; U.N. GAOR,
Première Commission, 43e session, 31e séance, p. 23, Document des Nations Unies
A/C.1/43/PV.31 ; déclaration du 9 novembre 1988 devant la Première Commission de
l'Assemblée générale, disant notamment que "Les Douze (...) demandent le respect
du Protocole de Genève de 1925 et autres règles pertinentes du droit international
coutumier" ; U.N. GAOR, Première Commission, 43e session, 49e séance, p. 16,
Document des Nations Unies A/C.3/43/SR.49 ; résumé de la déclaration du 22 novembre
1988 devant la Troisième Commission de l'Assemblée générale ; voir également
Rapport sur l'Union européenne (EPC Aspects), 4 European Political Cooperation
Documentation Bulletin (1988), 325, p. 330 ; Question no. 362/88 de M. Arbeloa Muru
(S-E) relative à l'empoisonnement de membres de l'opposition en Irak, 4 European
Political Cooperation Documentation Bulletin (1988), 187 ; déclaration de la Présidence
en réponse à une question d'un membre du Parlement européen).
121. Les autorités britanniques ont adopté une position ferme allant dans le même
sens : en 1988, le Foreign Office a déclaré que l'utilisation par l'Irak d'armes
chimiques contre la population civile de la ville de Halabja représentait "une
violation sérieuse et grave du Protocole de Genève de 1925 et du droit international
humanitaire. Le Royaume-Uni condamne sans réserves ladite utilisation d'armes chimiques
et de toute autre utilisation d'armes de ce genre" (59 British Yearbook of
International Law (1988) p. 579 ; voir également p. 579-580). Les autorités
allemandes ont adopté une position semblable. Le 27 octobre 1988, le Parlement allemand a
adopté une résolution par laquelle "il rejette résolument l'opinion que
l'utilisation de gaz toxiques est autorisée sur le propre territoire d'un Etat et dans
des conflits apparentés à une guerre civile parce que cette utilisation n'est pas
expressément interdite par le Protocole de Genève de 1925"7 (50 Zeitschrift
Für Ausländisches Öffentliches Recht Und Völkerrecht (1990), p. 382-383 ;
traduction officieuse). Par la suite, le Représentant de l'Allemagne à l'Assemblée
générale a exprimé l'inquiétude de son pays "à propos des rapports faisant état
de l'utilisation d'armes chimiques contre la population kurde" et a fait référence
aux "violations du Protocole de Genève de 1925 et autres normes du droit
international" (U.N. GAOR, Première Commission, 43e session, 31e séance, p. 16,
Document des Nations Unies A/C.1/43/PV.31 (1988)).
122. Le gouvernement des Etats-Unis a également adopté une position claire sur la
question. Dans un bulletin d'information générale destiné à éclairer la presse et
publié par le Département d'Etat le 9 septembre 1988, il était déclaré que :
"Des questions ont été posées sur le point de savoir si l'interdiction de
l'utilisation en temps de guerre (d'armes chimiques) figurant au Protocole de Genève
s'applique à leur utilisation dans les conflits internes. Cependant, il est clair que
cette utilisation contre la population civile serait contraire au droit international
coutumier applicable aux conflits armés internes, ainsi qu'à d'autres accords
internationaux" (Etats-Unis, Département d'Etat, Bulletin de presse, 9 septembre
1988).
Le 13 septembre 1988, le Secrétaire d'Etat George Shultz, à l'occasion d'une audience
devant la Commission judiciaire du Sénat des Etats-Unis, a fermement condamné comme
"totalement inacceptable" l'utilisation des armes chimiques par l'Irak (Audience
sur la consultation relative aux réfugiés avec une déposition du Secrétaire d'Etat
George Shultz, 100e congrès, 2e session, (13 septembre 1988)) (Déclaration du
Secrétaire d'Etat Shultz). Le 13 octobre de la même année, l'Ambassadeur R.W. Murphy,
Secrétaire d'Etat adjoint pour le Proche-Orient et l'Asie du Sud, devant la
Sous-Commission sur l'Europe et le Moyen-Orient de la Commission des affaires étrangères
de la Chambre des représentants, a qualifié cette utilisation d'"illégale" (voir
Bulletin du Département d'Etat, décembre 1988, 41, p. 43-44).
