Affaire n° : IT-04-80-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Kevin Parker, Président
M. le Juge Krister Thelin
Mme le Juge Christine Van Den Wyngaert

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

[Décision] rendue le :
19 juillet 2005

LE PROCUREUR

c/

Zdravko TOLIMIR
Radivoje MILETIC
Milan GVERO

______________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE DE MILAN GVERO

______________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Peter McCloskey

Les Conseils des Accusés :

Mme Natacha Fauveau-Ivanovic, pour Radivoje Miletic
M. Dragan Krgovic, pour Milan Gvero

 

1. Contexte

1. La présente Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal  ») est saisie de la demande de mise en liberté provisoire du général Gvero (General Gvero’s Motion for Provisional Release) (la « Demande »), déposée le 5 avril 2005 par Milan Gvero (l’« Accusé »). Le 19 avril 2005, l’Accusation a déposé une réponse à la Demande (Prosecution Response to Request for Provisional Release for Accused Milan Gvero) (la « Réponse »). Le 22 avril 2005, l’Accusé a déposé une requête aux fins d’autoriser le dépôt d’une réplique (Motion for leave to Reply : General Gvero’s Motion for Provisional Release) (la « Réplique »). La Chambre de première instance a fait droit à cette requête et pris acte des moyens exposés dans celle-ci. Le 25 mai 2005, la Chambre de première instance a décidé de surseoir à l’examen de la Demande dans l’éventualité d’une jonction de la présente instance avec d’autres instances concernant les évènements de Srebrenica. Cette demande de jonction d’instances a été déposée par l’Accusation le 10 juin 2005, et il est à présent possible d’examiner les allégations formulées contre cet Accusé à la lumière de ces affaires dont l’Accusation estime qu’elles sont liées à la présente espèce. Le 31 mai 2005, l’Accusé a déposé une demande de réexamen de l’Ordonnance de sursis à l’examen de demandes de mise en liberté provisoire (Motion for Reconsideration of Order Staying the Consideration of Motions of Provisional Release). Comme il est maintenant possible d’apprécier comme il convient le bien-fondé de la demande initiale de mise en liberté provisoire, la demande de réexamen est devenue sans objet et la Chambre de première instance ne l’examinera pas.

2. L’acte d’accusation dressé contre Zdravko Tolimir, Radivoje Miletic et Milan Gvero (l’« Acte d’accusation ») a été confirmé le 10 février 2005. Milan Gvero est accusé de meurtre sur le fondement des articles 3 et 5 a) du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (le « Statut »), de persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses sur le fondement de l’article 5  h) du Statut, de transfert forcé, au sens de l’article 5 i) du Statut, et de déportation au titre de l’article 5 d) du Statut. L’Accusé est arrivé au siège du Tribunal le 24 février 2005. Le 1er mars 2005, le Président de la Chambre de première instance II, à laquelle l’affaire avait été attribuée, a ordonné le placement de l’Accusé en détention provisoire jusqu’à nouvel ordre. Le 2 mars 2005, lors de sa comparution initiale devant le Président de la Chambre de première instance II, l’Accusé a plaidé non coupable de tous les chefs de l’Acte d’accusation.

