LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE

Composée comme suit : Mme le Juge Gabrielle McDonald, Président
M. le Juge Ninian Stephen
M. le Juge Lal C. Vohrah

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le : 27 novembre 1996

LE PROCUREUR

C/

DUSKO TADIC, alias "DULE"


OPINION SÉPARÉE DU JUGE STEPHEN SUR LA DÉCISION
RELATIVE Á LA REQUÊTE DE L'ACCUSATION AUX FINS DE
PRODUCTION DE DÉPOSITIONS DE TÉMOINS


Le Bureau du Procureur :
M. Grant Niemann
Mme Brenda Hollis

M. Alan Tieger
M. Michael Keegan
Le Conseil de la Défense :
M. Michail Wladimiroff
M. Alphons Orie

M. Steven Kay
Mme Sylvia de Bertodano

La question dont cette Chambre est saisie se pose de la façon suivante. Au début de son contre-interrogatoire par le Substitut du Procureur, un témoin à décharge lui a déclaré qu'il avait donné antérieurement une déposition au Conseil de la Défense ou à ses représentants et qu'il avait accepté de venir témoigner devant le Tribunal international. L'Accusation a-t-elle alors le droit de requérir que la Défense produise cette déposition ? La Défense soutient que la déposition du témoin est couverte par le secret professionnel juridique tandis que l'Accusation affirme qu'elle ne l'est pas et que, même si elle l'était, le témoin y a renoncé en témoignant devant la Chambre et que ladite Chambre devrait requérir la production de la déposition du témoin.

Il n'avait, en aucune façon, été fait référence à la déposition du témoin dans son témoignage principal et rien la concernant n'était apparu lors du contre-interrogatoire autre que, en réponse à une question sur ce qu'il avait déclaré lors de cette déposition, - question à laquelle la Défense s'était opposée mais qui a néanmoins été autorisée - le témoin a répondu qu'il avait "parlé, comment pourrais-je dire, de la vérité et seulement de la vérité, du temps depuis lequel je connais Du{ko Tadi}".

Ni le Statut du Tribunal international ni son Règlement de procédure et de preuve (le "Règlement") ne traitent spécifiquement de cette situation bien que, dans leurs conclusions, chaque partie s'est appuyée sur des éléments tant du Statut que du Règlement. Je me référerais à ces deux textes et, en particulier, au Règlement, puisqu'ils me paraissent offrir une orientation indirecte d'importance pour résoudre la question dont nous sommes saisis.

S'agissant du Statut, l'article 15 (entre autres) requiert que les Juges adoptent un règlement de procédure et de preuve qui régira la phase préalable à l'audience, l'audience et les recours ainsi que la recevabilité des preuves. Puis l'article 20 requiert que le procès soit équitable et rapide, en assurant que les droits de l'accusé sont pleinement respectés et l'article 21 dispose qu'un accusé a le droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et à ne pas être contraint de témoigner contre lui-même.

Le Règlement traite en détail de la "Production de moyens de preuve" aux articles 66 à 70. Ces articles particuliers portent principalement sans, cependant, s'y limiter, sur la communication des pièces avant le procès. Voir, par exemple, les paragraphes A) et B) de l'article 69 et les paragraphes D), E) et F) de l'article 70. Ils imposent des obligations de communication des pièces extrêmement différentes à chacune des deux parties. Le Procureur est tenu par le paragraphe A) de l'article 66 de communiquer à la Défense copie de toutes pièces jointes à l'acte d'accusation lors de la demande de confirmation ainsi que toutes les déclarations préalables de l'accusé ou des témoins à charge recueillies par le Procureur. Le paragraphe A) i) de l'article 67 requiert également que le Procureur informe la Défense du nom des témoins qu'il a l'intention d'appeler, et l'article 68 lui fait obligation d'informer la Défense de l'existence d'éléments de preuve dont il a connaissance qui sont de nature à disculper l'accusé ou qui pourraient porter atteinte à la crédibilité des moyens de preuve à charge.