123. Il est intéressant de noter que le gouvernement irakien aurait "rejeté sans
ambiguïté les accusations d'utilisation de gaz toxiques" (New York Times, 16
septembre 1988, p. A 11). De surcroît, il a accepté de respecter les normes
internationales pertinentes sur les armes chimiques. Dans la déclaration susmentionnée,
l'Ambassadeur Murphy indiquait que :
"Le 17 septembre, l'Irak a réaffirmé son respect du droit international, y
compris le Protocole de Genève de 1925 sur les armes chimiques ainsi que les autres
règles du droit international humanitaire. Nous nous félicitons de cette déclaration
que nous considérons comme une initiative positive et demandons que l'Irak confirme qu'il
entend ainsi renoncer à l'utilisation des armes chimiques sur son territoire aussi bien
que contre ses ennemis extérieurs. Le 3 octobre, le ministre irakien des affaires
étrangères l'a directement confirmé au Secrétaire d'Etat Shultz" (id., p.
44).
Cette information avait déjà été communiquée le 20 septembre 1988 dans une
conférence de presse par le porte-parole du Département d'Etat M. Redman (voir
Conférence de presse quotidienne du Département d'Etat, 20 septembre 1988, compte rendu
ID : 390807, p. 8). Il convient aussi de souligner qu'un certain nombre de pays (Turquie,
Arabie Saoudite, Egypte, Jordanie, Bahrein, Koweït) ainsi que la Ligue arabe, dans une
réunion des ministres des affaires étrangères à Tunis le 12 septembre 1988, ont
vigoureusement exprimé leur désaccord avec les affirmations des Etats-Unis selon
lesquelles l'Irak avait utilisé des armes chimiques contre ses citoyens kurdes.
Cependant, ce désaccord ne se fondait pas sur la légalité de l'utilisation des armes
chimiques ; ces pays ont plutôt accusé les Etats-Unis de "mener une campagne
médiatique de dénigrement contre l'Irak" (voir New York Times, 15 septembre
1988, p. A 13 ; Washington Post, 20 septembre 1988, p. A 21).
124. Que l'Irak ait ou non utilisé réellement des armes chimiques contre ses propres
citoyens kurdes - une question sur laquelle, à l'évidence la présente Chambre ne peut
pas exprimer et n'exprime pas d'opinion - il est clair qu'un consensus général s'est
progressivement dégagé dans la communauté internationale sur le principe que
l'utilisation de ces armes est également interdite dans les conflits armés internes.
125. La pratique des Etats démontre que les principes généraux du droit
international coutumier ont également évolué en ce qui concerne les conflits armés
internes dans des domaines se rapportant aux méthodes de guerre. En plus des éléments
susmentionnés concernant l'interdiction des attaques contre des civils sur le théâtre
des hostilités, on peut relever l'interdiction de la perfidie. Ainsi, par exemple, dans
une affaire portée devant les tribunaux nigérians, la Cour suprême du Nigéria a
soutenu que les rebelles ne peuvent pas donner pour réel leur statut de civils tout en
participant à des opérations militaires (voir Pius Nwaoga c/ l'Etat, 52 International
Law Reports, 494, p. 496-497 (Nig.S.Ct. 1972)).
126. L'apparition des règles générales susmentionnées sur les conflits armés
internes n'implique pas que tous les aspects de ces derniers soient réglementés par le
droit international général. Deux limites particulières méritent d'être notées : i)
seul un certain nombre de règles et de principes régissant les conflits armés
internationaux ont progressivement été étendus aux conflits internes ; et ii) cette
évolution n'a pas revêtu la forme d'une greffe complète et mécanique de ces règles
aux conflits internes ; plutôt, l'essence générale de ces règles et non la
réglementation détaillée qu'elles peuvent renfermer, est devenue applicable aux
conflits internes (sur ces limites et d'autres du droit international humanitaire
régissant les conflits internes, voir le message important du Conseil fédéral suisse
aux Chambres suisses sur la ratification des deux Protocoles additionnels de 1977) (38 Annuaire
Suisse de Droit International, 1982, p. 137, 145149).