2. Arguments des parties

3. L’Accusé demande sa mise en liberté provisoire en Serbie-et-Monténégro. Il soutient que, si les accusations portées contre lui sont graves, il n’est pas accusé de génocide ni d’avoir été animé d’une intention homicide, et il n’a pas à répondre des crimes commis en tant que supérieur hiérarchique. L’Accusé fait valoir que, s’il était reconnu coupable, il n’encourrait pas une peine de prison de longue durée. Il souligne qu’il a pris ses dispositions pour se livrer au Tribunal dès qu’il a appris sa mise en accusation. Il fait en outre état d’une amélioration récente de la coopération entre d’une part les autorités de la Serbie-et-Monténégro (les « Autorités fédérales  ») et les autorités serbes (les « Autorités serbes ») et d’autre part le Tribunal , ainsi que de la loi sur la coopération avec le Tribunal adoptée en 2002. Il précise qu’il n’exerçait aucune fonction au sein de l’État fédéral. Il fait remarquer qu’il a coopéré avec le Tribunal en acceptant sous certaines conditions de se soumettre à un interrogatoire de l’Accusation. L’Accusé prévoit également de ne pas s’opposer à l’admission de moyens de preuves en application de l’article 92 bis du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »). Il rappelle qu’il ne s’en est pris à aucune victime ou témoin ni n’a proféré à leur endroit aucune menace et que rien ne prouve qu’il le ferait s’il était libéré. Enfin, l’Accusé fait valoir que l’ouverture du procès pourrait être différée du fait de l’arrivée de nouvelles personnes accusées de crimes commis à l’occasion des évènements de Srebrenica. L’Accusé a joint à sa Demande une « garantie du conseil des ministres de la Serbie-et-Monténégro  », une décision des Autorités serbes, ainsi que sa garantie personnelle. En réplique , l’Accusé fait remarquer que dans une autre affaire concernant Srebrenica, ainsi que dans d’autres affaires plus graves, l’accusé a bénéficié d’une mise en liberté provisoire. Il soutient que le report du procès, évoqué par l’Accusation, milite en faveur de sa mise en liberté provisoire. Il fait référence à une décision récente rendue dans l’affaire Milutinovic, dans laquelle une Chambre de première instance a reconnu que les Autorités serbes et les Autorités fédérales avaient respecté leurs engagements. Il rejette l’argument de l’Accusation selon lequel la stratégie d’achèvement des travaux du Tribunal a accru le risque que l’Accusé ne se représente pas s’il était libéré. Il explique que s’il n’a encore guère coopéré avec l’Accusation, c’est parce que la procédure n’en est qu’à ses débuts.

4. L’Accusation s’oppose à la Demande, faisant valoir que l’Accusé n’a pas établi de manière satisfaisante qu’il se représentera. L’Accusation relève que l’Accusé est accusé de crimes contre l’humanité et de violations des lois et coutumes de la guerre « pour l’intégralité du rôle qu’il a joué dans le nettoyage ethnique organisé dont ont été victimes des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants musulmans de Srebrenica et des milliers de femmes et d’enfants de Žepa, ainsi que dans la déportation d’hommes de Žepa ». Elle avance que si l’Accusé est reconnu coupable, il est probable qu’il sera condamné à une peine d’emprisonnement de longue durée. Elle fait valoir que compte tenu de son âge et de la perspective de passer le reste de sa vie en prison, il pourrait décider de ne pas se représenter. L’Accusation avance que l’argument de l’Accusé, selon lequel la durée de sa détention provisoire pourrait dépasser les limites du raisonnable, est prématuré et de l’ordre de la spéculation à ce stade . Elle soutient que, quoiqu’en voie d’amélioration, la coopération des autorités concernées n’atteint pas un niveau tel que l’on ait la certitude que l’Accusé se représentera pour son procès. L’Accusation fait remarquer que les autorités se sont refusé à admettre qu’elles avaient procédé à l’arrestation d’individus mis en accusation par le Tribunal, prétendant que ceux-ci s’étaient rendus volontairement. Elle joint une déclaration sous serment d’un enquêteur du Bureau du Procureur à l’appui de cette affirmation. Elle fait valoir que la fixation de dates butoir pour l’achèvement des procès, en plein accord avec la stratégie d’achèvement des travaux du Tribunal , pourrait réduire le laps de temps pendant lequel les autorités concernées devront déférer aux injonctions du Tribunal si l’Accusé ne représentait pas et elle fait part de ses craintes que l’Accusé ne fuie et ne se cache jusqu’à la fermeture du Tribunal. Enfin, elle rappelle que jusqu’à maintenant, l’Accusé n’a pas accepté de se soumettre de son plein gré à un interrogatoire de l’Accusation.

3. Examen

5. L’article 65 du Règlement dispose notamment que :

A) Une fois détenu, l’accusé ne peut être mis en liberté que sur ordonnance d’une Chambre.

B)  La mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance qu’après avoir donné au pays hôte, et au pays où l’accusé demande à être libéré, la possibilité d’être entendus, et pour autant qu’elle ait la certitude que l’accusé comparaîtra et, s’il est libéré, ne mettra pas en danger une victime , un témoin ou toute autre personne.

