Tribunal Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia

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1 LE TRIBUNAL PÉNAL INTERNATIONAL Affaire IT-94-1-T

2 POUR L’EX-YOUGOSLAVIE

3 Vendredi, le 19 juillet 1996

4 (10 heures)

5 SUADA RAMIC, rappelée à la barre

6 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Madame Hollis, poursuivez, je vous prie.

7 MADAME HOLLIS : Oui, Madame la Présidente.

8 Poursuite de l’interrogatoire par MADAME HOLLIS

9 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Veuillez vous asseoir, Madame Ramic. Vous avez

10 prêté serment hier et vous êtes toujours sous serment. Veuillez vous

11 asseoir. Merci.

12 MADAME HOLLIS : Peut-être pourriez-vous débrancher l’un des microphones ;

13 Madame Ramic, pourriez-vous vous éloigner du microphone ? Merci.

14 Madame Ramic, hier, avant de suspendre l’audience, vous avez indiqué

15 que quelques jours après les événements survenus dans la caserne,

16 vous êtes allée dans votre village voir votre frère, puis retournée

17 chez vous après quelques temps, à Prijedor. Vous souvenez-vous que

18 votre maison ait été fouillée après votre retour à Prijedor ?

19 R. : Oui.

20 Q. : Avez-vous reconnu les personnes qui ont fouillé votre maison ?

21 R. : Oui.

22 Q. : Qui avez-vous reconnu ?

23 R. : Milorad Kicanovic.

24 Q. : Comment l’avez-vous reconnu ?

25 R. : Nous avons travaillé ensemble à la Société de Transport Automobile.

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1 Q. : Quelle était son appartenance ethnique ?

2 R. : Serbe.

3 Q. : Vous a-t-il expliqué pourquoi votre maison était fouillée ?

4 R. : Non, il n’a rien dit. Il a seulement dit : "Je dois fouiller ta

5 maison".

6 Q. : Des objets vous ont-ils été volés ?

7 R. : Non, il s’est contenté d’éparpiller les objets un peu partout, il a

8 entièrement vidé la garde-robe, a tout fouillé, puis il est parti.

9 Q. : Que s’est-il passé après la fouille ?

10 R. : Comme je me tenais dans le couloir et qu’il sortait de la chambre à

11 coucher, il m’a jetée à terre et m’a violée, dans le couloir.

12 Q. : Vous a-t-il menacée de quelque manière que ce soit, après ce viol ?

13 R. : Oui. Si je racontais ce qui s’était passé à quiconque, il reviendrait

14 me tuer.

15 Q. : Le lendemain de cette fouille, vous a-t-on de nouveau emmenée au

16 commissariat ?

17 R. : Oui.

18 Q. : Qui vous y a conduite ?

19 R. : Strika.

20 Q. : Comment avez-vous connu Strika ?

21 R. : Il était de service à la gare routière et nous faisions le trajet

22 ensemble à partir de Dubica. Parfois, il lui arrivait de monter dans

23 l’autocar à Donji Milanovac ou à Gornji. C’est ainsi que nous avons

24 su qu’il était policier.

25 Q. : Quelle était son appartenance ethnique ?

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1 R. : Serbe.

2 Q. : Comment vous a-t-on emmenée au commissariat ?

3 R. : Dans une Mercedes verte.

4 Q. : Vous a-t-il dit quelque chose pendant le trajet ?

5 R. : Il m’a maudite, m’a adressé des noms désobligeants et m’a dit qu’il

6 fallait tous nous tuer, puisque nous refusions d’accepter le

7 contrôle des autorités serbes.

8 Q. : Au commissariat, avez-vous vu des Musulmans de votre connaissance ?

9 R. : Oui.

10 Q. : Qui avez-vous vu ?

11 R. : Faruk Rizvic et son ouvrier, Osman.

12 Q. : Dans quel état étaient-ils quand vous les avez vus au commissariat ?

13 R. : Ils étaient en mauvais état. Ils étaient couverts de sang, leurs

14 vêtements étaient déchirés.

15 Q. : Quand avez-vous vu Faruk pour la dernière fois avant ce jour-là, au

16 commissariat ?

17 R. : Je l’ai vu la veille, pendant la fouille de ma maison.

18 Q. : Quand vous l’avez vu ce jour là, qui l’accompagnait ?

19 R. : Son ouvrier, Osman.

20 Q. : Vous avez dit que cet homme s’appelait Faruk ou Farud ?

21 R. : Faruk Rizvic.

22 Q. : Merci. Après avoir vu Faruk, vous a-t-on emmenée dans une salle du

23 commissariat ?

24 R. : Oui, ils nous ont emmenés dans une salle appelée "buhara".

25 Q. :Quel était l’aspect de cette salle dans laquelle on vous a emmenés ?

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1 R. : Elle était entièrement maculée de sang.

2 Q. : Que vous est-il arrivé, dans cette salle ?

3 R. : zeljko Boroja, qui avait travaillé à Kripo, est entré avec deux

4 soldats en uniforme de camouflage, le visage masqué. Il était

5 impossible de savoir qui ils étaient. Ensuite, j’ai été violée de

6 nouveau.

7 Q. : Avez-vous été battue, en même temps que violée ?

8 R. : Oui.

9 Q. : Madame Ramic, à ce moment-là, après tout ce qui vous est arrivé au

10 cours des quelques jours précédents, quel était votre état mental et

11 émotionnel ?

12 R. : Terrible, très, très bas.

13 Q. : Après ce dernier viol au commissariat, vous a-t-on emmenée

14 directement à Keraterm ?

15 R. : Oui.

16 Q. : Qui vous y a conduite ?

17 R. : Strika.

18 Q. : Vous rappelez-vous combien de temps a duré votre détention à Keraterm

19 ?

20 R. : Je ne m’en souviens pas. Je sais que lorsqu’ils m’ont amenée au corps

21 de garde, à l’entrée, près du portail, j’ai vu environ 2 000

22 personnes dans deux pièces.

23 Q. : Au cours de votre détention à Keraterm, avez-vous reconnu certains

24 des prisonniers ?

25 R. : A la première porte, dans la première pièce, j’ai vu Faruk Rizvic,

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1 son ouvrier Osman, Feho Ramic, Halid Nezirovic et beaucoup d’autres

2 que je connaissais parce que... je ne me souviens pas, mais je

3 connaissais la plupart d’entre eux. Dans la deuxième pièce, quand

4 j’ai vu mon frère, Suad Ramic et mon neveu, Fadil Softic, et

5 (inintelligible), j’ai été malade.

6 Q. : Dans quel état étaient ces personnes quand vous les avez vues ?

7 R. : Elles avaient... Elles étaient couvertes de contusions, épuisées,

8 ensanglantées. Leurs habits étaient déchirés.

9 Q. : Madame Ramic, pendant la durée de votre détention à Keraterm, y avez-

10 vous vu des prisonniers battus ou blessés ?

11 R. : Oui. Un gardien inconnu de moi est venu et m’a emmenée au corps de

12 garde et 10 minutes plus tard, je ne me souviens pas exactement

13 combien ils étaient... zigic, le chauffeur de taxi, Zoran zigic,

14 suivi de quelqu’un qui l’a appelé Nedeljko... qui s’appelait

15 Nedeljko, ils m’ont emmenée jusqu’au secteur situé derrière le corps

16 de garde. Je ne pouvais reconnaître personne, ni voir à quoi ils

17 ressemblaient. Quand ils m’ont jetée à terre et que zigic a sorti un

18 couteau et a commencé à s’en servir contre les gens, je me suis mise

19 à vomir, j’ai perdu connaissance et je ne sais pas ce qui s’est

20 passé après.

21 Q. : Du camp de Keraterm, vous a-t-on transférée à Omarska ?

22 R. : Oui.

23 Q. : Qui vous a conduite au camp d’Omarska ?

24 R. : Le policier Bojic, le fils du forestier, le garde, le garde forestier

25 de Bojici.

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1 Q. : Quelle était l’appartenance ethnique de Bojic ?

2 R. : Serbe.

3 Q. : Combien de temps avez-vous été détenue dans le camp d’Omarska ?

4 R. : Je sais que nous sommes sortis le 3 août; donc nous y sommes restés

5 jusqu’au 3 août.

6 Q. : Dans quel bâtiment avez-vous été détenue à Omarska ?

7 R. : Le bâtiment dans lequel se trouvait le restaurant.

8 Q. : Pourriez-vous prendre le pointeur sur cette table et nous montrer

9 dans quel bâtiment vous avez été détenue ?

10 R. : Oui, je le peux car j’ai l’expérience.

11 Q. : Sur le côté de votre console, c’est cela.

12 R. : C’est cette entrée, la salle juste à côté de cette entrée.

13 Q. : S’agit-il du bâtiment plus petit situé en face du long bâtiment rouge

14 ?

15 R. : En effet.

16 Q. : Veuillez vous rasseoir, s’il vous plaît. Pendant votre détention dans

17 le bâtiment abritant le restaurant, la nuit, vous trouviez-vous au

18 rez-de-chaussée ou au premier étage ?

19 R. : Au premier étage, dans la deuxième salle sur la gauche.

20 Q. : Connaissez-vous une femme du nom de Hasiba Harambasic ?

21 R. : Oui.

22 Q. : Étiez-vous détenue dans la même pièce qu’elle ?

23 R. : Oui.

24 Q. : Pendant la journée, étiez-vous détenue dans le bâtiment du restaurant

25 ?

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1 R. : En bas, dans le restaurant. En entrant dans le restaurant, sur la

2 gauche, nous étions assises à une table, toutes les femmes ensemble.

3 Q. : Ainsi, vous vous trouviez dans la grande salle, celle où les repas

4 étaient servis ?

5 R. : Oui.

6 Q. : Connaissiez-vous certains des membres du personnel du camp, les

7 connaissiez-vous avant votre arrivée dans le camp d’Omarska ?

8 R. : J’en connaissais certains, pas tous, mais la plupart d’entre eux.

9 Q. : Qui connaissiez-vous ?

10 R. : Mladjo Krkan, Mladen Radic, il avait plusieurs noms, certains

11 l’appelaient "Mladjo", d’autres "Mlado", mais son vrai nom est

12 Mladen Radic, zeljko, Drago Prcac, Nedeljko, Pop, Rade, Brk, Stole,

13 ^kalja, Drazenko et deux autres encore. Il y en a d’autres, mais je

14 ne me rappelle pas leur nom à présent.

15 Q. : Vous connaissiez tous ces hommes avant votre arrivée dans le camp ?

16 R. : Oui, la plupart.

17 Q. : Connaissiez-vous les hommes dont vous venez d’indiquer les noms avant

18 votre arrivée dans le camp ?

19 R. : Oui.

20 Q. : Vous avez mentionné un certain zeljko; vous connaissez son nom de

21 famille ?

22 R. : zeljko Meagic.

23 Q. : À votre connaissance, quelle était l’appartenance ethnique de ces

24 hommes ?

25 R. : Ils étaient Serbes.

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1 Q. : Quels vêtements portaient les gardiens et les autres membres du

2 personnel du camp qui y travaillaient ?

3 R. : Ils portaient l’uniforme de camouflage, ou d’anciens uniformes de la

4 JNA, ou des vêtements civils, mais la plupart était en uniforme de

5 camouflage.

6 Q. : Pendant votre internement dans le camp, vous a-t-on demandé de faire

7 des travaux ?

8 R. : Oui.

9 Q. : Quel genre de tâche vous a-t-on assignée ?

10 R. : Je devais nettoyer les toilettes, les salles à l’étage, ou travailler

11 à la séparation.

12 Q. : Vous travailliez aussi dans le restaurant ?

13 R. : Oui.

14 Q. : Qu’y faisiez-vous ?

15 R. : La vaisselle et le service des repas.

16 Q. : Quand vous faisiez le ménage, était-il prévu que vous nettoyiez les

17 pièces du premier étage ?

18 R. : Oui.

19 Q. : Vous est-il arrivé de trouver des objets suspects dans ces pièces ?

20 R. : Oui.

21 Q. : Qu’avez-vous trouvé ?

22 R. : Des matraques, un morceau de câble, du fil de cuivre fiché dans un

23 tuyau, des morceaux de bois, des barres de fer, des barres de fer à

24 section carrée, des objets en aluminium recouverts de plomb. Tout

25 ces objets étaient couverts de sang. Nous devions nettoyer tout cela

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1 et remettre ces objets au bureau du chef.

2 Q. : Dans quel état étaient ces pièces quand vous les nettoyiez ?

3 R. : Elles étaient maculées de sang. On y trouvait des dents, des cheveux,

4 des lambeaux de chair humaine, des vêtements, des chaussures.

5 Q. : Durant votre détention dans le camp d’Omarska, avez-vous vu des

6 cadavres ?

7 R. : Oui.

8 Q. : Vous en avez vu souvent ?

9 R. : Presque tous les jours.

10 Q. : Où se trouvaient-ils ?

11 R. : Entre le grand atelier dans lequel les hommes étaient détenus, à

12 l’endroit où ils sortaient pour aller déjeuner, et dans la zone

13 située entre ce bâtiment et la haie.

14 Q. : Avez-vous eu l’occasion de voir ce qu’il advenait de ces corps ?

15 R. : Ils venaient avec un petit camion, un camion jaune, avec beaucoup de

16 place à l’arrière, et ils emmenaient les morts vers l’arrière de la

17 maison blanche.

18 MONSIEUR LE JUGE STEPHEN : Puis-je vous demander de parler de cette haie ?

19 Nous n’en avons jamais entendu parler.

20 MADAME HOLLIS : Bien, Madame la Présidente. (Au témoin): Vous avez

21 mentionné une haie. Où se trouvait-elle ?

22 R. : Elle se trouvait sur la gauche de la maison blanche. Il y avait une

23 pelouse et la haie était... et les corps étaient devant la haie.

24 Q. : J’aimerais vous demander, pourriez-vous quitter votre siège, vous

25 approcher de la maquette et indiquer à la Cour où se trouvait la

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1 haie située près de la maison blanche ? Pouvez-vous le faire

2 maintenant, s’il vous plaît ? Vous pouvez enlever vos écouteurs,

3 vous approcher de la maquette et indiquer où elle se trouvait.

4 R. : (Le témoin indique l’emplacement sur la maquette)

5 Q. : Jusqu’où...vous pouvez remettre vos écouteurs, s’il vous

6 plaît...Jusqu’où allait la haie à partir de là ?

7 R. : C’était une longue haie, mais nous n’y avons pas tellement fait

8 attention, mais voici où elle se trouvait et c’est là que se

9 trouvaient les corps.

10 Q. : Alors, cette haie longeait la maison blanche et le petit bâtiment

11 rouge ? Veuillez indiquer son orientation. S’étendait-elle

12 parallèlement aux bâtiments, dans le sens de la longueur ?

13 R. : C’était une longue haie.

14 Q. : À partir de l’emplacement que vous avez indiqué, jusqu’où allait-elle

15 en direction de la maison blanche ?

16 R. : Elle n’allait pas vers la maison blanche. La haie se trouvait de ce

17 côté.

18 Q. : Entendu.

19 R. : Ainsi, on pouvait contourner la maison blanche.

20 Q. : Alors la haie était située plus près de ce petit bâtiment rouge ?

21 R. : Oui, c’est cela, elle était plus près du petit bâtiment rouge.

22 Q. : Merci beaucoup. Pourriez-vous retourner vous asseoir ? A votre

23 connaissance, le camion jaune que vous avez mentionné servait-il à

24 d’autres usages ?

25 R. : Il servait à apporter la nourriture.

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1 Q. : Vous souvenez-vous avoir vu des corps emportés dans un camion de plus

2 grande taille ?

3 R. : Oui.

4 Q. : Quels sont vos souvenirs à ce sujet ?

5 R. : Un gardien est venu nous chercher pour nous emmener là-bas, et au

6 moment où nous arrivions à la vitre, vers la sortie de la cage

7 d’escaliers, ils nous ont dit de repartir, tout à coup, et nous ont

8 raccompagnées.

9 Q. : Qu’avez-vous vu avant d’être remmenées ?

10 R. : Le camion jaune et un plateau élévateur.

11 Q. : De quelle taille était le camion que vous avez vu ce jour-là ?

12 R. : C’était un gros camion, plus gros que le camion jaune dont j’ai parlé

13 plus tôt.

14 Q. : Aviez-vous vu déjà des camions du même genre ?

15 R. : Pourriez-vous répéter, je n’ai pas compris la question ?

16 Q. : Oui. Avant de voir ce camion, avez-vous vu des camions semblables ?

17 R. : Oui.

18 Q. : De quel genre de camion s’agissait-il ?

19 R. : On aurait dit un Mann, ou un Fap, c’est une marque Yougoslave, ou

20 TAM, marque de camion slovène.

21 Q. : Savez-vous à quoi servait ce genre de camions ?

22 R. : Oui.

23 Q. : À quoi servaient-ils ?

24 R. : Ils étaient utilisés dans les transports publics, pour transporter du

25 gravier, du bois, etc.

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1 Q. : Avez-vous entendu des bruits ou remarqué des activités inhabituelles

2 au cours de la nuit précédente ?

3 R. : Oui.

4 Q. : Qu’avez-vous entendu ?

5 R. : Nous avons entendu des gémissements, des cris et un bruit, comme si

6 une barrière était cassée.

7 Q. : Qu’entendez-vous par "comme si une barrière était cassée" ? Quel est

8 ce genre de bruit ?

9 R. : Comme si quelque chose était cassé.

10 Q. : Plus tard dans la matinée, après que l’on vous a dit de retourner

11 dans votre chambre, vous a-t-on emmenées vers le restaurant, au rez-

12 de-chaussée ?

13 R. : Oui.

14 Q. : Avez-vous remarqué une activité inhabituelle dans la maison blanche,

15 ce jour-là ?

16 R. : Oui.

17 Q. : Qu’avez-vous vu ?

18 R. : Des hommes qu’on faisait sortir de la maison blanche, puis qu’on

19 forçait à ôter leurs vêtements, qu’on a battus sur la pista, avec un

20 tuyau; il y avait des gens face au mur.

21 Q. : D’autres femmes étaient-elles détenues avec vous à Omarska ?

22 R. : Oui.

23 Q. : Avez-vous une idée de leur nombre ?

24 R. : 36 femmes musulmanes, deux femmes serbes et deux femmes croates....

25 trois Croates, trois femmes catholiques.

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1 Q. : Quand vous étiez à Omarska, vous souvenez-vous des circonstances dans

2 lesquelles deux femmes, nommées Edna Dautovic et Sadeta Medunjanin

3 ont été emmenées hors du camp ?

4 R. : Oui.

5 Q. : De quoi vous souvenez-vous ?

6 R. : Je me souviens clairement de ce jour parce que c’était le 20 et un

7 gardien a dit que c’était son anniversaire. Le 20 juillet à 10 h30,

8 ils sont venus chercher Sadeta.

9 Q. : Avez-vous vu où elles étaient emmenées après avoir quitté le bâtiment

10 du restaurant ?

11 R. : Nous nous sommes précipitées dehors, deux d’entre nous, nous sommes

12 allées à l’endroit où se trouvaient une baignoire et des toilettes,

13 et, bien sûr, quand nous avons vu ce que nous avons vu, nous avons

14 été bouleversées, nous nous attendions à ce que la même chose nous

15 arrive d’un instant à l’autre.

16 Q. : Qu’avez-vous vu en regardant par la fenêtre ?

17 R. : Par la fenêtre, j’ai vu zeljko Meagic et Mirko.

18 Q. : Qui était Mirko ?

19 R. : Je ne me souviens pas de son nom de famille. Il portait une barbe.

20 Babic, c’est cela, son nom de famille. Puis, nous avons vu des gens

21 que l’on emmenait vers un autocar. Sur le bus, il était écrit

22 "Unatrans Bihac" et aussi "Entreprise privée, propriétaire: seselj".

23 Q. : Vous avez vu des gens monter dans cet autobus ?

24 R. : Oui. Quand j’ai vu cela, nous avons toutes eu très peur, mais comme

25 Tidza était restée en arrière, parce que son frère avait été appelé,

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1 elle est restée avec nous et a vu l’incident.

2 Q. : Puis les gens ont été entassés dans l’autobus. Avez-vous reconnu

3 certaines des personnes qui sont montées à bord ?

4 R. : Non.

5 Q. : Avez-vous effectivement vu Sadeta ou Edna monter dans l’autobus ?

6 R. : Oui. Lorsqu’ils les ont emmenées, ils ont dit qu’elles seraient

7 échangées à Bihac. Dès qu’ils sont montés dans l’autobus, nous

8 sommes retournés dans notre chambre et Tidza est restée là, et elle

9 a entendu son frère être appelé.

10 Q. : Sans mentionner de noms, pourriez-vous nous dire si au cours de votre

11 détention à Omarska, dans la nuit, des femmes étaient appelées hors

12 de la chambre ?

13 R. : Oui.

14 Q. : Cela arrivait-il souvent ?

15 R. : Chaque nuit.

16 Q. : Qui venait appeler ces femmes ?

17 R. : Mladjo, Drago Prcac, zeljko Meagic, Nedelkjo Grabovac ou Pop, un

18 homme corpulent, solidement bâti, avec une moustache.

19 Q. : Toujours sans citer de nom, pourriez-vous nous dire si l’une

20 quelconque de ces femmes vous a dit ce qui lui était arrivé quand on

21 l’a appelée ?

22 R. : Non, nous ne nous racontions jamais ce qui nous arrivait.

23 Q. : Avez-vous été vous-même appelée hors de la chambre dans la nuit ?

24 R. : Oui.

25 Q. : Combien de fois cela vous est-il arrivé ?

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1 R. : Cinq fois.

2 Q. : Qui vous a appelé ?

3 R. : Mladjo, Mladen Radic.

4 Q. : Est-ce l’homme que vous avez appelé "Krkan" ?

5 R. : Oui.

6 Q. : Quand cet homme venait vous chercher, où vous emmenait-il ?

7 R. : Il m’emmenait au rez-de-chaussée, dans la première salle près de

8 l’escalier, dans la direction des cuisines.