Les obligations de communication des pièces de la Défense diffèrent énormément de celles qui pèsent sur le Procureur. En effet, elle n'est pas tenue de procéder à quelque communication que ce soit, à moins qu'elle n'entende invoquer une défense d'alibi ou une défense spéciale. Dans la présente affaire, la Défense invoque la défense d'alibi et, en conséquence, en vertu de l'article 67 A) ii) a) du Règlement, elle est tenue d'indiquer le lieu ou les lieux où l'accusé prétend s'être trouvé ainsi que l'identité des témoins sur lesquels elle se fonde pour établir cet alibi, ce qu'elle a fait.

Le Règlement prévoit également des droits d'inspection supplémentaires et réciproques si la Défense demande de prendre connaissance des "livres, photographies, pièces à conviction et tous documents se trouvant en sa possession ou sous son contrôle (du Procureur), qui sont soit nécessaires à la défense de l'accusé, soit seront utilisés par le Procureur comme moyens de preuve au procès" - article 66 B). Si une telle requête est introduite, le Procureur peut à son tour prendre connaissance d'un éventail de pièces semblable mais pas aussi étendu, à savoir les "livres, photographies, pièces à conviction et tous documents en la possession ou sous le contrôle de la défense et qu'elle entend produire" - article 67 C). Cet éventail de pièces n'est pas aussi étendu parce qu'il ne couvre pas, comme l'article 66 B), les éléments "nécessaires à la préparation" du dossier du Procureur.

L'article 70 exclut de l'obligation de communication par l'une ou l'autre des parties, et nonobstant les dispositions des articles 66 et 67, "les rapports, mémoires ou autres documents internes établis par une partie, ses assistants ou ses représentants dans le cadre de l'enquête ou de la préparation du dossier ".

Il convient de noter que, avec les deux exceptions figurant aux paragraphes A) et B) de l'article 66, aucun de ces articles ne s'étend à la communication des dépositions de témoins. Ces deux exceptions ne s'appliquent qu'au Procureur; l'exception est spécifique à l'article 66 A) et elle découle également de l'article 66 B) si les dépositions des témoins en sa possession sont "nécessaires à la défense de l'accusé".

Il convient d'ajouter que, bien que les articles 66 B) et 67 C) ont, comme les autres articles du Règlement se rapportant à la production de moyens de preuve, valeur informative quant à la nature générale des obligations respectives de communication des pièces du Procureur et de la Défense, ils ne sont pas applicables à la présente affaire puisque la Défense n'y a introduit aucune requête fondée sur l'article 66 B).

Ces extraits du Règlement montrent la distinction claire entre les obligations de communication de l'Accusation et celles de la Défense qui, à l'exception des dispositions relatives à l'échange de moyens de preuve, n'a aucune obligation de communication sauf si elle invoque une défense d'alibi ou une défense spéciale et, alors même, dans ce cas, une obligation très limitée, n'impliquant jamais la communication des dépositions de témoins.

Le fait que le Règlement opère cette importante distinction indique que la condition énoncée dans le Statut que les procès soient équitables - la cause de l'accusé est entendue dans le plein respect de ses droits - a été interprétée comme exigeant généralement une communication des pièces substantielles avant le procès par l'Accusation et aucune par l'accusé. Cette interprétation est conforme à l'orientation générale de la procédure en Common Law, les systèmes de procès contradictoires. Dans ces systèmes, non seulement c'est l'Accusation qui, durant tout le procès, a la charge de prouver la responsabilité au-delà de tout doute raisonnable mais, pour que le procès soit équitable, elle doit informer l'accusé de ce qui lui est reproché et, avant l'instance, des éléments de preuve à charge. L'accusé, par contre, n'est soumis à aucune obligation semblable de communication des éléments de preuve; il n'existe pas de réciprocité de l'obligation. L'accusé n'est pas tenu de prêter son aide à la cause de l'Accusation. Il peut, si on le lui recommande, simplement rester muet et exiger que l'Accusation prouve sa cause.

Etant donné ces situations diamétralement opposées dans lesquelles se retrouvent chacune des parties à un procès pénal en Common Law, l'effet des dispositions du Règlement du Tribunal international portant sur la production des éléments de preuve correspond parfaitement à ce qu'on peut attendre. Cela tient au fait que la procédure du Tribunal international est, fondamentalement, de caractère contradictoire plutôt qu'inquisitoire. La façon dont ce caractère contradictoire de la procédure en est venu à s'appliquer à la procédure du Tribunal international est décrite dans Virginia Morris et Michael P. Sharf, Insider's Guide to the Tribunal, pages 158 et 181. Une des conséquences en est que le principe contradictoire se reflète dans tout le Règlement bien que l'on puisse observer certaines entorses relativement mineures à ce modèle habituel de Common law.