127. Nonobstant ces limites, il est indéniable que des règles coutumières sont
apparues pour régir les conflits internes. Ces règles, spécifiquement identifiées dans
l'examen qui précède, couvrent des domaines comme la protection des civils contre des
hostilités, en particulier à l'encontre d'attaques commises sans motifs, la protection
des biens civils, en particulier les biens culturels, la protection de tous ceux qui ne
participent pas (ou ne participent plus) directement aux hostilités ainsi que
l'interdiction d'armements prohibés dans les conflits armés internationaux et de
certaines méthodes de conduite des hostilités.
iv) Responsabilité pénale individuelle dans les conflits armés internes
128. Même si le droit international coutumier comprend certains principes fondamentaux
applicables aux conflits armés tant internes qu'internationaux, l'Appelant soutient que
ces interdictions n'entraînent pas la responsabilité pénale individuelle quand les
violations sont commises dans des conflits armés internes ; ces dispositions ne peuvent
pas, par conséquent, relever de la compétence du Tribunal international. Il est vrai
que, par exemple, l'article 3 commun aux Conventions de Genève ne renferme aucune
référence explicite à la responsabilité pénale pour violation de ses dispositions.
Confronté à des arguments semblables concernant les divers accords et conventions qui
constituaient le fondement de sa compétence, le Tribunal militaire international de
Nuremberg a conclu que l'absence de dispositions sur la répression des violations dans le
traité en cause ne s'oppose pas à la constatation d'une responsabilité pénale
individuelle (voir THE TRIAL OF MAJOR WAR CRIMINALS : PROCEEDINGS OF THE
INTERNATIONAL MILITARY TRIBUNAL SITTING AT NUREMBERG GERMANY, Partie 22, p. 445, 467
(1950)). Le Tribunal de Nuremberg a examiné un certain nombre d'arguments pertinents pour
conclure que les auteurs de violations particulières encourent une responsabilité
individuelle : la reconnaissance claire et sans équivoque des règles de la guerre dans
le droit international et la pratique des Etats indiquant une intention de criminaliser la
violation, y compris les déclarations de responsables gouvernementaux et d'organisations
internationales ainsi que la répression de violations par les juridictions nationales et
les tribunaux militaires (id., p. 445-47, 467). Quand ces conditions sont remplies,
les individus doivent être tenus pénalement responsables parce que, comme concluait le
Tribunal de Nuremberg :
"les crimes contre le droit international sont commis par des hommes et non par
des entités abstraites et c'est seulement en punissant les hommes qui commettent ces
crimes que les dispositions du droit international peuvent être respectées" (id.,
p. 447).
129. Si l'on applique les critères précédents aux violations en cause dans la
présente affaire, nous ne doutons pas qu'ils emportent la responsabilité pénale
individuelle, qu'ils aient été commis dans des conflits armés internes ou
internationaux. Les principes et règles du droit humanitaire reflètent "les
considérations élémentaires d'humanité" largement reconnues comme le minimum
obligatoire pour la conduite des conflits armés de toute sorte. Personne ne peut
contester la gravité des actes en cause ni douter de l'intérêt de la communauté
internationale à les interdire.
130. De plus, de nombreux éléments de la pratique internationale montrent que les
Etats entendent criminaliser des violations graves des règles et principes coutumiers
relatifs aux conflits internes. Comme il a été mentionné plus haut, durant la guerre
civile nigériane, des membres de l'Armée fédérale de même que des rebelles ont été
traduits devant les tribunaux nigérians et jugés pour violations des principes du droit
international humanitaire (voir par. 106 et 125).
131. Les violations de l'article 3 commun sont, clairement et indubitablement,
considérées comme punissables par le Manuel militaire allemand (HUMANITÄRES
VÖLKERRECHT IN BEWAFFNETEN KONFLIKTEN - Handbuch, août 1992, DSK AV2073200065, par.
