LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE

Composée comme suit: Mme le Juge Gabrielle Kirk McDonald, Président
M. le Juge Ninian Stephen
M. le Juge Lal C. Vohrah

Assistée de: Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le: 27 novembre 1996

LE PROCUREUR

C/

DUSKO TADIC alias "DULE"


OPINION SÉPARÉE ET DISSIDENTE DE MME LE JUGE MCDONALD
RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE PRODUCTION DE DÉPOSITIONS DE TÉMOINS À DÉCHARGE


Le Bureau du Procureur:
M. Grant Niemann
Mme Brenda Hollis

M. Alan Tieger
M. Michael Keegan
Le Conseil de la Défense:
M. Michail Wladimiroff
M. Stephen Kay


M. Alphons Orie
Mme Sylvia de Bertodano

I. INTRODUCTION

1. La question posée à la Chambre de première instance consiste à déterminer si celle-ci a le pouvoir d'ordonner à la Défense de divulguer à l'Accusation une déposition préalable d'un témoin, recueillie par la Défense ou pour son compte en prévision d'un procès, après que le témoin a témoigné. La majorité des membres de la Chambre de première instance ont décidé que ces dépositions sont protégées par le secret professionnel et, par conséquent, n'ont pas à être divulguées à l'Accusation sur ordonnance de la Chambre. Pour les motifs exposés ci-après, je me prononce respectueusement en désaccord avec la Décision de la majorité. Je conclus que la Chambre de première instance est dotée d’un pouvoir explicite comme d’un pouvoir implicite qui lui permet d'ordonner la production de la déposition préalable d'un témoin et que l'exercice de ce pouvoir n'enfreint aucun droit ou secret professionnel de l'accusé ou de son conseil juridique.

2. La question à l’examen s'est posée durant la présentation de la cause de la Défense. Après que la Défense ait achevé l'interrogatoire direct d'un des témoins qui, conformément aux mesures de protection accordées par la Chambre de première instance, était désigné par le pseudonyme "W", l'Accusation a interrogé le témoin sur une déposition préalable qu'il avait faite plusieurs mois avant sa comparution devant le Tribunal. Le témoin a déclaré sous serment que, en présence d'un avocat il y a environ cinq ou six mois, il avait effectué une déposition préalable concernant l'accusé et la situation à Kozarac "avant et durant la guerre". Quand l'Accusation a interrogé le témoin sur le contenu de la déposition, la Défense a soulevé une objection au motif que la déposition est protégée par le "secret professionnel liant l'avocat et son client". En réponse, l'Accusation a soutenu qu'aucun secret ne couvre ces communications et que, en tout état de cause, dès lors que le témoin témoigne devant la Chambre, toute justification à cet égard disparaît puisque c'est la crédibilité du témoin qui est en cause et ses dépositions préalables sont pertinentes. Compte rendu officiel du procès, pages 4131-32. Les Juges ont délibéré et la Chambre de première instance a rendu une décision provisoire durant l'audience, ignorant l'objection de la Défense. Cette décision a été retirée par la suite en attendant la présentation des précédents et des conclusions orales des parties sur la question.

3. A l'appui de sa requête introduite aux fins de production de la déposition préalable, l'Accusation affirme que le Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le "Règlement") habilite la Chambre de première instance à ordonner la production d'un document durant le procès. L'Accusation reconnaît que le Règlement prévoit la protection des pièces et documents de travail d'un accusé et de ses conseillers juridiques mais elle ne trouve aucun fondement permettant de conclure que les dépositions d'un témoin qui a déjà témoigné sont couvertes par cette protection. L'Accusation n'accepte pas non plus que son accès à une déposition soit bloqué par un secret professionnel ou le droit de l'accusé de garder le silence. Elle soutient que dans les juridictions de Common Law, le pouvoir de la cour de demander la production de documents est bien établi. Enfin, l'Accusation fait valoir que, conformément à la disposition sur l'échange des moyens de preuve figurant dans le Règlement, la Défense aurait été tenue de communiquer les dépositions de témoins si elle avait demandé à l’Accusation de lui communiquer des informations semblables et que, par conséquent, ces informations ne peuvent pas être considérées comme échappant sans équivoque à la divulgation.

4. La Défense ne prétend pas que les dépositions sont protégées par le secret professionnel des communications entre avocat et client visé à l'article 97 du Règlement. Elle soutient, cependant, que l'article 70 A) prévoit un secret professionnel qui, de façon absolue et en toutes circonstances, interdit la communication des dépositions de ses témoins. Cette protection, affirme la Défense, continue même après que le témoin a témoigné au procès. La Défense conteste que la disposition relative à la communication des éléments de preuve figurant aux articles 66 B) et 67 C) la contraint à produire les dépositions de témoins et fait observer que, en tout état de cause, il n’a pas été fait recours à la disposition pertinente en l’espèce. En bref, la Défense soutient que 1) le droit de l'accusé de ne pas être contraint à témoigner contre lui-même englobe la divulgation de tout élément de preuve susceptible d'être utilisé pour récuser un témoin à décharge; 2) le secret professionnel empêche la divulgation de dépositions de témoins à décharge, faites à des représentants de la défense en vue de sa préparation, dans tous les systèmes contradictoires à l'exception des Etats-Unis; 3) le Règlement ne comporte aucune disposition autorisant spécifiquement cette divulgation; 4) la Défense a le droit de connaître les procédures que suivra la Chambre de première instance en vue de la préparation de sa défense et il ressortait de la Décision relative à une question semblable, rendue le 7 mai 1996 par la Chambre de première instance qu’il n’y aurait pas de divulgation (voir le Procureur c. Tadic, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins d’obliger à divulguer les dépositions des témoins recueillies par la Défense (N° IT-94-1-T, Chambre de première instance II, 7 mai 1996) ("Décision rendue durant la phase préparatoire du procès")); et 5) une ordonnance faisant droit à la divulgation constituerait une atteinte à la vie privée des personnes qui ont parlé à la Défense sous garantie de confidentialité, contrevenant ainsi à l'article 8 2) de la Convention européenne des droits de l'homme ("CEDH") et à l'article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le "Pacte international").

5. La majorité de la Chambre de première instance souscrit au point de vue de la Défense selon lequel les dépositions sont couvertes par le secret professionnel et ne doivent pas être communiquées. Observant que ni le Statut ni le Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ne traitent spécifiquement de la question soulevée, la majorité conclut que, puisque la charge de la preuve incombe à l'Accusation dans les affaires pénales, aux termes du Règlement la responsabilité qui incombe à la Défense de produire des informations devant être utilisées par l'Accusation est moindre. Selon la majorité, bien que notre Règlement prévoit une disposition sur l'échange des moyens de preuve, il ressort de cette disposition que la marge de divulgation n’est pas aussi grande pour la Défense que celle dont dispose l’Accusation et exclurait la divulgation des dépositions des témoins à décharge. Enfin, la majorité conclut que la Chambre de première instance ne peut pas ordonner la production par la Défense des dépositions des témoins à décharge parce qu'elles sont couvertes par le secret professionnel, ce qui est reconnu par toutes les grandes juridictions de Common Law sauf les Etats-Unis et, par conséquent, constitue "un principe général de droit" que la Chambre de première instance devrait reconnaître conformément à l'article 89 B) du Règlement. Dans son opinion séparée, le Juge Vohrah soutient qu'il serait injuste d'assujettir la Défense à des règles qu'elle n'avait aucune raison de prévoir compte tenu du caractère contradictoire de la procédure et que dans la plupart des pays appliquant des procédures contradictoires, les dépositions des témoins sont couvertes par le secret professionnel et ne sont pas divulguées. Il conclut également que le principe d'égalité des armes a été créé non pour donner à l'Accusation des avantages supplémentaires en matière procédurale mais pour mettre la Défense sur le même plan que l'Accusation vu les ressources beaucoup plus importantes dont dispose cette dernière.

6. Je conviens avec la majorité que le Règlement ne vise pas spécifiquement la question dont est saisie la Chambre de première instance. Cependant, je conclus que puisque le Règlement ne prévoit pas un secret professionnel qui interdise la communication des documents préparés en prévision du procès, la Chambre de première instance peut ordonner la production de la déposition en vertu de l'article 54, ainsi que de son pouvoir implicite d'organiser le déroulement du procès après le témoignage d'un témoin. Bien que je pense qu'il ne convienne pas de comparer la manière dont sont traités les éléments de preuve dans les systèmes juridiques internes, j'ai examiné les systèmes mentionnés dans la Décision de la majorité et j'ai constaté que, dans ces systèmes, les idées sur la manière de conduire des procès sont en pleine évolution. L'optique moderne, et celle retenue par le Règlement du Tribunal international, est de faciliter la communication complète de tous les faits pertinents en vue de renforcer le processus de recherche de la vérité qui est au coeur même de tous les systèmes de justice pénale. Cette optique ne contrevient pas au principe de l'égalité des armes énoncé dans le Pacte international et la CEDH.

II. DISPOSITIONS APPLICABLES

7. Le Règlement a été adopté par les Juges réunis en session plénière en février 1994. Bien que les 11 juges qui ont participé à son élaboration proviennent de systèmes de droit civil comme de Common Law lors de la rédaction du Règlement, ils ont suivi le modèle du Statut du Tribunal international qui adopte pour ses procédures une approche essentiellement contradictoire. Les procès devant le Tribunal international sont conduits par une Chambre de première instance composée de trois Juges et il n’est pas prévu de procès par jury. Il a, par conséquent, été estimé que le Tribunal "n'a pas besoin de se laisser entraver par des règles restreignantes élaborées à partir de l’ancien système de procès par jurés. Comme à Nuremberg et à Tokyo, aucune règle technique ne traite de la recevabilité des moyens de preuve". Rapport annuel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis 1991, Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, Annuaire 1994, page 104 (1994) ("Premier rapport annuel").

8. La procédure spécifique régissant la communication des pièces lors de la mise en accusation est décrite au Chapitre V intitulé Mise en accusation. L'article 66 régit la communication de pièces par l'Accusation; l'article 67 traite de la notification et de l'échange de moyens de preuve entre l'Accusation et la Défense; l'article 68 exige la communication par le Procureur des moyens de preuve à décharge; et l'article 70 énonce les exceptions à l'obligation de communication. Les dispositions pertinentes de ces articles disposent :

Article 66
Communication de pièces par le Procureur

  1. Dès que possible après la comparution initiale de l'accusé, le Procureur communique à la défense copie de toutes les pièces jointes à l'acte d'accusation lors de la demande de confirmation ainsi que toutes les déclarations préalables de l'accusé ou des témoins à charge recueillies par le Procureur.