9 Q. : Quand il vous emmenait dans cette salle, que vous faisait-il ?

10 R. : Il me violait.

11 Q. : Est-ce qu’il vous frappait aussi ?

12 R. : Une seule fois, au moment où je m’apprêtais à sortir.

13 Q. : Vous est-il arrivé de voir d’autres gardiens du camp ou d’autres

14 membres du personnel quand vous étiez emmenée dans cette salle ou

15 sur le chemin du retour ?

16 R. : Oui, zeljko Meagic, à l’instant où je sortais.

17 Q. : Que s’est-il passé quand vous avez vu zeljko Meagic ?

18 R. : Il m’a simplement giflée et il a dit : "Toi, putain, file dans ta

19 chambre".

20 Q. : Suite aux mauvais traitements subis dans le camp d’Omarska et à ce

21 qui vous était arrivé auparavant, avez-vous, en êtes-vous arrivée à

22 chercher le moyen de mettre fin à vos jours ?

23 R. : Oui.

24 Q. : Quelqu’un a-t-il mentionné ce sujet devant vous ?

25 R. : Biba et Zlata, elles m’ont parlé, elles pleuraient : "Non, je t’en

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1 prie, ne fais pas ça ; nous survivrons, nous vivrons pour dire la

2 vérité."

3 Q. : Après avoir quitté le camp et la Bosnie et suite aux viols dont vous

4 avez été victime, souffriez-vous de séquelles physiques durables ?

5 R. : Oui, oui.

6 Q. : Suite à ces problèmes médicaux, avez-vous dû subir une hystérectomie

7 ?

8 R. : Oui.

9 Q. : À votre sortie d’Omarska, où vous a-t-on emmenée ?

10 R. : A Prijedor... Non, pardon, à Trnopolje.

11 Q. : De Trnopolje vous êtes retournée à Prijedor ?

12 R. : Oui.

13 Q. : Jusqu’à quelle date avez-vous été détenue à Prijedor ?

14 R. : Jusqu’au 13 janvier 1993.

15 Q. : Quelles étaient vos conditions de vie pendant cette période à

16 Prijedor ?

17 R. : Mauvaises. On ne pouvait pas sortir. On ne pouvait rien acheter. Si

18 on sortait, on était frappée, parce que beaucoup de gens vous

19 connaissaient, alors ils vous emmenaient au MUP et vous frappaient,

20 voilà tout.

21 Q. : Comment avez-vous réussi à quitter Prijedor ?

22 R. : Je me le demande encore, comment est-il possible que je sois encore

23 en vie ?

24 Q. : Avez-vous dû payer quelqu’un pour qu’il vous fasse sortir de Prijedor

25 ?

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1 R. : Oui.

2 Q. : Vous rappelez-vous combien vous avez versé ?

3 R. : Je ne m’en souviens pas, et je n’ai pas envie de le dire. Ce qui

4 compte, c’est que la vie coûtait cher.

5 Q. : Quand avez-vous vu votre mari pour la dernière fois ?

6 R. : Environ 10 jours avant d’être envoyée au camp.

7 Q. : Avez-vous eu de ses nouvelles ?

8 R. : Aucune. Tout ce que je sais, c’est que nous nous sommes vus ce jour-

9 là.

10 Q. : Avez-vous essayé de le retrouver ?

11 R. : Oui.

12 Q. : Avez-vous eu le moindre succès dans vos efforts pour découvrir ce qui

13 lui était arrivé ?

14 R. : Non, nous n’avons rien pu apprendre.

15 MADAME HOLLIS : Je n’ai plus de question à poser au témoin.

16 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Allons-nous maintenant passer au contre-

17 interrogatoire ?

18 MONSIEUR KAY : Nous ne souhaitons pas procéder au contre-interrogatoire de

19 ce témoin, Madame la Présidente.

20 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Des objections à ce que Madame Ramic se retire

21 définitivement ?

22 MONSIEUR KAY : Aucune objection, Madame la Présidente.

23 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Madame Ramic, vous pouvez vous retirer, vous

24 pouvez disposer. Merci beaucoup d’être venue témoigner.

25 LE TÉMOIN : Merci.

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1 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Vous pouvez vous retirer, l’huissier va vous

2 raccompagner.

3 (Le témoin se retire)

4 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Madame Hollis, appellerez-vous le prochain

5 témoin ? Monsieur Niemann, nous avons le choix, aujourd’hui.

6 MADAME HOLLIS : Madame la Présidente, nous avons deux requêtes que nous

7 souhaiterions présenter à présent. Je parle de ce qui va suivre. Il

8 conviendrait de les examiner à huis clos.

9 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Combien de temps vous faudra-t-il pour les

10 examiner ?

11 MADAME HOLLIS : Cela devrait aller assez vite, Madame la Présidente. Il

12 s’agit de questions relatives aux témoins.

13 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Bien. Nous allons faire une pause de 10 minutes

14 environ, le temps de préparer la salle au huis clos. Des objections

15 de la Défense ?

16 MONSIEUR WLADIMIROFF: Non, Madame la Présidente.

17 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Bien. Nous faisons une pause de 10 minutes, puis

18 nous reprendrons à huis clos.

19 (audience à huis clos)

20 (expurgée)

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14 (Audience publique)

15 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Monsieur Tieger, veuillez appeler le témoin

16 suivant.

17 MONSIEUR TIEGER: Merci, Madame la Présidente. Le prochain témoin se nomme

18 Emir Beganovic.

19 EMIR BEGANOVIC, cité à la barre des témoins.

20 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Monsieur, veuillez prêter le serment qui vous

21 est présenté. Veuillez lire et prêter serment.

22 LE TÉMOIN ?Traduit? : Je déclare sur l’honneur que je dirai la vérité,

23 toute la vérité, rien que la vérité.

24 (Le témoin a prêté serment).

25 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Merci, veuillez vous asseoir.

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1 Interrogatoire conduit par Monsieur TIEGER

2 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Monsieur Tieger ?

3 MONSIEUR TIEGER: Monsieur, quel est votre nom ?

4 R. : Emir Beganovic.

5 Q. : Quel est votre âge ?

6 R. : 41 ans.

7 Q. : Quel est votre lieu de naissance ?

8 R. : Prijedor.

9 Q. : Quelle est votre nationalité ?

10 R. : Je suis Musulman.

11 Q. : Quelle était votre profession avant le conflit en 1992 ?

12 R. : Je tenais un restaurant privé avec mon épouse et j’avais un magasin

13 de fleurs.

14 Q. : De combien de restaurants ou de cafés étiez-vous propriétaire ?

15 R. : Trois; quatre avec le magasin de fleurs.

16 Q. : Où se trouvaient vos locaux professionnels ?

17 R. : Deux dans la rue Esada Midzica, le troisième restaurant était situé

18 rue Marsala Tita.

19 Q. : Est-il permis de dire que vous étiez un homme d’affaires en vue

20 localement et que vous avez réussi à Prijedor ?

21 R. : Oui.

22 Q. : Dans quelle partie de Prijedor habitiez-vous ?

23 R. : Jusqu’en 1990, j’habitais la vieille ville, dans Stari Grad, puis je

24 me suis construit un appartement dans la rue Salamica où je me suis

25 installé.

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1 Q. : Après les élections de 1990 et avant le début du conflit en 1992, les

2 tensions se sont-elles accrues entre Serbes et Musulmans dans la

3 région de Prijedor ?

4 R. : Oui, après les élections, après les élections des partis, les

5 tensions ont commencé à croître, mais elles n’ont pas été ressenties

6 aussi nettement que lors de l’éclatement du conflit en Croatie.

7 Après le début du conflit en Croatie, les tensions ont commencé à

8 croître.

9 Q. : Avant cette période, les gens de Prijedor avaient-ils tendance à

10 distinguer entre serbes et Musulmans ?

11 R. : Eh bien, ils ne se distinguaient pas par leur apparence physique ;

12 les gens qui se connaissaient savaient qui était Musulman, qui était

13 Croate ou Serbe, mais il n’y avait aucune différence entre nous.

14 Q. : Aviez-vous des amis Serbes aussi bien que Musulmans ?

15 R. : En fait, aujourd’hui, après cette guerre, quand je repense au passé,

16 je m’aperçois que j’avais plus d’amis Serbes que Musulmans, je parle

17 d’amis intimes.

18 Q. : Durant la montée des tensions, comme vous le dites, avant le début du

19 conflit, avez-vous été en contact avec un groupe de Prijedor qui

20 cherchait à promouvoir la paix ?

21 R. : Oui, je suis devenu membre de la Ligue pour la paix, et je siégeais à

22 son comité directeur.

23 Q. : La création de la Ligue pour la paix a-t-elle découlé d’un événement

24 particulier ou de la situation générale ?

25 R. : En fait, elle s’est produite spontanément. Je voulais que toutes les

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1 voies restent ouvertes à Prijedor, simplement pour éviter la guerre,

2 et nous pensions qu’indépendamment du fait qu’ils avaient voté pour

3 tel ou tel parti, tous devraient se joindre à nous ; nous devions

4 montrer à la direction du premier, du second et du troisième parti

5 que les gens étaient contre la guerre, que les gens ne voulaient pas

6 de la guerre.

7 Q. : À quelle date approximative la Ligue a-t-elle été créée ?

8 R. : Elle a été créée en 1991, vers la fin de 1991, je ne me souviens pas

9 du mois exact. Je crois que c’était en novembre.

10 Q. : Qui en a été le premier organisateur ?

11 R. : C’était le Dr. Esad Sadikovic, dit "Eso".

12 Q. : Le Dr. Sadikovic était-il un docteur en médecine qui avait travaillé

13 pour les Nations Unies ?

14 R. : Oui.

15 Q. : Toutes les nationalités étaient-elles représentées au sein du comité

16 directeur ?

17 R. : Oui.

18 Q. : La Ligue pour la paix était-elle en relation avec un quelconque parti

19 politique ou avec d’autres groupements pacifistes ?

20 R. : Non.

21 Q. : L’objectif de ce groupe était-il d’unir les gens de Prijedor dans

22 l’espoir d’éviter le conflit, et les tensions inter-ethniques ?

23 R. : Oui.

24 Q. : Quelles démarches la Ligue pour la paix a-t-elle entreprises pour

25 favoriser l’harmonie inter-ethnique ?

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1 R. : Eh bien, nous avons surtout organisé des concerts publics, dans le

2 centre ville. Nous avons essayé d’organiser des concerts au début,

3 tant qu’il était encore possible d’obtenir le feu-vert du SUP local.

4 Nos réunions étaient publiques. Tout le monde y était admis, tous

5 ceux qui souhaitaient venir. Puis les choses sont devenues plus

6 compliquées. Le SUP nous a refusé l’autorisation d’organiser des

7 concerts, et il nous a interdit de continuer à louer une grande

8 salle pour tenir nos réunions. Le groupe a fondu et peu à peu

9 disparu spontanément parce qu’il lui était devenu impossible de

10 poursuivre ses activités.

11 Q. : Pendant la période où la Ligue pouvait encore obtenir l’autorisation

12 d’organiser des concerts, combien de personnes venaient les écouter

13 ?

14 R. : Il n’y avait jamais moins de 7.000 ou 8.000, voire 10.000 personnes.

15 Q. : Y avait-il des discours, ou des messages de paix prononcés pendant

16 ces concerts ?

17 R. : Oui, oui. Toutes les allocutions, tous les discours étaient orientés

18 vers la paix. En fait, il n’y avait pas de discours, mais plutôt des

19 messages politiques.

20 Q. : Excusez-moi, la traduction dit qu’il "y avait des messages

21 politiques". Quels genres de messages politiques étaient prononcés

22 au cours des concerts de la Ligue pour la paix ?

23 R. : En fait, non, il n’y avait pas de messages politiques, simplement des

24 messages en faveur de la paix, des messages de paix.

25 Q. : Finalement la Ligue pour la paix a été dissoute parce que les

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1 autorités faisaient obstruction à ses activités ?

2 R. : Oui.

3 Q. : A quelle date approximative la Ligue pour la paix a-t-elle cessé ses

4 activités ?

5 R. : Je crois que c’était vers la fin février.

6 Q. : Cela correspond-il a une période d’accroissement des tensions ?

7 R. : Les tensions s’aggravaient de jour en jour à cette époque, oui.

8 Q. : Avez-vous envoyé votre famille vivre hors de la région, par

9 précaution ?

10 R. : Oui, je les ai envoyés vivre en Croatie, à Istria, où ils ont des

11 parents.

12 Q. : Quand votre famille a-t-elle quitté la région ?

13 R. : Je crois qu’ils sont partis le 12 mars 1992.

14 Q. : Et vous êtes resté à Prijedor ?

15 R. : Oui, je suis resté à Prijedor, et quelques jours plus tard, j’ai

16 aménagé chez le Dr. Esad Sadikovic.

17 Q. : Étiez-vous inquiet de ce qui pouvait se passer à Prijedor ?

18 R. : Oui, j’étais inquiet. C’est pourquoi j’ai fais partir ma famille,

19 mais je n’aurais jamais imaginé que ce qui s’est passé était

20 possible.

21 Q. : Étiez-vous à Prijedor lorsque les Serbes ont pris le contrôle de la

22 ville, le 30 avril ?

23 R. : Oui.

24 Q. :Après cette prise de pouvoir, les tensions se sont-elles aggravées ?

25 R. : Oui, la tension est montée d’heure en heure à partir de l’instant où

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1 ils ont pris le pouvoir, le 29 avril.

2 Q. : Étiez-vous chez le Dr. Esad Sadikovic lorsque le nettoyage ethnique a

3 commencé à Prijedor, le 30 mai ?

4 R. : Oui.

5 Q. : De la fenêtre de sa maison, ou de sa terrasse, pouviez-vous voir ce

6 qui se passait dans Prijedor, et, en particulier, au-dessus de Stari

7 Grad ?

8 R. : Oui.

9 Q. : Qu’avez-vous vu ?

10 R. : J’ai vu que Stari Grad était littéralement embrasée. Je pouvais même

11 voir la maison de mes parents. Je la voyais brûler. Littéralement

12 toute la vieille ville, tout le quartier de Stari Grad était en feu.

13 Q. : Avez-vous vu des soldats ?

14 R. : Oui, j’en ai vu.

15 Q. : Comment étaient-ils vêtus ?

16 R. : Ils portaient différents uniformes, de différentes couleurs.

17 Q. : Appartenaient-ils aux forces serbes ?

18 R. : Oui, j’imagine qu’ils étaient Serbes.

19 Q. : Avez-vous entendu annoncer à la radio ce que les Musulmans devaient

20 faire ?

21 R. : Oui, la radio fonctionnait et nous avons entendu des avertissements,

22 les instructions quant à la façon dont les gens devaient se

23 comporter.

24 Q. : Quelles instructions ont été données aux Musulmans à la radio ?

25 R. : Eh bien, au début, ils ont dit que nous devions simplement rester le

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1 plus possible chez nous, que rien ne nous arriverait. Puis, un peu

2 plus tard, une heure plus tard environ, ils ont dit que les

3 Musulmans devaient accrocher un drapeau blanc à leur fenêtre, ou

4 s’ils n’avaient pas de drapeau, utiliser un couvre-lit, ou des

5 draps, ou autre chose.

6 Q. : C’est ce que vous avez fait ?

7 R. : Oui, nous avons accroché des draps des deux côtés de la maison.

8 Q. : Vous dites: "Nous avons accroché des draps" ; qui était dans la

9 maison du Dr. Sadikovic, avec vous ?

10 R. : Ce matin-là, il y avait mon ami, Asif Kapetanovic.

11 Q. : Puis, après que Monsieur Kapetanovic et vous-même avez accroché le

12 drapeau blanc, comme vous en aviez reçu l’ordre à la radio, a-t-il

13 observé quelque chose qui l’a profondément choqué ?

14 R. : Oui, un instant, il est allé sur la terrasse au dernier étage et il a

15 vu que ses locaux commerciaux étaient en feu. C’était une maison à

16 un étage ; au rez-de-chaussée se trouvait l’entreprise et ils

17 avaient un appartement au premier. Je l’ai entendu crier. Je lui ai

18 demandé ce qui lui arrivait et il m’a répondu que sa mère se

19 trouvait dans l’appartement, que l’appartement était en feu, et je

20 me suis précipité à l’extérieur. Je voyais les flammes, peut-être

21 hautes de vingt mètres. La maison était un brasier, elle brûlait

22 comme une torche.

23 Il lui a sans doute fallu un certain temps pour reprendre son calme,

24 et il a ensuite décidé d’aller voir ce qu’il était advenu de sa

25 mère. Je ne pouvais pas le laisser y aller seul, car depuis quelques

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1 jours, il souffrait des reins, c’est pourquoi il se trouvait chez le

2 docteur, pour recevoir un traitement, et bien sûr, il ne pouvait pas

3 aller à l’hôpital, tombé sous contrôle serbe.

4 Q. : Tandis que vous étiez dehors, avez-vous rencontré un soldat serbe et

5 avez-vous réussi à vous échapper et à vous cacher dans la maison

6 musulmane la plus proche ?

7 R. : Oui. Le soldat s’est approché et a dit: "Halte!" Nous étions à 50

8 mètres de lui et sans y penser j’ai dit à Asif : "Je ne vais pas

9 l’attendre, je file!" Il y avait la clôture de la maison voisine....

10 la haie de la maison voisine, j’ai sauté par-dessus et j’ai entendu

11 trois ou quatre coups de feu, mais j’ai eu de la chance, je n’ai pas

12 été touché.

13 Puis, j’ai rampé à l’arrière de cette maison vers la maison voisine.

14 Je connaissais autrefois des gens qui habitaient dans ces parages.

15 Je savais que c’était une maison musulmane. J’ai frappé à la porte,

16 et j’ai été sidéré de voir un autre de mes amis, Saim Mesanovic,

17 m’ouvrir la porte et m’accueillir, alors qu’il habite dans un autre

18 quartier de la ville; j’étais arrivé chez ses parents.

19 Q. : Quand vous étiez dans cette maison, avez-vous entendu un autre

20 communiqué à la radio, qui enjoignait aux Musulmans de former des

21 colonnes et de se diriger vers la place principale avec un ruban, un

22 brassard blanc autour du bras ?

23 R. : Oui, ils ont dit que tous les Musulmans de cette partie de la ville

24 devaient sortir et se rendre en ville avec des brassards blancs.

25 Q. : Vous-même et les autres avez suivi ces instructions ?

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1 R. : Oui.

2 Q. : Une fois à l’extérieur, avez-vous été dirigés par les forces serbes

3 vers le centre de la ville, où se trouvent les immeubles les plus

4 élevés ?

5 R. : Oui, ils nous ont emmenés vers la petite place du marché. Dans la rue

6 Muharem Rujanovic, il y avait les trois gratte-ciels de Prijedor, et

7 c’est là qu’ils se sont arrêtés, qu’ils nous ont emmenés. Nous

8 formions une colonne de 1 000 à 2 000 personnes, je ne saurais pas

9 le dire, exactement.

10 Q. : En chemin, avez-vous vu des cadavres ?

11 R. : Oui, sur la place du marché, j’ai découvert un tas de quatre ou cinq

12 corps, puis, par hasard, mon regard s’est porté sur la place du

13 marché et j’ai vu un autre corps inerte sur le sol, après, ne

14 supportant plus ce spectacle, j’ai détourné les yeux.

15 Q. : Les victimes étaient-elles civiles ?

16 R. : Oui.

17 Q. : Quand vous avez atteint l’endroit où l’on vous emmenait, y avait-il

18 des autocars en attente ?

19 R. : En fait, les cars étaient déjà là, garés.

20 Q. : Les Serbes ont-ils alors entrepris de séparer les hommes des femmes

21 et des enfants ?

22 R. : Oui. Ils ont dit que les hommes âgés de plus de quinze ans devaient

23 se ranger d’un côté et que les enfants de moins de 15 ans et les

24 femmes devaient se mettre de l’autre côté.

25 Q. : Êtes-vous monté à bord de l’un de ces autocars ?

Page 4090

1 R. : Oui.

2 Q. : Où vous a-t-on conduit, d’abord ?

3 R. : Eh bien, d’abord au SUP, c’est là que les autobus se sont arrêtés,

4 près du SUP.

5 Q. : C’est-à-dire, d’abord au poste de police de la ville de Prijedor ?

6 R. : C’est cela, au poste de police de Prijedor.

7 Q. : Combien de temps les autocars y sont-ils restés ?

8 R. : Pas longtemps, environ dix minutes, cinq à dix minutes.

9 Q. : Y avait-il des gardiens dans votre car ?

10 R. : Oui, deux ou trois. Je me souviens que l’un d’eux est descendu pour

11 entrer dans le bâtiment du SUP, probablement pour y recevoir des

12 instructions, il est ressorti après quelques minutes et l’autobus

13 est reparti.

14 Q. : Je parlais de l’autocar dans lequel vous vous trouviez. Y avait-il

15 d’autres autocars avec à leur bord des hommes et des garçons de plus

16 de quinze ans à côté du vôtre, devant le SUP ?

17 R. : Oui.

18 Q. : Après cet arrêt relativement bref devant le bâtiment du SUP de

19 Prijedor, où avez-vous été emmenés ?

20 R. : On nous a emmenés par la rue de la JNA jusqu’au terrain de tennis,

21 vers Partizanska, puis en direction de Tomasica.

22 Q. : Ensuite, quelle direction ont-ils prise ?

23 R. : Ils ont tourné avant Tomasica. Je ne connaissais pas cette route.

24 Plus tard, j’ai appris que c’était la route d’Omarska.

25 Q. : Était-ce votre destination, Omarska ?

Page 4091

1 R. : Oui.

2 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : L’audience est suspendue pendant 20 minutes.

3 (11h30)

4 (Brève suspension de séance)

5 (11h50)

6 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Monsieur Tieger, veuillez poursuivre.

