LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE

Composée comme suit: Mme le Juge Gabrielle Kirk McDonald, Président
M. le Juge Ninian Stephen
M. le Juge Lal C. Vohrah

Assistée de: Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le: 27 novembre 1996

LE PROCUREUR

C/

DUSKO TADIC alias "DULE"


OPINION SÉPARÉE DU JUGE VOHRAH
RELATIVE Á LA DÉCISION SUR LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION
CONCERNANT LES TÉMOIGNAGES


Le Bureau du Procureur:
M. Grant Niemann
Mme Brenda Hollis

M. Alan Tieger
M. Michael Keegan
Le Conseil de la Défense:
M. Michail Wladimiroff
M. Alphons Orie

M. Stephen Kay
Mme Sylvia de Bertodano

Je souscris pleinement aux vues exprimées par mon confrère, le Juge Stephen, pour les raisons qu’il a avancées, en ce qu’il affirme que le principe du secret professionnel juridique est applicable à la Défense et dispense cette dernière de devoir communiquer la déposition préalable de son témoin W. Son analyse de ce principe à la lumière du Statut du Tribunal international (le "Statut") et du Règlement de procédure et de preuve (le "Règlement") rend superflue toute réitération de ma part. Je souhaite cependant formuler quelques observations générales concernant deux arguments subsidiaires avancés, l’un par la Défense et l’autre par l’Accusation. L’argument de la Défense est que le principe fondamental de la procédure pénale (lex certa) prescrit que l’accusé ait connaissance, avant l’ouverture du procès, des chefs d’accusation, des moyens de l’Accusation et de la procédure qui sera suivie, pour que la Défense puisse constituer son dossier en étant tout à fait certaine des règles qui seront appliquées. L’autre argument, celui de l’Accusation, est que le principe de l’égalité des armes requiert en l’espèce la Défense de communiquer à l’Accusation les dépositions préalables des témoins à décharge, aux fins de réfutation.

Premièrement, bien que la procédure prévue par le Statut et le Règlement s’inspire à la fois des droits de tradition civiliste et de la Common Law et quoique les Chambres ne soient pas liées par les règles de droit interne en matière de preuve, comme l’a souligné le Juge Stephen, la façon dont le Tribunal international l’aborde, et en conséquence la manière dont la présente Chambre conduit le procès de l’accusé, a été largement de nature contradictoire. La Défense a donc préparé son dossier en prenant pour acquis que les débats seraient contradictoires. Une supposition que l’on retrouve dans la grande majorité des systèmes de Common Law est que, les dépositions de témoins à décharge prises par la Défense en vue du procès sont protégées par le secret professionnel et ne doivent donc pas être communiquées à l’Accusation. Cf. Colin Tapper, Cross & Tapper on Evidence (8e éd., 1995) 470, 483-489; Législation malaysienne, Evidence Act 1950, p. 126; Yeo Ah Lee v. Lee Chuan Meow (1962) 28 M.L.J. 413; Public Prosecutor c/ Haji Kassim (1971) 2 M.L.J. 115; Regina c/ Peruta; Regina c/ Brouillette, 78 C.C.C. 3d 350; 18 W.C.B. (2d) 142 (1992). Il n’est donc guère surprenant que la Défense ait pensé que ce principe serait appliqué pendant toute la durée du procès. Cette supposition s’est trouvée renforcée par la Décision de la présente Chambre de première instance portant rejet de la demande de l’Accusation visant à obliger la Défense à communiquer des témoignages à décharge durant la phase préalable au procès. Cf. Le Procureur c/ Du{ko Tadi}, Décision relative à la requête de l’accusation en vue de rendre obligatoire la divulgation des dépositions prises par la Défense de témoins qui seront cités (IT-94-1-T, Chambre de première instance II, 7 mai 1996 (la "Décision préalable à l’audience"). La Défense estime que si on lui avait donné à entendre à l’avance que les dépositions préalables de ses témoins devraient être divulguées, elle aurait tenu compte de cette exigence lors du choix des témoins à citer. Comme la grande majorité des systèmes de Common Law considèrent que ces documents sont protégés par le secret professionnel, et que la présente Chambre de première instance s’est largement inspirée, comme ça été observé, de la procédure contradictoire, surtout dans la mesure où elle a rejeté la demande de communication dans sa Décision préalable au procès, j’estime qu’il est naturel que la Défense ait oeuvré sur la base de l’hypothèse que cette situation prévaudrait et qu’elle ait choisi ses témoins en conséquence. Selon mon opinion, ordonner à ce moment la production de ce que la Défense a noté dans son dossier serait injuste et contraire à la tendance défendue par les sources faisant autorité. Pour n’en n’invoquer que deux, citons: James L.J. dans l’affaire Anderson c/ Bank of British Columbia (1876) 2 Ch. D. 644 à 656 "tout comme vous n’avez pas le droit de prendre connaissance du dossier de votre adversaire, vous n’avez pas le droit de prendre connaissance de ce qui a vu le jour uniquement en tant que pièce servant comme base du dossier"; et les paroles pleines d’à-propos de Jackett P. dans l’affaire Susan Hosiery Ltd c/ M.N.R. (1969) 2 Ex. C.R. 27 à 33 : "lorsqu’un avocat prépare le dossier de son client, il ne peut être gêné par l’éventualité que les pièces qu’il prépare soient extraites de son dossier et produites devant le Tribunal d’une manière autre que celle qu’il avait envisagée en les préparant". Toute décision autre que celle prise par la majorité de la présente Chambre de première instance équivaudrait selon moi à autoriser l’Accusation à choisir certaines pièces du dossier de la Défense.