  2. A la demande de la défense, le Procureur doit, sous réserve du paragraphe C), permettre à celle-ci de prendre connaissance des livres, photographies, pièces à conviction et tous documents se trouvant en sa possession ou sous son contrôle, qui soit sont nécessaires à la défense de l'accusé, soit seront utilisés par le Procureur comme moyens de preuve au procès, soit ont été obtenus de l'accusé ou lui appartiennent

Article 67
Echange des moyens de preuve

  1. Dès que possible et en toute hypothèse avant le début du procès :
    1. le Procureur informe la défense du nom des témoins à charge qu'il a l'intention d'appeler pour établir la culpabilité de l'accusé et pour réfuter tout moyen de défense dont le Procureur a été informé conformément au paragraphe ii) ci-dessous;

    2. la Défense informe le Procureur de son intention d'invoquer :
      1. une défense d'alibi, avec indication du lieu ou des lieux spécifiques où l'accusé prétend s'être trouvé au moment des faits incriminés, des nom et adresse des témoins ainsi que tous autres éléments de preuve sur lesquels l'accusé a l'intention de se fonder pour établir sa défense d'alibi;
      2. un moyen de défense spécial, y compris le défaut total ou partiel de responsabilité mentale, avec indication des nom et adresse des témoins ainsi que tous autres éléments de preuve sur lesquels l'accusé a l'intention de se fonder pour établir ce moyen de défense.

  2. Si la défense introduit la requête prévue au paragraphe B) de l'article 66 ci-dessus, le Procureur peut à son tour prendre connaissance des livres, photographies, pièces à conviction et tous documents en sa possession ou sous le contrôle de la défense et qu'elle entend produire.

Article 70
Exception à l'obligation de communication

  1. Nonobstant les dispositions des articles 66 et 67 ci-dessus, les rapports, mémoires ou autres documents internes établis par une partie, ses assistants ou ses représentants dans le cadre de l'enquête ou de la préparation du dossier n'ont pas à être communiqués ou échangés

Ces articles donnent effet au principe que, dans une affaire pénale, la charge de la preuve incombe à l'Accusation et que l'accusé n'est pas tenu de témoigner contre lui-même. Cependant, ils prévoient aussi un échange des moyens de preuve si la Défense sollicite la communication supplémentaire des pièces et documents visée au paragraphe B) de l'article 66.

9. Le chapitre sixième du Règlement régit les procédures intéressant la preuve devant les Chambres de première instance. Le premier de ces dix articles dispose :

Article 89
Dispositions générales

  1. En matière de preuve, les règles énoncées dans la présente section s'appliquent à toute procédure devant les Chambres. La Chambre saisie n'est pas liée par les règles de droit interne régissant l'administration de la preuve.
  2. Dans les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles d'administration de la preuve propres à parvenir, dans l'esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause.
  3. La Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu'elle estime avoir valeur probante.
  4. La Chambre peut exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est largement inférieure à l'exigence d'un procès équitable.
  5. La Chambre peut demander à vérifier l'authenticité de tout élément de preuve obtenu hors audience.

Le Règlement ne prévoit que deux possibilités de refuser de faire une déclaration. L'article 90 E) prévoit qu'un témoin peut refuser de faire toute déclaration qui risquerait de l'incriminer et l'article 97, qui vise le secret des communications entre avocat et client, dispose :

Toutes les communications échangées entre un avocat et son client sont considérées comme couvertes par le secret professionnel, et leur divulgation ne peut pas être demandée à moins que :

  1. le client ne consente à leur divulgation; ou
  2. le client n'en ait volontairement divulgué le contenu à un tiers et que ce tiers n'en fasse état au procès.

Enfin, en termes généraux, le pouvoir propre dont dispose la Chambre de première instance, qui est de définir les conditions dans lesquelles se déroulera la procédure, est explicitement consacré à l'article 54, qui prévoit que "A la demande d'une des parties ou de sa propre initiative un juge ou une Chambre de première instance peut délivrer les ordonnances, citations à comparaître, assignations, mandats et ordres de transfert nécessaires aux fins de l'enquête, de la préparation ou de la conduite du procès". L'article 98 complète ce pouvoir en permettant à la Chambre de première instance d'"ordonner la production de moyens de preuve supplémentaires par l'une ou l'autre des parties" et de "citer des témoins à comparaître".

10. Ces articles conviennent bien à un tribunal international auquel il est demandé de juger des personnes accusées de violations graves du droit international humanitaire et dont la compétence ratione materiae ne repose pas sur les législations nationales mais plutôt sur le droit international conventionnel et coutumier. Ils offrent aux juges la souplesse nécessaire pour assurer la conduite du procès d'une manière qui transcende les règles capricieuses de certains systèmes juridiques internes, leur permettant de s'acquitter de leur responsabilité en rendant un jugement fondé sur tous les faits pertinents.

III. EXAMEN

A. Quelques juridictions de Common Law

11. La majorité conclut que le Règlement ne traite pas de la question à l’examen et que la Chambre de première instance devrait admettre que le secret professionnel juridique soit opposé à la production des dépositions des témoins à décharge parce que "lorsqu’un nombre important de systèmes juridiques bien établis adoptent une solution donnée pour résoudre un problème, il est logique de considérer que cette solution comporte quelque principe très général de droit, tel qu’énoncé à l'article 89 B)". Opinion séparée du Juge Stephen, page 6. Celui-ci cite le Canada, l'Angleterre, l'Australie, la Malaisie et l'Afrique du Sud comme exemples de systèmes juridiques internes qui offrent une solution à la question dont est saisie la Chambre de première instance. La majorité fait remarquer que la Défense n'est tenue de divulguer les dépositions de témoins recueillies durant la préparation du procès qu'aux Etats-Unis seulement. Mes collègues viennent d’Australie et de Malaisie; pour ma part, je suis Américain. C’est pourquoi, j’hésite beaucoup à contester la possibilité d'appliquer les règles de leurs systèmes internes à la présente question. Cependant, du fait que le Règlement du Tribunal international permet l'échange de moyens de preuve considérés comme couverts par le secret dans les systèmes nationaux sur lesquels la majorité se fonde, ces systèmes sont inapplicables étant donné que le fondement même de ces procédures s'appuie sur une immunité que le Tribunal international explicitement ne reconnaît pas. Même s’il est naturel de recourir aux pratiques de nos propres systèmes internes en matière de preuve, on ne devrait pas procéder ainsi lorsque cela va à l'encontre du Règlement même du Tribunal international. Il est utile de procéder à l’examen de ces systèmes nationaux afin de déterminer s’ils présentent un intérêt pour la question dont est saisie la Chambre de première instance.

1. Angleterre

12. En Angleterre, le secret professionnel juridique se compose de deux éléments : le secret du conseil juridique et le secret couvrant une action en justice. Le secret du conseil juridique porte essentiellement sur le caractère confidentiel des communications entre le conseiller juridique et son client dans le but de donner ou d'obtenir un avis juridique et il prévoit que ces communications sont couvertes par le secret en ce qui concerne le client. Cependant, s’il existe en Angleterre une quelconque prétention en matière de protection pour éviter la divulgation obligatoire des dépositions des témoins à décharge avant le procès, c’est dans le secret couvrant l’action en justice qu’elle réside. Un auteur célèbre déclare que "bien qu'il ne soit en aucune façon identique, ce secret ressemble à celui couvrant aux Etats-Unis "les pièces et documents de travail de l'avocat", voir Hickman v. Taylor, 329 U.S. 495 (1946)". Colin Tapper, Cross & Tapper on Evidence, page 483, fn. 8 (8ème éd. 1995) ("Cross & Tapper"). L'explication de la genèse de ce secret, ainsi que le fait de reconnaître qu’il est suspect que ce secret persiste, est si bien décrite dans Cross & Tapper que je cite l'explication dans son intégralité :

La tradition en Common Law voulait que le procès se déroule de façon entièrement contradictoire, rien n'étant révélé à l'adversaire hormis l’exposé des griefs et des arguments. Par la suite, rares étaient les éléments qui étaient divulgués aux parties avant que les témoins aient été cités pour témoigner en vue de prouver les allégations sur lesquelles se fondaient les arguments. Il était axiomatique que c'était le droit qui était plaidé et non les éléments de preuve. Cette procédure a évolué au dix-neuvième siècle lorsque certains éléments inhérents à une forme de procédure très différente, à savoir celle devant la Chancellerie, ont été greffés sur le vieux système de Common Law.

Cependant, il n’en demeure pas moins que le "dossier" des parties a continué d'échapper à la divulgation puisque la révélation de son contenu aurait été entièrement contraire au système de procédure contradictoire alors en vigueur. La force de ce point de vue est résumée dans la déclaration de James LJ dans Anderson v. Bank of British Columbia : "de même que vous n'avez pas le droit de prendre connaissance du dossier de votre adversaire, vous n'avez pas le droit de prendre connaissance de ce qui n'existe qu'à titre d'éléments du dossier". Ainsi, les communications échangées entre les témoins potentiels entre l'avocat ou le client pour communication ultérieure à son avocat, de même que les documents personnels de l’avocat qui lui servent à préparer l’action en justice, continuaient d’échapper aux obligations de communication. La situation a maintenant changé radicalement et l’action en justice se déroule beaucoup plus cartes sur table.

Idem, pages 483-84 (notes de bas de page omises). Ce commentaire indique très clairement que le principe autrefois sacro-saint de la protection absolue du "dossier de l'avocat" est en passe de devenir rapidement un anachronisme. De surcroît, Cross & Tapper déclare que "puisqu'un témoin n'est pas une propriété, le tiers peut être contraint ... On peut se demander combien de temps le secret dont bénéficient depuis longtemps les dépositions des témoins pourra survivre à la pratique moderne consistant à exiger la divulgation avant le procès". Idem, page 474.

13. Cette déclaration est appuyée par l'évolution observée en Angleterre en matière de procédure civile visant à instaurer une politique d'échange des moyens de preuve. L'Ordonnance 38, Article 2 A du Règlement de la Cour Suprême d'Angleterre et du Pays de Galles st entrée en vigueur le 1er octobre 1986 et s'applique aux affaires dont ont à connaître la Chambre de la Chancellerie, le tribunal de commerce, le tribunal maritime,ainsi qu'aux affaires qui relèvent des arbitres officiels. Elle dispose, dans la partie pertinente conmme suit:

2) A tout moment dans toute cause ou affaire à laquelle cet article s'applique, le tribunal peut, s'il le juge utile pour régler équitablement et rapidement la cause ou l'affaire et réaliser des économies, ordonner à l'une des parties de communiquer aux autres parties, dans des conditions que le tribunal jugera équitables, le texte, sous forme de dépositions écrites, des témoignages que la partie entend présenter sur tout point de fait devant être tranché au procès ... 7). Lorsqu'une partie ne se conformera pas à une directive donnée en vertu du paragraphe 2) elle n'aura pas le droit d' invoquer les éléments de preuve visés par cette directive sans l'autorisation du tribunal.