7 MONSIEUR TIEGER: Merci, Madame la Présidente. (S’adressant au témoin) :

8 Monsieur Beganovic, avant de parler d’Omarska, j’aimerais revenir

9 sur un point que vous avez évoqué précédemment. Vous avez dit que

10 les autorités de Prijedor entravaient les efforts de la Ligue pour

11 la paix. Quelles autorités entravaient vos efforts ?

12 R. : Les autorités serbes, en sus du SDA. Elles exerçaient une forte

13 influence sur la municipalité et au sein du SUP.

14 Q. : Alors, les autorités serbes s’opposaient plus que le SDA aux efforts

15 de la Ligue pour la paix ?

16 R. : C’est exact.

17 Q. : Vous avez également mentionné la rue Marsala Tita en décrivant le

18 parcours suivi par vous. S’agissait-il de la rue Marsala Tita de la

19 ville de Prijedor ?

20 R. : Oui, jusqu’au 30 mai 1992, elle s’appelait la rue Marsala Tita.

21 Q. : Maintenant, je voudrais aborder la question des divers lieux dans

22 lesquels vous avez été détenu dans le camp d’Omarska. Avez-vous

23 d’abord été détenu dans une salle du bâtiment du restaurant, pendant

24 une nuit ?

25 R. : Oui.

Page 4092

1 Q. : En vous servant de la maquette devant vous, pourriez-vous nous

2 indiquer où se trouvait le restaurant à l’aide du pointeur, sur la

3 table ?

4 R. : Le restaurant se trouvait ici. (indication sur la maquette)

5 Q. : Dans quelle partie du bâtiment du restaurant avez-vous d’abord été

6 détenu ?

7 R. : Les cars se sont garés ici. Nous sommes passés par cette entrée et on

8 nous a enfermés dans cette salle, ici.

9 Q. : Après cette première nuit, où vous a-t-on enfermé, dans quelle partie

10 du camp ?

11 R. : On m’a emmené sur la pista, ici.

12 Q. : Combien de temps y êtes-vous resté ?

13 R. : J’y suis resté environ 10 ou 11 jours.

14 Q. : Avez-vous passé deux nuits dans la maison blanche, après cela ?

15 R. : Oui, j’y ai passé deux nuits.

16 Q. : Ensuite, vous avez été transféré à l’étage, au-dessus du hangar ?

17 R. : Oui, dans la chambre 15, comme elle s’appelait. Voici l’entrée, à peu

18 près là.

19 Q. : Pendant votre détention à Omarska, avez-vous été enfermé dans une

20 petite pièce, dans le bâtiment du restaurant et aussi, dans le petit

21 garage, pendant une brève période ?

22 R. : Oui, c’est cela, deux nuits et deux jours.

23 Q. : Vous pouvez vous rasseoir.

24 R. : Merci.

25 Q. : Monsieur Beganovic, comment décririez-vous les conditions de vie,

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1 dans le camp d’Omarska ?

2 R. : Les conditions de vie étaient indescriptibles. Il n’y a pas de mot

3 pour en parler. Je ne sais pas comment en parler devant cet

4 honorable Tribunal. À chaque instant, nous étions inquiétés, battus,

5 victimes de tortures psychologiques, affamés, assoiffés, sans rien à

6 boire, c’est simplement indescriptible.

7 Q. : Dans quelles circonstances les prisonniers étaient-ils battus ?

8 Pendant quel genre d’activités ?

9 R. : Le pire, c’était pendant la journée, lorsqu’ils interrogeaient les

10 prisonniers dans ce bâtiment, au-dessus du restaurant. Quatre-vingt-

11 dix-neuf pour cent des prisonniers en revenaient couverts de

12 contusions, et la nuit, c’était encore pire. Après les heures, leurs

13 heures de travail, à cinq heures, ils arrêtaient les

14 interrogatoires. Ensuite, il y avait des visites privées de soldats

15 serbes, de gardiens, de civils. N’importe qui pouvait venir, entrer,

16 chercher des prisonniers, les appeler par leur nom, leur prénom ou

17 leur surnom. Il arrivait même que des hommes qui ne nous avaient

18 jamais rencontrés nous choisissent. Nous étions couchés sur le

19 ventre sur la pista. Quelqu’un venait et nous donnait des coups de

20 pied, "Lève-toi, toi, toi, et toi!". Je n’ai jamais entendu dire

21 qu’un seul en soit revenu.

22 Q. : Les prisonniers étaient-ils battus sur le chemin du restaurant et

23 lorsqu’ils allaient aux toilettes, lorsque cela leur était permis ?

24 R. : Oui, chaque jour.

25 Q. : Avez-vous été battu sur le chemin du restaurant et des toilettes ?

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1 R. : Oui, régulièrement, quand j’étais dans le groupe.

2 Q. : Pendant votre internement dans le camp, vous a-t-on aussi appelé pour

3 vous faire subir des sévices, individuellement ?

4 R. : Oui, en effet.

5 Q. : Combien de fois cela vous est-il arrivé ?

6 R. : Trois fois. Mais au cours des deux derniers jours que j’ai passés à

7 Omarska, on m’a appelé toutes les heures ou toutes les deux heures,

8 ils faisaient du chantage, ils me demandaient de l’argent.

9 Q. : Dule Tadic a-t-il participé à l’un de ces trois passages à tabac ?

10 R. : Oui, en effet.

11 Q. : Saviez-vous qui était Dule Tadic avant la guerre ?

12 R. : Oui.

13 Q. : Combien de temps avant la guerre avez-vous appris qui il était ?

14 R. : 10 ans, à peu près.

15 Q. : Comment l’avez-vous connu ?

16 R. : Par la force des choses. À son arrivée à Prijedor, il s’est installé

17 dans le quartier où se trouvait mon restaurant. Il était connu comme

18 quelqu’un qui aimait la bagarre. Il venait avec ses karatékas, ses

19 soi-disant karatékas. D’habitude, ils se faisaient battre, quand ils

20 venaient à Prijedor, mais cela ne les empêchait pas de revenir.

21 Q. : Savez-vous dans quel quartier il habitait ?

22 R. : Oui, je le connaissais de... je savais qu’il était de Kozarac.

23 Q. : Vous alliez souvent à Kozarac ?

24 R. : Oui.

25 Q. : Pourquoi cela ?

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1 R. : J’y avais des amis, des parents.

2 Q. : Vous fréquentiez les cafés de Kozarac ?

3 R. : Oui.

4 Q. : Vous voyiez aussi Dule Tadic à Kozarac ?

5 R. : En plusieurs occasions, oui, dans des restaurants, dans la rue. On ne

6 se disait pas bonjour. Nous n’étions pas amis.

7 Q. : Vous arrivait-il d’être avec des amis qui le connaissaient et le

8 saluaient dans la rue ?

9 R. : Oui.

10 Q. : Au cours des dix années que vous avez mentionnées, avez-vous eu le

11 temps de savoir qui il était et de le reconnaître facilement ?

12 R. : Oui.

13 Q. : Je voudrais revenir aux deux premiers passages à tabac dont vous nous

14 avez parlé ; les deux premières fois, on vous a appelé en personne

15 pour vous frapper. La première fois, était-ce au moment où que vous

16 étiez sur la pista ?

17 R. : Oui.

18 Q. : Où vous trouviez-vous quand on vous a appelé ?

19 R. : Une demi-heure avant cet instant, ils nous ont fait entrer dans la

20 salle du restaurant. Il faisait mauvais temps et on nous a tous

21 ramenés dans la salle du restaurant.

22 Q. : Vous connaissiez celui qui vous a appelé ?

23 R. : Non.

24 Q. : Avez-vous appris par la suite de qui il s’agissait ?

25 R. : Oui, plus tard. D’autres détenus m’ont dit qu’il s’appelait Dragan,

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1 qu’il était un parent de Nedzo Delic, le célèbre patron de

2 restaurant. Il possédait le restaurant Europa à Omarska et un autre

3 restaurant du nom d’Europa II à Prijedor.

4 Q. : Comment Dragan était-il vêtu ?

5 R. : Il portait l’uniforme vert-olive et le ceinturon blanc de la police

6 militaire. Il portait un pistolet et deux matraques de policier, une

7 de chaque côté du ceinturon.

8 Q. : Quelle était la nationalité de Dragan ?

9 R. : J’ai appris dans le camp qu’il était serbe.

10 Q. : Après vous avoir appelé hors du bâtiment du restaurant, Dragan vous

11 a-t-il emmené voir quelqu’un que vous connaissiez ?

12 R. : Oui, il m’a emmené vers ce demi-cercle. Nikica Janjic s’y trouvait.

13 Q. : Avez-vous été de quelque manière en conflit avec Nikica Janjic avant

14 la guerre ?

15 R. : Oui, environ un an et demi avant le début de la guerre, nous avons eu

16 un accrochage, nous en sommes venus aux mains.

17 Q. : Cela s’est-il passé un soir, êtes-vous intervenu pour arrêter une

18 bagarre entre Janjic et son amie, et ensuite, vous êtes-vous

19 interposé quand il s’en est pris à l’un de vos employés ?

20 R. : Oui.

21 Q. : Que vous a dit Janjic quand vous avez été amené devant lui ?

22 R. : Il a dit, "Tu vois comme les temps changent ? Ce soir, je vais

23 t’égorger !"

24 Q. : Après quoi vous avez été raccompagné jusqu’au bâtiment du restaurant

25 pendant un cours laps de temps ?

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1 R. : Oui, pendant une demi-heure, environ.

2 Q. : Puis vous avez été appelé de nouveau ?

3 R. : Oui.

4 Q. : Où vous a-t-on emmené ?

5 R. : Je n’ai pas entendu la question. Ils m’ont emmené sur la pista. À la

6 sortie du bâtiment, Dragan a commencé à me frapper avec sa matraque,

7 sur la tête, le cou, le dos, le haut du dos. Il a continué à me

8 frapper dans cette partie du camp sur le chemin de la maison

9 blanche.

10 Q. : Vous avez été emmené dans la maison blanche ?

11 R. : Oui.

12 Q. : D’autres prisonniers ont-ils été appelés et emmenés dans la maison

13 blanche à peu près au même moment ?

14 R. : Oui. J’ai vu que Terzic sefik, sefik Terzic, un coiffeur célèbre à

15 Prijedor, surnommé "Kiki", me suivait. Puis, ils ont appelé Asaf,

16 après moi. Asaf était dans le même restaurant que moi. Et après,

17 Rezak Hukanovic, surnommé "Dzigi", tous les trois, plus moi.

18 Q. : Quelle était la profession de Rezak Hukanovic ?

19 R. : Rezak Hukanovic était poète et organisateur de loisirs. Asaf

20 Kapetanovic était aussi un homme d’affaires célèbre à Prijedor, un

21 homme riche.

22 Q. : Est-il juste de dire que tous trois étaient des personnes en vue et

23 ayant réussi à Prijedor ?

24 R. : Oui, tous étaient connus et avaient réussi.

25 Q. : Ces trois hommes étaient-ils Musulmans ?

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1 R. : Oui.

2 Q. : Où avez-vous été placé dans la maison blanche ?

3 R. : On m’a fait entrer dans la seconde pièce sur la droite. Les trois

4 autres ont été emmenés dans la deuxième pièce sur la gauche, d’après

5 mes déductions.

6 Q. : Que s’est-il passé lorsque vous avez été emmené dans cette deuxième

7 pièce sur la droite ?

8 R. : Ils se sont mis à me battre, immédiatement; Dragan et Nikica étaient

9 les deux seuls dans la pièce avec moi. Les autres soldats serbes

10 étaient dans la pièce opposée, où se trouvaient les trois autres.

11 Q. : Que vous ont fait Dragan et Nikica dans la maison blanche ?

12 R. : Ils m’ont roué de coups, tous les deux. Dragan avec une matraque,

13 Nikica me donnait des coups de pied. Je ne me souviens pas s’il

14 s’est servi d’un objet pour me frapper, mais il m’a surtout donné

15 des coups de pied. J’ai essayé de me protéger de mon mieux, avec mes

16 mains, mais par moments, je voyais des gens arriver de l’autre

17 pièce. Il y avait saponja, le joueur de handball de Prijedor. Il

18 était mon ami, autrefois. Ses parents se sont mariés chez moi, ils

19 venaient d’arriver à Prijedor, ils n’avaient pas encore trouvé de

20 logement. Donc, son père et le mien étaient très amis. Sa mère a

21 emprunté la robe de mariage de ma mère pour se marier.

22 D’autres aussi sont entrés ; il y avait le célèbre assassin d’avant

23 la guerre, zigic, et puis Duca, Dusko Knezevic. Ils entraient de

24 temps en temps avec divers objets à la main. Ils avaient aussi des

25 câbles, des câbles électriques, avec une balle au bout, soudée au

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1 câble. Je ne sais pas comment ils ont fabriqué ces outils, mais ils

2 s’en servaient... ils se servaient de tout ce qui leur tombait sous

3 la main pour nous frapper. Mais tout au long de ce passage à tabac,

4 c’est surtout Dragan et Nikica qui nous ont frappés, les autres

5 venaient seulement parfois se joindre à eux.

6 Q. : Combien de temps a duré ce passage à tabac ?

7 R. : Pour moi, une éternité, mais en fait, peut-être une demi-heure,

8 environ.

9 Q. : À un moment donné, vous ont-ils ordonné de vous coucher sur le sol ?

10 R. : Oui. Dragan m’a ordonné de m’allonger sur le ventre, par terre, les

11 bras tendus, mais je savais, les prisonniers savaient, que bien

12 souvent on leur brisait la colonne vertébrale. J’ai essayé de

13 résister pour ne pas avoir à m’allonger. Je leur ai dit de me tuer.

14 J’ai dit que je refusais de m’allonger. J’ai refusé de m’allonger.

15 Q. : Que s’est-il passé ensuite ?

16 R. : À un certain moment, il y avait quelque chose qui ressemblait à un

17 bureau et à une chaise. Je ne sais pas comment, je me suis retrouvé

18 assis sur cette chaise. Pour autant que je me souvienne, mon bras

19 gauche, oui, mon bras gauche se trouvait sur le bureau et Nikica a

20 sorti un couteau de cette taille, environ. J’ai cru que, comme il

21 l’avait annoncé, il allait me trancher la gorge, qu’il avait sorti

22 ce couteau à cette fin. Presque automatiquement, j’ai levé le bras

23 et à ce moment-là, j’ai senti que ma main recevait un coup de

24 couteau ; la cicatrice est encore visible.

25 Le sang jaillissait de la blessure. Je me suis évanoui ; après, je

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1 sais qu’ils m’ont emmené hors de cette pièce. Mes trois amis sont

2 sortis de l’autre pièce et ils nous ont emmenés dehors, hors de la

3 maison blanche.

4 Q. : Pendant que vous étiez passé à tabac, savez-vous ce qu’il advenait

5 des autres prisonniers qui avaient été appelés ?

6 R. : On entendait seulement des cris et des gémissements. Je ne

7 m’intéressais pas au sort des autres. J’étais dans un tel état que

8 j’étais incapable de m’inquiéter pour eux, parce que ma propre vie

9 était en danger.

10 Q. : Après ce passage à tabac, avez-vous été enfermé dans la maison

11 blanche ?

12 R. : Ils nous ont emmenés à l’extérieur, vers la pista, et à un moment,

13 zigic nous a dit de nous pencher et de boire l’eau dans une rigole,

14 comme des chiens. Ils nous a dit que nous devions nous conduire

15 comme des chiens et boire l’eau comme les chiens. Nous avons bu, et

16 nous étions contents de le faire, j’avais la gorge sèche. En cet

17 instant, ces méchantes paroles n’avaient plus aucun sens pour moi.

18 Q. : Après cela, êtes-vous retourné sur la pista ou avez-vous été ramené

19 dans la maison blanche ?

20 R. : Après cela, les trois autres ont été emmenés vers la pista, le

21 restaurant. Dragan m’a ordonné de retourner dans la maison blanche.

22 Il a recommencé à me rouer de coups en chemin. Il m’a frappé deux

23 fois et m’a poussé dans la première pièce, sur la gauche.

24 Q. : Êtes-vous resté dans cette pièce cette nuit-là et la suivante ?

25 R. : Non. J’y suis resté jusqu’à 10 ou 11 heures du matin. Ensuite, ils

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1 nous ont renvoyés, tout le groupe, nous étions environ 150 à 200

2 dans ce groupe, passer la nuit dans la maison blanche.

3 Q. : Pendant que vous étiez dans la maison blanche, un gardien vous a-t-il

4 vu et fait une remarque sur votre état ?

5 R. : Quand je suis entré dans la pièce, j’ai vu environ 10 à 12 jeunes

6 hommes en vêtements civils. Nous savions déjà que cette pièce était

7 réservée aux prétendus extrémistes musulmans qui avaient attaqué

8 Prijedor, et nous savions aussi qu’aucun de nous n’en sortirait

9 vivant.

10 Dans la soirée, vers 8 ou 9 heures, peut-être 10 heures, je ne me

11 souviens pas précisément, un gardien s’est approché de la fenêtre.

12 Slavko Ecimovic était là, dans la prison, mon ami d’école,

13 d’enfance. Il lui a dit: "Tu dis que vous n’avez pas attaqué

14 Prijedor, mais regarde, regarde, dans ton groupe, il y a même un

15 noir", et il a dirigé sa lampe-torche sur moi. Je pouvais à peine

16 bouger, à cause de la douleur, mais j’ai répondu : "Je ne suis pas

17 noir. Je suis sur la pista depuis douze jours. J’ai passé presque

18 tout mon temps sur la pista et ils sont venus me passer

19 personnellement à tabac". L’homme est d’abord resté sans voix, puis

20 il a dit : "Est-ce possible?" Il a fait le tour, a franchi la porte

21 et s’est agenouillé près de moi. Il a de nouveau dirigé le faisceau

22 de sa lampe sur moi et a dit : "Les enculés! Est-ce possible de

23 battre quelqu’un comme ils t’ont battu?"

24 J’ai vu qu’il était sincère. Je lui ai dit, je lui ai demandé de

25 m’aider à obtenir l’autorisation de retourner sur la pista, auprès

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1 des autres membres de mon groupe, parce que ma vie était en danger à

2 l’endroit où je me trouvais, je lui ai dit que ces jeunes gens

3 étaient arrivés après moi et que je n’étais aucunement lié à ces

4 personnes. Il a dit qu’il ne pouvait rien promettre, mais qu’il

5 allait essayer, et c’est ce qu’il a fait.

6 Il est revenu le lendemain matin vers 8 ou 9 heures pour me rendre

7 visite. Je crois qu’il s’appelait Radenko. Il est parti. Il a dit

8 qu’il ne savait rien, qu’il ne pouvait rien me dire de concret. Puis

9 il est revenu vers 10 ou 11 heures du matin, il m’a emmené dehors et

10 m’a accompagné jusqu’au hangar. Il y avait une bassine d’eau. Il m’a

11 dit de me laver. Il y avait un miroir, et tout est devenu clair pour

12 moi. Je me suis regardé dans le miroir et j’ai vu à quoi je

13 ressemblais.

14 Q. : Monsieur Beganovic, dans quel état étaient les autres prisonniers de

15 la maison blanche ?

16 R. : Horrible, incroyable, pratiquement dans le même état que moi.

17 Certains étaient peut-être dans un état pire que le mien. La plupart

18 ne pouvait plus bouger. Certains ne pouvaient pas se déplacer d’un

19 centimètre sans gémir.

20 Q. : Combien de temps s’est écoulé entre le moment où vous avez été

21 transféré dans la chambre 15 et le second passage à tabac ?

22 R. : Deux jours, peut-être.

23 Q. : Qui vous a appelé cette fois ?

24 R. : Nikica Janjic.

25 Q. : Où étiez-vous à ce moment-là ?

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1 R. : Ce jour-là, ils nous avaient tous fait sortir de la chambre 15, parce

2 qu’ils s’apprêtaient à dresser une liste. Ils préparaient une liste.

3 Nous étions sur l’herbe, entre la maison blanche et la maison rouge.

4 Q. : Où Janjic vous a-t-il emmené ?

5 R. : Dans la maison blanche.

6 Q. : Y avait-il d’autres Serbes ?

7 R. : Oui. Il y avait un chef des gardiens, Kvocka, et un gardien. Je sais

8 que son surnom était ^kalja.

9 Q. : Avez-vous vu d’autres Serbes, là-bas ?

10 R. : Il y avait toujours des gardiens. Ils tournaient autour de nous. Nous

11 ne nous intéressions pas particulièrement à eux.

12 Q. : Y avait-il d’autres Serbes dans la maison blanche quand Janjic vous y

13 a emmené ?

14 R. : ^kalja m’a promis que je serais en sécurité. Il l’a dit pour la

15 forme, pour pouvoir m’entraîner dans la maison blanche. J’ai dit:

16 "Voilà ce qu’ils m’ont fait. Cet homme veux me trancher la gorge."

17 Je savais que je devrais entrer, et c’est ce que j’ai fait.

18 Un soldat de petite taille, frêle, d’environ 1,60 mètre, portant une

19 veste, est resté dans l’entrée, avec un sac, un gros sac sur le dos.

20 Il avait l’air drôle, avec un fusil automatique, et Nikica s’est mis

21 à me frapper à ce moment précis. L’autre se tenait dans l’entrée

22 pour m’empêcher de fuir.

23 Q. : Comment Nikica Janjic vous a-t-il battu cette fois ?

24 R. : D’abord, il m’a donné des coups de pied, puis il m’a frappé avec les

25 poings. Ensuite, il a sorti son revolver, et je me souviendrai

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1 toujours de ce qu’il m’a dit, il m’a donné des coups de crosse sur

2 la tête. Ma tête était déjà enflée, mais il a continué à me frapper

3 avec son revolver en m’enfonçant le crâne. Peut-être ai-je eu de la

4 chance, parce que le sang coagulé formait des bosses, et tous ces

5 caillots coagulés se sont mis à jaillir de mon corps, de toutes les

6 blessures qu’il m’a faites, à ce moment-là. C’est peut-être pour

7 cela que mon crâne n’a pas explosé.