De plus, à mon avis, les conséquences pour la Défense d’une décision en sens contraire impliquent non seulement la possibilité que les informations ainsi divulguées soient utilisées contre les témoins à décharge, mais également l’effet néfaste pour les témoins eux-mêmes d’un risque d’incrimination et/ou de non-respect de la confidentialité pour les témoins. La Défense affirme que sur la base de la Décision préalable à l’audience, elle a garanti aux témoins éventuels que les informations fournies étaient confidentielles et seraient utilisées uniquement par elle-même. Ces garanties, poursuit la Défense, étaient essentielles pour gagner la confiance des témoins et donc, "(s)i quelconque témoin avait été informé que la déposition qu’il avait faite dans ces conditions à la Défense serait également communiquée à l’Accusation, la Défense doute fortement que les témoins auraient accepté ne fût-ce que de lui adresser la parole". La Défense affirme qu’une autre conséquence d’une ordonnance de communication est que les prochains témoins pourraient être dissuadés de témoigner. La procédure étant contradictoire, la Défense serait inévitablement désavantagée si un témoin qu’elle entend citer refusait de témoigner parce que les dépositions faites à la Défense avec des garanties de confidentialité seraient communiquées, les rendant ainsi vulnérables. En toute hypothèse, j’estime que la Défense avait entièrement raison de penser que les dépositions de ses témoins à décharge seraient protégées par le secret professionnel et ne seraient donc pas communiquées à l’Accusation. De toute manière, je considère que dans le cadre d’un procès pénal, la Cour est toujours libre d’exclure des pièces, même lorsque leur admissibilité ne fait aucun doute, dès lors qu’elles sont susceptibles d’avoir un effet néfaste sur un accusé, comme tel est le cas en l’espèce, nonobstant l’article 89 du Règlement.