Cet article prévoit également qu'il ne "prive aucune partie de son droit de traiter tout document comme couvert par le secret ou de rendre recevables par des éléments de preuve considérés autrement comme irrecevables". La publication Supreme Court Practice 1988 a clairement approuvé cet article, la décrivant comme étant

une évolution remarquable et radicale des mécanismes dans la justice civile ... Il renferme une innovation fondamentale dans le droit et la pratique ayant trait à l'identité des témoins que les parties envisagent de citer au procès, et au caractère confidentiel de leurs dépositions ou éléments de preuve.

Vol 1, 328/212A/2. page 595 (non souligné dans le texte). Dans Comfort Hotels Ltd v. Wembley Stadium Ltd, Silkin and Others, 3 All ER 53, 1 WLR 872 (Chambre de la Chancellerie, 1988), un tribunal a spécifiquement examiné la question de savoir si l' article enfreint illégalement la doctrine du secret1. La cour a conclu que le secret préservé par l'article n'est pas violé par l'obligation qu'ont les parties d'échanger leurs dépositions. Le juge a déclaré que "le secret demeure intact et que l' article régit seulement la pratique et la procédure du tribunal se rapportant à la façon dont les témoignages peuvent être fournis"2. Idem. Ces déclarations révèlent que les juridictions anglaises considèrent cette disposition permettant d'avoir accès aux déclarations préalables d'un témoin comme une évolution positive et progressiste qui n'influe en rien sur le privilège de non-divulgation de la défense.

14. Malgré lesdits règlements progressistes des juridictions civiles, il n'en demeure pas moins vrai que devant les tribunaux pénaux anglais, le privilège de non-divulgation protège souvent le "dossier" de l'avocat et lui permet de ne pas communiquer des documents et pièces dont il se sert pour préparer l'action en justice. La Défense, assistée de deux Conseils anglais3, cherche naturellement à appliquer le règlement des juridictions pénales à la procédure devant le Tribunal international et soutient que l'article 70 A) englobe le secret profesionnel. Je conviens avec la majorité que cet article ne s'applique pas en la matière. Cependant, je n'introduirais pas au procès cette règle anglaise appplicable au secret professionnel . Notre Règlement est déjà allé au-delà du principe "contradictoire du chat et de la souris" qui, d'après Cross & Tapper, est en train d'évoluer en Angleterre. De plus, l'instance devant le Tribunal international se déroule "beaucoup plus cartes sur table" que devant les juridictions pénales anglaises. Notre Règlement permet spécifiquement l'échange des pièces qui, en Angleterre, seraient protégées par le secret professionnel dans les affaires pénales. La procédure pénale anglaise n'a donc pas de valeur de précédent et son importance primordiale en la présente espèce réside dans l'évolution de l'angle sous lequel elle aborde ce qu'elle considère comme une décision équitable.

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1Dans sa décision, la cour a tout d'abord examiné ce que l'on entend par "secret" puis analysé l'effet de l'article :

On se prévaut du secret par voie d'exception aux règles qui s'appliquent généralement à la communication de pièces et d'éléments de preuve en vertu de laquelle une partie ou un témoin peut être contraint de divulguer des documents ou des informations. Il confère à une partie ou un témoin le droit de refuser de divulguer des documents ou des informations qui tombent sous le coup du secret .

Ord. 38, l'art. 2A a pour effet d'habiliter la cour à poser comme condition de la capacité d'une partie à présenter des témoignages au procès qu'elle aurait dû informé au préalable les autres parties, sous forme de déposition écrite, de l'existence de ces témoignages. Cela ne signifie pas qu'elle peut être contrainte de divulguer tout document ou information. Elle peut continuer de garder pour elle même tout ce qu'elle ne souhaite pas communiquer. Ce n'est que dans le cas où elle veut divulguer l'information sous forme d'élément de preuve au procès qu'elle peut maintenant être tenue en tant que condition préalable, de divulguer à l'avance cette information sous forme écrite. Ce que fait donc l'artciel, c'est d'avancer le moment auquel une partie doit examiner l'information qu'elle a recueillie aux fins du procès et décider ce qu'elle va utiliser et ce qu'elle va garder par-devers elle.

Idem. (Non souligné dans le texte). 2 Cette affaire a été citée avec avis favorable dans Youell and Others v. Bland Welch & Co. Ltd and Others, 1 WLR 122 (Queen's Bench Div. 1991) et adoptée par deux juges de la Cour d'appel dans Derby & Co. Ltd. v. Weldon (No 9) (non enregistré) 18 octobre 1990, Mummery J; The Times, 9 novembre 1990; Cour d'appel (Chambre civile) Compte rendu No 878 de 1990. 3 La Défense dispose aussi de deux avocats provenant de pays de droit romain. L'Accusation est représentée par des conseils venant d'Australie et des Etats-Unis.

2. Canada

15. A l'appui de leurs thèses, la Défense et la majorité se fondent sur l'affaire canadienne Stinchcombe v. The Queen (R. v. Stinchcombe), (1991) 3 S.C.R. 326 p.332 et 333 dont copie a été communiquée à la Chambre de première instance. Plutôt que d'étayer leur point de vue, cette décision rend évidente la différence entre la procédure suivie au Canada et celle adoptée par le Tribunal international. La question dans ladite espèce était de savoir si le Ministère public avait supprimé l'obligation qui lui était fait de révéler à la défense une déposition faite par un témoin avant le procès. Rédigeant l'opinion unanime de la Cour suprême du Canada, le Juge Sopinka a examiné les règles relatives à la production des pièces et documents devant les tribunaux canadiens :

A l’époque où le système accusatoire en était encore à ses débuts, la production et la communication de la preuve lui étaient étrangères et la surprise constituait alors une arme acceptée dans l’arsenal des parties au litige. C’était le cas en matière tant criminelle que civile. Fait révélateur, dans les instances civiles, cet aspect du système accusatoire est depuis longtemps disparu, si bien que la communication intégrale des documents et l’interrogatoire oral des parties, et même des témoins, sont des éléments familiers de la pratique. Ce changement a résulté de l’acceptation du principe selon lequel il vaut mieux, dans l’intérêt de la justice, que l’élément de surprise soit éliminé du procès et que les parties soient prêtes à débattre les questions litigieuses sur le fondement de renseignements complets concernant la preuve à réfuter. Etonnamment, dans les instances criminelles, où c’est généralement la liberté de l’accusé qui est en jeu, cet aspect du système accusatoire subsiste. Quoique le ministère public se soit montré, en règle générale, coopératif en communiquant volontairement sa preuve, il a manifesté passablement de résistance à l’adoption de règles détaillées qui rendraient cette pratique obligatoire. Cela peut s’expliquer par le fait que les propositions de réforme dans ce domaine ne prévoient pas également la divulgation par la défense. (citation omise).

Il est difficile de justifier la thèse de ceux qui se raccrochent à l’idée que le ministère public n’a en droit aucune obligation de divulguer tous les renseignements pertinents. Les arguments avancés pour nier l’existence d’une telle obligation sont sans fondement tandis que ceux militant en sa faveur s’avèrent à mon sens, accablants. L’assertion que cette obligation devrait être réciproque peut mériter que notre Cour s’y arrête, à une autre occasion, mais ne constitue pas un motif valable de libérer le ministère public de son obligation.

Idem (non souligné dans le texte). Dans cette décision il est reconnu que, comme en Angleterre, au Canada, les notions de privilège de non-divulgation et de communication ont évolué dans les instances civiles vers un système plus ouvert. De surcroît, il apparaît qu'il pourrait se produire prochainement une évolution correspondante dans les affaires pénales, s'il y avait une résistance moindre aux dispositions relatives à l'échange des moyens de preuve par le conseil de la défense. Le Règlement du Tribunal international prévoit déjà une disposition sur l'échange des moyens de preuve à l'article 67 C) et, par conséquent, les déclarations du Juge Sopinka impliquent que cette réciprocité devrait être étendue pour couvrir les dépositions antérieures des témoins.

16. La Défense et la majorité se sont appuyées sur une affaire ultérieure, R. v. Peruta, 78 C.C.C. 3ème 350 (1992). Cette affaire est plus directement liée à la question dont est saisie la Chambre de première instance puisqu’elle examine le pouvoir d'un juge de contraindre la défense à divulguer les dépositions des témoins à décharge. Bien que la Cour ait conclu qu'il était mal-venu pour le juge de première instance de permettre au Ministère public de prendre connaissance des déclarations préalables des témoins à décharge, cette décision n’était pas fondée sur la conclusion que la cour n'avait pas le pouvoir de rendre une telle ordonnance. Au contraire, cette décision témoigne du fait que le Canada continue de considérer que les dépositions et autres documents recueillis en prévision du procès par la Défense sont couverts par le privilège de non-divulgation. J'estime que l'évaluation du Juge Proux dans son opinion séparée concernant le pouvoir propre des juges est pertinente pour la question dont nous sommes saisis :

Enfin, le juge d'instance, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et dans l'intérêt supérieur de la justice, peut autoriser l'accès à la déposition et même ordonner sa production, ce qui peut alors bénéficier à l'Accusation... Cependant, je ne peux pas concevoir que le pouvoir de contraindre le Ministère public à produire la déposition d'un témoin est un pouvoir étroit et isolé. Je considère qu'il n'est qu'un élément d'un pouvoir plus large d'ordonner la production de documents qui découle du pouvoir qu'a la Cour de contrôler ses procédures de façon à assurer manifestement une équité fondamentale et de veiller à ce que la procédure contradictoire soit compatible avec la bonne administration de la justice. Ce pouvoir doit inclure celui d'ordonner la production de la déposition d'un accusé.

Cette analyse révèle que même quand une déposition est couverte par le privilège de non-divulgation, le pouvoir du juge est tel qu'il peut en ordonner la production. De plus, comme en Angleterre, le Règlement du Tribunal international est en avance sur le mouvement de réforme au Canada et, par conséquent, les pratiques du Canada en matière de procédure ne devraient pas être appliquées à la présente question.