Il convient aussi de mentionner les articles qui intéressent spécifiquement les éléments de preuve.

Les articles 89 à 98 du Règlement renferment les dispositions très brèves du Tribunal international regroupées sous la section intitulée "De la preuve". Les paragraphes A) et B) de l'article 89 sont des dispositions très générales qu'il est préférable de citer intégralement :

Article 89

Dispositions générales

A) En matière de preuve, les règles énoncées dans la présente section s'appliquent à toute procédure devant les Chambres. La Chambre saisie n'est pas liée par les règles de droit interne régissant l'administration de la preuve.

B) Dans les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles d'administration de la preuve propres à parvenir, dans l'esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause.

La seule autre disposition pertinente est l'article 97 du Règlement, relatif au secret des communications entre avocat et client. Il est libellé comme suit :

Article 97

Secret des communications entre avocat et client

Toutes les communications échangées entre un avocat et son client sont considérées comme couvertes par le secret professionnel, et leur divulgation ne peut pas être ordonnée à moins que :

i) le client ne consente à leur divulgation; ou

ii) le client n'en ait volontairement divulgué le contenu à un tiers et que ce tiers n'en fasse état au procès.

Ces trois extraits ne présentent guère d'intérêt direct pour trancher la question dont nous sommes saisis. Il ressort clairement du paragraphe A) de l'article 89 que les règles de droit interne régissant l'administration de la preuve n'ont pas valeur contraignante. Cependant, les règles qui, dans ce domaine, sont très fréquemment adoptées dans les systèmes contradictoires auront nécessairement une forte valeur de persuasion quand il deviendra nécessaire de prendre une décision dans les cas qui ne sont pas tranchés par le Règlement du Tribunal international, dans la mesure où ces règles concordent de façon générale avec le Statut et le Règlement dudit Tribunal. C'est le cas de la présente affaire.

La référence aux "principes généraux du droit" au paragraphe B) de l'article 89 vient encore étayer cette approche. Quand un nombre appréciable de systèmes juridiques bien établis adoptent une solution particulière à un problème, il est justifié de considérer que cette solution intéresse quelque principe général de droit comme celui visé à l'article 89 B) du Règlement.

Reste l'article 97 du Règlement. Certes, il n'intéresse pas la présente affaire puisqu'il est limité au fond aux questions de communications entre avocat et client. Dans cette sphère, sa portée est large et ne se limite pas aux communications dans l'attente ou au cours d'un litige. La seule orientation qu'il puisse offrir intéresse la suggestion qu'il est renoncé au secret professionnel pour les dépositions des témoins une fois que le témoin concerné a témoigné. De toute évidence, ce n'est pas le cas en ce qui concerne un accusé, puisque la "divulgation (de ses communications) ne peut pas être ordonnée" à moins qu'il soit renoncé au secret professionnel.

C'est tout ce qui peut être glané du Statut et du Règlement du Tribunal international. J'ai évoqué les positions extrêmement différentes de l'Accusation et de la Défense dans les procédures contradictoires et qui se reflètent dans notre Règlement. Leur application à la communication des éléments dont dispose le Conseil est examinée par Soppinka J. au nom de la Cour suprême du Canada dans R. c/ Stinchcombe (1991) 68 C.C.C. (3e) 1 page 7. Examinant la différence fondamentale des rôles respectifs de l'Accusation et de la Défense dans les systèmes contradictoires, il dit :

Les fruits de l'enquête entre les mains du Conseil de la Couronne ne sont pas la propriété de la Couronne pour assurer une condamnation mais la propriété du public pour assurer que justice est faite. Par contre, la Défense n'est pas tenue d'aider l'Accusation et elle a le droit d'adopter un rôle purement contradictoire envers l'Accusation. L'absence d'une obligation de communication peut, par conséquent, être justifiée comme concordant avec ce rôle.

Il est suggéré maintenant que cette Chambre devrait décider qu'une fois atteinte la phase du procès et qu'un témoin à décharge a témoigné, la position relative à la communication, si clairement établie dans le Règlement, change, et que naît une obligation de communiquer la déposition antérieure de ce témoin, qui forme partie du dossier du Conseil de la Défense, de sorte que la déposition peut être requise par l'Accusation et doit alors être produite.