8 Q. : Combien de temps cela a-t-il duré ?

9 R. : Longtemps, peut-être 20 minutes. Il était déjà fatigué. Il

10 transpirait. Sa chemise était mouillée de transpiration, il suait

11 par tous les pores. Il était assez solidement bâti. Alors, il a fini

12 par arrêter de me battre. Je lui ai demandé de m’écouter, de me

13 supporter pendant deux minutes et je lui ai dit qu’après, s’il

14 voulait, il pourrait continuer à me frapper, ou me faire ce qu’il

15 voudrait, ou même m’achever. À ma grande surprise, il a accepté de

16 me parler.

17 Q. : Que lui avez-vous dit, ou que vous a-t-il dit au cours de cette

18 discussion ?

19 R. : Eh bien, je lui ai dit qu’en ce qui concerne notre ancienne querelle,

20 j’étais entièrement responsable, oui, c’est moi qui l’avais frappé,

21 mais que maintenant, après ce qu’il m’avait fait à deux reprises,

22 j’estimais que nous étions quittes, que je ne lui en voulais pas,

23 pas trop, et qu’il devait soit me tuer, soit me laisser vivre, faire

24 son choix, qu’il pouvait faire ce qu’il voulait de moi, mais qu’il

25 devait en finir, d’une manière ou d’une autre.

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1 Alors, il a réfléchi un instant, et m’a dit :"Je vais te laisser la

2 vie sauve. Je ne vais pas te tuer". Ensuite, il m’a parlé, de plus

3 en plus. Moi, je ne pouvais plus dire un mot. Je me souviens, quand

4 je lui ai demandé de m’accompagner dehors, il a envoyé l’un des gars

5 qui se tenait dans l’entrée un fusil automatique à la main me

6 chercher de l’eau. Celui-ci s’est exécuté et m’a laissé boire.

7 Je me suis débarbouillé, c’est-à-dire que j’ai essuyé le sang sur

8 mon visage. Il a dit :"tu peux remercier ma mère, c’est elle qui m’a

9 dit de ne pas te tuer, parce que tu es un fils unique, et elle aussi

10 n’a qu’un fils", et c’est elle qui lui a donné ce conseil. C’est

11 peut-être l’argument qui l’a convaincu. Il ne m’a pas tué, et il a

12 tenu parole, il n’est pas revenu.

13 Q. : Après cela, vous êtes resté enfermé dans la chambre 15, et vous étiez

14 dans la chambre 15 lorsque le troisième passage à tabac est

15 intervenu ?

16 R. : Oui.

17 Q. : Combien de temps s’est écoulé entre le second et le troisième passage

18 à tabac ?

19 R. : Eh bien, cette fois aussi, environ deux jours.

20 Q. : Quelle heure était-il, à peu près, lorsque vous avez été appelé ?

21 R. : C’était en fin d’après-midi, vers six heures.

22 Q. : Avez-vous vu la personne qui vous appelait ou avez-vous seulement

23 entendu sa voix ?

24 R. : J’ai seulement entendu sa voix.

25 Q. : D’où venait cette voix ?

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1 R. : La voix venait de l’entrée, de la porte de la chambre 15.

2 Q. : Après avoir été appelé, avez-vous quitté la pièce ?

3 R. : Oui.

4 Q. : En sortant, qu’avez-vous vu ?

5 R. : Vers le milieu, à mi-palier, j’ai vu Dragan, debout, dans les

6 escaliers.

7 Q. : Monsieur Beganovic, dans un instant, je vais vous demander de vous

8 lever et de nous montrer sur la maquette...Si vous voulez bien

9 attendre un peu, je vais faire ôter la toiture de la maquette... Où

10 étiez-vous lorsque vous avez été appelé, où se trouvait la chambre

11 15 ? Serait-il possible de faire enlever la toiture de la maquette ?

12 Les deux toits du grand bâtiment?

13 Monsieur Beganovic, j’ignore si les caméras pourront montrer cela,

14 mais vous devriez être en mesure de lire les numéros. Pourriez-vous

15 vous diriger vers la maquette, indiquer dans quelle pièce vous vous

16 trouviez et nous dire quels numéros y sont inscrits ? Vous pouvez

17 ôter vos écouteurs, puis retourner vous asseoir. Veuillez nous

18 montrer la chambre 15, le secteur qui abritait la chambre 15 ?

19 R. : (Le témoin indique l’emplacement sur la maquette).

20 Q. : Les numéros sont-ils inscrits au sol dans le secteur qui abritait la

21 chambre 15 ?

22 R. : Oui.

23 Q. : Veuillez parler à haute voix et nous lire ces numéros ?

24 R. : B7, 23.

25 L’INTERPRÈTE : Le témoin est à peine audible, excusez-moi.

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1 MONSIEUR TIEGER: Monsieur Beganovic, si vous pouviez mémoriser ces numéros

2 et parler dans le microphone situé immédiatement derrière vous, les

3 interprètes pourront vous entendre.

4 R. : Je dois répéter ces numéros ?

5 Q. : Oui, s’il vous plaît, répétez les numéros inscrits dans la chambre

6 n°15.

7 R. : B23, B8 et trois fois B7.

8 Q. : Par rapport à votre position, face à la maquette, de quel côté êtes-

9 vous sorti de la chambre 15 ?

10 R. : J’étais allongé dans ce coin, et là, il y avait la bassine d’eau ; je

11 suis sorti par cette porte.

12 Q. : Bien, et ensuite vous êtes descendu par les escaliers ?

13 R. : Oui, par les escaliers.

14 Q. : Vous pouvez regagner votre siège Monsieur Beganovic, merci. Monsieur

15 Beganovic, vous dites que vous avez vu Dragan ; est-ce le même

16 Dragan que celui qui avait participé à votre passage à tabac ?

17 R. : Oui.

18 Q. : Comment était-il vêtu en cette occasion ?

19 R. : Comme d’habitude.

20 Q. : L’uniforme militaire avec un ceinturon blanc ?

21 R. : Oui.

22 Q. : Vous a-t-il parlé ?

23 R. : Pendant ce passage à tabac, j’ai été emmené dans cette salle, l’un

24 des prisonniers m’avait bandé la tête avec un morceau de tissu

25 blanc. Je ne sais pas ce que c’était, un t-shirt ou une chemise,

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1 mais en tous cas, c’était un chiffon blanc, pour arrêter le sang,

2 qui s’était collé aux plaies, et je l’ai gardé sur la tête. Je n’ai

3 même pas essayé de le retirer parce qu’il avait durci, avec le sang

4 coagulé. Alors je suis sorti devant lui avec ce bandeau sur la tête,

5 et il m’a dit : "Pourquoi tu portes ça sur la tête ? Tu n’es pas un

6 Hodza, tu es fleuriste!" Je n’ai rien trouvé à répondre. Il m’a dit

7 de descendre.

8 Q. : Lorsqu’il a dit "Tu n’es pas un Hodza", il se moquait du bandage sur

9 votre tête, l’assimilant à un turban, n’est-ce pas ?

10 R. : Oui.

11 Q. : Que s’est-il passé lorsque vous avez descendu l’escalier ?

12 R. : Dès que j’ai commencé à descendre, il s’est mis à me frapper, de

13 nouveau avec une matraque, je crois.

14 Q. : Vous a-t-il poussé, ou dirigé vers un endroit particulier du hangar ?

15 R. : Il m’a emmené vers le hangar, vers l’intérieur du hangar.

16 Q. : Donc, le rez-de-chaussée du hangar ?

17 R. : Oui.

18 Q. : Y avait-il d’autres Serbes qui attendaient là ?

19 R. : Il y avait un groupe de soldats portant différents vêtements, mais

20 c’était tous des uniformes militaires.

21 Q. : Combien de personnes y avait-il, à peu près, dans ce groupe ?

22 R. : Je dirais entre sept et dix personnes.

23 Q. : Dule Tadic faisait-il partie de ce groupe ?

24 R. : Oui.

25 Q. : Lorsque vous êtes arrivé devant eux, qu’ont-ils fait ?

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1 R. : Eh bien, on m’a projeté vers eux et ils se sont mis à me frapper

2 immédiatement, comme d’habitude, avec différents objets, surtout à

3 coups de pied, de botte, de botte de soldats, et aussi avec des

4 bâtons, des barres de métal, des câbles métalliques, toutes sortes

5 de choses.

6 Q. : Dule Tadic a-t-il participé activement à ces sévices ?

7 R. : Oui.

8 Q. : Vous souvenez-vous comment il était vêtu ce jour-là ?

9 R. : Il portait un uniforme militaire bigarré.

10 Q. : Portait-il la barbe ou était-il rasé de près ?

11 R. : Eh bien, il avait l’air négligé, comme tous les autres, plutôt

12 négligé, il portait une barbe négligée. Ce n’était pas vraiment une

13 barbe.

14 Q. : Il portait donc une barbe de plusieurs jours ?

15 R. : C’est cela.

16 Q. : Combien de temps ce passage à tabac a-t-il duré ?

17 R. : Entre 20 minutes et une demi-heure.

18 Q. : Avez-vous perdu connaissance pendant cette séance ?

19 R. : Pas au rez-de-chaussée du hangar, non. Je me suis évanoui à l’étage,

20 après que ce soit terminé, en montant l’escalier.

21 Q. : Avez-vous essayé de rester conscient pendant les sévices pour une

22 raison particulière ?

23 R. : Oui, parce que j’ai compris que si je perdais connaissance, je ne me

24 réveillerais plus, ces gens-là étaient tout simplement des tueurs.

25 Q. : Tandis que les sévices se poursuivaient, où êtes-vous arrivé ?

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1 R. : Cela s’est terminé... je me suis retrouvé dans l’entrée... ils me

2 rouaient de coups et je suis tombé près des poteaux, si je me

3 souviens bien, je crois qu’ils étaient blancs et rouges, comme ceux

4 utilisés pour interdire une zone particulière au public, sur les

5 chantiers interdits au public. Donc, je me suis retrouvé près de ces

6 poteaux, je ne sais pas comment je suis arrivé là. Je ne pouvais

7 plus... je n’essayais même pas de sortir de ces poteaux et deux

8 d’entre eux se sont approchés de moi, je ne sais pas qui, je ne m’en

9 souviens pas, et ils m’ont attrapé par les pieds et m’ont pendu avec

10 une corde.

11 Q. : Pardon ?... la traduction indique que vous avez été pendu à l’aide

12 d’une corde. De quel genre de dispositif parlez-vous ?

13 R. : Je ne me souviens pas exactement s’il s’agissait d’un objet en métal,

14 mais c’était... il y avait une rigole tout près, et je crois que

15 cette corde, ou ce câble, servait à soulever des poids, des moteurs

16 ou quelque chose comme ça.

17 Q. : Combien de temps êtes-vous ainsi resté pendu par les pieds ?

18 R. : J’avais perdu la notion du temps, mais pas très longtemps, quelques

19 minutes, une, deux, trois, je ne m’en souviens pas précisément. Quoi

20 qu’il en soit, à un moment, j’ai senti mes pieds glisser et je suis

21 tombé ; à cet instant, je me souviens que Dragan s’est à nouveau

22 approché et m’a demandé si je le connaissais.

23 Q. : Que lui avez-vous répondu ?

24 R. : Je lui ai dit que je ne le connaissais pas, que je ne l’avais jamais

25 vu de ma vie, que je ne savais pas qui il était.

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1 Q. : Pourquoi avoir dit que vous ne l’aviez jamais vu et que vous ne le

2 connaissiez pas ?

3 R. : C’est parce que dans le camp, en fait, on savait qu’ils ne laissaient

4 jamais en vie les témoins qui pourraient éventuellement reconnaître

5 les gardiens qui tuaient et qui torturaient. C’est simple, ils ne

6 voulaient pas laisser de témoins. J’ai simplement réalisé qu’il

7 valait mieux prétendre ne pas le connaître, et même si je l’avais

8 connu autrefois, j’aurais dit que je ne le connaissais pas.

9 Q. : Après que vous avez dit à Dragan que vous ne le connaissiez pas, que

10 vous a-t-il dit ?

11 R. : Il a dit : " Emmenez celui-ci à l’étage et amenez-moi Senad

12 Muslimovic."

13 Q. : Et vous êtes monté ?

14 R. : Oui, j’allais vers les escaliers, j’ai atteint la cage d’escaliers.

15 Je ne m’étais même pas aperçu que je n’avais plus mes chaussures de

16 sport, et ils m’ont dit : "Reviens prendre tes chaussures". J’ai

17 répondu que je n’en avais pas besoin, et Dragan a dit quelque chose

18 comme :"Tu veux que je te les apporte ? Viens ici!" Je n’avais pas

19 le choix, j’ai dû faire demi-tour et ils ont recommencé à me battre.

20 Je ne sais pas comment j’ai réussi à me baisser et à attraper ces

21 chaussures, mais, enfin, j’ai réussi. Puis je suis remonté par les

22 escaliers, suis entré dans la chambre 15, et là, je me suis dirigé

23 vers mon coin et je me suis évanoui.

24 Q. : Savez-vous combien de temps vous êtes demeuré sans connaissance ?

25 R. : Non, je ne sais pas, mais d’après ce que m’ont dit mes amis, ceux qui

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1 m’ont lavé avec l’eau de la bassine, plusieurs minutes, oui,

2 plusieurs minutes.

3 Q. : Lorsque vous êtes revenu à vous, avez-vous pris conscience du fait

4 que d’autres détenus subissaient des sévices à l’étage inférieur ?

5 R. : Oui.

6 Q. : Qu’avez-vous entendu ?

7 R. : J’ai entendu crier, des cris comme je n’en avais jamais entendu

8 jusque-là. Avant mon arrivée dans ce camp, je n’avais jamais entendu

9 crier comme cela. C’était des cris humains, mais je serais incapable

10 de les reproduire. Je me souviens avoir demandé à un ami, Rizah

11 Salas, qui m’a aidé pendant tout mon séjour dans le camp et qui, à

12 un certain moment, m’a sauvé la vie, si j’avais poussé des cris

13 semblables, et il m’a répondu: "Nous t’avons entendu crier, mais

14 non, non, rien d’approchant."

15 Q. : Dans les jours qui ont suivi, avez-vous découvert qui avait été passé

16 à tabac, qui criait à l’étage inférieur ?

17 R. : Oui, nous avons appris, je crois, le jour suivant, que c’était mon

18 ami Jasko, qu’Emir Karabasic y était, c’est lui qui m’avait rendu

19 visite la veille, dans la chambre 15 ; ils l’avaient envoyé demander

20 de l’argent aux détenus, collecter de l’argent, et probablement que

21 c’est ainsi qu’il a réussi à entrer dans cette pièce, à me retrouver

22 et à passer un moment avec moi ; il m’a donné une tape amicale sur

23 la tête et m’a dit: "Prends soin de toi, ne t’en fais pas, tu t’en

24 sortiras", mais il n’est pas resté longtemps. Il est ressorti.

25 Q. : Quel était le nom de famille de Jasko ?

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1 R. : Hrnic.

2 Q. : D’où ces hommes étaient-ils originaires ?

3 R. : De Kozarac.

4 Q. : Monsieur Beganovic, avez-vous été blessé au cours de ces sévices ?

5 R. : Des blessures à la fois corporelles et psychologiques, mais les

6 atteintes physiques sont les pires. J’ai subi des fractures du

7 crâne, j’avais le crâne enfoncé. Ma main aussi a été blessée, je ne

8 peux plus vraiment m’en servir, et je crois qu’elle est encore plus

9 maigre que la main droite. Et j’ai des lésions à la colonne

10 vertébrale. Mes reins ont été blessés, ma jambe.

11 Q. : Ces blessures ont-elles été soignées dans le camp ?

12 R. : Eh bien, seulement dans la mesure où les prisonniers ont pu m’aider.

13 Vous me demandez si j’ai été soigné après ma sortie du camp ?

14 Q. : Non, la question porte sur Omarska.

15 R. : En fait, nous nous aidions mutuellement. Nous prenions soin les uns

16 des autres. Le Dr. Eso, mon nez était complètement parti sur la

17 droite, et Eso a réussi à le remettre en place. Vous pouvez voir par

18 vous-même dans quelle mesure il y est parvenu.

19 Q. : Le Dr. Sadikovic avait-il le matériel médical nécessaire pour vous

20 soigner ?

21 R. : Il n’y avait ni médicament ni fourniture médicale. De temps en temps,

22 il allait à l’étage supérieur pour y soigner les soldats serbes

23 revenus du front, les blessés, parce que les hommes se blessaient

24 fréquemment en nettoyant leurs armes. Alors il allait à l’étage pour

25 les soigner, et là, il se débrouillait pour obtenir des médicaments,

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1 ou des bandages, et des poudres. Je me souviens l’avoir vu ramener

2 des flacons, des bouteilles. Je crois qu’il se servait de ces

3 poudres pour faire des préparations. Il avait une seringue dont il

4 se servait pour tout.

5 Q. : Donc, le Dr. Sadikovic recevait du matériel médical pour soigner les

6 soldats serbes et il détournait ce qu’il pouvait pour soigner les

7 prisonniers musulmans blessés ?

8 R. : Oui, mais les quantités étaient dérisoires.

9 Q. : Vos plaies se sont-elles infectées ?

10 R. : Oui.

11 Q. : Dans quel état étaient-elles ?

12 R. : Le pire, c’était les fractures du crâne, parce que le tissu, le

13 bandage est resté sur ma tête pendant un mois environ, et il a

14 pourri, il y avait des vers. Heureusement, le Dr. Eso s’en est

15 aperçu et a demandé à un gardien de m’accompagner dehors, quand

16 j’étais dans cette pièce au-dessus du restaurant, et il y avait un

17 robinet d’eau à cet endroit; pendant deux jours environ, il m’a

18 supplié de sortir et je n’osais pas parce que j’avais peur que l’un

19 d’eux me reconnaisse, selon la rumeur du camp, j’étais mort. Mais

20 finalement, il a eu raison de mes réticences. Il m’a dit que je

21 devais le faire. Alors j’ai accepté, il m’a emmené jusqu’au robinet,

22 et pendant environ une heure, il a mouillé le bandage, et il a

23 finalement réussi à le décoller. Il y avait des vers dans le tissu.

24 Je ne le savais pas. Je l’ai appris le jour suivant, et c’est pour

25 cette raison qu’il insistait pour que je le lave, il le fallait.

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1 Q. : Les autres prisonniers étaient-ils également infestés par la vermine

2 et leurs plaies étaient-elles infectées ?

3 R. : Oui, plus d’un avait ce problème. Certains étaient blessés dans le

4 dos, ou sur tout le corps, mais par exemple, dans certains cas, le

5 dos laissait soudain s’échapper deux ou trois litres de pus. Ils

6 avaient quelque chose comme un ballon dans le dos et finalement cela

7 éclatait. Ainsi, un certain nombre de prisonniers étaient rongés par

8 les vers alors qu’ils étaient encore en vie.

9 Q. : Donc, vous avez mentionné le Dr. Sadikovic à plusieurs reprises, à

10 propos de vos efforts au sein de la Ligue pour la paix et de la

11 façon dont il tentait de soigner les prisonniers musulmans.

12 Qu’est-il arrivé au Dr. Sadikovic dans le camp d’Omarska ?

13 R. : Jusqu’au 5 août, il est resté avec nous tout le temps dans cette

14 pièce située au-dessus du restaurant, dans laquelle nous étions

15 détenus, à 20 ou 25 dans une petite pièce. Le 5 août on est venu le

16 chercher, peut-être vers 11 heures du soir, il faisait nuit, et

17 avant cela, il a été emmené deux fois au moins, puis ramené, et on

18 lui a dit de prendre ses affaires, alors qu’il n’en avait aucune.

19 Nous lui avons fait nos adieux deux fois, et la troisième fois,

20 lorsqu’il a encore été appelé, il s’est retourné pour nous

21 dire :"Merde à tous !" C’est ce qu’il nous a dit, pour plaisanter.

22 Q. : Avez-vous jamais revu le Dr. Sadikovic ?

23 R. : À ma sortie du camp, en mars 1993, j’ai entendu dire par une parente

24 d’Azo, qu’elle avait entendu dire, de trois sources différentes et

25 de plusieurs soldats serbes, qu’il était allé au camp de Ric, près

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1 de Bihac, et qu’il les avait soignés en personne. Pourtant, après

2 cela, je n’ai plus entendu parler de lui, bien que je n’aie pas

3 cessé de chercher à obtenir de ses nouvelles, en vain.

4 Q. : Monsieur Beganovic, regardez, pouvez-vous nous dire si Dule Tadic est

5 dans la salle d’audience aujourd’hui ?

6 R. : Oui, il est là, pourriture de Serbe !

7 Q. : Monsieur, veuillez vous abstenir d’employer un tel langage, s’il vous

8 plaît, et pourriez-vous le désigner... je sais que vous avez

9 indiqué...

10 R. : Mes excuses au Tribunal, je n’ai pas pu me retenir.

11 Q. : Vous avez indiqué l’endroit où il est assis. Pourriez-vous nous dire

12 simplement comment il est habillé, ou indiquer précisément son siège

13 ?

14 R. : Il est assis sur le banc du fond, au milieu. Il porte une cravate

15 rouge foncé.

16 Q. : Madame la Présidente, serait-il possible d’indiquer au procès-verbal

17 que l’accusé a été identifié ?

18 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Oui, le procès-verbal fera apparaître que

19 l’accusé a été identifié par le témoin.

20 MONSIEUR TIEGER: Monsieur Beganovic, êtes-vous absolument certain qu’il

21 s’agit bien de l’homme qui a participé aux sévices qui vous ont été

22 infligés sur le sol du hangar ?

23 R. : Absolument.

24 MONSIEUR TIEGER: Merci. Je n’ai plus de question à vous poser.

25 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Souhaitez-vous procéder au contre-

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1 interrogatoire, Maître Kay ?

2 MONSIEUR KAY: Oui, en effet Madame la Présidente.

3 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Nous allons suspendre l’audience un peu plus

4 tôt, et nous reprendrons les débats à 2 h 30, s’il vous plaît.

5 (13 heures)

6 (Pause du déjeuner)

7 (14 h 30)

8 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Maître Kay, le contre-interrogatoire ?