1209) (traduction officieuse) qui compte parmi les "violations graves du droit
international humanitaire", les "crimes" contre les personnes protégées
par l'article 3 commun, comme les "homicides, mutilations, tortures ou traitements
inhumains y compris les expériences biologiques, le fait de causer intentionnellement de
grandes souffrances, de porter des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la
santé, la prise d'otages", ainsi que "le fait de priver une personne de son
droit d'être jugée régulièrement et impartialement"8 . (il est
intéressant de remarquer que, dans une édition antérieure, le Manuel militaire allemand
ne comprenait pas ces dispositions ; voir KRIEGSVÖLKERRECHT-ALLGEMEINE
BESTIMMUNGEN DES KRIEGFÜHRUNGSRECHTS UND LANDKRIEGSRECHT, SDv 15-10, mars 1961, par. 12 ;
KRIEGSVÖLKERRECHT - ALLGEMEINE BESTIMMUNGEN DES HUMANITÄTSRECHT, ZDv 15/5, août 1959,
par. 15-16, 30-32). De surcroît, la "Loi transitoire du Manuel relatif aux conflits
armés" de Nouvelle-Zélande de 1992, prévoit que "si la non-application
(c'est-à-dire les violations de l'article 3 commun) semblent rendre les responsables
passibles de poursuites pour 'crimes de guerre', les procès devraient être tenus dans le
cadre du droit pénal national puisqu'aucune 'guerre' n'existerait" (New Zealand
Defence Force Directorate of Legal Services, DM (1992), page 112, INTERIM LAW OF ARMED
CONFLICT MANUAL, par. 1807, 8). Les dispositions pertinentes du manuel des Etats -Unis
(Department of the Army, THE LAW OF LAND WARFARE, DEPARTMENT OF THE ARMY FIELD MANUAL, FM
27-10 (1956), par. 11 et 499) peuvent également se prêter à l'interprétation selon
laquelle les "crimes de guerre", c'est-à-dire "toute violation du droit de
la guerre", comprennent les violations de l'article 3 commun. On peut interpréter de
la même façon le Manuel britannique de 1958 (War Office, THE LAW OF WAR ON LAND, BEING
PART III OF THE MANUAL OF MILITARY LAW (1958), par. 626).
132. On doit également attirer l'attention sur les législations nationales
d'application des Conventions de Genève dont certaines vont jusqu'à permettre aux
juridictions nationales de juger les personnes responsables de violations des règles
concernant les conflits armés internes. C'est le cas du Code pénal de la République
socialiste fédérative de Yougoslavie de 1990, modifié en vue de rendre les Conventions
de Genève de 1949 applicables à l'échelon pénal national. L'article 142 (sur les
crimes de guerre commis contre la population civile) et l'article 143 (sur les crimes de
guerre perpétrés contre les blessés et les malades) s'appliquent expressément "en
temps de guerre, de conflit armé ou d'occupation" ; cela semble impliquer qu'ils
s'appliquent également aux conflits armés internes (République socialiste fédérative
de Yougoslavie, Code pénal fédéral, art. 142-143 (1990)) (il convient de noter que par
décret-loi en date du 11 avril 1992, la République de Bosnie-Herzégovine a adopté ce
Code pénal, sous réserve de certains amendements) (2 Journal officiel de la République
de Bosnie-Herzégovine 98, 11 avril 1992 ; traduction officieuse). De plus, le 26
décembre 1978, le Parlement yougoslave a adopté une loi en vue d'appliquer les deux
Protocoles additionnels de 1977 (République socialiste fédérative de Yougoslavie, Loi
de ratification des Protocoles de Genève, Medunarodni Ugovori, p. 1308, 26 décembre
1978). En conséquence, en vertu de l'article 210 de la Constitution yougoslave, ces deux
Protocoles sont "directement applicables" par les tribunaux de Yougoslavie
(Constitution de la République socialiste fédérative de Yougoslavie, art. 210). Sans
aucune ambiguïté, une loi belge promulguée le 16 juin 1993 pour l'application des
Conventions de Genève de 1949 et les deux Protocoles additionnels prévoit que les
tribunaux belges sont habilités à statuer sur les violations du Protocole additionnel II
aux Conventions de Genève relatif aux victimes de conflits armés non-internationaux.
L'article premier de cette loi prévoit qu'une série d'"infractions graves"
aux quatre Conventions de Genève et aux deux Protocoles additionnels, figurant au même
article premier, "constituent des crimes de droit international" relevant
de la compétence des tribunaux pénaux belges (art. 7) (Loi du 16 juin 1993
relative à la répression des infractions graves aux Conventions internationales de
Genève du 12 août 1949 et aux Protocoles I et II du 8 juin 1977, additionnels à ces
Conventions, Moniteur Belge, 5 août 1993).