6. Le 8 avril 2005, les autorités du pays hôte ont informé le Tribunal qu’elles ne s’opposaient pas à la mise en liberté provisoire de l’Accusé. L’Ambassade de Serbie-et-Monténégro a donné copie de deux décisions offrant des garanties pour l’Accusé. La Chambre de première instance estime en conséquence que la condition posée à l’article 65 B) du Règlement, que le pays hôte et le pays où l’accusé demande à être libéré aient la possibilité d’être entendus, est remplie.

7. La Chambre d’appel a dressé une liste non exhaustive des éléments à prendre en compte pour juger si un accusé se représentera : la gravité des crimes qui lui sont reprochés et la longueur de la peine d’emprisonnement encourue s’il est reconnu coupable ; les circonstances de sa reddition ; le degré de coopération des autorités concernées ; l’engagement pris par les autorités compétentes de veiller à ce que l’accusé se représente et respecte les conditions mises par la Chambre de première instance à la mise en liberté provisoire ; la nature des fonctions exercées par l’accusé, pour autant que cela ait une incidence sur le poids à accorder aux garanties offertes par les autorités ; l’adoption par l’État fédéral d’une Loi sur la coopération avec le Tribunal ; l’engagement pris par l’accusé de respecter les conditions fixées par la Chambre de première instance pour sa mise en liberté provisoire ; la probabilité que les autorités compétentes arrêteront de nouveau l’accusé s’il refuse de se livrer au moment de passer en jugement ; le fait que l’accusé a accepté d’être interrogé par le Bureau du Procureur1.

a) La charge de la preuve

8. L’Accusation soutient qu’il incombe à l’accusé de rapporter la preuve que les deux conditions posées à l’article 65 B) du Règlement sont remplies, et que, même si celui-ci s’est acquitté de la charge de la preuve qui pèse sur lui, la Chambre de première instance a toujours la faculté de refuser sa mise en liberté provisoire 2. La charge de la preuve pèse sur l’Accusé3. En effet, faute d’avoir le pouvoir d’exécuter ses propres mandats d’arrêt, le Tribunal doit s’en remettre aux autorités locales ou internationales pour ce faire, ce qui a pour conséquence pratique que l’accusé doit présenter des arguments de poids pour convaincre la Chambre de première instance qu’il se représentera pour le procès s’il est libéré4. La Chambre relève toutefois que l’argument de l’Accusation est mal formulé. L’article  65 B) du Règlement pose deux conditions à la mise en liberté provisoire. Si la Chambre n’est pas convaincue que celles-ci sont remplies, elle ne peut ordonner la mise en liberté provisoire de l’accusé. Toutefois, lorsque la Chambre de première instance estime que les conditions sont réunies, elle doit décider si elle devrait ou non user du pouvoir qui est le sien d’ordonner la mise en liberté provisoire de l’accusé . Dès lors, si la Chambre n’est pas convaincue qu’elle devrait user du pouvoir qui est le sien, elle n’ordonnera pas la libération de l’accusé. Il ne s’agit donc pas d’un pouvoir de refuser le bénéfice de la mise en liberté provisoire, contrairement à ce que suggère l’argument de l’Accusation.

b) L’Accusé se représentera-t-il ?

i) Gravité des crimes reprochés

9. Comme il est indiqué plus haut, la Chambre de première instance doit prendre en compte dans son analyse la gravité des crimes reprochés à l’Accusé. Elle relève que l’Accusé est accusé de meurtres (constitutifs d’un crime contre l’humanité et d’une violation des lois et coutumes de la guerre), de persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses, de transfert forcé et d’expulsion. L’Accusé aurait commis ces crimes en participant à une entreprise criminelle commune et/ou à une opération criminelle, l’objectif commun étant de forcer la population musulmane des enclaves de Srebrenica et de Žepa à gagner des territoires échappant au contrôle de la Republika Srpska.