9 MONSIEUR KAY: Merci, Madame la Présidente.

10 Contre-interrogatoire conduit par Maître KAY

11 Q. : Monsieur Beganovic, d’après ce que vous nous avez dit, il semble que

12 les trois passages à tabacs dont vous avez été victime se sont

13 déroulés dans le cours d’une même semaine, est-ce exact ?

14 R. : À peu près.

15 Q. : Dragan est largement responsable de la première séance, n’est-ce pas

16 ?

17 R. : Avec Nikica Janjic.

18 Q. : Nikica Janjic aussi ?

19 R. : Oui, Janjic.

20 Q. : Et quel est l’autre nom de Dragan ?

21 R. : Je ne lui connais pas d’autre nom.

22 Q. : Serait-ce Dragan Vujic ou un nom commençant par la lettre "V" ? Vous

23 souvenez-vous ?

24 R. : J’ai entendu quelque chose à ce sujet dans le camp, mais cela ne me

25 semble pas exact. Il semble qu’il avait un autre nom.

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1 Q. : Bien. La raison pour laquelle je vous pose cette question, c’est que

2 ce point apparaît dans la déclaration que vous avez faite aux

3 enquêteurs. Vous vous souvenez que vous avez donné divers noms à

4 Dragan commençant par la lettre "v", n’est-ce pas ?

5 R. : Oui, mais j’ai indiqué que je n’étais pas sûr...

6 Q. : Oui.

7 R. : De son nom exact.

8 Q. : Oui, vous semble-t-il... votre impression était que son nom pouvait

9 commencer par la lettre "v" ?

10 R. : Je ne suis pas sûr. C’était simplement ce que les prisonniers avaient

11 deviné, mais il était effectivement apparenté à Nedzo Delic, il a

12 travaillé pour lui, il a travaillé dans le restaurant d’Omarska,

13 l’Europa et dans l’autre Europa, à Prijedor.

14 Q. : Oui.

15 R. : Son identité est facile à établir.

16 Q. : Oui. Nikica Janjic a également pris part au second passage à tabac,

17 est-ce exact ?

18 R. : Oui.

19 Q. : Dragan y a aussi pris part ?

20 R. : Non, pas la deuxième fois.

21 Q. : Merci. La troisième fois, les sévices ont eu lieu dans ce grand

22 bâtiment que nous appelons le hangar, devant vous sur la maquette,

23 n’est-ce pas ?

24 R. : Oui.

25 Q. : Vous vous êtes remis des passages à tabac précédents dans la salle

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1 que vous identifiée comme la chambre 15 ?

2 R. : Oui.

3 Q. : Je ne pouvais pas voir de ma place, mais je crois que vous avez

4 désigné une salle relativement grande au milieu de la maquette, au

5 premier étage, est-ce exact ?

6 R. : Oui.

7 Q. : Merci. Combien de jours avez-vous passé dans cette pièce avant la

8 troisième séance de sévices ?

9 R. : Environ cinq ou six jours.

10 Q. : Je présume que pendant cette période, vous étiez dans un état

11 physique épouvantable et que vous étiez grièvement blessé ?

12 R. : Oui.

13 Q. : Sans soins médicaux pour vous aider à vous rétablir et calmer la

14 douleur ?

15 R. : C’est exact.

16 Q. : Y avait-il d’autres hommes dans cette salle dans le même état que

17 vous-même, à ce moment-là ?

18 R. : Oui, il y avait de nombreux blessés. Je ne saurais pas vous dire avec

19 certitude combien exactement, parce que j’étais dans un recoin, mais

20 je sais qu’il y avait de nombreuses personnes comme moi, passées à

21 tabac.

22 Q. : Dans cette pièce, la chambre 15, y avait-il de nombreuses personnes

23 confinées dans ces locaux ?

24 R. : Oui, plusieurs centaines, peut-être 300.

25 Q. : Je présume que beaucoup d’entre elles souffraient des mêmes

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1 conditions de vie difficiles, avec peu de vivres, une mauvaise

2 hygiène et peu d’eau potable, n’est-ce pas ?

3 R. : Oui.

4 Q. : Ces conditions de vie étaient entièrement nouvelles pour vous ?

5 R. : C’est normal.

6 Q. : Vous avez probablement été poussé jusqu’aux limites de votre

7 endurance ?

8 R. : Oui, j’ai atteint la limite de ce que je pouvais supporter.

9 Q. : Vu les conditions dans lesquelles vous étiez détenu dans cette pièce,

10 vous souffriez du manque d’air et vous étiez cuits par le soleil,

11 car il faisait très chaud, n’est-ce pas ?

12 R. : Comment pouvez-vous être cuit par le soleil dans une pièce fermée ?

13 Q. : Un témoin nous a appris que la température ambiante était très élevée

14 dans les pièces à l’intérieur de ce bâtiment, comme le toit était

15 étamé, on se serait cru dans un four, il faisait très chaud.

16 R. : Oui, il faisait chaud.

17 Q. : Au moment du troisième passage à tabac, vous étiez toujours dans la

18 chambre 15?

19 R. : Oui.

20 Q. : Avez-vous eu souvent l’occasion de trouver à vous nourrir pendant la

21 semaine précédente ?

22 R. : Je ne sortais pas pour manger. J’ai mangé ce que mes amis me

23 donnaient, un morceau de pain sorti de leur poche. C’est tout.

24 Q. : Je présume que c’était pour éviter tout nouveau contact avec les

25 gardiens et parce que vous n’aviez pas la force, est-ce exact ?

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1 R. : Oui.

2 Q. : Vous avez dit que vous vous trouviez dans un recoin de la chambre 15.

3 Était-ce l’angle le plus éloigné de la porte que vous avez indiqué

4 sur la maquette, de la porte par laquelle on entrait dans la pièce,

5 ou un recoin plus près de la porte ?

6 R. : J’occupais le coin situé sur la droite, et le recoin de gauche était

7 plus éloigné de la porte que le recoin de droite.

8 Q. : Mais c’était un coin situé à l’opposé de l’endroit où se trouvait la

9 porte ?

10 R. : Lorsque vous entrez par la porte principale, vous traversez la

11 première partie de la pièce. D’un côté il y a les douches, de

12 l’autre, les bassines. Vous entrez dans cette partie de la salle.

13 J’étais couché dans le recoin de droite. Ainsi, l’angle de gauche

14 est plus éloigné que celui de droite.

15 Q. : Je pense que cela nous permet de comprendre où vous étiez. Vous avez

16 dit que plus tard dans l’après-midi, vers 6 heures, vous avez

17 entendu une voix sur le pas de la porte. Cette voix a-t-elle appelé

18 votre nom ?

19 R. : Oui.

20 Q. : Vous avez alors traversé la pièce pour voir la personne qui vous

21 appelait ?

22 R. : Oui.

23 Q. : Était-ce Nikica, un autre gardien ou quelqu’un d’autre? Pouvez-vous

24 nous dire de qui il s’agissait ?

25 R. : De Dragan, celui dont nous avons parlé plus tôt.

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1 Q. : Dragan se tenait là, et il était seul ?

2 R. : Il était seul.

3 Q. : Puis, vous a-t-il accompagné à l’étage inférieur, au rez-de-chaussée

4 du bâtiment ?

5 R. : Oui.

6 Q. : Vous a-t-il donné la moindre indication de ce qui allait se passer,

7 de la raison pour laquelle vous aviez été appelé ?

8 R. : Non.

9 Q. : Avez-vous pressenti pourquoi vous étiez appelé ?

10 R. : Comme j’avais de l’expérience, j’avais déjà eu affaire à lui, je

11 savais en gros à quoi m’attendre, mais je priais Dieu qu’il me tue,

12 pour ne plus jamais être torturé.

13 Q. : Pouvez-vous vous rappeler quand cela s’est passé, à peu près, au

14 cours de votre détention à Omarska ?

15 R. : À la mi-juin. Je ne me souviens pas à deux ou trois jours près, mais

16 c’était à cette période.

17 Q. : C’est bien normal. Il semblerait donc, d’après ce que vous dites, que

18 vous étiez dans le camp depuis deux semaines et demie, à ce moment-

19 là, n’est-ce pas ?

20 R. : Oui, environ deux semaines.

21 Q. : Quand vous êtes sorti de cette salle et que vous êtes descendu avec

22 Dragan, vous dites qu’il était le seul gardien présent, mais y

23 avait-il d’autres gardiens, sans rapport avec l’incident, dans les

24 escaliers ou dans les parages, lorsque vous avez pris l’escalier ?

25 R. : Dans les escaliers, il n’y avait personne, mais lorsqu’il m’a dit de

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1 me diriger vers le hangar, j’ai vu le groupe qui allait me torturer.

2 Q. : Vous avez parlé du hangar. Nous savons qu’il se trouve dans un

3 complexe minier, et nous savons à quoi servait ce bâtiment quand la

4 mine fonctionnait encore. Pouvez-vous nous dire ce qui se trouvait

5 dans le hangar à ce moment-là ?

6 R. : Il y avait des pièces qui devaient appartenir à des camions-benne. Je

7 crois qu’il y avait un camion-benne plus loin, sur la gauche

8 lorsqu’on entre dans le hangar, sur la gauche de la rigole. Pour

9 moi, les objets présents n’avaient pas grand intérêt. Toute mon

10 attention se concentrait sur les criminels, quand je suis entré.

11 Q. : Cet endroit était-il utilisé comme lieu de détention de certains

12 prisonniers d’Omarska ?

13 R. : De quel endroit parlez-vous ?

14 Q. : Je vous pose cette question parce que nous avons entendu un témoin

15 dire que pendant une certaine période, j’ignore quand, les

16 prisonniers étaient détenus dans une partie du hangar, et je vous

17 demande donc si, à votre arrivée dans le hangar, c’était le cas ?

18 R. : C’est vrai, mais à ce moment précis, il n’y en avait pas...à ce

19 moment-là, il n’y avait pas de prisonnier dans le hangar.

20 Q. : Ainsi, ce qui vous semble, c’est que dans le hangar, il y avait des

21 équipements en rapport avec des camions et l’utilisation de ces

22 camions, n’est-ce pas ?

23 R. : Oui, c’est à peu près cela.

24 Q. : Lorsque vous êtes entré dans ce hangar, vous avez décrit ceux que

25 vous appelez un groupe de criminels. Combien étaient-ils ?

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1 R. : Je n’ai pas pensé à les compter, mais ils étaient entre sept et dix.

2 Q. : Dragan vous avait accompagné depuis le premier étage du bâtiment.

3 Pouviez-vous vous déplacer sans aide ? Quel était votre état

4 physique en ce qui concerne vos facultés motrices ?

5 R. : Je pouvais encore me tenir sur mes deux jambes.

6 Q. : Est-il exact de dire que vous ne pouviez vous déplacer sans ressentir

7 une certaine douleur et sans difficulté ?

8 R. : Bien sûr.

9 Q. : Oui. D’après ce que vous nous avez dit, les coups reçus au cours des

10 deux passages à tabac précédents vous avaient étés administrés sur

11 tout le corps ?

12 R. : Oui.

13 Q. : Vous avez décrit le groupe d’hommes comme portant différents

14 vêtements, mais étant tous vêtus d’uniformes militaires, est-ce

15 exact ?

16 R. : Oui.

17 Q. : Sauriez-vous nous dire à quels différents uniformes correspondaient

18 ces vêtements?

19 R. : Certains portaient l’uniforme bigarré, on les appelait les bigarrés,

20 et d’autres portaient l’uniforme vert-olive de l’ex-JNA.

21 Q. : Lorsque vous dites "uniformes bigarrés", vous pensez aux uniformes de

22 camouflage?

23 R. : Oui.

24 Q. : L’un d’eux portait-il un béret, un chapeau quelconque?

25 R. : Oui, mais à ce moment-là, cela ne faisait aucune différence pour nous

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1 s’ils portaient un chapeau ou non. Cela ne nous intéressait

2 absolument pas.

3 Q. : Je vous pose cette question simplement pour savoir quel type

4 d’uniforme ils portaient. Pouvez-vous vous rappeler un type

5 particulier de calot ou de chapeau, s’ils en portaient ?

6 R. : Ils portaient des chapeaux, des casquettes. Ils s’habillaient comme

7 bon leur semblait. Ils ne ressemblaient pas à une armée. Cela

8 ressemblait plutôt à une bande de voyous. Nous nous sommes aperçus

9 dès le début qu’il n’y avait ni hiérarchie du commandement, ni

10 armée, ni hommes de troupe.

11 Q. : Serait-il exact de dire que Dragan était la personne chargée de

12 s’occuper de vous ?

13 R. : Oui, c’était mon impression.

14 Q. : Vous avez dit qu’il portait un uniforme militaire, avec un ceinturon

15 blanc ?

16 R. : Oui.

17 Q. : L’un des autres portait-il le même ceinturon ?

18 R. : Je ne m’en souviens pas, maintenant, et je n’ai pas prêté attention à

19 ce détail. J’étais... je ne pensais pas que j’allais sortir du camp

20 et surtout, qu’un jour viendrait où je témoignerais sur mon séjour

21 dans le camp. Si je l’avais su, j’aurais essayé de me rappeler et

22 j’aurais mieux observé.

23 Q. : Je comprends, et ne croyez pas que ces questions contiennent des

24 reproches. Je vous les pose parce que c’est mon travail, voyez-vous.

25 Vous souvenez-vous comment ils étaient chaussés, s’ils portaient des

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1 bottes ou d’autres chaussures...

2 R. : La plupart portait des bottes militaires.

3 Q. : Vous voulez dire des bottes noires de l’armée ?

4 R. : Oui, les bottes de l’armée de l’ex-JNA.

5 Q. : Oui. Avez-vous vu des armes, parmi ces hommes, je veux parler de

6 revolvers, de fusils ou d’armes automatiques ?

7 R. : Ils portaient surtout des armes automatiques et des revolvers.

8 Q. : Quand vous dites qu’ils "portaient" des armes automatiques, voulez-

9 vous dire qu’ils les avaient ou qu’ils les portaient sur eux, d’une

10 manière ou d’une autre ?

11 R. : La plupart portait leur arme à la main.

12 Q. : Alors que vous étiez là-bas avec ces hommes, avez-vous remarqué s’il

13 y avait d’autres prisonniers visibles dans le hangar ?

14 R. : Au moment où je me trouvais là-bas, je n’ai remarqué aucun

15 prisonnier.

16 Q. : Étiez-vous au centre de leur attention ? Ils ne faisaient rien à

17 personne d’autre, simplement à vous ?

18 R. : Je n’ai pas remarqué cela. Je n’ai remarqué personne d’autre.

19 Q. : Dans cette salle, ce hangar, y avait-il de la lumière ? Comment

20 l’endroit était-il éclairé ?

21 R. : Je n’ai pas vu de lumière, il faisait encore jour.

22 Q. : Oui. Sur la maquette sont représentées ce que j’appellerais des

23 portes roulantes... je ne sais pas si cela est traduisible... mais

24 un rideau de fer coulissant de haut en bas; était-il levé ou baissé

25 ?

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1 R. : Je ne l’ai pas remarqué.

2 Q. : Bien. Dans ce groupe, selon votre témoignage de ce matin, se trouvait

3 Dule Tadic, n’est-ce pas ?

4 R. : Oui.

5 Q. : Pouvez-vous citer le nom de l’une quelconque des autres personnes qui

6 composaient ce groupe ?

7 R. : Il y avait un autre type, la première fois que j’ai été passé à

8 tabac, qui se tenait dans l’entrée, un fusil automatique entre les

9 mains, pour m’empêcher de m’échapper par la porte, je l’ai remarqué

10 ; Il y avait ce Dusko et Dragan ; les autres, je ne les ai pas

11 vraiment remarqués, sauf ceux que je connaissais, mais j’avais

12 l’impression que tous les gardiens étaient là. Les gardiens qui

13 étaient en faction, je n’ai pas fait attention à eux.

14 Q. : Celui au sujet duquel vous avez dit qu’il était également présent

15 lors de votre premier passage à tabac, et qui se trouvait dans

16 l’entrée avec son fusil pour vous empêcher de vous échapper,

17 connaissez-vous son nom ?

18 R. : Non.

19 Q. : Était-il un gardien du camp ?

20 R. : Non.

21 Q. : Y avait-il des gardiens du camp dans le hangar à ce moment-là ?

22 R. : Non, on les laissait entrer, les gardiens se tenaient à l’écart, et

23 ils se livraient à toutes sortes d’excès à nos dépens.

24 Q. : Et Dragan, que vous avez mentionné, était-il un gardien du camp ?

25 R. : Non.

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1 Q. : Vous avez été emmené dans le hangar par Dragan. Vous nous avez dit

2 qu’il s’était mis à vous frapper avec sa matraque tandis que vous

3 descendiez l’escalier. Était-ce la première série de coups que vous

4 avez reçu à cette occasion ?

5 R. : Oui, il s’est mis à me frapper alors que j’arrivais au bas de

6 l’escalier et qu’il me dirigeait vers le hangar. C’est à ce moment

7 que les premiers coups ont commencé à pleuvoir.

8 Q. : Il vous faisait subir ces mauvais traitements, qui s’ajoutaient aux

9 lésions dont vous souffriez déjà ?

10 R. : Oui.

11 Q. : Quand vous êtes arrivé en bas des escaliers, comment êtes vous allé

12 jusqu’au hangar ?

13 R. : À pied, par moi-même.

14 Q. : Je n’ai peut-être pas posé ma question très clairement. Il y avait de

15 grandes portes, n’est-ce pas, avec des vitres, n’est-ce pas ?

16 R. : Oui, il y avait une porte en verre.

17 Q. : Oui. Vous avez dû ouvrir cette porte vous-même ou l’a-t-il ouverte

18 pour vous permettre d’entrer ?

19 R. : Je crois qu’elle était ouverte. Oui, elle était ouverte.

20 Q. : Vous êtes entré dans le hangar. Il continuait de vous frapper ?

21 R. : Oui, en me dirigeant vers le groupe, puis le groupe l’a relayé.

22 Q. : Ce groupe, vous le définissez comme formant un groupe, ce qui

23 implique que ses membres se tenaient ensemble à faible distance les

24 uns des autres, n’est-ce pas ?

25 R. : Oui.

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1 Q. : Quand vous avez franchi l’entrée, quelle était la position précise du

2 groupe, vous souvenez-vous à quelle distance de la porte il se

3 trouvait ?

4 R. : Oh, à deux mètres à l’intérieur du hangar, environ au milieu.

5 Q. : Bien. Nous savons qu’il y a des fosses à l’intérieur du hangar, peut-

6 être deux, ou trois. Vous voyez ce dont je parle ? Je n’ai pas

7 entendu l’interprétation.

8 L’INTERPRÈTE : Il n’y avait pas de fosse.

9 MONSIEUR KAY: Savez-vous ce à quoi je me réfère lorsque je parle de ces

10 fosses ?

11 R. : Des fosses pour la réparation des camions-benne...

12 Q. : C’est cela.

13 R. : ... toutes sortes de camions et d’autres choses.

14 Q. : Cela permet de se tenir debout sous le véhicule, dans un trou. Vous

15 voyez ce dont je parle, dans le hangar ? Avez-vous vu ces fosses ?

16 R. : Oui.

17 Q. : Seriez-vous en mesure de nous indiquer où se trouvaient les membres

18 du groupe par rapport à elles ? Se tenaient-ils de ce côté ou dans

19 une autre partie du hangar ?

20 R. : Dans cette moitié, au-delà des fosses.

21 Q. : Oui. Je présume que Dragan est celui qui vous a forcé à avancer vers

22 eux, ou sont-ils venus vers vous ?

23 R. : Je suis allé vers eux.

24 Q. : Quelqu’un vous a parlé ou bien les coups ont commencé immédiatement ?

25 R. : Ils ne parlaient pas. Ils se contentaient de lancer des jurons.

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1 Pendant toute la durée des sévices, il n’y a pas eu deux mots

2 d’échangés. Ils vous insultaient parce que vous étiez Musulmans et

3 vous rouaient de coups. Je veux dire qu’il n’y a pas eu de

4 conversation. Ils ne vous laissaient pas parler. Ce qui les

5 intéressait, c’était de trouver l’endroit le plus vulnérable où

6 assener leurs coups, pas de parler. Juste des jurons et des bruits,

7 voilà tout.

8 Q. : D’après ce que vous décrivez, il semblerait que le groupe entier a

9 participé aux sévices subis par vous ?

10 R. : Euh, oui, le groupe entier, certains ont certainement donné plus de

11 coups, d’autres moins, mais je n’ai pas pris le temps de compter

12 combien de fois chacun d’eux m’a frappé.

13 Q. : Revenons-en au moment où vous êtes entré dans le hangar, comme vous

14 nous l’avez dit, vous teniez sur vos jambes, vous marchiez, mais

15 vous étiez frappé par Dragan, est-ce exact ?

16 R. : Oui, c’est exact.

17 Q. : Il vous frappait en se tenant derrière vous, sur le côté ou devant

18 vous ? Pouvez-vous nous dire où il se trouvait ?

19 R. : Dans mon dos.

20 Q. : Il vous frappait le dos, probablement, ou l’arrière de la tête ?

21 R. : Oui, le cou, la tête, les épaules...c’est dans ces parties du corps

22 qu’il m’a le plus frappé.

23 Q. : Vous portiez un bandeau sur la tête en raison des graves lésions que

24 vous aviez déjà subies au cours du passage à tabac précédent, n’est-

25 ce pas ?

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1 R. : Oui.

2 Q. : Sur quelle distance vous a-t-il frappé, en marchant vers le groupe,

3 sauriez-vous le dire ?

4 R. : Cinq ou six mètres, peut-être dix, je ne sais pas. Cinq ou six

5 mètres.

6 Q. : Le groupe s’est-il mis à vous frapper comme Dragan le faisait ? Je

7 répète la question car je crois qu’elle n’a pas été traduite pour le

8 témoin. Le groupe s’est-il mis à vous frapper comme Dragan le

9 faisait ?