En dehors même de toute question de secret professionnel, il peut apparaître étrange à la lumière de notre Règlement que les dépositions des témoins, que la Défense n'a aucune obligation de fournir à l'Accusation avant le procès et qui constituent partie du dossier du Conseil de la Défense, devraient être mises à la disposition de l'Accusation une fois que le témoin en question a témoigné. Le soin avec lequel le Règlement prévoit la communication étendue des dépositions des témoins avant le procès par l'Accusation et, cependant, aucune communication par la Défense, ne conduit guère à une telle conclusion. Il pourrait en être autrement s'il existait, de façon générale, dans les systèmes accusatoires, quelque obligation de communication des dépositions des témoins à décharge. Au contraire, il ressort des éléments mis à notre disposition que, à l'exception des tribunaux fédéraux des Etats-Unis, il existe dans les systèmes de Common Law auxquels nous avons été renvoyés, un secret professionnel clairement exprimé à l'encontre de cette communication et aucune suggestion qu'il est seulement provisoire, prenant fin une fois que le témoin a témoigné.

En Angleterre, il est établi de longue date que le secret professionnel juridique s'étend aux communications entre le conseiller juridique d'un client et les tiers dont le but dominant est de préparer une action juridique en instance ou envisagée. Dans la présente affaire, la question concerne la déposition d'un témoin obtenue après l'établissement de l'acte d'accusation contre l'accusé et dans le but de préparer le dossier de la Défense et, en conséquence, elle remplirait les conditions requises pour être couverte par ce secret professionnel. Elle repose, en fait, au coeur même de ce secret professionnel. La position anglaise est examinée de façon approfondie dans Colin Tapper, Cross & Tapper on Evidence, page 485 et suivantes. (8th ed.), 1995; dans Blackstone's Criminal Practice (1994) page 1 904 et suivantes: et dans Keane, The Modern Law of Evidence (1989), page 411 et suivantes. Il n'est nulle part suggéré que ce secret professionnel prend fin ou qu'il y est renoncé quand le témoin en question a témoigné.

Dans les pays de Common Law autres que les Etats-Unis auxquels j'ai pu me référer, la position est essentiellement la même; voir, Australie : Ligertwood, Australian Evidence (2e éd.), notamment pages 208, 217, 227 et 231 et les affaires citées, en particulier Baker c/ Campbell, 1983, 153CLR52, notamment pages 108, 109, 127 et 129 et Grant c/ Downs 135 CLR 674, pages 674 à 677, 685 et 688. La décision dans cette dernière affaire s'écarte de la position anglaise mais uniquement dans la mesure consistant à exiger que le but pertinent de la production du document soit le but unique et pas seulement le but dominant; Canada : R. v. Stinchcombe (voir ci-dessus) et R c/ Peruta (1992) 79CCC 3e 350, où la note en tête du texte récapitule utilement la position en disant (Tyndale I.A. et Moisan J. s'y associant) : "Bien qu'il existe en Common Law une obligation de la Couronne de communiquer à la Défense copie de toutes les dépositions en sa possession, il n'existe pas d'obligation correspondante de communication par la Défense" et, de nouveau (Proulx J.A. et Moison s'y associant) :

Les documents établis dans la préparation d'un litige sont couverts par le secret professionnel. Puisque ces dépositions ont été demandées et obtenues en vue de permettre aux conseils de préparer leur défense, elles étaient couvertes par le secret professionnel. De même, la Couronne n'a aucun droit à obtenir la production des dépositions. Les sections 10 et 11 de la Loi canadienne sur l'administration de la preuve régissent la procédure du contre-interrogatoire portant sur les dépositions préalables mais ne confèrent pas à la partie adverse le droit d'obtenir la déposition préalable du témoin qu'elle désire contre-interroger. La communication des éléments de preuve que possède la Couronne est un droit constitutionnel de l'accusé mais elle n'entraîne pas une obligation correspondante de la Défense de communiquer les éléments de preuve en faveur de l'accusation".