3. Australie

17. En Australie, en droit, le "secret professionnel" est constitué de deux privilèges qui se fondent sur "des principes de base sensiblement distincts et séparés". Andrew Ligertwood, Australian Evidence, page 209 (2ème édition 1993). Le premier, le secret des communications entre l'avocat et son client, empêche que ne soient divulgées les communications confidentielles intervenues entre l'avocat et son client lors de consultations juridiques. Le deuxième privilège est celui qui s'attache à l'action en justice qui, selon l'auteur Andrew Ligertwood, sur lequel s'appuie un ensemble de précédents qui "protège les documents recueillis par les avocats aux fins de mener une procédure contradictoire". Idem, pages 208-209. Ce privilège repose sur l'hypothèse que si les parties ne pouvaient se prendre par surprise, un procès de type contradictoire s'en trouverait compromis. Ligertwood établit un parallèle entre cet aspect du secret professionnel juridique et le secret couvrant les pièces et documents de travail reconnu dans le système juridique des Etats-Unis, noté pour la première fois dans Hickman v. Taylor, 329 U.S. 495 (Cour suprême des Etats-Unis, 1947), soutenant que ce type de règle incite les avocats à rechercher autant d'informations que possible dans le cadre de la préparation du procès. Idem, page 208. Bien que décrit comme étant "assez étroit", ce privilège est considéré comme s'appliquant également aux dépositions des témoins. Idem, page 217. Le traité continue, cependant, affirmant que ce privilège "ne contrevient pas aux règles modernes de la communication qui exigent la divulgation des informations entre les parties avant le procès". Idem.

18. La majorité considère que l'affaire Baker v. Campbell, 153 C.L.R 52 (1983) présente un intérêt particulier pour résoudre la question dont est saisie la Chambre de première instance et elle fournit une citation relative à cette affaire dont l'origine remonte à l'affaire Anderson c. Bank of British Columbia, 2 Ch D 644, page 656 (1876) :

De même que vous n'avez aucun droit de prendre connaissance du dossier de votre adversaire, vous n'avez aucun droit de voir ce qui existe uniquement en tant qu'éléments constitutifs de ce dossier ... le dossier de l'adversaire renfermera de nombreux documents pertinents; néanmoins, vous ne pouvez en prendre connaissance parce que ce serait incompatible avec la procédure judiciaire contradictoire fondée sur la représentation en justice.

Cependant, Baker v. Campbell s'appuie sur l'existence d'un secret professionnel qui est rejeté par le Règlement du Tribunal international et, de ce fait, l'affaire n'offre aucune solution à la question soulevée devant la Chambre de première instance. Le Règlement du Tribunal international prévoit l'échange du "dossier de l'adversaire". Par conséquent, cette déclaration centenaire ne présente que peu d'intérêt pour la question dont nous sommes saisis.

L'affaire Baker v. Campbell se distingue aussi au plan des faits. Elle mettait en cause la contestation de la saisie de documents dans le cabinet d'un avocat, dont certains avaient été préparés en prévision d'une action en justice pour le compte de son client. Le tribunal a conclu que la saisie violait le secret professionnel. Dans la présente affaire, si la Chambre de première instance devait ordonner la communication d'une déclaration antérieure d'un témoin à décharge après le témoignage dudit témoin, cela ne constituerait pas une saisie mais rendrait seulement le droit de la Défense d'appeler des témoins conditionnel de la communication des passages pertinents de la déposition après que le témoin en question aura témoigné, aux fins de contre-interrogatoire. Une telle ordonnance laisse la décision relative à la communication des pièces entre les mains du conseil de la défense parce qu'il peut décider de ne pas citer un témoin dont il ne veut pas révéler la déposition. Dans Baker v. Campbell, l'avocat n'avait pas le choix, son cabinet ayant fait l'objet d'une perquisition et les documents ayant été saisis en vertu d'un mandat de perquisition. Enfin, le Juge Gibbs, Président de la Cour suprême, dans son opinion dissidente, formule une observation importante. Il note qu'il "est conforté dans son opinion par la considération que le privilège de la non-divulgation est en contradiction avec un autre principe tout aussi important, à savoir que tous les éléments de preuve qui permettent ... de dégager la vérité devraient pouvoir être présentés au tribunal ...". Idem. Par cette déclaration, le Président de la Cour suprême d'Australie montre qu'il est prédisposé à produire tous les éléments de preuve pertinents qui aideront la cour à dégager la vérité. Cette conception est au coeur même de ma décision.

4. Malaisie

19. En Malaisie, l'article 126 des Laws of Malaysia, Loi 56, Loi sur les éléments de preuve, 1950 (révision 1971) reconnaît l'existance du privilège de non-divulgation. La législation dispose que :

1) Aucun avocat n'est autorisé, à quelque moment que ce soit, sauf consentement exprès de son client, à divulguer toute communication qu'il a recueillie à l'occasion et aux fins de son activité professionnelle en qualité d'avocat par son client ou pour le compte de celui-ci, ou à divulguer le contenu ou l'état de tout document dont il a pris connaissance à l'occasion et aux fins de son activité professionnelle, ou à divulguer tout conseil qu'il a donné à son client à l'occasion et aux fins de cette activité ...

2) Il est sans importance que l'attention de l'avocat ait été attirée ou non sur ce fait par son client ou pour le compte de celui-ci.

Cet article, tout en visant plus spécifiquement la relation avocat-client, comporte une interdiction de divulger toute communication ou de tous documents qui arrivent entre les mains de l'avocat dans le cadre de son activité professionnelle. Elle est plus vaste que le secret des communications entre avocat et client reconnu par le Tribunal international à l'article 97 du Règlement et plus large que le secret couvrant l'action en justice, qui est limité aux documents préparés en prévision du procès.

20. Nonobstant cet article 126, une fois qu'une personne témoigne en qualité de témoin, elle peut être contrainte de divulguer toute communication confidentielle entre elle et son avocat. L'article 129 de la Loi malaysienne sur les éléments de preuve prévoit que :

Aucune personne ne peut être contrainte de divulguer au tribunal une communication confidentielle quelconque intervenue entre elle et son conseiller juridique professionnel à moins qu'elle ne se présente en qualité de témoin, auquel cas elle peut être contrainte de divulguer toutes les communications que le tribunal pourrait juger nécessaire de connaître en vue d'expliquer tout élément de preuve qu'elle a donné, mais aucun autre.

(Non souligné dans le texte). Il semble que l'on renonce à invoquer le secret reconnu par l'article 129, ou pour le moins qu'il ne fasse plus l'objet d'une protection, dès lorsque le témoin a témoigné. Cet article démontre que, nonobstant ce privilège, une fois qu'un témoin se présente devant le tribunal, le pouvoir qu'a celui-ci d'exercer un contrôle sur la conduite de la procédure et d'obtenir tous les faits pertinents rend caduc le secret dont il aurait bénéficié s'il ne s'était pas présenté comme témoin.

5. Afrique du Sud

21. Comme dans la plupart des juridictions de Common law, la jurisprudence de l'Afrique du Sud soutient que toutes les communications confidentielles entre un accusé et son conseil juridique aux fins de donner ou d'obtenir un conseil juridique sont couvertes par le secret des communications entre avocat et client. Aux termes de la doctrine sud-africaine du "secret couvrant la déposition du témoin", les dépositions écrites recueillies par la police auprès de témoins potentiels sont couvertes par le secret jusqu'après la fin du procès. Voir, par exemple, Ex parte Minister of Justice : in re S v. Wagner, (4) SA 507 (A) (1965); Zweni v. Minister of Law and Order, (1) 1991 (4) SA 166 (W). Du fait qu'il s'agit de la prérogative du ministère public, il peut y déroger; en fait, il doit y renoncer et donner à la défense la déposition écrite si elle renferme une contradiction grave par rapport au témoignage oral du témoin. Van den Berg v. Streeklanddros, Van der Bijlpark, (1985) (3) SA 960 (T); S v. Kante, 1992 (1) SACR 677 (A). De même, les dépositions d'éventuels témoins à décharge sont également couvertes par le secret lorsqu'elles sont obtenues par la défense. Voir Kluwer, International Encyclopaedia of Laws, Vol. 2, paragraphe 484 (Supp. 1 Déc. 1993) (citant S.J. van Niekerk, S.E. van der Merwe et A.J. van Wyk, Privilegies in die Bewysreg, pages 222-23 (Butterworths, Durban, 1984).

22. La majorité conclut que la procédure sud-africaine est une procédure sui generis et qu'elle ne résout pas notre question. Cependant, le fait que l'Afrique du Sud admette que les dépositions prises par la police et utilisées par l'Accusation soient couvertes par le secret, tout en créant l'obligation de divulguer à la défense les dépositions contradictoires, démontre qu'il n'est pas possible de se prévaloir du secret pour empêcher l'accès à des éléments de preuve ayant trait à la crédibilité d'un témoin.

6. Etats-Unis

23. J'ai déjà examiné la façon dont les systèmes nationaux que la majorité juge convaincants considèrent comme couverts par le secret les documents recueillis par la défense en prévision du procès. Puisque, au contraire, le Règlement du Tribunal international ne reconnaît pas ce secret, la manière dont ces systèmes nationaux traite la question dont est saisie la Chambre de première instance ne constitue pas un précédent convaincant. Par contre, les règles en vigueur aux Etats-Unis, tout comme le Règlement du Tribunal international, ne considèrent pas tous les documents établis en prévision d'un procès comme couverts par le secret et échappant à l'obligation de communication. Par conséquent, je vais me référer à diverses règles de procédure pénale régissant les procédures devant les tribunaux fédéraux aux Etats-Unis, non pas parce qu'elles appartiennent au système judiciaire dont je suis originaire mais parce qu'elles sont, sur des points importants, identiques au Règlement du Tribunal international. Dans la présente section, j'examine la manière dont les Etats-Unis conçoivent le principe applicable aux pièces et documents de travail et les règles permettant l'échange des moyens de preuve ainsi que la production des dépositions d'un témoin par la Défense après le témoignage dudit témoin. C'est là que l'on trouve, selon moi, des arguments permettant de se prononcer sur la question soumise à la Chambre de première instance en raison de l'existence de similitudes importantes entre ces règles en vigueur aux Etats-Unis et le Règlement du Tribunal international.

24. Aux Etats-Unis, les documents réunis en prévision d'un procès ne sont pas protégés par le secret professionnel. Ces documents, considérés comme les pièces et documents de travail de l'avocat, sont en grande partie communiqués dans le cadre de circonstances appropriées. La jurisprudence des Etats-Unis a reconnu pour la première fois cette immunité couvrant les pièces et documents de travail dans Hickman v. Taylor, 329 U.S. 495 (U.S. Sup. Ct. 1947) lorsque la Cour suprême des Etats-Unis a décidé que des documents préparés "dans l'optique d'une action en justice" ne pouvaient être communiqués librement sans que ne soit apportée la preuve d'une nécessité. Idem, page 511. Un "certain degré de confidentialité, à l'abri de l'intrusion inutile des parties adverses et de leurs conseils" était mis en regard des intérêts de la société consistant à garantir que les parties obtiennent "la connaissance réciproque de tous les faits pertinents recueillis". Idem, pages 507, 510-511.