10 R. : Pourquoi, ils me battaient, Dragan ne s’est servi que de sa matraque,

11 et ils ont utilisé la crosse de leur fusil, les pieds, des verges,

12 mais surtout leurs pieds. Ces karatékas, il s’agissait d’eux, peut-

13 être qu’ils s’entraînaient...sur moi.

14 Q. : Je présume qu’ils vous ont fait tomber à terre ?

15 R. : Oui.

16 Q. : Vous n’êtes pas resté debout sur vos pieds ?

17 R. : Non.

18 Q. : Combien de temps cela a-t-il duré, sauriez-vous le dire ?

19 R. : Euh, environ 20 minutes, 15, 20 minutes... cela m’a paru durer une

20 éternité.

21 Q. : Je voudrais vous interroger au sujet de Dusko Tadic, lorsque vous

22 avez mentionné pour la première fois que vous avez appris son

23 existence et son nom. Quand l’avez-vous rencontré pour la première

24 fois, si vous préférez ?

25 R. : Je savais qu’il existait, je le sais depuis une dizaine d’années.

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1 Comme je l’ai déjà dit, je le connaissais de vue. Je savais que

2 c’était Dule. Je ne connaissais pas son nom complet, mais je savais

3 que c’était Dule. Je savais que son nom de famille était Tadic,

4 qu’il habitait à Kozarac, qu’il pratiquait et enseignait le karaté.

5 Je savais que c’était un mauvais garçon, qu’il aimait la bagarre.

6 Autrefois, il venait à Prijedor, dans la rue dans laquelle se

7 trouvait mon entreprise, et là, une fois, il a été battu par Remzo,

8 Cero et d’autres de mes amis. Je savais tout ce qui se passait dans

9 cette rue, car mon café-bar était le plus célèbre et le plus

10 populaire de Prijedor, beaucoup de jeunes gens le fréquentaient,

11 c’est ainsi que je l’ai connu, voyez-vous. Je sais qui il est, ce

12 qu’il est et d’où il vient depuis 10 ans.

13 Q. : Donc, vous êtes au courant de son existence depuis 10 ans, n’est-ce

14 pas ?

15 R. : C’est cela.

16 Q. : Merci. Si vous avez répondu à la question car il n’y a pas eu de

17 traduction. Vous dites que vous l’avez vu dans le hangar lors de

18 votre troisième passage à tabac, seriez-vous en mesure de nous dire

19 à quoi il ressemblait ce jour-là ?

20 R. : Eh bien, autant que je m’en souvienne, il ressemblait à tous les

21 autres, lorsqu’il portait l’uniforme militaire. Je ne me rappelle

22 pas autre chose, simplement, je l’ai reconnu immédiatement.

23 Q. : Quand vous dites que vous l’avez reconnu, y a-t-il un trait de son

24 apparence qui vous permettrait de le décrire ?

25 R. : Je viens de le dire en bref, il n’était pas seul, alors je ne

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1 regardais pas que lui. Je le regardais, ce groupe de sept ou dix

2 personnes, et il était le seul du groupe dont je connaisse le nom.

3 Le nom de Dragan, je l’ai appris dans le camp, et celui qui a pris

4 part aux passages à tabac précédents, je ne connais toujours pas son

5 nom, donc il est assez naturel que son nom se soit gravé dans ma

6 mémoire. Mais avant cela, je n’avais jamais eu maille à partir avec

7 lui. Ce jour-là, j’avais moins peur de lui que de Dragan, en pensant

8 à ce qu’il allait me faire. Je crois qu’il ne pouvait pas me

9 reconnaître à cause des coups reçus précédemment, ma mine, mon

10 visage était complètement distordu, déformé, et lorsque celui qui

11 était à l’étage a appelé mon nom, j’imagine qu’ils n’avaient pas la

12 moindre idée de qui j’étais.

13 Q. : Vous dites, à juste titre, que votre attention n’était pas concentrée

14 sur une seule personne parce qu’un groupe de sept à dix personnes

15 participait à votre passage à tabac, c’est cela, n’est-ce pas ?

16 R. : Oui, c’est cela.

17 Q. : Vous n’avez pas été poliment mené dans cette pièce par Dragan ; il

18 vous frappait par derrière ?

19 R. : Oui.

20 Q. : Compte tenu de ce qui vous était arrivé au cours des jours

21 précédents, vous n’étiez pas dans votre état physique normal, n’est-

22 ce pas ?

23 R. : Physiquement, non, naturellement, mais mentalement, j’étais en assez

24 bon état pour remarquer que Dule Tadic était là et qu’il

25 s’entraînait en me donnant des coups. À part lui, je ne me souviens

Page 4134

1 même pas des autres visages, parce qu’ils n’avaient aucune

2 signification particulière pour moi. Je n’en ai pas reconnu un seul.

3 Ils devaient faire partie de la population d’Omarska et peut-être

4 d’autres villages alentour, qui ne venaient jamais, alors je ne

5 pouvais pas les connaître et ils ne pouvaient pas me connaître.

6 Q. : Quand vous dites que vous vous êtes souvenu de Dule Tadic parce que

7 son nom s’était gravé dans votre mémoire, il est permis d’affirmer

8 que vous avez discuté avec d’autres personnes dans le camp et aussi

9 à Manjaca ?

10 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Excusez-moi.

11 MONSIEUR TIEGER: Je m’élève contre cette interprétation tendancieuse des

12 dires du témoin. Le témoin n’a pas dit qu’il se souvenait de Dule

13 Tadic à cause de son nom. Il a dit qu’il l’a reconnu pour cette

14 raison et qu’il ne connaissait pas les autres noms, et partant,

15 qu’il était naturel qu’il se rappelle Monsieur Tadic. La Défense

16 tente de déformer le sens du témoignage par cette question.

17 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : C’est ainsi que je me souviens du témoignage. Je

18 suppose que nous pourrions le réentendre.

19 MONSIEUR KAY: Veuillez accepter mes excuses ; la Chambre m’autorisera

20 peut-être à poursuivre et à corriger le passage en cause. Vous avez

21 dit que ce nom était resté gravé dans votre esprit, n’est-ce pas ?

22 R. : Les traits du visage.

23 Q. : Vous parlez du visage et des traits de ce visage; ce visage et ces

24 traits avaient-ils changé par rapport à vos rencontres précédentes

25 avec Dusko Tadic ?

Page 4135

1 R. : À ce moment-là, ils n’avaient pas changé du tout. Ils ont changé

2 aujourd’hui.

3 Q. : Donc, la personne qui vous a battu à ce moment-là avait un aspect,

4 une apparence, comme vous le dites, c’était Dusko Tadic, son

5 apparence n’avait pas changé par rapport à l’époque où vous le

6 voyiez, avant, est-ce exact ?

7 R. : C’était lui, je n’ai pas été la proie d’hallucinations. Je n’ai pas

8 eu besoin de penser. Je suis affirmatif. Je suis sûr que c’était

9 lui.

10 Q. : Voyez-vous, ce que je suggère, c’est qu’en fait, ce qui vous arrivait

11 était si extrême qu’il vous était difficile de reconnaître

12 précisément Dusko Tadic et d’être sûr de l’avoir reconnu, vous

13 comprenez ?

14 R. : J’étais assez solide pour le reconnaître, pour savoir que c’était lui

15 sans avoir à me demander si c’était bien lui et si je n’étais pas en

16 train de me tromper de personne.

17 Q. : Vous faites référence à votre état psychologique, mais vous avez

18 souffert de terribles privations pendant cette période, à Omarska,

19 qui ont affecté votre état de santé et votre condition physique,

20 n’est-ce pas ?

21 R. : C’est vrai, mais j’avais, j’ai encore assez de lucidité pour savoir

22 que c’était lui, que je ne pouvais pas me tromper.

23 Q. : Car ce que je vous suggère, c’est qu’en fait, c’est quelqu’un qui lui

24 ressemblait, mais ce n’était pas lui.

25 R. : Non, c’était lui.

Page 4136

1 Q. : Ce nom, vous l’avez retenu parce que les autres en parlaient dans le

2 camp ?

3 R. : Comment cela ? Je le connaissais mieux que les autres. Il n’y avait

4 rien... ils pouvaient l’apprendre de moi, pas moi d’eux.

5 Q. : Vous n’avez jamais discuté avec Dusko Tadic, n’est-ce pas ?

6 R. : En effet.

7 Q. : Vous ne vous êtes jamais trouvé assis autour d’une table avec lui,

8 est-ce vrai ?

9 R. : Si, dans un café, au comptoir du café simplement, mais pas ensemble,

10 parce que nous n’avions aucune raison de devenir amis, même avant la

11 guerre.

12 Q. : Vous connaissez Miso Danicic ?

13 R. : Je ne connais pas ce nom.

14 MONSIEUR KAY: Merci. Je n’ai plus de question à poser au témoin.

15 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Monsieur Tieger, souhaitez-vous procéder à un

16 interrogatoire supplémentaire ?

17 MONSIEUR TIEGER: Non, Madame la Présidente.

18 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Y a-t-il des objections à ce que... excusez-moi.

19 MONSIEUR LE JUGE STEPHEN : Je souhaite poser une question au témoin. En ce

20 qui concerne les gardiens ou ceux qui venaient vous infliger des

21 sévices, l’alcool jouait-il un rôle dans le camp ? Vous est-il

22 apparu que certains étaient ivres ?

23 R. : Ah, oui, l’alcool y jouait un rôle très important. Ils étaient

24 presque tous ivres, régulièrement, jour après jour, et nous étions

25 soumis au chantage. Ils prenaient un homme, lui mettaient le canon

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1 d’un revolver dans la bouche et lui disaient :"Vas me chercher 1.000

2 marks", par exemple, "tu as 15 ou 20 minutes pour me les apporter ou

3 on le tuera", et bien sûr, nous devions aller chercher cette somme,

4 que l’on connaisse la personne menacée ou non. Je veux dire que

5 certains réussissaient d’une manière ou d’une autre à rassembler

6 l’argent, 10 ou 15 marks, c’était variable, mais vers la fin, on ne

7 donnait plus rien parce qu’on savait qu’ils allaient tous nous tuer,

8 alors on se disait : "à quoi bon ? cela ne fera que prolonger ses

9 souffrances, alors, laissons-les faire" et ils sont devenus encore

10 plus stricts. Ils demandaient, je ne sais pas, 230 marks, puis ils

11 baissaient le prix à une caisse de bière, parce qu’ils ne pouvaient

12 se passer de bière, tout simplement.

13 Q. : Les gardiens disposaient-ils d’une salle de réunion, une pièce

14 commune, dans laquelle ils buvaient, ou les avez-vous vu boire, ou

15 savez-vous comment ils mangeaient ? Où mangeaient les gardiens, par

16 exemple ?

17 R. : Ils ne savent pas... oui, quand j’étais dans cette pièce, à l’arrière

18 du restaurant, là où se trouve ce robinet, il y avait une

19 camionnette dont la portière était toujours ouverte, le hayon

20 arrière était toujours ouvert, et il y avait là une mitrailleuse

21 pointée en permanence sur cette porte, par laquelle on entrait,

22 derrière le robinet, et ils buvaient sans arrêt, des bouteilles

23 d’eau-de-vie, de cognac, de la bière, ils en avaient des caisses

24 entières. Ce qu’ils mangeaient ? Comment saurais-je ce que ces

25 salauds mangeaient ? du porc, probablement.

Page 4138

1 Q. : Autre question...vous avez passé un certain temps sur la pista, en

2 plein air ?

3 R. : Oui.

4 Q. : La nuit, vous dormiez sur la pista ou vous ramenait-on toujours dans

5 le bâtiment appelé le restaurant ?

6 R. : Les quatre ou cinq premiers jours, j’ai passé la nuit sur la pista.

7 Il y avait une mitrailleuse placée ici, sur ce toit, et le soir elle

8 était pointée sur nous, et après cinq ou six jours, il y a eu une

9 averse, alors pour éviter de se faire tremper et pour mieux nous

10 surveiller, ils nous ont forcés à entrer dans le restaurant. On y

11 passait la nuit, et à l’aube, ils nous faisaient sortir sur la

12 pista. Là, il y avait des flaques d’eau, après la pluie, mais qui

13 s’en souciait ? Chacun devait prendre sa place, que le sol soit sec

14 ou mouillé, et devait de nouveau s’allonger par terre.

15 Q. : La dernière question que je voulais vous poser est la suivante : je

16 crois que la pista était éclairée la nuit ?

17 R. : Il y avait de la lumière tout autour mais pas là où nous étions. Si

18 ma mémoire est bonne, il y avait quelques lumières ici et là, mais

19 de toute façon, leur vue n’était pas obstruée. Il y avait un mur

20 ici, et il y avait cette mitrailleuse. Joja, c’était l’un d’eux, je

21 ne sais pas qui c’est, il maintenait toujours la mitrailleuse

22 pointée sur nous, nous n’avions aucune chance, pas même théorique,

23 de tenter une évasion ou un mouvement de révolte, ou quoi que ce

24 soit d’autre, parce que je crois qu’il n’aurait pas fallu une minute

25 pour nous tuer tous, et il nous arrivait d’être 700 ou 600, 800,

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1 nous n’avions pas la moindre chance.

2 MONSIEUR LE JUGE STEPHEN : Je vous remercie.

3 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Monsieur Tieger, avez-vous d’autres questions ?

4 MONSIEUR TIEGER: Non, Madame la Présidente.

5 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Maître Kay ?

6 MONSIEUR KAY: Non, merci Madame la Présidente.

7 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Des objections à ce que Monsieur Beganovic se

8 retire définitivement ?

9 MONSIEUR KAY : Non, Madame la Présidente.

10 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Monsieur Beganovic, vous pouvez disposer. Vous

11 être libre de partir. Merci d’être venu témoigner.

12 LE TÉMOIN : Merci. Je tiens à vous remercier, Madame la Présidente,

13 Messieurs les Juges. Je suis heureux d’avoir témoigné. J’espère

14 avoir réussi à vous aider. J’ai fait de mon mieux. Merci.

15 (Le témoin se retire)

16 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Monsieur Niemann, quel est le prochain témoin

17 sur la liste ? Monsieur Tieger, pourriez-vous appeler le témoin

18 suivant ?

19 MONSIEUR TIEGER: Oui, Madame la Présidente. Senad Muslimovic est notre

20 prochain témoin.

21 SENAD MUSLIMOVIC, appelé à la barre des témoins

22 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Pourriez-vous lire le serment qui vous est

23 remis, s’il vous plaît

24

25 LE TÉMOIN : ?Traduction? : Je déclare solennellement que je dirai la

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1 vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

2 (Le témoin a prêté serment)

3 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Merci, Monsieur, veuillez vous asseoir.

4 Interrogatoire mené par Monsieur TIEGER

5 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Monsieur Tieger ?

6 MONSIEUR TIEGER: Merci, Madame la Présidente. Monsieur, quel est votre nom

7 ?

8 R. : Je m’appelle Senad Muslimovic.

9 Q. : Monsieur Muslimovic, veuillez vous éloigner un peu de votre

10 microphone pour parler. Vous êtes né en quelle année ?

11 R. : En 1963.

12 Q. : Où êtes-vous né ?

13 R. : Prijedor.

14 Q. : Avez-vous également grandi à Prijedor ?

15 R. : Oui.

16 Q. : Quelle est votre nationalité ?

17 R. : Je suis Musulman.

18 Q. : Avez-vous servi au sein de la JNA ?

19 R. : Oui.

20 Q. : Quelle année ?

21 R. : En 1981, je crois.

22 Q. : Avant la guerre, où exactement viviez-vous à Prijedor ? Je ne vous

23 demande pas l’adresse, mais dans quel quartier de la ville.

24 R. : Un quartier limitrophe situé au bord du centre appelé Puharska.

25 Q. : Monsieur Muslimovic, est-il vrai que vous êtes issu d’une famille

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1 relativement connue en Bosnie, en raison, notamment, des succès de

2 votre frère dans le domaine musical ?

3 R. : J’espère que c’est en effet le cas. Je le crois.

4 Q. : Votre frère est un chanteur traditionnel de Bosnie très célèbre et

5 très populaire, n’est-ce pas ?

6 R. : Oui.

7 Q. : Vous avez travaillé avec lui dans le milieu musical et vous

8 l’accompagniez dans ses tournées ?

9 R. : C’est exact.

10 Q. : En fait, vous passiez beaucoup de temps hors de Prijedor à cause de

11 votre travail ?

12 R. : Oui.

13 Q. : Avant les tensions qui ont préludé au conflit lui-même, à Prijedor et

14 en Bosnie, les habitants de Prijedor avaient-ils tendance à

15 distinguer entre Musulmans et Serbes ?

16 R. : Pour ma part, je ne le faisais pas. Je crois que les autres ne le

17 pouvaient pas non plus.

18 Q. : Aviez-vous des amis Serbes ?

19 R. : Je dirais que j’avais beaucoup plus d’amis Serbes que Musulmans.

20 Q. : Cela tenait-il en partie à la nature de votre travail ?

21 R. : Je ne saurais le dire exactement. Toujours est-il que j’en avais.

22 J’avais des amis Serbes et je les aimais beaucoup.

23 Q. : Était-il possible de distinguer un Musulman d’un Serbe de par son

24 apparence physique, en voyant son visage ?

25 R. : Pour moi, c’est impossible. Peut-être que quelqu’un sur terre y

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1 parviendrait, mais pas moi. Je n’ai jamais pu.

2 Q. : Outre votre travail dans le milieu musical, vous possédiez une

3 épicerie à Prijedor avant la guerre ?

4 R. : Oui.

5 Q. : Suite aux tensions croissantes avant même le début du conflit, avez-

6 vous envoyé votre épouse et vos enfants en sécurité en Slovénie,

7 quelques temps avant le mois de mai ?

8 R. : Oui.

9 Q. : Étiez-vous vous-même à Prijedor lorsque le nettoyage de la ville a

10 commencé, le 30 mai ?

11 R. : Oui.

12 Q. :Avez-vous été détenu ou arrêté le jour suivant ?

13 R. : Oui.

14 Q. : Avant d’être capturé, avez-vous vu ce qu’il est advenu de votre

15 maison ?

16 R. : Oui, certainement.

17 Q. : Que lui est-il arrivé, Monsieur ?

18 R. : J’étais dans un quartier de la ville appelé Percani, à l’opposé de ma

19 maison. J’étais chez mon ami, Dzevad Deomic. Je me trouvais dans sa

20 chambre, d’où je regardais la rue. Il y avait des incendies ici et

21 là dans la zone de Puharska. À un instant précis, un char d’assaut a

22 débouché d’une rue en contrebas de ma maison, et s’est dirigé vers

23 Banja Luka. Pour simplifier, je dis que c’était la direction de

24 Banja Luka, parce que cette rue relie Bosanski Novi à Banja Luka.

25 Ils sont passés devant ma maison. Je ne saurais dire à combien de

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1 mètres, mais je sais qu’ils ont traversé le pont à côté de la

2 maison. Puis ils ont reculé, ont dirigé le canon sur ma maison et

3 ont tiré. Voilà tout.

4 Q. : Pouvons-nous voir la pièce Z5-35 à l’écran ? Regardez l’écran,

5 Monsieur Muslimovic, vous reconnaissez ce que vous voyez ?

6 R. : Certainement, c’est ma maison, ce à quoi elle ressemblait quand elle

7 a été construite, il y a environ 10 à 12 ans. Pendant la guerre,

8 elle était encore plus grande et plus belle. C’était la résidence

9 familiale, elle appartenait à mon père, à mon frère et à ma mère. On

10 y habitait ensemble.

11 Q. : C’est-à-dire qu’elle comprenait toute la structure montrée sur la

12 photo plus une partie qui n’était pas encore construite à l’époque

13 où la photo a été prise ?

14 R. : Je n’ai pas compris la question, pourriez-vous la répéter ?

15 Q. : La maison de votre famille comportait la construction montrée sur

16 cette photo, n’est-ce pas ?

17 R. : Oui, mais il y a dix ans, peut-être même plus, enfin, juste avant la

18 guerre, elle était beaucoup plus grande et plus belle.

19 MONSIEUR TIEGER: Madame la Présidente, je dois admettre que je ne sais pas

20 très bien comment procéder. Je voudrais, en fait, rendre la

21 photographie au témoin, si c’est possible et je voudrais savoir s’il

22 serait techniquement possible, de conserver une image de ce qui

23 apparaît actuellement à l’écran ou d’en faire une photocopie ?

24 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Prenez-la, où qu’elle se trouve, retirez-la et

25 faites en une copie. Quelle sera la cote de cette pièce à

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1 conviction, lorsque nous en aurons une copie sur papier ?

2 MONSIEUR TIEGER: Ce sera la pièce 253, Madame la Présidente.

3 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Des objections au versement de la pièce 253 au

4 dossier ?

5 MONSIEUR WLADIMIROFF: Non, Madame la Présidente.

6 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Bien. La pièce 253 est donc acceptée.

7 MONSIEUR TIEGER: Madame la Présidente, Mlle Sutherland suggère que nous

8 attribuions la cote 253 A à cette photographie et 253 B à la

9 suivante.

10 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Pièce à conviction 253 A.

11 MONSIEUR TIEGER: Pourrait-on, à présent, nous montrer la pièce Z5-34 ?

12 (Au témoin) : Monsieur Muslimovic, reconnaissez-vous cette photo, est-ce

13 une photographie de votre maison après la guerre ?

14 R. : Certainement.

15 MONSIEUR TIEGER: Je demande que cette pièce soit versée au dossier, Madame

16 la Présidente.

17 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Des objections ?

18 MONSIEUR WLADIMIROFF: Non, Madame la Présidente.

19 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : La pièce à conviction 253 B est donc acceptée.

20 MONSIEUR TIEGER: Merci. (Au témoin) : Monsieur Muslimovic, après votre

21 arrestation ou votre capture, le 31 mai, où vous a-t-on emmené, pour

22 commencer ?