133. Certaines résolutions adoptées à l'unanimité par le Conseil de sécurité
présentent un intérêt particulier pour la formation de l'opinio juris relative
au fait que les violations du droit international humanitaire général régissant les
conflits armés emportent la responsabilité pénale de leurs auteurs ou de ceux qui
ordonnent ces violations. Ainsi, par exemple, dans deux résolutions sur la Somalie où se
déroulait une guerre civile, le Conseil de sécurité a condamné à l'unanimité des
violations du droit humanitaire et déclaré que leurs auteurs ou les personnes qui les
avaient ordonnées seraient tenus "individuellement responsables" de leur
commission (voir C.S. Res. 794, 3 décembre 1992 ; C.S. Res. 814, 26 mars 1993).
134. Tous ces facteurs confirment que le droit international coutumier impose une
responsabilité pénale pour les violations graves de l'article 3 commun, complété par
d'autres principes et règles générales sur la protection des victimes des conflits
armés internes, et pour les atteintes à certains principes et règles fondamentales
relatives aux moyens et méthodes de combat dans les conflits civils.
135. Il convient d'ajouter que, dans la mesure où elle s'applique aux crimes commis
dans l'ex-Yougoslavie, l'idée que les violations graves du droit international
humanitaire régissant les conflits armés internes emportent la responsabilité pénale
individuelle est aussi pleinement justifiée du point de vue de la justice au fond et de
l'équité. Comme nous l'avons déjà relevé (par. 132) ces violations étaient
punissables aux termes du Code pénal de la République socialiste fédérative de
Yougoslavie et de la loi portant exécution des deux Protocoles additionnels de 1977. Les
mêmes violations ont été rendues punissables dans la République de Bosnie-Herzégovine
en vertu du décret-loi du 11 avril 1992. Les citoyens de l'ex-Yougoslavie ainsi qu'à
présent, ceux de Bosnie-Herzégovine étaient par conséquent conscients qu'ils étaient
passibles de poursuites devant leurs juridictions pénales nationales en cas de violation
du droit international humanitaire, ou auraient dû l'être.
136. Il convient aussi de relever que les Parties à certains des accords relatifs au
conflit qui se déroule en Bosnie-Herzégovine, conclus sous les auspices du CICR, se sont
clairement engagées à punir les responsables de violations du droit international
humanitaire. Ainsi, l'article 5 par. 2 de l'Accord susmentionné du 22 mai 1992 prévoit
que :
"Chaque partie s'engage, quand elle est informée, en particulier par le CICR, de
toute allégation de violations du droit international humanitaire, à ouvrir rapidement
une enquête et à la poursuivre diligemment ainsi qu'à prendre les mesures nécessaires
pour mettre fin aux violations présumées ou à éviter leur réapparition et à punir
leurs auteurs conformément à la législation en vigueur" (Accord no. 1, art. 5,
par. 2 (accentuation ajoutée)).
De surcroît, l'Accord du 1er octobre 1992 prévoit à l'article 3, paragraphe 1, que :
"Tous les prisonniers qui ne sont pas accusés de violations graves du droit
international humanitaire ou condamnés pour de telles violations telles que définies aux
articles 50, 51, 130 et 147 des Conventions de Genève I, II, III et IV respectivement,
ainsi qu'à l'article 85 du Protocole additionnel I, seront unilatéralement et
inconditionnellement libérés" (Accord no. 2, 1er octobre 1992, art. 3, par. 1).
Cette disposition, qui est complétée par l'article 4, paragraphes 1 et 2 de l'Accord,
implique que les auteurs de violations des dispositions de Genève visées dans ledit
article doivent être traduits en justice. Les deux Accords mentionnés aux paragraphes
précédents visent clairement à s'appliquer dans le contexte d'un conflit armé interne
et, de ce fait, il est justifié de conclure que les parties belligérantes en
Bosnie-Herzégovine avaient clairement convenu à l'échelon du droit conventionnel de
rendre punissables les violations du droit international humanitaire perpétrées dans le
cadre de ce conflit.
v) Conclusion
137. Etant donné l'intention du Conseil de sécurité et l'interprétation logique et
systématique de l'article 3 ainsi que du droit international coutumier, la Chambre
d'appel conclut qu'aux termes de l'article 3, le Tribunal international est compétent
pour connaître des infractions présumées figurant dans l'acte d'accusation, qu'elles
aient été commises dans un conflit armé interne ou international. En conséquence, dans
la mesure où la contestation par l'Appelant de la compétence en vertu de l'article 3 est
fondée sur le caractère du conflit concerné, l'exception doit être rejetée.
c) Article 5
138. L'article 5 du Statut habilite le Tribunal international à statuer sur les crimes
contre l'humanité. Plus spécifiquement, ledit article prévoit que :
"Le Tribunal international est habilité à juger les personnes présumées
responsables des crimes suivants lorsqu'ils ont été commis au cours d'un conflit armé,
de caractère international ou interne, et dirigés contre une population civile quelle
qu'elle soit :
a) assassinat ;
b) extermination ;
c) réduction en esclavage ;
d) expulsion ;
e) emprisonnement ;
f) torture ;
g) viol ;
h) persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses ;
i) autres actes inhumains".