25. Des affaires ultérieures ont confirmé que le principe de l'immunité des pièces et documents de travail n'était pas un privilège bien que la confusion soit fréquente. Elle se rapproche plutôt davantage d'une immunité de divulgation, exigeant seulement que la partie adverse avance des motifs sérieux avant de pouvoir prendre connaissance de ces types de documents. Voir, par exemple, E.I. Du Pont De Nemours & Co v. Phillips Petrol. Co., 24 F.R. D. 416 (Fe. Dist. Ct. Del. 1959); Philadelphia v. Westinghouse Electric Corp., 210 F. Supp. 483 (Fed. Dist. Ct. Pa. 1962). Comme un auteur le faisait observer,

la protection des "pièces et documents de travail" n'est pas absolue au point de ne jamais pouvoir en justifier la divulgation puisque, à la différence du secret commercial, la divulgation erronée de "pièces et documents de travail" n'a pas pour conséquence quasi certaine de détruire immédiatement un droit de propriété protégé; l'intérêt protégé est non seulement limité mais aussi intangible et difficile à rattacher à un préjudice immédiat. La protection conférée aux "pièces et documents de travail" d'un avocat est par conséquent un moyen de défense invoquant l'immunité limitée.

Jeffrey F. Ghent, Annotation: Development, Since Hickman v. Taylor, of Attorney's "Work Product" Doctrine, 35 ALR 3d 412 (1995) paragraphe 25 (notes de bas de page omises). De ce fait, si la divulgation est justifiée, un tribunal peut déroger à l'immunité limitée de divulgation dont bénéficient les pièces et documents de travail. Voir également Bifferato v. States Marine Corps., 11 F.R.D. 44 (U.S. Dist. Ct. NY 1951). Cette théorie a été étendue aux affaires pénales dans la décision de la Cour suprême des Etats-Unis United States v. Nobles, 422 U.S. 225 (U.S. sup. Ct. 1975).

26. Dans Nobles, un conseil de la défense cherchait à récuser les deux principaux témoins à charge en interrogeant son enquêteur sur des dépositions que ce dernier avait auparavant obtenues de témoins et qu'il avait rassemblées dans un rapport. Le juge de première instance a ordonné au conseil de la défense de produire les passages pertinents du rapport pour permettre à l'accusation de les utiliser dans son contre-interrogatoire. La défense a refusé, et le juge de première instance a en conséquence refusé de permettre à l'enquêteur de témoigner. En appel, la Cour d'appel a conclu que la décision était erronée au motif que le droit accordé par la Constitution des Etats-Unis de ne pas témoigner contre soi-même et l'article 16 du Code fédéral de procédure pénale ("CFPP") en interdisaient la divulgation. Quand cette décision a été portée devant la Cour suprême des Etats-Unis, celle-ci a rejeté ce motif et a accepté la procédure suivie par le juge de première instance.

27. S'agissant des conclusions de la Cour d'appel, la Cour suprême a conclu que le droit de ne pas témoigner contre soi-même est personnel à l'accusé et ne s’étend pas aux dépositions ou témoignages de tiers parce que les témoins, en tant que tiers, sont à la disposition des deux parties. Idem page 233-34. La Cour a conclu que l'article 16 du CFPP, l'article intéressant la phase préparatoire du procès, qui est semblable aux articles 66 B), 67 C) et 70 A) du Règlement du Tribunal international, ne vise que la communication des pièces avant le procès et ne limite en aucune façon le large pouvoir discrétionnaire du tribunal de première instance de statuer sur les éléments de preuve durant le procès, et que la Cour d'appel s'était trompée en étendant le champ d'application de l'article au contexte du procès. Idem, pages 234- 236. La Cour a déclaré que bien que les tribunaux s'appuient sur le système contradictoire pour établir "des faits pertinents permettant de fonder une décision de culpabilité ou d'innocence", "le pouvoir judiciaire ne se limite pas au rôle d' arbitre ou de contrôleur. Ses procédures obligatoires peuvent servir à exiger la présentation des éléments de preuve devant le tribunal". Idem, page 230 (citant United States v. Nixon, 418 U.S. 683, 709 (U.S. Sup. Ct. 1974) (autres citations omises). La Cour a également fait observer que plusieurs de ses décisions antérieures reconnaissaient le pouvoir inhérent dont dispose les juridictions fédérales pour exiger que le ministère public produise les dépositions de ses témoins enregistrées auparavant de sorte que la défense puisse tirer pleinement parti du contre-interrogatoire et de manière à pouvoir renforcer le processus de recherche de la vérité. Voir par exemple, Jenks v. United States, 353 U.S. 657 (U.S. Sup. Ct. 1957); Gordon v. United States, 344 U.S. 414 (U.S. Sup. Ct. 1953); Goldman v. United States, 316 U.S. 129 (U.S. Sup. Ct. 1942); Palermo v. United States, 360 U.S. 343, 361 (U.S. Sup. Ct. 1959). La Cour n'a vu aucune raison d'interdire de manière générale au ministère public de pouvoir invoquer ce même droit pour la production de dépositions de témoins.

28. Bien que la majorité dans Nobles ait considéré les dépositions des témoins comme étant couvertes par le secret, elle a conclu que l'on pouvait renoncer à invoquer le secret parce que le témoin avait utilisé le rapport tout en témoignant pour la défense. Les juges de la majorité ont, cependant, conclu que le principe de la protection des pièces et documents de travail n'était pas un privilège mais seulement une limite à la communication des documents avant le procès. Ils ont noté que "le préjudice causé à la procédure d'enquête est beaucoup plus important quand une règle dissimule à l'enquêteur des éléments de preuve que lorsqu'elle empêche une partie de bénéficier de la divulgation préalable des éléments de preuve ou de prendre connaissance d'une piste menant à des éléments de preuve établis par son adversaire et qu'elle est tout autant en mesure de trouver". Idem pages 247-248. En outre, étant donné que l'une des raisons pour refuser de produire des dépositions de témoins avant le procès est d'éviter que celles-ci ne soient utilisées abusivement par une partie qui n'est pas disposée à accomplir son propre travail, le fait de limiter la communication des pièces en la reportant après le témoignage d'un témoin n'aurait pas d'effet négatif puisque les dépositions contradictoires antérieures qui sont entre les mains d'un adversaire sont uniques et ne peuvent pas être obtenues par d'autres moyens et qu'elles devraient, par conséquent, dans les circonstances appropriées, être divulguées. Idem.

29. La conclusion dans Nobles concernant la prise de connaissance des dépositions préalables des témoins a été codifiée à l'article 26.2 du Code fédéral de procédure pénale des Etats-Unis, qui stipule dans son passage pertinent :

Article 26.2. Production des dépositions de témoins

a) Requête aux fins de production. Après qu'un témoin autre que l'accusé ait témoigné dans le cadre de l'interrogatoire par la partie qui l'a cité, la cour, à la demande d'une partie qui n'a pas appelé le témoin, ordonne au représentant du ministère public ou à l'accusé et à l'avocat de l'accusé, selon le cas, de produire, aux fins d'examen et d'utilisation par la partie demanderesse, toute déposition du témoin en leur possession et qui se rapporte à l'objet du témoignage du témoin.

Cet article a servi de corollaire au Titre 18 U.S.C. par. 3500, intitulé Demandes aux fins de production des dépositions et rapports de témoins, qui avait été initialement promulgué avant la décision Nobles. Son passage pertinent est libellé comme suit :

 

b) Après qu'un témoin appelé par le Ministère public ait témoigné dans le cadre de l'interrogatoire par la partie qui l'a cité, la cour, à la demande de l'accusé, ordonne au ministère public de produire toute déposition ... du témoin entre les mains du ministère public qui se rapporte à l'objet du témoignage du témoin, la cour ordonne qu'elle soit remise immédiatement à l'accusé pour examen et utilisation.

Il est à remarquer que ces articles sont en vigueur malgré les dispositions applicables à la phase préparatoire du procès protégeant à l’encontre de la divulgation les documents internes, y compris les dépositions des témoins. Les articles 16 a) 1) C) et 16) b) 1) a) du Code de procédure pénale qui figurent dans la section sur la mise en accusation (mise en accusation) du Code fédéral de procédure pénale et sont pratiquement identiques aux articles 66 B), 67 C) et 70 A) du Règlement du Tribunal international, prévoient l'échange de documents et d'objets matériels à la demande de l'accusé. Cependant, Fed. R. Crim. 16 a) 2) limite cette divulgation comme suit :

16 a) 2) Divulgation des éléments de preuve par le ministère public - Exceptions à la divulgation. ... le présent article n'autorise pas la divulgation ou l'inspection des rapports, mémorandums ou autres documents internes du ministère public constitués par son représentant ou d'autres agents du ministère public dans le cadre de l'enquête ou de l'instruction de l'affaire. Le présent article n'autorise pas non plus la divulgation ou l'inspection des dépositions des témoins à charge ou des témoins à charge potentiels sauf comme prévu dans 18 U.S.C. para. 3500.

...

16 b) 2) Divulgation des éléments de preuve par la défense - exceptions à la divulgation. ... le présent paragraphe n'autorise pas la divulgation ou l'inspection des rapports, mémorandums ou autres documents internes de la défense constitués par l'accusé ou les avocats de l'accusé ou ses agents dans le cadre de l'enquête ou de la défense de la cause, ou des déclarations effectuées par l'accusé ou par des témoins à charge ou à décharge ou par des témoins à charge ou à décharge potentiels, à l'accusé ainsi qu'à ses agents ou avocats.

Ces articles indiquent que des considérations différentes entrent en jeu après le témoignage d'un témoin et, que la disposition d'échange des éléments de preuve de l'article 16 b 1) A) ait été ou non déclenchée, la cour peut ordonner la production de la déposition préalable d'un témoin aux fins de son utilisation par la partie adverse. Ces articles constituent un équilibre approprié entre l'intérêt d'un avocat à ne pas divulguer les documents qu'il a recueillis durant la préparation de la défense et l'intérêt de la cour à recevoir tous les faits pertinents au procès.