En Malaisie, la section 126 de la Loi sur l'administration de la preuve est spécifique sur la question; en Afrique du Sud, bien que son droit soit sui generis, incorporant, pour des raisons historiques, des éléments des systèmes inquisitoire et accusatoire, les dépositions des témoins potentiels de la défense sont couvertes par le secret professionnel - International Encyclopaedia of Laws, Vol. 2 Suppl. 1 (1993) page 165. Je n'ai pas eu accès à la position d'autres pays du Commonwealth mais je serais surpris qu'elles diffèrent profondément de celles qui précèdent.

L'argument de l'Accusation est bien étayé par l'article 26.2 du Règlement fédéral de procédure pénale des Etats-Unis mais, pour autant que je sache, nulle part ailleurs. L'article 26.2 découle d'une décision de la Cour suprême dans l'affaire US c/ Nobles 422 US. 225 (1975), qui a rejeté la notion d’une communication en matière pénale "fondamentalement, à sens unique" et imputé à la Défense une obligation semblable à celle de l'Accusation en ce qui concerne la communication des dépositions préalables des témoins une fois qu'un témoin à décharge particulier a témoigné. Il semblerait que "plusieurs juridictions étatiques" ont aussi adopté cette approche - voir Notes du Comité consultatif sur le Règlement fédéral de procédure pénale des Etats-Unis, page 98 du Code et Règlements fédéraux (1995).

S'agissant des systèmes de droit civil, il ressort à l'évidence qu'ils appliquent généralement ce que le droit anglais appelle le secret professionnel juridique. Une explication très instructive du traitement de ce secret professionnel par les tribunaux européens, bien que dans une situation factuelle extrêmement différente de celle de la présente affaire, est présentée dans l'Opinion de Sir Gordon Slynn, Avocat général de la Cour de justice européenne dans A.M. v S Europe Ltd c/ Commission des Communautés européennes 1982 ECR 1575 (Opinion de l'Avocat général). L'Avocat général conclut qu'il est correct de dire que les différences de traitement du secret professionnel par les juridictions des divers pays de la Communauté européenne sont des "différences d'approche ou de méthode (rendues nécessaires par leurs systèmes juridiques fondamentalement différents) plutôt que des différences de résultat"- idem page 20. Dans cette affaire, la Commission demandait (en l'occurence, sans succès) de limiter ce secret professionnel dans le cas de documents échangés entre avocat et client découverts lors de la perquisition des locaux du demandeur par des fonctionnaires de la Commission. La question était limitée à ces documents et ne s'étendait pas aux dépositions de témoins. Cependant, il convient de noter que même la Commission, défenderesse, a concédé que, en droit communautaire, l'un des aspects reconnus du principe général de protection du secret juridique est que "les documents rédigés pour ou par un avocat qui se rapportent à la défense d'un client dans une procédure qui a commencé ne peuvent pas être utilisés comme moyens de preuve et ne peuvent pas être communiqués à quiconque" sauf à une personne désignée pour déterminer si les documents trouvés lors d'une perquisition répondent en fait à cette description. Idem.

Le Conseil de la Défense a informé la Chambre que, ni devant les tribunaux des Pays-Bas ni dans d'autres juridictions européennes qui lui sont familières, l'Accusation ne peut obtenir la production de dépositions de témoins à décharge en possession du Conseil de la Défense puisque cela le contraindrait à ouvrir ses dossiers à l'Accusation. La seule exception serait le cas où l'avocat de la Défense serait lui-même accusé de participation au crime. L'Opinion de l'Avocat général semble, de façon générale, confirmer cette conclusion dans le cadre de l'examen des législations nationales de chacun des pays de la Communauté intéressant le secret professionnel auquel il procède aux pages 36 et 37 de son Opinion, bien qu'il limite nécessairement son intérêt à l'aspect particulier du secret professionnel en question dans l'affaire, qui concernait la perquisition et la saisie de documents échangés entre avocat et client. La Cour de justice européenne a accepté essentiellement les vues exprimées sur le secret professionnel dans l'Opinion de l'Avocat général.