23 R. : Au commissariat de Prijedor.

24 Q. : Vous a-t-on frappé ou battu au cours du trajet vers le commissariat ?

25 R. : Oui, évidemment.

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1 Q. : À votre arrivée au commissariat, y avait-il un groupe ou un cordon de

2 policier qui attendait et qui vous a aussi battu ?

3 R. : Oui.

4 Q. : Quand vous étiez au SUP, y a-t-il eu tentative ou menace d’exécution

5 ?

6 R. : Pas tous les jours, mais un jour sur deux.

7 Q. : Le jour où on vous a emmené au SUP, vous a-t-on ordonné de former une

8 ligne pour vous exécuter ?

9 R. : C’est exact, oui.

10 Q. : Où s’est formée cette ligne ?

11 R. : Dans la cour du SUP, si l’on peut appeler cela une cour, derrière

12 l’entrée principale, de l’autre côté, près du mur. Sur le côté

13 gauche, il y avait une porte. C’est là que l’on m’a mis avec les

14 autres, pour participer à cette mascarade organisée par eux.

15 Q. : Vous avez dit vous trouver de l’autre côté, près du mur. Dans quel

16 état était ce mur ?

17 R. : Il était maculé de sang et couvert d’impacts qui ressemblaient à des

18 traces de balles, mais à ce moment précis, personne n’y a fait assez

19 attention pour déterminer avec certitude de quoi il s’agissait.

20 Quand on m’a placé là, la seule chose, les seules choses que je

21 pouvais voir, c’était le sang et ces trous.

22 Q. : Que s’est-il passé pour que l’exécution n’ait pas lieu ?

23 R. : En un instant, après un court instant, quelqu’un que je ne

24 connaissais pas est sorti par la porte principale du bâtiment du

25 SUP. Je peux dire que c’était un brave homme. Il a dit que ce

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1 n’était pas possible, que nous étions des citoyens loyaux de cette

2 ville et que personne ne pouvait nous faire le moindre mal. Mais,

3 pourtant, cela a duré un certain temps, et il a placé des hommes

4 pour me surveiller et s’assurer que rien ne m’arriverait, mais cela

5 n’a duré qu’un moment, tant qu’il est resté dans l’entrée. Dès qu’il

6 a disparu à l’intérieur, les coups ont repris, pas aussi violents

7 que par la suite, mais on a reçu des coups de crosse sur la tête,

8 simplement des coups, jusqu’à ce que quelque chose se passe, qui m’a

9 sauvé. D’habitude, ils frappaient quelqu’un jusqu’à ce qu’un autre

10 homme, mécontent de voir son ami se faire battre sans raison,

11 intervienne. Voilà tout.

12 Q. : Après votre détention au SUP, où avez-vous été emmené ?

13 R. : Après cet incident dans la cour (cela m’a paru durer très longtemps,

14 une année pratiquement, mais cela a dû être très court), on nous a

15 emmenés dans une pièce, puis de cette pièce, on nous a ramenés dans

16 la cour, si je puis lui donner ce nom, où nous avons reçu des coups,

17 et encore des coups, de tous les côtés. Impossible de voir qui les

18 assénait. Nous étions penché en avant pour nous protéger la tête,

19 autant que possible.

20 Nous étions alignés là, à cinq, six, ou sept. Je n’ai pas bien

21 regardé devant ou autour de moi. Je n’en avais pas le courage. Ils

22 nous ont aussi battus à tour de rôle, jusqu’au moment où ils nous

23 ont emmenés dans une pièce, dans les locaux du SUP principal. Dès

24 qu’on passait près d’un soldat, on recevait un coup de crosse, un

25 coup de pied ou une gifle. On a traversé le SUP, on est sorti. Ils

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1 nous ont poussés, plutôt qu’emmenés vers un autocar, à bord duquel

2 dans lequel se trouvaient déjà d’autres personnes. Voilà tout.

3 Q. : Cet autocar vous a-t-il emmené à Keraterm ?

4 R. : Oui.

5 Q. : Combien de temps avez-vous été détenu à Keraterm, approximativement ?

6 R. : Pourriez-vous répéter la question ? Combien de temps ? Est-ce une

7 question relative à la durée de ma détention à Keraterm ou à la

8 durée du trajet jusqu’à Keraterm ?

9 Q. : Non, je vous demande combien de temps vous avez été détenu dans le

10 camp de Keraterm.

11 R. : Je crois... un jour durait une année, parfois tout allait très vite,

12 ou très lentement, mais je crois que j’y suis resté sept ou dix

13 jours, je ne sais pas.... je ne crois pas y être resté dix jours.

14 Q. : Dans quelle partie du camp étiez-vous détenu ?

15 R. : Il faisait encore noir, cette nuit-là, ils nous ont poussés hors de

16 l’autocar et placés dans la première salle située à l’angle du

17 bâtiment. Je ne sais pas à quoi elle servait, mais elle faisait

18 l’angle.

19 Q. : Pendant que vous étiez à Keraterm, appelait-on des prisonniers à

20 sortir de cette pièce, la nuit ?

21 R. : Oui, en effet.

22 Q. : Pouviez-vous entendre ce qui leur arrivait ?

23 R. : Oui, je pouvais l’entendre, oui. Ce n’était pas rien, d’entendre ces

24 cris, des hurlements, des râles, des rugissements, difficile de

25 produire des sons pareils, dans des circonstances normales. C’est ce

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1 que j’ai entendu, des cris, des hurlements, des plaintes. C’est

2 cela.

3 Q. : Tous les prisonniers appelés hors de la pièce y sont-ils revenus ?

4 R. : En général, il est difficile de dire leur nombre, on s’attendait

5 toujours à être le prochain sur la liste, alors on ne pensait pas au

6 nombre. Mais en général, il y avait plus d’hommes appelés que

7 d’hommes revenant ensuite dans la pièce.

8 Q. : Dans quel état se trouvait les hommes à leur retour ?

9 R. : Voyez-vous, de notre point de vue, ils semblaient blessés. Certains

10 ressemblaient à des morts vivants. Cela semble impossible, mais

11 c’est à cela qu’il ressemblaient.

12 Q. : À Keraterm, vous a-t-on appelé pour un interrogatoire ?

13 R. : Oui.

14 Q. : Quel genre de questions vous a-t-on posé à cette occasion ?

15 R. : Comment vous dire ? La première question était "Où est caché ton

16 argent ? Où sont tes armes ? Pourquoi as-tu aidé tel ou tel parti ?"

17 En fait, je n’ai jamais adhéré à un parti politique. "Combien ton

18 frère a-t-il payé pour celui-ci, pour celui-là ?" Ils tournaient

19 toujours autour des mêmes questions : "Où est ton argent ? Où étais-

20 tu tel jour à telle heure ?" Je dois dire que ces questions me

21 semblaient stupides. Voilà tout. Je devais leur dire où j’avais

22 caché mon or et mon argent. La vérité, c’est que je n’en avais pas,

23 j’avais tout investi, mais ils n’arrêtaient pas de me demander de

24 l’argent.

25 Q. : Quand les interrogateurs n’étaient pas entièrement satisfaits de

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1 votre réponse, que vous disaient-ils ?

2 R. : Ils disaient : "nous avons des méthodes plus efficaces, tu finiras

3 par avouer, au bout du compte ! "

4 Q. : Vous a-t-on emmené hors du camp de Keraterm pendant une courte

5 période ?

6 R. : Oui.

7 Q. : Qui vous a emmené hors du camp ?

8 R. : J’ai été emmené par un homme que tous appelait zigic, et que tout le

9 monde connaissait par son surnom.

10 Q. : Pourquoi ce zigic vous a-t-il fait sortir du camp ?

11 R. : Je peux vous le dire, car ils m’ont escorté jusqu’à ma maison, mais

12 d’abord, ils m’ont dit d’aller chez Halid pour y chercher de

13 l’argent et de l’or, puis ils sont allés chez moi et m’ont dit de

14 chercher, mais il n’y en avait pas. Vous savez ce qui s’est passé

15 ensuite ; des coups, des tortures, puis, retour au camp.

16 Q. : Ainsi, ils vous ont d’abord emmené chez votre frère, puis chez vous,

17 pour chercher des objets de valeur ?

18 R. : Oui.

19 Q. : Après cette période...

20 R. : Oui.

21 Q. : Après la période que vous avez indiqué, vous avez été transféré de

22 Keraterm à Omarska ?

23 R. : Oui.

24 Q. : Dans quelle partie du camp d’Omarska avez-vous été détenu à votre

25 arrivée ?

Page 4150

1 R. : J’ai été placé dans la chambre 15. J’ai entendu dire que c’était le

2 numéro. Il n’y avait pas de numéro indiqué, mais c’est ainsi qu’elle

3 s’appelait, la chambre 15.

4 Q. : Monsieur Muslimovic, n’ôtez pas encore vos écouteurs, je vais vous

5 demander de vous lever et de nous montrer sur la maquette face à

6 vous... vous pouvez utiliser le pointeur sur votre droite, si vous

7 le souhaitez....où se trouvait la pièce dans laquelle vous étiez

8 détenu et que vous désignez par les mots "chambre 15". Vous pourrez

9 ôter vos écouteurs pour vous diriger vers la maquette.

10 R. : Je peux y aller ?

11 Q. : Oui, je vous en prie. Pourriez-vous aussi mettre ces écouteurs

12 lorsque vous aurez atteint la maquette, pour le cas où j’aurais

13 besoin de vous poser une autre question ?

14 R. : C’est tout ?

15 Q. : Oui. Pourriez-vous tout d’abord nous montrer la chambre 15, s’il vous

16 plaît ?

17 R. : (le témoin indique l’emplacement sur la maquette).

18 Q. : Pouvez-vous lire les numéros inscrits sur le sol de la partie du

19 bâtiment dans laquelle se trouvait la chambre 15 ?

20 R. : B7, B23 et B8.

21 Q. : Oui, vous pouvez vous rasseoir. En quoi consistait la chambre 15 ?

22 R. : Que voulez-vous dire ? Je n’ai pas compris la question. Vous parlez

23 des matériaux dans lesquels la pièce était construite ou de sa

24 disposition ?

25 Q. : Je vais vous poser une autre question. Vous occupiez une place

Page 4151

1 déterminée dans cette chambre ?

2 R. : Oui. J’étais dans une cabine de douche. Elle était si vaste que nous

3 devions y dormir à deux, cela vous indique à peu près sa taille.

4 Parfois, nous dormions à trois dans une seule cabine de douche.

5 Q. : Pourrions-nous voir la pièce Z3, 15-13, s’il vous plaît ? Monsieur

6 Muslimovic, vous reconnaissez ce qui figure sur cette photographie ?

7 R. : Certainement.

8 Q. : S’agit-il de certaines des cabines de douche de la chambre 15 ?

9 R. : Oui.

10 Q. : Votre place était de ce côté ou de l’autre ?

11 R. : Ma place n’est pas visible de ce côté. Elle était du côté gauche,

12 dans le coin.

13 MONSIEUR TIEGER: Madame la Présidente, je demande que cette pièce soit

14 versée au dossier sous la cote 254.

15 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Des objections ?

16 MONSIEUR WLADIMIROFF: Non, Madame la Présidente.

17 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : La pièce à conviction 254 est donc acceptée.

18 MONSIEUR LE JUGE STEPHEN : Pourrait-on demander à nouveau au témoin de

19 s’éloigner du microphone.

20 MONSIEUR TIEGER: Monsieur Muslimovic, je vous demanderais de bien vouloir

21 vous reculer un peu du microphone, il est très sensible et votre

22 voix sera entendue.

23 Vers la fin de votre détention à Omarska, avez-vous réussi à être

24 transféré de la chambre 15 dans une autre pièce, dans le restaurant

25 ?

Page 4152

1 R. : Oui, oui, en effet, mais vers la fin de mon séjour dans le camp, dans

2 cet enfer.

3 Q. : Est-ce parce que l’on vous avait dit que votre nom figurait sur une

4 liste de personnes à éliminer ?

5 R. : C’est cela.

6 Q. : Pendant votre détention dans la chambre 15, appelait-on régulièrement

7 des prisonniers pendant la nuit, les faisait-on sortir de cette

8 pièce ?

9 R. : Oui.

10 Q. : Beaucoup d’entre eux ont-ils disparu après avoir été appelés de la

11 sorte ?

12 R. : Beaucoup de ceux qui étaient appelés ne sont jamais revenus dans

13 notre chambre.

14 Q. : Et ceux qui revenaient, ils revenaient dans quel état physique ?

15 R. : Des morts vivants, blessés, accidentés. C’est indescriptible, mais

16 disons qu’à leur retour, ces hommes étaient blessés. Nous ne

17 pouvions pas voir quelle partie du corps était atteinte, mais ils

18 marchaient comme s’ils venaient d’être renversés par une voiture.

19 Q. : Les sévices étaient-ils monnaie courante à Omarska, les sévices

20 infligés aux prisonniers ?

21 R. : Quotidiens.

22 Q. : Quand cela se passait-il ? Que faisaient les prisonniers au moment de

23 ces passages à tabac ?

24 R. : Pourriez-vous répéter la question ?

25 Q. : Oui. Dans quelles circonstances ces sévices intervenaient-ils ?

Page 4153

1 R. : Ils étaient appelés, emmenés à l’extérieur et passés à tabac. La

2 plupart du temps, c’était tard, en fin d’après-midi et pendant toute

3 la nuit.

4 Q. : Et le reste du temps, quand les prisonniers allaient manger ou se

5 rendaient aux toilettes ?

6 R. : Certainement, lorsque nous allions manger, cela arrivait chaque jour.

7 Lorsqu’on s’en sortait sans prendre de coups, c’était un jour de

8 grande chance. Quand on voulait aller aux toilettes, il fallait se

9 retenir, parce qu’on ne savait pas quel criminel nous attendait à la

10 porte. Tous les jours, où que nous allions, hors de cette pièce,

11 nous nous attendions à être battus, et si l’on n’était pas battu,

12 c’était simplement un coup de chance.

13 Q. : Vous dites que vous alliez manger. Quelle genre de nourriture

14 recevaient les prisonniers au cours de ces repas ?

15 R. : On recevait un repas par jour, parfois rien toute la journée, et très

16 souvent, il n’y avait plus rien pour les derniers, les premiers

17 arrivés avaient tout mangé, alors eux revenaient le ventre vide. Ces

18 repas, je ne les proposerai jamais à qui que ce soit, même mon pire

19 ennemi. C’est tout.

20 MONSIEUR TIEGER: Madame la Présidente, je m’apprête à aborder un autre

21 domaine.

22 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Aujourd’hui, nous suspendrons l’audience à 5

23 heures, nous allons donc marquer une pause de 20 minutes.

24 (16 heures)

25 (Brève suspension d’audience)

Page 4154

1 (16 h 20)

2 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Monsieur Tieger, vous voulez bien reprendre, je

3 vous prie ?

4 MONSIEUR TIEGER: Oui, Madame la Présidente, merci. Monsieur Muslimovic,

5 connaissiez-vous quelqu’un du nom de Dule Tadic avant la guerre ?

6 R. : Non.

7 Q. : Alors que vous étiez à Omarska, les autres prisonniers vous ont-ils

8 désigné un homme dont ils ont dit qu’il s’appelait Dule Tadic ?

9 R. : Oui.

10 Q. : Aviez-vous jamais vu cet homme avant Omarska ?

11 R. : Non.

12 Q. : Avez-vous été battu par cet homme à Omarska ?

13 R. : Oui.

14 Q. : Combien de fois ?

15 R. : J’ai eu deux confrontations directes avec lui.

16 Q. : Hormis ces passages à tabac, l’avez-vous vu dans le camp d’Omarska en

17 d’autres occasions ?

18 R. : Oui, plusieurs fois.

19 Q. : Où était-il ?

20 R. : Je l’ai vu devant la cuisine et devant la maison blanche.

21 Q. : Combien de fois l’avez-vous vu près de la cuisine ?

22 R. : Environ deux fois, je crois, deux ou trois fois, disons deux fois,

23 c’est plus sûr.

24 Q. : Où étiez-vous quand vous l’avez vu près de la cuisine ?

25 R. : Nous allions vers la cuisine, pour déjeuner.

Page 4155

1 Q. : Combien de fois l’avez-vous vu près de la maison blanche ?

2 R. : Deux fois, à peu près.

3 Q. : Où étiez-vous quand vous l’avez vu près de la maison blanche?

4 R. : À la fenêtre, dans la chambre dans laquelle j’étais détenu.

5 Q. : En mai de cette année, les enquêteurs vous ont-ils montré un album de

6 photographies ?

7 R. : Pourriez-vous répéter la question, s’il vous plaît, je n’ai pas

8 entendu.

9 Q. : Oui, bien sûr. En mai de cette année, les enquêteurs vous ont-ils

10 montré un album de photographies ?

11 R. : Oui.

12 Q. : Avant que l’on ne vous montre cet album, aviez-vous vu la

13 photographie de la personne que vous avez connue dans le camp sous

14 le nom de Dule Tadic dans des journaux, à la télévision ou autre

15 part ?

16 R. : Non.

17 Q. : Vous a-t-on demandé de regarder les photographies dans cet album ?

18 R. : Je n’entends pas l’interprète. Oui.

19 Q. : Bien. Vous avez enfin entendu la question, et on vous a demandé de

20 regarder les photographies dans l’album. Vous a-t-on demandé de

21 regarder pour voir si vous reconnaissiez quelqu’un dans l’album ?

22 R. : Oui.

23 Q. : Vous a-t-on dit quelles étaient les personnes photographiées ?

24 R. : Non.

25 Q. : Avez-vous regardé ces photographies ?

Page 4156

1 R. : Oui.

2 Q. : Après avoir regardé ces photos, avez-vous acquis la certitude d’avoir

3 identifié une personne que vous aviez vue à Omarska ?

4 R. : Oui.

5 Q. : S’agissait-il de la personne qui vous avait infligé des sévices à

6 deux reprises et que l’on vous a désignée sous le nom de Dule Tadic

7 ?

8 R. : Oui.

9 Q. : Avez-vous daté et apposé votre signature au dos de la photographie de

10 la personne que vous avez reconnue ?

11 R. : Oui.

12 Q. : Pourrait-on remettre au témoin la pièce à conviction qui sera

13 enregistrée sous la cote 255 à des fins d’identification ?

14 R. : Pourrais-je la voir ?

15 Q. : Oui, je vous en prie.

16 R. : Elle lui ressemble en effet.

17 Q. : Est-ce là l’album de photographies qui vous a été montré, Monsieur

18 Muslimovic ?

19 R. : Oui.

20 Q. : Votre signature et la date figurent-elles au dos de la photographie

21 que vous avez identifiée ?

22 R. : Je ne sais pas, il faudrait que je regarde.

23 Q. : Veuillez le faire.

24 R. : Oui.

25 MONSIEUR TIEGER: Madame la Présidente, je demande que cette pièce soit

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1 versée au dossier sous la cote 255.

2 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : À ma connaissance, une objection est

3 actuellement en cours d’application concernant l’usage de l’album de

4 photos.

5 MONSIEUR WLADIMIROFF: En effet, Madame la Présidente.

6 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Nous prenons note de cette objection, qui est

7 rejetée. La pièce 255 est donc admise.

8 MONSIEUR TIEGER (s’adressant au témoin) : Monsieur Muslimovic, j’aimerais

9 vous interroger au sujet du premier passage à tabac que vous a

10 infligé cet homme. Cela s’est-il passé après un interrogatoire ?

11 R. : Oui.

12 Q. : Où cet interrogatoire s’était-il déroulé ?

13 R. : Dans la pièce située au-dessus de la cuisine, sur la droite.

14 Q. : Avez-vous subi des sévices au cours de cet interrogatoire ?

15 R. : Bien entendu, j’ai reçu de nombreux coups.

16 Q. : Après l’interrogatoire, quel chemin avez-vous pris pour retourner

17 dans votre chambre ?

18 R. : Le même qu’à l’aller, j’ai descendu les escaliers, et de la

19 cuisine... de la maison blanche vers la cuisine, puis,

20 naturellement, j’ai pris les escaliers jusqu’à la chambre 15.

21 Q. : Pendant que vous marchiez vers l’entrée du hangar, que s’est-il passé

22 ?

23 R. : Eh bien, voyez-vous, chacun de nous cherchait un peu de réconfort, à

24 voir quelqu’un, à le saluer, à dire bonjour. Chacun de nous pouvait

25 être appelé à tout moment, et ne jamais revenir. Chacun avait son

Page 4158

1 histoire personnelle à raconter ; moi qui marchais sous une pluie de

2 coups depuis la cuisine, des coups de câble électrique, j’ai marché

3 jusqu’à l’angle, de ce que j’appellerais un hangar, un bâtiment,

4 celui qui se trouve face à moi. Là, j’ai eu la paix pendant un

5 instant.

6 Le gardien m’a contourné par derrière et s’est arrêté en face de

7 moi. Bien sûr, j’ai dû le suivre, mais j’ai eu le temps de jeter un

8 coup d’oeil. Je devais garder la tête baissée, mais j’ai réussi à

9 voir furtivement cinq, six ou dix personnes en face de moi. Je ne

10 sais pas quel était exactement leur nombre, parce que je n’ai pas

11 osé regarder trop longtemps, c’était trop dangereux, mais cela

12 devenait moins dangereux si cela pouvait rapporter un peu de

13 réconfort et nous sauver la vie. C’était plus dangereux quand on

14 savait qu’on n’avait pas d’issue.

15 Parmi les personnes qui se tenaient là-bas... elles étaient cinq,

16 six ou sept, je ne les ai pas comptées... j’ai reconnu Kecema,

17 Dusko, et peut-être, je croyais qu’il pourrait être celui qui

18 m’aiderait à mettre fin à mes jours, mais à ce que je voyais, il ne

19 faisait pas mine de s’approcher, de venir vers moi pour me dire

20 "Comment vas-tu, où es-tu", ou quoi que ce soit. Il faisait

21 simplement les cent pas. Voyant cela, j’ai bien pensé qu’il ne

22 m’aiderait pas.