C. Normes internationales

30. Comme mentionné dans l'opinion séparée du Juge Vohrah, les normes internationales des droits de l'accusé incluent certains privilèges et garanties de procédure. On compte notamment parmi ceux-ci le droit à un jugement équitable et la garantie que toute personne accusée "ne peut pas être forcée de témoigner contre elle même ou de s'avouer coupable". Pacte international relatif aux droits civils et politiques ("Pacte international"), art. 14 1) par. 3 g). Le commentaire relatif à cet article note que "le critère le plus important d'un procès équitable est le principe de l'égalité des armes" entre ... le ministère public et la défense". Dr. jur. et habil. Manfred Nowak, U.N. Covenant on Civil and Political Rights CCPR Commentary, page 246. Cet auteur ajoute que "les droits au plan de la procédure, comme la prise de connaissance des dossiers ou la communication d'éléments de preuve, doivent être traités de manière égale pour les deux parties". Idem. Ce principe s'applique aux témoins :

Le droit de citer, d'obtenir la comparution et d'examiner des témoins dans les mêmes conditions que le ministère public est un élément essentiel de l'égalité des armes" et, de ce fait, d'un procès équitable. Cependant, le droit de la défense d'obtenir l'interrogation des témoins à décharge n'est, cependant, pas un droit absolu.. Il est assujetti à la restriction que ce soit "dans les mêmes conditions que les témoins à charge" ... Le point crucial ici est que les parties sont traitées à égalité en ce qui concerne l'introduction des éléments de preuve en interrogeant les témoins.

Idem, page 261-62 (note de bas de page omise).

31. L'Accusation a appelé plus de 75 témoins dont beaucoup ont vu leurs dépositions préalables utilisées contre eux par la Défense à l'occasion du contre-interrogatoire. La Défense soutient maintenant qu'elle devrait être en mesure de citer des témoins non pas dans les mêmes conditions que les témoins à charge mais dans des conditions différentes et plus favorables. Cependant, bien que, comme le relève le Juge Vohrah, bon nombre des décisions tournant autour du principe de l'égalité des armes portent sur les droits des accusés, la doctrine vise clairement l'égalité pour les deux parties : "C'est dans le but d'établir l'égalité, dans la mesure du possible, entre le ministère public et la défense, que la législation interne de la plupart des pays affecte l'instruction à un membre du judiciaire...". Jespers c. Belgique, 27 D.R. Eur. Comm. H.R. Report, paragraphe 55.

32. Dans son opinion séparée, le Juge Vohrah implique que cette différence de traitement avancée par la Défense est justifiée en grande partie sur la base de l'arrêt Jespers où il est noté que "le ministère public dispose, pour étayer l'accusation, de facilités découlant de ses pouvoirs d'enquête soutenus par le dispositif judiciaire et policier ainsi que de ressources techniques et de moyens de coercition énormes". Cependant, on ne saurait comparer les ressources et les pouvoirs de l'Accusation du Tribunal international avec ceux de nombreuses autres administrations nationales : "A la différence des juridictions pénales internes, le Tribunal n'est pas doté de forces de l'ordre : sans passer par l'intermédiaire des autorités nationales, il ne peut pas exécuter les mandats d'arrêt; il ne peut pas non plus saisir de pièces à conviction, contraindre les témoins à déposer ou perquisitionner sur les lieux des crimes présumés". Allocution d'Antonio Cassese, Président du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie devant l'Assemblée générale des Nations Unies, 7 novembre 1995, Annuaire 1995 du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie page 312 (1995). Le Tribunal international doit compter sur la coopération des autorités étatiques et, malheureusement, quelques uns seulement des Etats membres de l'Organisation des Nations Unies ont promulgué une législation d'application. Plus important encore, deux des Entités de l'ex-Yougoslavie ont refusé de coopérer pleinement avec le Tribunal international. Idem, page 313. De ce fait, le Procureur du Tribunal international n'a pas tous les avantages d'un Etat, rendant Jespers moins convaincant. Pour ces raisons, les normes internationales qui figurent dans le Pacte international et la CEDH ne seraient pas violées par une ordonnance aux fins de divulgation des passages pertinents de dépositions antérieures de témoins appelés par la Défense4.

______________________________
4 De surcroît, contrairement à l'argument de la Défense dans la présente affaire, l'interdiction de s'incriminer notée dans le Pacte international et le Statut du Tribunal international ne se rapporte qu'à l'accusé. La Défense cite Funke c. France, A 256-A (1993) où, concernant un droit identique défini dans la CEDH, la Cour européenne des droits de l'homme a conclu qu'un Etat violait le droit d'un accusé de garder le silence en essayant de le forcer à produire des éléments de preuve à charge (états bancaires). Cette affaire ne vient pas étayer l'argument de la Défense. Les états bancaires visés dans cette affaire étaient des éléments de preuve effectifs et non le récit par un témoin d'événements qu'il a observé. Ces pièces à conviction ne sont donc pas analogues à des dépositions de témoins et cette affaire ne présente guère d'intérêt pour la question dont nous sommes saisis.

D. La connaissance des procédures

33. Dans son opinion séparée, le Juge Vohrah conclut que les parties devraient connaître les procédures appliquées. Selon lui, du fait que la Chambre de première instance n'a pas fait savoir à la Défense qu'elle pourrait être contrainte de divulguer les dépositions de ses témoins à l'Accusation, il serait injuste de décider de le faire aussi tardivement. Le Juge Vohrah note que cette iniquité potentielle est exacerbée par le fait que la Chambre de première instance a rejeté la demande initiale de l'Accusation, déposée durant la phase préparatoire du procès, en vue d'obtenir les dépositions des témoins à décharge. Bien que je sois d'accord avec mon estimé collègue en ce qui concerne la valeur évidente de la connaissance des procédures de la cour devant laquelle on pratique, je ne peux pas accepter sa conclusion d'une iniquité potentielle dans cette affaire au détriment de la Défense.

34. Premièrement, le Règlement n'indique pas que les dépositions recueillies par la Défense auprès de témoins ne feront pas l'objet d'une divulgation à un moment quelconque durant l'instance. Le Tribunal international a dix articles intéressant la preuve qui sont conçus uniquement en vue de fournir le cadre de la conduite de la procédure. Il est indéniable que nos articles ne pouvaient pas prévoir tous les points de procédure que des parties en provenance de divers pays pourraient s'attendre à utiliser et le Tribunal international n'a pas élaboré les règles détaillées ultra-techniques typiques des systèmes avec jury en vue de couvrir toutes ces possibilités. Dans les systèmes de droit romain, on ne dispose pas de règles techniques et tous les éléments de preuve qui contribuent à la recherche de la vérité sont permis. Notre Règlement confère aux Juges le pouvoir d'examiner tous les éléments de preuve pertinents et, le cas échéant, de rendre de nouvelles décisions pour contribuer à la solution des affaires traduites devant la Chambre de première instance. Du fait de l'absence de dispositions spécifiques, la Chambre de première instance a rendu les décisions qui, d'après elle, faciliteraient au mieux le processus. Par exemple, bien qu'il n'y ait pas de disposition spécifique à l'article 85 prévoyant le dépôt d'une requête aux fins de rejet à l'issue de la présentation du réquisitoire principal de l'Accusation, la Défense a déposé une telle requête et, contre l'objection de l'Accusation, la Chambre de première instance a autorisé son dépôt. L'examen d'une telle requête relève du pouvoir discrétionnaire de la Chambre de première instance de contrôler la conduite de la procédure. En outre, durant tout le procès, la Chambre de première instance a examiné les objections contestant le témoignage pour absence de fondement, parce qu'il s'agit de preuve par ouï dire et échappant au champ de l'interrogatoire par la partie citant le témoin. La Chambre de première instance l'a fait sans se référer à une disposition spécifique de notre propre Règlement mais elle a été guidée par la norme générale énoncée à l'article 89 C) qu'elle "peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu'elle estime avoir valeur probante". Ordonner la production des dépositions antérieures de témoins après le témoignage de ceux-ci relève de même de ce pouvoir discrétionnaire. De fait, l'article 98 confère aux Juges du Tribunal international plus de pouvoir qu'il en existe dans les systèmes de Common Law en leur permettant d'ordonner à une partie de produire des moyens de preuve supplémentaires. Le Règlement ne confère pas un privilège sans équivoque quant aux documents qu'une partie entend utiliser comme moyen de preuve au procès et, par conséquent, la Défense avat reçu notification de ce que le secret professionnel n'est pas reconnu par le Règlement.

35. Deuxièmement, la Décision rendue lors de la phase préparatoire du procès rejetant la requête de l'Accusation aux fins de production des dépositions des témoins à décharge ne constitue pas un fondement pour l'argument de la Défense. Avant l'ouverture du procès, l'Accusation a déposé une requête demandant qu'on lui communique toutes les dépositions préalables des témoins à décharge. L'Accusation soutenait qu'elle avait conclu un accord avec le Conseil de la Défense en vue d'échanger les dépositions des témoins que celui-ci entendait appeler au procès. Dans sa réponse écrite à cette requête, la Défense n'a pas nié l'existence d'un quelconque accord mais a affirmé que les dépositions de ses témoins étaient protégées par un secret professionnel juridique. La Chambre de première instance a rejeté cette requête. Elle a motivé sa décision par le fait "que l'Accusation n'a pas offert de raison spécifique à l'appui de sa requête" et que le Règlement "ne prévoit pas de disposition explicite relative à la divulgation des dépositions des témoins par la Défense". Cette décision se rapporte uniquement à la divulgation au cours de la phase préparatoire du procès et, de ce fait, elle ne limite en aucune façon le pouvoir de la Chambre de première instance de requérir la production d'une déposition préalable après que le témoin ait témoigné au procès. A ce stade, la production de la déposition relève des règles de preuve et la décision de la Chambre de première instance sur une question relative à la divulgation durant la mise en accusation n'a pas valeur contraignante.

D. Violation de la confidentialité et difficultés de trouver de nouveaux témoins

36. La Défense affirme de surcroît qu'une Ordonnance de la Chambre de première instance la contraignant à produire aux fins d'utilisation par l'Accusation la déposition préalable d'un témoin à décharge violerait l'engagement de la Défense envers ses témoins de protéger la confidentialité de leurs dépositions ainsi que le droit à la confidentialité énoncé à la CEDH et dans le Pacte international. De plus, la Défense avance qu'une ordonnance aux fins de production rendue par la Chambre de première instance nuirait à la capacité du Conseil de la Défense de trouver dans l'avenir des témoins disposés à témoigner devant le Tribunal international. Ces arguments sont sans fondement. Un témoin qui offre son témoignage ne peut s'attendre raisonnablement à ce que celui-ci ne soit pas contesté et il doit comprendre que sa crédibilité devient un argument quand il témoigne. En conséquence, on ne saurait être fondé à dire que la divulgation des passages pertinents de la déposition préalable d'un témoin contrevient à un droit fondamental exprimé dans la CEDH et le Pacte international. Toutes assurances du contraire avancées par le Conseil de la Défense sans aucune base factuelle ne devraient pas être acceptées par la Chambre de première instance.