Comme l'a noté le Secrétaire général dans son Rapport sur le Statut, les crimes
contre l'humanité ont été les premiers reconnus dans les procès des criminels de
guerre après la Seconde guerre mondiale (Rapport du Secrétaire général, par. 47). Ces
crimes étaient définis à l'article 6, par. 2 c) de la Charte de Nuremberg et
réaffirmés ultérieurement dans la résolution de l'Assemblée générale en 1948
énonçant les principes de Nuremberg.
139. Devant la Chambre de première instance, le Conseil de la Défense a souligné que
ces deux formulations du crime le limitait aux actes commis "en exécution ou en
liaison avec tout crime contre la paix ou tout crime de guerre". Il a soutenu que
cette limite persiste en droit international contemporain et signifie que les crimes
contre l'humanité doivent être commis dans le cadre d'un conflit armé international
(qui, avançait-il, faisait défaut dans la présente affaire). Selon le Conseil de la
Défense, la compétence aux termes de l'article 5 concernant les crimes contre
l'humanité "commis au cours d'un conflit armé, de caractère international ou
interne" constitue un texte juridique ex post facto violant le principe nullum
crimen sine lege. Bien que l'Appelant ait abandonné cet argument devant la Cour
d'appel (voir procès-verbal d'audience d'appel, 8 septembre 1995, p. 45),
l'importance de la question incite la présente Chambre à commenter brièvement sur la
portée de l'article 5.
140. Comme le Procureur l'a observé devant la Chambre de première instance, le lien
entre les crimes contre l'humanité et les crimes contre la paix ou les crimes de guerre,
requis par la Charte de Nuremberg, intéressait spécifiquement la compétence du Tribunal
de Nuremberg. Bien que la condition d'un lien figurant dans ladite Charte ait été
transposée dans la résolution de l'Assemblée générale en 1948 affirmant les principes
de Nuremberg, cette condition n'a aucun fondement logique ou juridique et elle a été
abandonnée dans la pratique ultérieure des Etats concernant les crimes contre
l'humanité. Plus particulièrement, la condition d'un lien a été éliminée de la
définition des crimes contre l'humanité figurant à l'article II 1) c) de la loi no. 10
du Conseil de Contrôle du 20 décembre 1945 (Conseil de Contrôle pour l'Allemagne,
Gazette Officielle, 31 janvier 1946, p. 50). Le caractère obsolète de l'exigence d'un
lien ressort à l'évidence des Conventions internationales relatives au génocide et à
l'apartheid, qui interdisent toutes les deux des types particuliers de crimes contre
l'humanité abstraction faite de la relation avec un conflit armé (Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide, 9 décembre 1948, art. premier, 78
U.N.T.S. 277 (prévoyant que le génocide "qu'il soit commis en temps de paix ou en
temps de guerre, est un crime du droit des gens") ; Convention internationale sur
l'élimination et la répression du crime d'apartheid, 30 novembre 1973, 1015 U.N.T.S.
243, art. 1-2).
141. L'absence de lien entre les crimes contre l'humanité et un conflit armé
international est maintenant une règle établie du droit international coutumier. En
fait, comme le relève le Procureur, il se peut que le droit international coutumier
n'exige pas du tout de lien entre les crimes contre l'humanité et un conflit quel qu'il
soit. Ainsi, en exigeant que les crimes contre l'humanité soient commis dans un conflit
armé interne ou international, le Conseil de sécurité a peut-être défini le crime à
l'article 5 de façon plus étroite que nécessaire aux termes du droit international
coutumier. Il est indéniable, cependant, que la définition des crimes contre l'humanité
adoptée par le Conseil de sécurité à l'article 5 s'accorde avec le principe nullum
crimen sine lege.