23 J’étais près de la porte, pas exactement sous le porche mais près de

24 la porte, et j’ai jeté un dernier coup d’oeil, espérant que cet

25 homme que je croyais capable de m’aider ferait quelque chose,

Page 4159

1 n’importe quoi, mais je ne l’ai plus vu. Il était sorti de mon champ

2 de vision, et j’ai seulement entendu un homme dire "Ah, oui, celui-

3 là, je le connais. Il a les épaules larges", et il s’est avancé vers

4 moi. Je me suis dépêché.

5 Q. : Où se trouvait le groupe dont faisait partie Dusko Kecema ? Pourriez-

6 vous nous indiquer l’endroit à l’aide du pointeur ?

7 R. : (Le témoin indique l’emplacement à l’aide du pointeur).

8 Q. : Sur ce coin d’herbe ?

9 R. : C’est cela.

10 Q. : Vous pouvez vous rasseoir. Savez-vous avec qui il était à ce moment-

11 là, ou avez-vous vu l’une quelconque des personnes avec qui il était

12 en cet instant ?

13 R. : Eh bien, j’en voyais certains, bien entendu.

14 Q. : Après la remarque de cette personne, qui disait savoir que vous avez

15 les épaules larges, après que vous vous êtes précipité vers le

16 hangar, que s’est-il passé ?

17 R. : Je me suis dirigé vers le hangar, j’essayais de me dépêcher, parce

18 que je pressentais un danger imminent, j’ai atteint la porte, la

19 porte d’entrée donnant sur les escaliers, par sur la chambre, mais

20 sur les escaliers et là, j’ai reçu un coup qui m’a projeté à terre,

21 je suis tombé sur les mains en direction des escaliers.

22 Q. : Que s’est-il passé, après que vous êtes tombé à terre, en direction

23 des escaliers ?

24 R. : Je suis tombé sur les mains et je suis resté dans cette position. Mes

25 mains et mes pieds étaient à terre. Je n’étais pas exactement étendu

Page 4160

1 par terre, j’étais dans cette position, et il est arrivé par

2 derrière et m’a attrapé par les cheveux. Il me bousculait de gauche

3 et de droite, me secouait et pendant que je m’envolais, je ne vois

4 pas d’autre mot, j’ai reçu l’ordre de lever les bras en l’air ; à un

5 moment donné, je me suis retrouvé face à la porte de sortie, dans ce

6 coin, là où se trouve la cage d’escaliers.

7 Q. : Ainsi, après être tombé sur les mains et les genoux, quelqu’un est

8 venu par derrière, vous a attrapé par les cheveux et vous a tiré en

9 arrière ?

10 R. : De gauche à droite, de bas en haut, dans tous les sens, comme s’il

11 essayait de secouer quelque chose. Je ne sais pas comment décrire

12 cela. Il m’a attrapé par les cheveux. Il m’a fait tourner à droite,

13 à gauche, mais très fort, très brutalement. C’était douloureux, bien

14 sûr. Après m’avoir ainsi secoué de gauche à droite et de bas en

15 haut, je me suis retrouvé face à la porte de sortie, mais toujours

16 sur les genoux.

17 Q. : Vous dites qu’il vous a attrapé par les cheveux. Pouviez-vous voir

18 qui vous a tiré par les cheveux et avez-vous reconnu de qui il

19 s’agissait ?

20 R. : Il s’agissait bien sûr de la personne figurant sur la photographie.

21 Q. : Quand vous vous êtes retrouvé face à la porte de sortie, toujours à

22 genoux, que s’est-il passé ?

23 R. : À ce moment-là, j’ai vu un homme qui tenait un calot. On me tirait

24 toujours la tête en arrière, alors j’étais obligé de le regarder, il

25 était juste devant moi...

Page 4161

1 L’INTERPRÈTE : Le témoin pourrait-il parler un peu plus fort, s’il vous

2 plaît ?

3 LE TÉMOIN : ... et l’homme au béret...

4 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Monsieur Muslimovic...

5 R. : ... m’a dit de l’embrasser.

6 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Pourriez-vous parler un peu plus fort ? Il est

7 très difficile d’ajuster la distance; nous vous demandons de vous

8 approcher du microphone, puis de vous en éloigner. J’ai le même

9 problème. Mais vous voudrez bien parler un peu plus fort, et si vous

10 avez un problème, faites-le nous savoir.

11 LE TÉMOIN : Alors, je regardais ce calot. Il portait un insigne que je ne

12 connaissais pas. Je n’ai pas essayé d’en reconnaître les couleurs et

13 le reste, mais j’ai vu qu’il s’agissait d’une cocarde ?Kokarda?. J’ai

14 reçu l’ordre d’embrasser cette cocarde, ce que j’ai refusé de faire,

15 et un instant plus tard, j’ai reçu un coup de pied de l’homme qui se

16 trouvait en face de moi et tenait la cocarde ; en tombant sous les

17 coups, j’ai heurté la cocarde qui m’a coupé la lèvre, je saignais.

18 Puis, j’ai encore reçu des coups, en haut, en bas, à gauche, à

19 droite. Impossible de dire d’où ils venaient, ce qui leur importait,

20 c’est que je reçoive ces coups.

21 Q. : Connaissez-vous le nom de la personne qui tenait la cocarde et qui

22 vous infligeait ces sévices ?

23 R. : J’ignore son nom. Je sais que son surnom était saponja, mais je ne

24 sais pas si c’était son vrai nom ou un surnom. Je ne crois pas que

25 saponja était son vrai nom, je crois que c’était un surnom.

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1 Q. : Après cette série de coups et le coup de pied sur la bouche donné par

2 saponja, que s’est-il passé, immédiatement après ?

3 R. : Après les coups, encore une autre série de coups, et puis, j’en ai

4 reçu un sur la tête, comme ça. Je n’ai pas vu ce que c’était, avec

5 quoi on me frappait, mais le coup a été si violent que je suis tombé

6 en avant. Je suis tombé dans cette position, et j’y suis resté,

7 parce que le plus important, c’était de se cacher la tête, sur le

8 reste du corps, c’était moins douloureux. Mais je recevais des coups

9 sur les bras, partout, et j’essayais de me protéger un peu la tête.

10 Soudain, j’ai senti que mes bras étaient bloqués, quelqu’un me

11 marchait sur les bras, je ne pouvais plus bouger, ni à droite, ni à

12 gauche. Puis, les coups se sont mis à pleuvoir sur ma tête et un

13 objet a été jeté à terre. Je n’ai pas vu ce que c’était, mais je

14 sais que cela faisait mal. Puis cet objet s’est abattu contre mon

15 dos, je m’attendais à ressentir un coup, mais je ne sais pas comment

16 cet objet est arrivé sur mon dos. De toute façon, j’étais dans cette

17 position, et il y avait cet objet, cette chose qui m’est tombée sur

18 le dos.

19 Q. : Vous êtes-vous débattu pour vous échapper, et avez-vous réussi à vous

20 enfuir ?

21 R. : Eh bien, vous savez, après tout une journée d’interrogatoire, de

22 passage à tabac, on ne peut pas appeler ça un interrogatoire, ce

23 n’étaient que des coups, j’étais vraiment incapable de me défendre,

24 mais j’ai quand même réussi à rassembler mes forces parce que je

25 pensais que c’était la fin, je croyais que je n’en sortirais pas

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1 vivant, que ma dernière heure avait sonné. Tandis qu’ils

2 continuaient à me battre de tous les côtés, j’ai réussi à retirer

3 mes mains... à me libérer les mains, et malgré cette furie, j’ai pu

4 courir jusqu’aux escaliers. J’ai réussi, je l’ai fait. J’ai pu

5 m’enfuir et parvenir jusqu’en haut des escaliers, je ne sais pas

6 comment j’y suis arrivé. En haut des escaliers, il y avait un

7 gardien qui pointait son fusil sur moi. Cela m’était devenu égal

8 qu’il tire, peut-être qu’ainsi, les choses seraient plus faciles. Je

9 l’ai simplement poussé de côté. En cet instant, je me suis dit qu’il

10 était bien préférable qu’il me tire dessus, parce que si je

11 retournais en bas, cela recommencerait. Vu les circonstances, je me

12 suis dit que ce serait moins pénible. La porte s’est ouverte, en

13 fait, je ne puis affirmer qu’elle était verrouillée, ou même fermée,

14 je crois qu’elle était en fait entrouverte. Alors, je me suis

15 précipité à l’intérieur, après avoir poussé le gardien, je suis

16 entré dans la pièce, ce devait être sous l’action d’une force

17 divine, je ne peux pas l’expliquer ou le décrire. Quoi qu’il en

18 soit, je suis entré et me suis senti plus en sécurité. En quoi

19 étais-je plus en sécurité ? Au moins, j’étais avec les autres, je

20 n’étais plus seul. Si quelque chose devait arriver, au moins, je

21 n’étais plus seul. J’étais avec eux. Je ne sais pas comment. Je ne

22 me déplaçais pas normalement, ne marchais pas normalement, mais à

23 l’entrée, en franchissant la porte, j’ai reçu un autre coup violent

24 dans le dos. Alors, comment dire, j’ai trébuché, chancelé, titubé

25 jusque dans ce coin, dans cette chambre, où je dormais auparavant, à

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1 l’endroit où d’un côté se trouvaient les cabines de douche et de

2 l’autre côté une dépression dans le sol, bétonnée. J’ai réussi à

3 tituber jusque là, puis je suis tombé.

4 Q. : Quelqu’un vous a-t-il suivi dans la chambre ?

5 R. : Pendant que je marchais encore, que j’étais encore en mouvement, je

6 ne le savais pas, mais quand je suis tombé dans cette dépression du

7 sol, j’ai entendu une balle dont j’ai pensé qu’elle m’était

8 destinée. Et j’ai entendu, comme en écho : "Que personne ne

9 m’approche, je descends le premier qui s’approchera de moi", et

10 c’est à ce moment-là que j’ai réalisé qu’il était là, dans notre

11 chambre. J’ai entendu : "ne bougez pas, ne vous retournez pas, je

12 descends le premier qui bougera !" Puis les voix se sont éloignées.

13 Elles étaient moins fortes qu’avant, quand elles étaient tout près

14 de moi, il me semblait qu’elles résonnaient moins fort que quand

15 elles étaient juste à côté, et la porte s’est refermée. J’ai essayé

16 de me relever, de me redresser, à côté de cette dépression dans le

17 sol, parce que ce n’était pas l’endroit où je dormais avant. Je me

18 suis redressé, mais je suis retombé. Si ma mémoire est bonne, c’est

19 Monsieur Alic, je crois que c’est Mirso Alic, je n’en suis pas

20 absolument certain, mais je crois que c’est lui qui est venu dans ma

21 direction. Je ne sais pas comment j’ai atteint ma place, comment

22 j’ai couvert la distance séparant la dépression de ma place. Je ne

23 sais plus. Je sais que je suis tombé à terre et quand je suis revenu

24 à moi, je me suis aperçu que j’étais à ma place.

25 Q. : Vous dites que vous avez entendu une balle. Était-ce un bruit de

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1 détonation ou de balle qu’on loge dans le canon ?

2 R. : Non, j’ai entendu le bruit classique d’une balle qu’on loge dans le

3 canon, puis le déclic du cran de sécurité d’un fusil. J’ai peut-être

4 dit que j’avais entendu une balle, mais en fait, ce que j’ai

5 entendu, c’est un fusil qu’on arme. Eh bien, j’imagine que cela a

6 fait beaucoup de bruit. Le son m’a paru très fort. Il a résonné

7 comme s’il était à l’intérieur de mes oreilles.

8 Q. : Combien de temps s’est écoulé entre ce premier passage à tabac et le

9 second, auquel a participé l’homme que vous connaissiez sous le nom

10 de Dule, approximativement ?

11 R. : Il est très difficile d’évaluer cette durée, mais je crois qu’il

12 s’est écoulé une semaine entre les deux, pas plus, peut-être cinq ou

13 six jours, disons une semaine environ.

14 Q. : Vous vous trouviez dans la chambre 15, ce jour-là ?

15 R. : Oui.

16 Q. : Vers quel moment de la journée cet incident a-t-il eu lieu ?

17 R. : En fin d’après-midi. Il faisait encore jour, mais je n’avais pas de

18 montre. J’ignore la date. Impossible de m’en souvenir. D’ailleurs,

19 je ne m’en souciais guère. Je voulais simplement ne pas penser. En

20 tout cas, c’était en fin de journée et il faisait encore jour.

21 Q. : Un prisonnier a-t-il été appelé dans votre chambre ?

22 R. : Oui.

23 Q. : Qui était-ce ?

24 R. : Emir Beganovic.

25 Q. : Après l’appel d’Emir Beganovic, avez-vous entendu le passage à tabac,

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1 à l’étage inférieur ?

2 R. : On pouvait entendre le bruit de là où j’étais, mais étouffé, pas

3 aussi fort que si cela s’était passé dans la chambre à côté ou dans

4 la mienne. Les bruits venaient de l’extérieur. On les entendait.

5 Q. : Quelques temps après, avez-vous été appelé vous-même à l’extérieur ?

6 R. : Oui.

7 Q. : D’où provenait la voix qui vous appelait à l’extérieur ?

8 R. : De la porte d’entrée.

9 Q. : Avez-vous quitté la chambre, vous êtes-vous levé pour vous diriger

10 vers la porte d’entrée ?

11 R. : Non, pas la première fois, mais la deuxième, quand la même voix m’a

12 rappelé, j’ai été obligé d’y aller.

13 Q. : Un soldat serbe se trouvait-il de l’autre côté de la porte, quand

14 vous avez quitté la chambre ?

15 R. : Oui.

16 Q. : Y avait-il un autre Serbe qui vous attendait en bas des escaliers ?

17 R. : Oui.

18 Q. : Où se tenait cet homme ?

19 R. : Au bas des escaliers, peut-être à un mètre, ou cinquante centimètres.

20 En gros, il se tenait près des escaliers.

21 Q. : Comment était-il habillé ?

22 R. : Tout ce que je me rappelle, c’est le ceinturon blanc, le ceinturon

23 blanc et l’uniforme militaire, bien entendu, mais ce ceinturon blanc

24 s’est inscrit dans ma mémoire.

25 Q. : Avez-vous descendu l’escalier ?

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1 R. : Bien sûr !

2 Q. : L’homme au ceinturon vous a-t-il laissé passer ou vous a-t-il barré

3 la route, dès le départ ?

4 R. : Non, à ce moment-là, quand je suis passé près de lui, il m’a laissé

5 faire et est resté derrière moi.

6 Q. : Que s’est-il passé ensuite ?

7 R. : Je me suis tourné sur la droite, il y avait deux ou trois pas à

8 faire, alors, je me suis mis à marcher, et un homme avec un fusil a

9 dit :"non, non, par là !" et immédiatement, j’ai reçu un coup dans

10 le dos et ainsi de suite, il m’a escorté en faisant pleuvoir les

11 coups. Je ne savais pas d’où ils venaient, de gauche comme de

12 droite. Il fallait se protéger la tête, alors on se protégeait le

13 haut, et ils frappaient le bas. Ainsi, j’ai reçu des coups dès que

14 j’ai franchi la porte d’entrée.

15 L’INTERPRÈTE : Le témoin pourrait-il parler un peu plus fort ou

16 s’approcher du microphone ? Nous l’entendons à peine.

17 MONSIEUR TIEGER: Monsieur Muslimovic, si cela ne vous gêne pas, je vous

18 demanderais de nouveau de rapprocher votre chaise du microphone.

19 Avez-vous été battu ou poussé vers le hangar ?

20 R. : J’ai été frappé. Les plus forts parmi eux étaient dans mon dos et me

21 poussaient. Il y en avait à gauche, à droite et un dans mon dos,

22 alors je trébuchais en marchant. Les coups m’ont ainsi dirigé vers

23 cette porte, pas la porte de sortie, mais la porte d’entrée.

24 Q. : Quand vous vous êtes retrouvé à l’intérieur du hangar, c’est-à-dire,

25 sur le sol du hangar, que s’est-il passé ?

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1 R. : Je ne suis pas entré, le mot est trop neutre. Des coups s’est dégagé

2 une force qui m’a poussé dans cette direction. Puis il y a eu des

3 questions, pas des questions, des ordres :"enlève ta veste !" alors,

4 j’ai ôté ma veste, couleur café. Je l’ai donné à celui qui

5 m’attendait dans les escaliers et bien sûr, il s’est mis à la

6 fouiller. Il n’y avait pas grand chose, mais il a cherché ; il

7 lançait des jurons, disait :"Où est ton argent ?" et employait des

8 termes très grossiers. Je n’y ai pas fait tellement attention. Je me

9 demandais surtout s’ils allaient continuer à me frapper. J’ai senti

10 et vu cette veste. Elle était tenue près du sol et j’avais la tête

11 tournée vers le bas, mais j’ai cherché à regarder, comme ceci; j’ai

12 pu me rendre compte que la veste était jetée au loin, apparemment

13 dans mon dos. Il n’y avait rien dans les poches, c’est certain. Puis

14 les questions ont repris : "où est ton argent ? Quel genre de

15 mortier as-tu ?", et autres questions du même genre. Il posait des

16 questions tellement énormes que je le regardais sans répondre. Vous

17 voyez, quand on vous demande "où as-tu caché ton char ?", un char,

18 ça ne se cache pas. C’était des questions de ce style, totalement

19 incroyables. S’il m’avait posé des questions sensées, peut-être que

20 j’aurais pu réfléchir, mais ses questions étaient telles qu’il

21 m’était impossible d’y répondre. Alors j’ai gardé le silence, et les

22 questions se sont accompagnées de coups, les coups succédaient aux

23 questions.

24 Q. : Y avait-il un groupe de Serbes sur les lieux, à ce moment-là ?

25 R. : Oui, bien entendu. Ils n’étaient pas en groupe ; mais quand on vous

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1 passe à tabac, que votre tête ballotte de gauche à droite et de bas

2 en haut, à chaque mouvement, vous êtes forcé de voir quelqu’un. Ils

3 étaient tout autour de moi, en face de moi, dans mon dos, et à ma

4 gauche, parce que, chaque fois qu’il me frappait, je perdais

5 l’équilibre, je changeais de position. Où que je me tourne, ils

6 étaient là.

7 Q. : Quel genre d’instrument utilisaient-ils pour vous frapper ?

8 R. : Des fusils, des câbles électriques, des bottes de l’armée qui étaient

9 très, très lourdes, peut-être plus lourdes encore que les fusils, et

10 une batte de base-ball. C’est ce que j’ai pu voir et sentir

11 s’abattre sur mon dos.

12 Q. : À un certain point, vous êtes-vous retrouvé coincé contre un pneu de

13 camion-benne ?

14 R. : Oui, en effet.

15 Q. : Comment cela s’est-il passé ?

16 R. : Après la série de coups qui a suivie, surtout administrés par le

17 monsieur qui portait une bandoulière et un ceinturon blancs, et par

18 les autres aussi, bien sûr, mais surtout par lui, je ne pouvais plus

19 rien voir. J’entendais, mais je ne voyais plus. Tout était sombre,

20 noir. Je ne sais pas comment appeler cela, mais en tout cas, à ce

21 moment-là, je ne voyais plus rien, que mes yeux soient ouverts ou

22 fermés. J’ai encore entendu du bruit, des cris, mais je ne

23 comprenais pas, je ne distinguais rien de clair. Quand j’ai réalisé

24 que je pouvais à nouveau voir alentour, j’étais déjà redressé, je ne

25 pouvais plus tomber parce que mes bras étaient dans cette position,

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1 fixes. Alors, j’imagine qu’on m’avait attaché, il aurait était

2 impossible de maintenir naturellement cette position. J’avais la

3 tête penchée. Au fil des secondes, j’ai peu à peu repris

4 connaissance, et me suis aperçu que j’étais attaché à un pneu situé

5 au-dessus de moi. Je n’ai pas tourné la tête pour voir de quel genre

6 de pneu il s’agissait, je ne le pouvais pas. Pendant que je recevais

7 des coups, j’avais vu que c’était un pneu.

8 Q. : Que s’est-il passé après qu’on vous a attaché à ce pneu ?

9 R. : Eh bien, les coups ont continué, une série de coups et des bruits,

10 des insultes, ils juraient contre nos mères, la religion, et ils

11 s’entraînaient en nous donnant des coups. Je leur servais de

12 punching-ball et ils s’entraînaient. Ils ont ainsi pratiqué leur art

13 jusqu’à ce que je m’évanouisse de nouveau.

14 Q. : Quel genre de coups pratiquaient-ils ?

15 R. : C’était des coups, comment dirais-je, je ne sais pas... pour la

16 plupart, des coups de pied. Naturellement, certains se sont

17 approchés avec un fusil ou avec une batte, mais la plupart

18 frappaient avec le pied, sur la gauche comme sur la droite, et les

19 coups plus douloureux atteignaient cette région, en-dessous du

20 menton. Ils étaient les plus douloureux. Tous les autres, en quelque

21 sorte, étaient plus supportables.

22 Q. : Les coups les plus violents venaient-ils d’une personne particulière

23 ?

24 R. : Ce doit être parce que c’était ceux que j’ai ressenti le plus

25 durement, les plus douloureux. Quand il me frappait à cet endroit

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1 là, je sentais la douleur dans le dos, comme si elle me traversait.

2 Lorsque l’un d’eux s’approchait avec un fusil, cela me convenait.

3 Ces coups-là étaient très doux comparés à ces coups de pied. Quand

4 je dis "doux", ce n’est peut-être pas le terme le plus approprié,

5 mais vraiment, je préférais les coups de fusil ou de n’importe quoi

6 à ces coups de pied.

7 Q. : Qui donnait les coups de pied les plus forts et les plus efficaces ?

8 R. : Ce monsieur que j’ai reconnu sur la photographie.

9 MONSIEUR TIEGER: Madame la Présidente, dois-je poursuivre ?

10 PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : Nous allons suspendre l’audience jusqu’à mardi,

11 10 h 30. Nous reprendrons mardi à 10 h 30 au lieu de 10 heures.

12 (17 heures)

13 (Les débats sont suspendus jusqu’au mardi 23 juillet 1996).

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