L'Accusation s'est appuyée sur la section 29 de la Loi sur l'administration de la preuve (1929) de l'Australie du Sud et sur la section 5 de la Loi sur la procédure pénale (1865) d'Angleterre sur laquelle elle est fondée. Cross & Tapper on Evidence (8e éd.) pages 321 à 323 renferme un examen détaillé du but et de la fonction de la section anglaise, qui montre qu'elle n'intéresse en rien la présente question. Ces sections ne portent que sur la façon dont une déposition préalable contradictoire d'un témoin en possession du conseil effectuant le contre-interrogatoire peut être opposée à ce témoin dans le contre-interrogatoire". Comme le dit Tyndale J.A. dans R. c/ Peruta (voir ci-dessus) page 8 en traitant de l'équivalent québecquois de ces sections, "la section confère le droit de contre-interroger sur une déposition antérieure par écrit; elle ne lui confère pas le droit (au conseil procédant au contre-interrrogatoire) d'obtenir une déposition écrite en possession de la partie adverse". L'Accusation s'est aussi appuyée sur la section 145 de la Loi de Malaisie (1950) sur l'administration de la preuve. Cette dernière trouve également son origine dans la section 5 de la législation anglaise et elle est tout aussi sans rapport avec la question dont est saisie cette Chambre.

Je me suis particulièrement appuyé, pour résoudre cette question, sur les motifs du jugement prononcé dans l'affaire Baker c/ Campbell (voir ci-dessus), la décision rendue par une juridiction que je connais bien. Gibbs C. J. y examine le conflit tranché qui existe entre le secret professionnel qu'invoque ici la Défense et ce qu'il reconnaît comme étant l'intérêt incontesté du public dans la présentation de tous les éléments de preuve pertinents devant une juridiction quand elle rend sa décision. Le Juge conclut, après un examen détaillé de la jurisprudence dans les juridictions de Common Law, que le secret professionnel doit l'emporter, parce que le fait "pour une partie d'être tenue de révéler à la Cour des éléments comme les dépositions obtenues de témoins pour une action en instance constituerait un changement profond d'une pratique établie de longue date et ce changement ne devrait pas avoir lieu sans l'examen le plus approfondi qui soit de ses répercussions éventuelles". Idem, page 66.

Rien dans le Règlement du Tribunal international ne m'encourage à apporter un tel changement dans la présente affaire; au contraire, notre Règlement soutient fortement le caractère inviolable en vigueur des dépositions des témoins en possession du Conseil de la Défense.

Là encore, dans Baker c/ Campbell, Brennan J, page 108, cite Lord Simon dans Waugh c/ British RAilways Board, 1980, page 537 qui, à son tour, s'appuie sur ce qu'avait dit James L.J. dans Anderson c/ Bank of British Columbia (1876) 2 Ch. D 644 à 656, à savoir :

De la même façon que vous n'avez aucun droit à prendre connaissance du dossier de votre adversaire, vous n'avez aucun droit d'accès à ce qui n'existe que comme éléments du dossier. Le dossier de l'adversaire renferme de nombreux éléments pertinents; néanmoins, vous ne pouvez pas en prendre connaissance parce que ce serait incompatible avec la procédure judiciaire contradictoire fondée sur la représentation juridique.

Les arrêts de tous les membres de la Haute Cour, chambres réunies, appartenant tant à la majorité qu'à la minorité, vont généralement dans le même sens en ce qui concerne ce secret professionnel; tout ce qui les séparait était de savoir si ce secret professionnel devait ou non être limité à la procédure judiciaire et quasi-judiciaire ou s'il avait une portée plus étendue.

Pour les motifs susmentionnés et influencé par les dispositions du Règlement du Tribunal international se rapportant à la production des éléments de preuve, par le fait que la procédure du Tribunal international est essentiellement de caractère contradictoire, suivant le modèle de Common Law qui ferait droit à la revendication par la Défense du secret professionnel et que, même dans les systèmes extrêmement différents des pays de l'Union européenne qui appliquent le droit civil, l'Accusation ne peut prendre connaissance du contenu du dossier du Conseil de la Défense, je soutiens l'objection de la Défense relative à la production de la déposition du témoin en cause ici.

J'ajouterai seulement que, à mon avis, le fait que le témoin en question a témoigné n'influe en rien sur la question. On ne m'a indiqué aucun texte suggérant que le fait de témoigner entraîne renonciation au secret professionnel attaché à la déposition préalable d'un témoin obtenue en vue d'un procès.

Fait le 27 novembre 1996

 

(Signé)

_____________________

Juge Ninian Stephen