J’en arrive à présent à l’argument de l’Accusation, selon lequel le principe de l’égalité des armes est applicable en l’espèce et lui permet de prendre connaissance des dépositions préalables des témoins à décharge. Il ressort clairement, à la lecture des sources consultées, que le principe de l’égalité des armes est par définition inclut dans la notion d’un procès équitable prescrit par les conventions internationales. Dans le cadre des procédures devant les juridictions de droit commun, ce principe a pour objet de garantir que la Défense dispose, pour constituer et présenter son dossier, de moyens égaux à ceux de l’Accusation, qui a toutes les facilités propres aux autorités étatiques. Cette constatation est formulée implicitement dans l’affirmation de P. Van Dijck et G.J.H. van Hoof, dans leur ouvrage Theory and Practice of the European Convention on Human Rights (2e éd., 1990), p. 319, selon laquelle "(d)ans le cadre de poursuites pénales, lorsque le caractère de la procédure implique déjà une inégalité fondamentale entre les parties, ce principe de l’égalité des armes revêt d’une importance d’autant plus considérable (...)". La Commission Européenne des Droits de l’Homme s’est exprimée encore plus clairement à cet égard en affirmant être "d’avis que ce que l’on appelle généralement l’égalité des armes, c’est-à-dire l’égalité dans la procédure entre l’accusé et le Ministère public, est un élément inhérent à tout procès équitable." Pataki c/ l’Autriche, n° 596/59; Dunshirn c/ l’Autriche n° 789/60, Rapports de la Comm. Europ. des D.H., vol. 6, 1963 Ann. Conv. europ. des DH 714, 731-732. La Commission Européenne des Droits de l’Homme assimile donc le principe de l’égalité des armes au droit de l’accusé à l’égalité au cours de la procédure par rapport à l’Accusation. La Commission Européenne des Droits de l’Homme a développé cette notion dans l’affaire Jespers c/ Belgique, n° 8493, Rapport de la Comm. Europ. des D.H., 27 D.R. (1981) 61, 87 en faisant remarquer :

dans toute procédure pénale où l’action est exercée par une autorité étatique, la partie poursuivante dispose, pour étayer l’accusation, des facilités qui découlent de ses pouvoirs d’investigation s’appuyant sur un appareil judiciaire et policier pourvu de larges moyens techniques et de coercition. C’est pour établir, dans toute la mesure du possible, l’égalité entre la partie poursuivante et la partie poursuivie que, par exemple, la plupart des législations internes confient l’instruction préliminaire à un magistrat du siège ou bien, si elles la confient au parquet, prescrivent à ce dernier de réunir les éléments à décharge aussi bien qu’à charge. C’est également et surtout pour établir cette égalité qu’ont été instituées les "garanties de la défense"(...)".

La Commission ajoute ensuite explicitement que le principe de l’égalité des armes pourrait trouver son fondement dans ces "garanties de la défense", ainsi que dans l’exigence plus générale d’un procès équitable. Id. renvoyant notamment à Pataki et Dunshirn, supra, 732.

Cette affirmation selon laquelle le principe de l’égalité des armes est destiné à placer, autant que possible, la Défense sur un pied d’égalité par rapport à l’Accusation en ce qui concerne la faculté de constituer et de présenter un dossier, ressort à l’évidence de la jurisprudence découlant de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales de 1950 (la "CEDH") et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (le "PIDCP"), qui intègrent tous deux le principe de l’égalité des armes dans la notion du procès équitable. Cf. Van Dijk et Van Hoof, supra, 319-320; Delacourt c/ Belgique, 11 Cour EDH (sér. A) (1970) 1 à 15; Manfred Nowak, U.N. Covenant on Civil and Political Rights, Commentaire CCPR (1993), 244.