37. L'affirmation que le fait de révéler le passage de dépositions préalables d'un témoin qui renferme des faits discutés par ledit témoin durant son interrogatoire nuirait à l'accès de la Défense à de futurs témoins, est également sans fondement. Dans la plupart des cas, et certainement dans la situation qui intéresse la Chambre de première instance, seul les passages de la déposition qui se rapportent au témoignage donné par le témoin seraient soumis à divulgation. Comme dans l'article 26.2 du Code fédéral de procédure pénale des Etats-Unis, les passages qui ne se rapportent pas à cet objet de la déposition du témoin peuvent être supprimés. De plus, l'article 90 E) du Règlement permet à un témoin de refuser de faire toute déclaration qui risquerait de l'incriminer. La Chambre de première instance appliquerait ce droit, qu'il se rapporte à un témoignage donné pour la première fois devant elle ou qui figure dans des dépositions préalables.

38. Les témoins à charge ont été soumis à un contre-interrogatoire sur leurs dépositions préalables se rapportant à leur témoignage. La Chambre de première instance ne dispose d'aucun élément sur l'effet que cela a pu avoir sur la capacité de l'Accusation de trouver des témoins mais il semblerait qu'il ait été limité puisqu'elle a cité plus de 75 témoins durant le procès. De nombreux témoins répugnent naturellement à témoigner. Le Tribunal international a répondu à cet état de fait en accordant des mesures de protection aux témoins des deux parties. Ces mesures ont compris l'octroi de pseudonymes, l'anonymat, le témoignage par la voie de vidéoconférence et des audiences à huis clos. Lorsqu'il a établi ces mesures, le Tribunal international n'a pas oublié que cette répugnance des témoins doit être balancée par la nécessité pour les Juges de recevoir des témoignages crédibles et complets. L'utilisation de dépositions antérieures contradictoires aux fins de contre-interrogatoire contribue à cet objectif. En conséquence, l'affirmation de la Défense qu'une ordonnance relative à la production violerait la confidentialité et constituerait un obstacle pour de futurs accusés ne mérite pas d'examen plus approfondi de la part de la Chambre de première instance.

E. Le pouvoir de la Chambre de première instance d'ordonner la production

39. Bien que le Règlement établisse une procédure essentiellement contradictoire, il confère spécifiquement aux Chambres un rôle significatif dans la recherche de tous les faits pertinents sur lesquels fonder leurs jugements. Il le fait de plusieurs façons. Premièrement, il ne lie pas le Juge par les règles ultra-techniques typiques de nombreux systèmes internes. Premier Rapport annuel, page 104. Deuxièmement, l'article 98 du Règlement habilite la Chambre de première instance à ordonner la production de nouveaux moyens de preuve et l'article 115 l'autorise à recevoir des moyens de preuve supplémentaires dont elle ne disposait pas au moment du procès. De fait, la recherche de la vérité est si fondamentale que, après la conclusion de la procédure devant une Chambre de première instance ou la Chambre d'appel, l'article 119 autorise les parties à déposer une demande en révision du jugement s'il est découvert un fait nouveau qui n'était pas connu de la partie intéressé lors de la procédure. Enfin, l'article 54 donne explicitement effet au pouvoir inhérent des Chambres de contrôler la conduite de leurs procédures en autorisant la délivrance des ordonnances qui peuvent se révéler nécessaires pour la préparation ou la conduite du procès.

40. Dans le cadre du Règlement, les éléments recueillis en prévision du procès devant le Tribunal international sont protégés par la doctrine de la protection des pièces et documents de travail, qui émane des Etats-Unis et permet la divulgation après démonstration d'une justification. Si les éléments étaient protégés par le secret professionnel juridique reconnu en Angleterre, au Canada et en Australie, l'Accusation ne pourrait jamais en prendre connaissance. Cependant, l'article 67 C) du Règlement exige leur divulgation si la Défense demande des documents semblables en vertu de l'article 66 B). Ces dispositions relatives à l'échange des moyens de preuve sont presque identiques à celles du Code fédéral de procédure pénale des Etats-Unis : l'article 66 B) du Règlement du Tribunal international est proche de l'article 16 a) 1) c) du Code des Etats-Unis et l'obligation réciproque de divulgation de la défense durant la phase préparatoire du procès visée à l'article 16 b) 1) A) du Code des Etats-Unis est quasiment identique à celle énoncée à l'article 67 C) de notre Règlement. Je fais référence à ces articles non parce qu'ils règlent la question dont la Chambre de première instance est saisie mais parce qu'ils révèlent la validité du rapport dans le "Insider's Guide" que les Juges ont choisi de ne pas inclure un secret professionnel mais seulement les droits les plus généralement reconnus; celui de ne pas s'accuser soi-même (article 90 E) du Règlement) et celui du secret des communications entre avocat et client (article 97). voir Virginia Morris et Michael P. Scharf, An Insider's Guide to the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia ("Insider's Guide") vol. 1, page 267 (1995). L'article 70 A) du Règlement peut être interprété comme incluant les dépositions des témoins à décharge parmi les "documents internes". Ce dernier article est très proche des articles 16 a) 2) et 16 b) 2) du Code fédéral de procédure pénale des Etats-Unis, qui protègent les documents internes et les dépositions de l'Accusation et de la Défense à l'encontre de la divulgation durant la phase préparatoire au procès. Cependant, l'article 26.2 de ce Code des Etats-Unis permet à la cour d'ordonner la production d'une déposition préalable de tout témoin après que celui-ci ait témoigné en vue de son utilisation par la partie adverse dans le cadre du contre-interrogatoire. De même, la Chambre de première instance devrait exercer son pouvoir en vertu de l'article 54 d'ordonner la production des dépositions des témoins.

41. L'Accusation affirme que les dépositions des témoins perdent leur caractère de document interne quand la Défense décide de citer un témoin et que, sans aucun doute une fois que le témoin témoigne, la déposition n'est plus un document interne et la Défense renonce à toute protection qu'elle avait en vertu de l'article 70 A) du Règlement. Bien que l'article 66 A) puisse sembler incompatible avec l'article 70 A), cette interprétation harmoniserait les obligations du Procureur en vertu de l'article 66 A) avec la protection conférée par l'article 70 A), parce que dès que l'Accusation divulgue les dépositions au Juge aux fins de confirmation de l'acte d'accusation, les dépositions cessent d'être des documents internes et ne bénéficient plus de la protection visée à l'article 70 A).

42. De surcroît, bien que ces dépositions puissent être protégées durant la phase préparatoire du procès par l'article 70 A), cette protection n'atteint pas le degré d'un secret professionnel juridique parce que notre Règlement ne sanctionne pas un tel secret. Au contraire, on peut avancer que les dépositions sont protégées par la doctrine de la protection des pièces et documents de travail et que celle-ci tombe une fois que le témoin témoigne. Cette décision est fondée sur l'hypothèse que l'objectif poursuivi par cette doctrine est la confidentialité et que, quand celle-ci cesse d'exister, le privilège à l'égard de la divulgation n'a plus de raison d'être. De ce fait, de nombreuses juridictions aux Etats-Unis ont conclu que cette doctrine interdit uniquement la divulgation durant la phase préparatoire du procès. Voir, par exemple, Dougherty v. Gellenthin, 99 N.J. Super. 283, 239 A.ed 280 (1986) (la protection des pièces et documents de travail n'est plus nécessaire quand la nécessité de la confidentialité disparaît); Philadelphia Electric Co. v. Anaconda American Brass Co., 275 F. Supp. 146 (Fed. Dist. Ct. PA 1967) (la divulgation à des tiers élimine la protection des pièces et documents de travail); United States v. Kelsey-Hayes Wheel Co., 15 F.R.D. 461 (Fed. Dist. Ct. Mich. 1954) (les documents établis en prévision du litige doivent faire partie du dossier de travail de l'avocat pour conserver la protection de la doctrine des pièces et documents de travail); Shaw v. Wuttke, 28 Wis, 2d 448, 137 NW2d 649 (Wis. St. Ct. 1965) (après qu'un témoin comparaît à la barre, l'avocat a eu l'avantage de la protection des pièces et documents de travail et cette protection tombe); et State ex rel. State Highway Co. v. Steinkraus, 76 NM 617, 417 P.2d 431 (New Mex. St. Ct. 1966) (la protection des pièces et documents de travail n'existe qu'avant le procès)5. Alors que dans l’affaire Nobles le tribunal a ordonné la divulgation de la déposition parce que le témoin l'a utilisée durant son témoignage, la plupart des juridictions n’ont pas limité leur décision à ces cas, concluant que "ce qui constitue une dérogation eu égard aux pièces et documents de travail dépend, clairement, des circonstances". Nobles, 422 U.S. page 240, fn. 14.

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5 Les affaires énumérées pour cette proposition remontent naturellement à une date antérieure à 1975, l'année de la décision de la Cour suprême des Etats-Unis dans l'affaire Nobles, parce que en 1979, soit ultérieurement à cette décision, le Code fédéral de procédure pénale a été étendu pour couvrir explicitement la divulgation des dépositions des témoins à décharge à l'article 26.2.