142. Nous concluons, par conséquent, que l'article 5 peut être invoqué comme
fondement de la compétence en matière de crimes commis dans des conflits armés internes
ou internationaux. En outre, pour les raisons susmentionnées en section IV A (par.
66-70), nous concluons qu'il existait un conflit armé dans la présente affaire. Par
conséquent, l'exception préjudicielle d'incompétence du Tribunal international
soulevée par l'Appelant doit être rejetée.
C. Le Tribunal international peut-il aussi appliquer des accords internationaux
liant les Parties au conflit
143. Devant la Chambre de première instance et la Chambre d'appel, la Défense et
l'Accusation ont discuté de l'application de certains accords conclus par les parties
belligérantes. Il est, par conséquent, naturel que la présente Chambre se prononce sur
ce point. Il convient de souligner à nouveau que la seule raison de l'intention
déclarée des auteurs que le Tribunal international applique le droit international
coutumier était d'éviter d'enfreindre le principe nullum crimen sine lege au cas
où une partie au conflit n'adhérait pas à un traité spécifique (Rapport du
Secrétaire général, par. 34). Il s'ensuit que le Tribunal international est autorisé
à appliquer, outre le droit international coutumier, tout traité qui : i) lie
incontestablement les Parties à la date de la commission du crime ; et ii) ne s'oppose
pas ou ne déroge pas aux normes impératives du droit international, comme dans le cas de
la plupart des règles coutumières du droit international humanitaire. La présente
analyse de la compétence du Tribunal international est confirmée par les déclarations
faites au Conseil de sécurité lors de l'adoption du Statut. Comme il a été mentionné
plus haut (par. 75 et 88), les représentants des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la
France ont tous convenu que l'article 3 du Statut n'exclut pas l'application d'accords
internationaux liant les Parties (Compte rendu verbatim provisoire de la 3217e réunion,
p. 11, 15, 19, Document des Nations Unies S/PVB.3217, 25 mai 1993).
144. Nous concluons qu'en général, ces accords relèvent de notre compétence aux
termes de l'article 3 du Statut. Comme le défendeur dans la présente affaire n'a pas
été accusé de violations d'un accord spécifique, il est inutile de déterminer si un
accord particulier habilite le Tribunal international à juger les crimes présumés.
145. Pour les raisons susmentionnées, il convient de rejeter le troisième moyen
d'appel fondé sur l'incompétence ratione materiae.
V. DISPOSITIF
146. PAR CES MOTIFS,
VU l'article 25 du Statut et les articles 72, 116 bis et 117 du
Règlement de procédure et de preuve,
la Chambre d'appel
1) Par quatre voix contre une,
Décide que le Tribunal international est habilité à statuer sur l'exception
contestant la légalité de
sa création ;
POUR : M. le Président Cassese, MM. les Juges Deschênes, Abi-Saab et Sidhwa
CONTRE : M. le Juge Li.
2) A l'unanimité,
Rejette l'exception susmentionnée.
3) A l'unanimité,
Rejette la contestation de la primauté du Tribunal international sur les
juridictions nationales ;
4) Par quatre voix contre une,
Déclare que le Tribunal international est compétent ratione materiae en
la
présente affaire ;
POUR : M. le Président Cassese, MM. les Juges Li, Deschênes et Abi-Saab
CONTRE : M. le Juge Sidhwa ;
EN CONSÉQUENCE,
RÉFORME LA DÉCISION DE LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE DU 10 AOÛT 1995
;
CONFIRME LA COMPÉTENCE DU TRIBUNAL INTERNATIONAL ;
REJETTE L'APPEL.
Fait en français, le présent texte faisant foi.
(Signé) Antonio Cassese
Président
Les Juges Li, Abi-Saab et Sidhwa joignent des opinions séparées à l'arrêt de la
Chambre d'appel.
Le Juge Deschênes joint une déclaration.
(Initiales) A. C.
Fait le deux octobre 1995,
à La Haye, Pays-Bas
[Sceau du Tribunal]
1 "Trattasi di norme (concernenti i reati contro le leggi e gli usi della guerra) che, per il loro contenuto altamente etico e umanitario, hanno carattere non territoriale, ma universale...