10. Ayant été crée pour connaître de violations graves du droit international humanitaire5, le Tribunal est en règle générale saisi d’affaires de crimes considérés comme extrêmement graves. Toutefois , en l’espèce, la gravité des crimes ne doit pas s’apprécier dans l’abstrait, eu égard uniquement à la nature des crimes reprochés, mais compte tenu des circonstances réelles dans lesquelles ces crimes ont été commis et des exigences de l’article  65 B) du Règlement. Dans ce contexte, la gravité des crimes reprochés est d’une importance particulière pour déterminer si le risque d’une lourde condamnation est tel que l’Accusé peut être tenté de prendre la fuite6. À cet égard, la Chambre de première instance note que les affaires Radislav Kristic, Momir Nikolic, Vidoje Blagojevic et Dragan Jokic concernent les mêmes évènements que ceux rapportés dans le présent Acte d’accusation7. Krstic a été reconnu coupable, entre autres, de complicité (aiding and abetting ) de génocide. Blagojevic a été reconnu coupable de complicité (complicity ) de génocide. L’Accusé n’a pas à répondre d’un tel crime qui est d’une gravité indiscutable8. Il convient également de remarquer que la majorité des instances que l’Accusation souhaite joindre ont été introduites pour génocide, ce qui n’est pas le cas en l’espèce9. Radislav Krstic a finalement été condamné à 35 ans d’emprisonnement et Vidoje Blagojevic à 18 ans d’emprisonnement10. Momir Nikolic, après avoir conclu un accord sur le plaidoyer, n’a pas été reconnu coupable de génocide quoiqu’il en ait été accusé initialement. Il a été condamné à 27 ans d’emprisonnement11. Dragan Jokic, qui n’était pas accusé de génocide, a été condamné à 9 ans d’emprisonnement. La Chambre de première instance relève également que, comme l’Accusé en l’espèce, Radislav Krstic et Momir Nikolic ont été accusés d’avoir participé à une entreprise criminelle commune12. Dès lors, même s’il est vrai que l’Accusé n’a joué qu’un rôle « secondaire », comme l’a avancé la Défense13, il est très probable qu’il sera condamné à une lourde peine si les crimes qui lui sont reprochés dans l’Acte d’accusation sont prouvés. En outre, comme l’a fait remarqué l’Accusation14, l’âge de l’Accusé est un élément qui, ajouté à la lourdeur de la peine encourue, pourrait le dissuader de se représenter pour son procès. En conséquence, la gravité des crimes et la probabilité d’une lourde condamnation militent, dans une certaine mesure, contre la mise en liberté provisoire de l’Accusé. La gravité des accusations portées contre l’Accusé n’est bien entendu pas le seul élément à prendre en considération15. Il convient également de relever que dans l’une des affaires susmentionnées, Dragan Jokic avait bénéficié d’une mise en liberté provisoire16, de même que Biljana Plavsic, qui était accusée de génocide17.

ii) Les circonstances de la reddition

11. Quant aux circonstances de sa reddition, l’Accusé soutient qu’il a pris ses dispositions pour se livrer dès qu’il a eu connaissance de sa mise en accusation 18. L’Accusation n’a pas fait d’observations à ce sujet. La comparaison de la date de l’Acte d’accusation et de celle de la reddition corrobore les dires de l’Accusé. Rien ne donne à penser que des mesures de coercition ont été utilisées pour assurer le transfert de l’Accusé au Tribunal19.

iii) Le degré de coopération des autorités concernées

12. À propos du degré général de coopération des Autorités serbes et fédérales, la Chambre de première instance répète que c’est un élément à prendre en compte pour déterminer si ces autorités arrêteraient l’Accusé s’il refusait de se livrer , mais ce n’est pas en soi un point en litige et il n’est donc pas nécessaire que la Chambre de première instance inclue dans sa décision une conclusion distincte concernant ce degré général de coopération20. Toutefois, la Chambre de première instance relève que les parties ont toutes deux constaté récemment une amélioration de la coopération des autorités de la Serbie -et-Monténégro21. Si l’Accusation a émis des réserves, en faisant valoir que les autorités s’étaient refusé à reconnaître qu’elles avaient arrêté certains accusés, affirmant qu’ils s’étaient rendus volontairement , la Chambre de première instance fait remarquer que l’Accusation n’a pas été en mesure d’en apporter des preuves convaincantes.