43. Nonobstant le statut des dépositions des témoins à décharge avant le procès, des considérations différentes se posent à l'instance. L'opinion majoritaire dans Nobles, qui examine en profondeur le rapport entre une protection des dépositions des témoins avant le procès et le pouvoir d'un tribunal d'ordonner leur production après le témoignage du témoin, sert d'exemple. Cette opinion dans Nobles a examiné Hickman v. Taylor où la doctrine des pièces et documents de travail est définie pour la première fois. S'agissant des dépositions des témoins, la décision majoritaire de Nobles a conclu que Hickman avait rejeté une requête demandant les dépositions de témoins du fait que cette requête tombait "en dehors du champ de la divulgation", Nobles, 422 U.S. page 244 (White, J. opinion majoritaire) (citant Hickman, 329 U.S. 495 page 510 (1947), mais a noté que Hickman reconnaissait que "les dépositions de témoins peuvent être recevables comme éléments de preuve dans certaines circonstances et peuvent servir à révoquer ou à corroborer un témoin". Idem, page 244. Depuis Hickman, a reconnu la décision majoritaire, "la jurisprudence et la doctrine ont uniformément continué de considérer la doctrine des "pièces et documents de travail" uniquement comme une limite à la divulgation durant la phase préparatoire du procès et non comme un privilège limité au plan de la preuve". Idem, pages 246-47. Enfin, bien que les dépositions de témoins recueillies en dehors du tribunal sont généralement considérées comme des preuves indirectes irrecevables, "ces dépositions deviennent des moyens de preuve uniquement quand le témoin témoigne au procès et elles ne constituent alors généralement que des moyens de preuve intéressant la révocation", Nobles, 422 U.S. page 245, fn. 4 (White, J., opinion majoritaire) (citant Hickman v. Taylor, 329 U.S. page 514 (Jackson, J., opinion majoritaire). Une raison générale fondamentale de l'avis de la majorité a été exprimée comme suit :

Cependant, une déposition préalable contradictoire en possession de sa partie adverse, cependant, quand elle est demandée à des fins de preuve - c'est-à-dire en vue de révoquer le témoin après son témoignage - est, à cette fin, unique. De la même façon, le danger perçu dans Hickman que chaque partie à une affaire refusera de se préparer dans l'espoir d'utiliser éventuellement la préparation de son adversaire est absent quand la divulgation n'a lieu qu'au procès. De fait, il est extrêmement difficile de donner une raison pour laquelle les dépositions sur le même objet que le témoignage d'un témoin ne devrait pas être remise à un adversaire après que le témoin ait témoigné. Ou la déposition concordera avec le témoignage du témoin, auquel cas elle sera inutile et la divulgation ne nuira en rien, ou elle sera contradictoire et d'une valeur incontestable pour le jury.

Idem, page 248. Cet examen est intéressant parce qu'il met en relief la différence entre la protection accordée aux dépositions de témoins durant la phase préparatoire du procès et leur protection durant le procès. Notre Règlement ne reconnaît pas un secret professionnel juridique en ce qui concerne les dépositions des témoins à décharge mais assure seulement leur protection en tant que documents internes durant la phase préparatoire du procès et, par conséquent, la Chambre de première instance, en vertu de l'article 54 de notre Règlement, devrait ordonner leur production après le témoignage du témoin. Notre Règlement n'oblige pas la Défense à fournir à l'Accusation les dépositions de ses témoins avant le procès, mais la production de ces dépositions après le témoignage du témoin concorde avec l'objectif de notre Règlement de placer les parties sur "un pied d'égalité" au procès. Premier Rapport annuel, page 103. Une telle ordonnance serait "dans l'esprit du Statut" comme l'exige l'article 89 B) du Règlement.

44. De même, la production des dépositions préalables des témoins à décharge après leur témoignage "serait propre à parvenir ... à un règlement équitable de la cause". Voir article 89 B). La Cour suprême des Etats-Unis dans Nobles a reconnu que :

Si le système contradictoire dépend principalement des parties pour la présentation et l'examen des faits pertinents, le judiciaire ne se limite pas au rôle d'un arbitre ou d'un superviseur. Il dispose de procédures obligatoires pour exiger la présentation d'éléments de preuve devant la cour ou devant un jury de mise en accusation ... Comme nous l'avons récemment observé dans United States v. Nixon, (418 U.S. 683 (1974), page 709 :

Nous avons choisi d'employer un système contradictoire de justice pénale dans lequel les parties contestent toutes les questions devant un tribunal. La nécessité d'établir tous les faits pertinents dans le cadre du système contradictoire est à la fois fondamentale et exhaustive. On irait à l'encontre des buts de la justice pénale si les jugements devaient être fondés sur une présentation partielle ou douteuse des faits. L'intégrité même du système judiciaire et la confiance du public dans celui-ci dépendent de la divulgation intégrale de tous les faits, dans le contexte des Règles régissant l'administration de la preuve. Pour assurer que justice soit faite, il est impératif que les tribunaux disposent de procédures contraignantes pour la production des éléments de preuve par l'Accusation ou par la Défense.

Nobles, 422 U.S. pages 230-231.

45. L'évaluation de la crédibilité d'un témoin n'est pas une tâche facile. Les Juges du Tribunal international ne devraient être privés d'aucun élément de preuve pertinent se rapportant aux questions en cause. La Défense a fréquemment utilisé les dépositions des témoins à charge pour procéder à leur contre-interrogatoire. Cette pratique communément acceptée vise à indiquer les contradictions qui peuvent influer sur la crédibilité du témoin. Je ne vois aucune raison de refuser catégoriquement à l'Accusation la même possibilité après que la Défense ait appelé un témoin et présenté son témoignage au procès concernant les questions visées dans la déposition dudit témoin. Quand un témoin parle avec un avocat et fait une déposition sur les événements en cause, sa déposition devient partie des éléments recueillis en prévision du litige et les dossiers de l'avocat devraient être protégés contre une divulgation obligatoire durant la phase préparatoire du procès, en l'absence d'une obligation d'échange de moyens de preuve. Cependant, une fois que l'avocat appelle le témoin au procès, dans la mesure où ledit témoin divulgue durant son témoignage le contenu de sa déposition, sa protection devrait être considérée comme écartée du fait qu'il révèle le contenu de ce qui pouvait être une communication protégée à l'avocat. Plusieurs règles du Tribunal international mettent l'accent sur la nécessité de disposer de tous les faits pertinents et, à la différence de la plupart des systèmes de Common Law, elles permettent même aux Chambres d'ordonner la production d'éléments de preuve. L'importance du témoignage d'un témoin est manifeste :

Il y a des raisons de penser que le témoignage des témoins peut présenter une importance particulière dans les procès devant le Tribunal international en raison de l'absence du type d'éléments de preuve détaillés par documents ou "piste de documents" disponibles dans les procès des grands criminels de guerre dans le Tribunal de Nuremberg.... De ce fait, les pouvoirs du Tribunal international relatifs au témoignage des témoins peuvent être considérés comme les pouvoirs propres à toute juridiction pénale ou comme les pouvoirs nécessaires implicites de la Chambre de première instance en vertu du Statut.

Insider's Guide, Vol. 1, pages 264-65.

46. Les témoins qui ont comparu devant la Chambre de première instance durant ce procès se sont, dans la plupart des cas, exprimés en serbo-croate. L'interprétation influe nécessairement sur la capacité de la Chambre de première instance d'évaluer le comportement du témoin. Les dépositions préalables des témoins utilisées dans le contre-interrogatoire sont utiles pour révéler toutes contradictions pouvant toucher l'évaluation de la crédibilité du témoin par la Chambre de première instance. L'utilisation de ces dépositions préalables contribue à une décision équitable sur la cause et la Chambre de première instance a tout à fait le pouvoir d'ordonner la production, le cas échéant, de ces dépositions.

IV. CONCLUSION

47. Les dépositions préalables d'un témoin peuvent offrir des éléments de preuve précieux pouvant aider la Chambre de première instance à évaluer la crédibilité des témoins et à rendre un jugement. Je conclus que notre Règlement confère à la Chambre de première instance le pouvoir d'ordonner la production des dépositions des témoins de la Défense après leur témoignage, et que les objections de la Défense ne sont pas fondées.

48. Le droit de l'accusé de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même ne couvre pas la divulgation des dépositions préalables des témoins à décharge, parce que le droit de ne pas s'incriminer est un droit personnel qui ne s'étend pas à d'autres personnes. Notre Règlement ne prévoit que les deux privilèges les plus généralement reconnus - celui de ne pas s'incriminer et celui protégeant les communications entre avocat et client - et n'étend pas le secret professionnel aux dépositions des témoins de la Défense. De surcroît, l'absence d'une disposition spécifique exigeant la divulgation des dépositions des témoins à décharge ne limite pas le pouvoir inhérent de la Chambre de première instance d'ordonner leur production une fois que le témoin a témoigné. Toute protection qui existe avant le procès en vertu de notre Règlement tombe quand le témoin témoigne et l'intérêt fondamental à recevoir tous les éléments de preuve pertinents et probants justifie une ordonnance requérant leur production.

49. Les dix articles du Règlement du Tribunal international sur la preuve fournissent le cadre de la conduite du procès et ne peuvent pas prévoir toutes les procédures que des parties provenant de pays divers pourraient s'attendre à utiliser. Durant tout ce premier procès qui s'est déroulé devant le Tribunal international, la Chambre de première instance, en l'absence d'un Règlement explicite, a rendu les décisions qui, selon elle, faciliteraient au mieux le processus. La demande de la divulgation des dépositions préalables d'un témoin après qu'il témoigne est étayée par des considérations différentes de celles qui s'appliquent durant la phase préparatoire du procès. La Décision rendue lors de la phase préparatoire du procès de la Chambre de première instance rejetant l'accès aux dépositions des témoins à décharge avant le procès ne limite en aucune façon le pouvoir de la Chambre de première instance de requérir la production d'une déposition préalable après que le témoin concerné témoigne au procès. Un témoin qui offre un témoignage ne peut pas s'attendre raisonnablement à ce que son témoignage ne soit pas contesté. De fait, sa crédibilité est alors mise en jeu et toute conviction qu'il pourrait avoir eue quant à la confidentialité d'une déposition est injustifiée.

50. Je n'introduirais pas dans notre Règlement le secret professionnel reconnu par certains systèmes nationaux. Ce serait contraire à l'intention des auteurs du Règlement. De plus, cela ignorerait le fait que plusieurs juridictions de Common Law citées comme reconnaissant ce privilège semblent évoluer vers des procédures davantage orientées en faveur de la divulgation. Le Tribunal international ne devrait pas ignorer les règles nouvelles et progressistes qui contribuent à dégager tous les faits pertinents. En tant que Tribunal international, plutôt que d'ignorer les tendances vers une procédure plus équitable, plus efficiente et plus efficace, il devrait ouvrir la voie. La justice ne peut pas être servie si chaque règle et décision doit être justifiée sur la base d'un décompte de tous les systèmes juridiques. Se retrancher derrière un secret professionnel qui fait l'objet d'une certaine contestation, même dans les systèmes internes qui le reconnaissent, ne revient pas à appliquer un principe général de droit mais plutôt à appliquer un principe obsolète et qui, explicitement, n'est pas reconnu par le Tribunal international.

51. Etant donné les circonstances uniques dans lesquelles opère le Tribunal international et que j'ai évoquées plus haut, il devrait exercer son pouvoir inhérent et explicite d'ordonner la production de la déposition d'un témoin à décharge après le témoignage du témoin concerné. Cela ne constituerait pas l’abrogation d'un privilège à l'encontre de la divulgation; ceci subordonnerait seulement le droit qu’a toute partie à citer un témoin à la nécessité de produire la déposition dudit témoin, après témoignage de celui ci.

 

Fait le 27 novembre 1996

 

(signé)

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Gabrielle Kirk McDonald

 

[Sceau du Tribunal]