Bien que le principe de l’égalité des armes soit souvent décrit en termes très larges de manière à englober à la fois l’Accusation et la Défense, les violations de ce principe constatées en pratique découlaient de ce que la Défense avait été, d’une manière ou d’une autre, injustement désavantagée dans la constitution ou la présentation de sa cause. Par exemple, dans l’affaire Brandsetter c/ l’Autriche, 211 Cour EDH (sér. A) (1991) 1, 27, la Cour européenne des Droits de l’Homme (ci-après la Cour EDH), bien qu’affirmant que "le droit à un procès pénal contradictoire implique, pour l’accusation comme pour la défense, la faculté de prendre connaissance des observations ou éléments de preuve produits par l’autre partie, ainsi que de les discuter" a néanmoins conclu que c’était le droit de la Défense à l’égalité des armes qui avait été violé. Alors que, dans l’affaire Brandsetter, la violation était imputable au fait que la Cour d’appel de Vienne avait fondé ses arrêts sur des observations du procureur général ("croquis") dont l’accusé n’avait pas eu communication et dont il ignorait l’existence, des violations du droit de la Défense à l’égalité des armes ont été constatées dans des circonstances diverses. Par exemple, dans l’affaire Bönisch c/ l’Autriche, 92 Cour EDH (sér. A) (1985), 15, la Cour EDH a conclu à ce qu’il y avait eu une violation de l’article 6(1) de la CEDH qui garanti le droit à un procès équitable, lorsqu’elle a constaté qu’un expert intervenant dans une procédure était en réalité un témoin à charge plutôt qu’un expert et que, comme l’accusé n’avait pas eu la possibilité de citer pareil "expert", le principe de l’égalité des armes avait été violé. D’autres violations du principe de l’égalité des armes aux termes de la CEDH ont été constatées notamment dans les affaires Pataki et Dunshirn, supra et dans l’affaire Jespers, supra. Dans ces deux affaires, les violations ont été dénoncées par l’accusé. De même, des violations du principe de l’égalité des armes, inscrit dans la notion du procès équitable aux termes de l’article 14(1) du PIDCP et dans d’autres dispositions de l’article 14, ont été constatées dans des affaires portées devant la Cour en vertu de l’article 5(4) du Protocole facultatif se rapportant au PIDCP contre le Zaïre (16/1977), l’Uruguay (74/1980; 92/1981) et le Venezuela (156/1983). Dans chacun de ces cas, il était implicite que les violations constatées du droit de la Défense à l’égalité des armes résultaient de la non-observation par le gouvernement des garanties prévues à l’article 14.

Même des traités qui ne contiennent aucune mention explicite du droit à un procès équitable ou des droits de la défense et qui portent sur des matières bien différentes de celle des droits de l’homme, ont été interprétés comme exigeant de certaines autorités administratives qu’elles garantissent à la défense l’égalité de traitement dans la constitution et la présentation du dossier, dans des procédures susceptibles d’aboutir à des sanctions, en raison de l’inégalité intrinsèque entre les parties. Par exemple, le Tribunal de première instance des Communautés européennes a affirmé en 1995 que :

le respect des droits de la défense dans toute procédure susceptible d’aboutir à des sanctions constitue un principe fondamental du droit communautaire, qui doit être observé en toutes circonstances, même s’il s’agit d’une procédure de caractère administratif. Le respect effectif de ce principe général exige que l’entreprise intéressée ait été mise en mesure, pendant la procédure administrative, de faire connaître utilement son point de vue sur la réalité et la pertinence des faits, des griefs et des circonstances alléguées par la Commission.

Affaire T-30/91, Solvay SA c/ Commission des Communautés européennes (1995) ECR-II 1775, 1802, citant l’arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes dans l’affaire 85/76 dans l’affaire Hoffmann-La Roche c/ Commission des Communautés européennes, (1979) ECR 461. Dès lors, "compte tenu du principe général de l’égalité des armes", le Tribunal a conclu que la non-communication de certains documents par la Commission constituait une violation du droit de la défense du requérant. Id. 1812-1813.

A la lumière des sources précitées, il me semble que l’application du principe de l’égalité des armes, surtout dans le cadre d’une procédure pénale, doit se faire en faveur de la Défense, pour permettre à cette dernière de se placer sur un pied d’égalité par rapport à l’Accusation dans la présentation de sa cause devant la Cour et ce, afin d’éviter tout injustice envers l’accusé. J’estime donc que ce principe ne peut être appliqué en l’espèce aux fins de contraindre la Défense à communiquer à l’Accusation la déposition préalable du témoin W, pour autant que celle-ci existe, dans la mesure où cela permettrait à l’Accusation de jeter un coup d’oeil au dossier de la Défense en vue d’y repérer d’éventuels éléments à charge et ce, en violation du secret professionnel qui interdit indubitablement à l’Accusation de consulter les pièces et documents de travail du Conseil de la Défense.

En l’espèce, vu le caractère contradictoire de la procédure, j’estime, pour les raisons susmentionnées et pour les motifs exposés par le Juge Stephen, auxquels je souscris pleinement, qu’il n’y a pas lieu de communiquer à l’Accusation la déposition du témoin W, quelle que soit la forme sous laquelle elle se présente dans le dossier du Conseil de la Défense.


Fait le 27 novembre 1996

(Signé)
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Juge Lal C. Vohrah

 

[Sceau du Tribunal]