iv) Les garanties gouvernementales en faveur de l’Accusé

13. Des garanties gouvernementales ont été fournies. Les Autorités serbes se sont engagées dans leur décision du 24 février 2005 à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer le respect de toute ordonnance de la Chambre de première instance enjoignant à l’Accusé de comparaître tel ou tel moment devant le Tribunal22. Dans sa décision du 3 mars 2005, le Conseil des ministres de la Serbie-et-Monténégro se porte garant, entre autres, du respect par le Ministère de l’intérieur de la République de Serbie et de l’Agence de la sécurité et du renseignement de la République de Serbie de l’engagement pris de veiller à ce que l’Accusé, s’il est libéré, se présente quotidiennement au poste de police le plus proche, qu’il soit arrêté immédiatement s’il venait à manquer à l’une quelconque des conditions mises à sa libération et soit remis aux autorités néerlandaises à la date fixée par la Chambre de première instance23. La Chambre est tenue de déterminer la fiabilité de ces garanties eu égard aux circonstances de l’espèce24, et en particulier aux fonctions publiques qu’a pu exercer l’Accusé avant son arrestation , et, dans la mesure du possible, de prévoir les conditions dans lesquelles le procès s’ouvrira et l’accusé sera appelé à se représenter25. La Chambre de première instance relève qu’à l’époque des faits, l’Accusé aurait été commandant adjoint de l’état major principal de l’armée des Serbes de Bosnie et n’exerçait aucune fonction au sein de l’État fédéral26. Étant donné qu’il a pris sa retraite il y a neuf ans27, il est peu probable qu’il soit en possession d’informations d’une importance telle que les autorités compétentes renâclent à le livrer au Tribunal s’il venait à manquer à l’une des conditions mises à sa libération28.

14. S’agissant des conditions dans lesquelles l’Accusé pourrait être appelé à se représenter, s’il est libéré, la Chambre de première instance est convaincue que la situation personnelle de l’Accusé et ce qu’entre autres la négociation de l’accord de stabilisation et d’association avec l’Union Européenne29 laisse augurer de l’évolution de la coopération des autorités fédérales permettent de penser que les autorités veilleront au retour de l’Accusé au Tribunal pour son procès, si celui-ci est libéré.

v) Autres éléments

15. La Chambre de première instance relève que l’Accusé a joint l’engagement qu’il prend, s’il est libéré, notamment de demeurer dans les limites de la municipalité de Belgrade, de se présenter une fois par semaine au poste de police local, de n’avoir aucun contact avec quelque victime ou témoin que ce soit dans son affaire et à retourner au Tribunal dès qu’il en recevra l’ordre. L’Accusé se déclare disposé, s’il s’agit là d’une condition mise à sa mise en liberté provisoire, à se soumettre à un interrogatoire de l’Accusation30. Ce n’est absolument pas un engagement sincère à pleinement coopérer et, comme le fait remarquer l’Accusation , l’Accusé a refusé de se prêter de lui-même à un interrogatoire31. Ce refus ne plaide pas en faveur de sa mise en liberté provisoire. Toutefois, à ce stade précoce de la procédure, il est quelque peu prématuré de porter un jugement définitif sur le degré de coopération de l’Accusé avec l’Accusation. Néanmoins, si compte tenu de l’ensemble des éléments à prendre en compte, la mise en liberté provisoire se justifie, la Chambre de première instance posera comme condition à sa libération qu’il accepte de se soumettre à un interrogatoire de l’Accusation si celle-ci lui en fait la demande.

16. L’Accusation fait valoir que la stratégie d’achèvement des travaux du Tribunal pourrait réduire les chances que l’Accusé se représente pour son procès32. La Chambre de première instance relève toutefois que la date prévue pour la fin du mandat du Tribunal est encore suffisamment éloignée pour que cet argument n’ait pas grand poids en l’espèce.

c) L’Accusé mettra-t-il en danger une victime, un témoin ou toute autre personne s’il est libéré ?

17. L’Accusé fait observer que depuis les évènements visés dans l’Acte d’accusation , il ne s’en est pris à aucune victime ou témoin, pas plus qu’il n’a proféré de menaces à leur endroit33. L’Accusation ne fait pas d’observations à ce sujet. Étant donné que rien ne donne à penser que l’Accusé a mis ou mettra quiconque en danger s’il est libéré, et qu’il ne ressort pas des circonstances qu’il soit en mesure de le faire, la Chambre de première instance estime qu’il n’existe aucune raison de refuser sa mise en liberté provisoire sur ce fondement.