Dalla solidarietà delle varie nazioni, intesa a lenire nel miglior modo possibile gli orrori della guerra, scaturisce la necessità di dettare disposizioni che non conoscano barriere, colpendo chi delinque, dovunque esso si trovi...
... (I) reati contro le leggi e gli usi della guerra non possono essere considerati
delitti politici, poichè non offendono un interesse politico di uno Stato determinato
ovvero un diritto politico di un suo cittadino. Essi invece sono reati di lesa umanità,
e, come si è precedentemente dimostrato, le norme relative hanno carattere universale, e
non semplicemente territoriale. Tali reati sono, di conseguenza, per il loro oggetto
giuridico e per la loro particolare natura, proprio di specie opposta e diversa da quella
dei delitti politici. Questi, di norma, interessano solo lo Stato a danno del quale sono
stati commessi, quelli invece interessano tutti gli Stati civili, e vanno combattuti e
repressi, come sono combattuti e repressi il reato di pirateria, la tratta delle donne e
dei minori, la riduzione in schiavitù, dovunque siano stati commessi" (art. 537 e
604 c.p.).
2 "El FMLN procura que sus métodos de lucha cumplan con lo estipulado por el
artículo 3 común a los Convenios de Ginebra y su Protocolo II Adicional, tomen en
consideración las necesidades de la mayoría de la población y estén orientados a
defender sus libertades fundamentales".
3 Le vote recensé sur la résolution était de 111 voix pour et de zéro contre.
Après l'enregistrement du vote, le Gabon a cependant indiqué qu'il avait l'intention de
voter contre la résolution (U.N. GAOR, 23e session, 1748e séance, p. 7-12, Document des
Nations Unies A/PV.1748 (1968)).
4 Le vote recensé sur la résolution était de 109 voix pour et de zéro contre avec 8
abstentions (U.N. GAOR, 1922e séance, p. 12, Document des Nations Unies A/PV.1922
(1970)).
5 "Dentro de esta línea de conducta, su mayor preocupación (de la Fuerza Armada)
ha sido el mantenerse apegada estríctamente al cumplimiento de las disposiciones
contenidas en los Convenios de Ginebra y el Protocolo II de dichos Convenios, ya que aún
no siendo el mismo aplicable a la situación que confronta actualmente el país, el
Gobierno de El Salvador acata y cumple las disposiciones contenidas en dicho instrumento,
por considerar que ellas constituyen el desarrollo y la complementación del Artículo 3,
común a los Convenios de Ginebra del 12 de agosto de 1949, que a su vez representa la
protección mínima que se debe al ser humano en cualquier tiempo y lugar".
6 "Ebenso wie ihre Verbündeten beachten Soldaten der Bundeswehr die Regeln des
humanitären Völkerrechts bei militärischen Operationen in allen bewaffneten Konflikten,
gleichgültig welcher Art."
7 "... Der Deutsche Bundestag befürchtet, dass Berichte zutreffend sein könnten,
dass die irakischen Streitkräfte auf dem Territorium des Iraks nunmehr im Kampf mit
Kurdischen Aufständischen Gitfgas eingesetzt haben. Er weist mit Entschiedenheit die
Auffassung zurück, dass der Einsatz von Giftgas im Innern und bei bürgerkriegsähnlichen
Auseinandersetzungen zulässig sei, weil er durch das Genfer Protokoll von 1925 nicht
ausdrücklich verboten werde..."
8 "... 1209. Schwere Verletzungen des humanitären Völkerrechts sind insbesondere ;
- Straftaten gegen geschützte Personen (Verwundete, Kranke, Sanitätspersonal, Militärgeistliche, Kriegsgefangene, Bewohner besetzter Gebiete, andere Zivilpersonen), wie vorsätzliche Tötung, Verstümmelung, Folterung oder unmenschliche Behandlung einschliesslich biologischer Versuche, vorsätzliche Verursachung grosser Leiden, schwere Beeinträchtigung der körperlichen Integrität oder Gesundheit, Geiselnahme (1 3, 49-51 ; 2 3, 50, 51 ; 3 3, 129, 130 ; 4 3, 146, 147 ; 5 11 Abs. 2, 85 Abs. 3 Buchst. a)
(...)
- Verhinderung eines unparteiischen ordentlichen Gerichtsverfahrens (1 3 Abs. 3 Buchst. d ; 3 3 Abs. ld ; 5 85 Abs. 4 Buschst. e)."