4. Conclusion

18. Pour les raisons exposées plus haut et après examen des différents éléments à prendre en compte dont deux, comme il a été indiqué plus haut, ne plaident pas en sa faveur, la Chambre est convaincue que l’Accusé a prouvé comme il convient que s’il est libéré, il se représentera et ne mettra en danger aucune victime, aucun témoin ni toute autre personne. De surcroît, tout bien considéré, la Chambre de première instance est convaincue qu’elle est fondée à user du pouvoir qui est le sien d’accorder à l’Accusé le bénéfice d’une mise en liberté provisoire.

5. Dispositif

19. En conséquence, en application de l’article 65 du Règlement, la Chambre de première instance FAIT DROIT à la Demande et

I. ORDONNE ce qui suit :

a) l’Accusé sera transporté à l’aéroport de Schiphol (Pays-Bas) par les autorités néerlandaises,

b) à l’aéroport de Schiphol, l’Accusé sera provisoirement libéré et remis à la garde d’un représentant de l’État de Serbie-et-Monténégro qui aura été préalablement nommé à cet effet, conformément au paragraphe II) a) du présent dispositif, et qui accompagnera l’Accusé durant le reste de son trajet vers la Serbie-et-Monténégro et jusqu’à son domicile,

c) au retour, l’Accusé sera accompagné par le même représentant de l’État de Serbie -et-Monténégro, qui remettra l’Accusé à la garde des autorités néerlandaises à l’aéroport de Schiphol à une date et une heure que la Chambre de première instance fixera par ordonnance, et les autorités néerlandaises assureront son transport jusqu’au Quartier pénitentiaire des Nations Unies à La Haye,

d ) durant sa liberté provisoire, l’Accusé observera les conditions suivantes, que les autorités de l’État de Serbie-et-Monténégro et de la République de Serbie, y compris la police locale, veilleront à faire respecter :

i) il communiquera l’adresse de son domicile à Belgrade au Ministère de l’intérieur et au Greffier du Tribunal international avant de quitter le Quartier pénitentiaire des Nations Unies à La Haye,

ii) il restera dans les limites de la municipalité de Belgrade,

iii) il remettra son passeport au Ministère de l’intérieur de la République de Serbie ,

iv) il se présentera tous les jours au bureau de la police de Belgrade désigné par les autorités de la République de Serbie,

v) il consentira à ce que le Ministère de l’intérieur de la République de Serbie vérifie sa présence auprès de la police locale et acceptera des visites domiciliaires effectuées à l’improviste par le Ministère de l’intérieur ou une personne désignée par le Greffier du Tribunal international,

vi) il n’aura aucun contact avec les coaccusés en l’espèce,

vii) il n’aura aucun contact avec des victimes ou des témoins potentiels, n’exercera aucune pression sur eux et ne tentera en rien d’entraver le cours de la procédure et de la justice,

viii) il ne parlera de son procès avec personne (y compris les médias) hormis son conseil,

ix) il continuera à coopérer avec le Tribunal international,

x) il acceptera de se soumettre à un interrogatoire de l’Accusation à la demande de celle-ci,

xi) il respectera strictement les conditions posées, le cas échéant, par les autorités de Serbie-et-Monténégro et de la République de Serbie afin de leur permettre de s’acquitter des obligations qui découlent pour elles de la présente décision et des garanties présentées,

xii) il reviendra au Tribunal international aux date et heure fixées par une ordonnance de la Chambre de première instance, et

xiii) il se conformera strictement à toute nouvelle ordonnance rendue par la Chambre de première instance modifiant les conditions de la mise en liberté provisoire ou mettant un terme à celle-ci,

II. DEMANDE que les autorités de la Serbie-et-Monténégro et de la République de Serbie s’engagent à :

a) désigner un représentant des autorités de la Serbie-et-Monténégro sous la garde duquel l’Accusé sera provisoirement libéré et qui accompagnera celui-ci de l’aéroport de Schiphol et jusqu’à son domicile en Serbie-et-Monténégro, et informer dès que possible la Chambre de première instance et le Greffier du Tribunal international du nom dudit représentant,

b) assurer la sécurité personnelle de l’Accusé lorsqu’il sera en liberté,

c) prendre à leur charge tous les frais de déplacement de l’Accusé de l’aéroport de Schiphol à Belgrade et retour,

d) prendre à leur charge tous les frais de logement ainsi que les dépenses engagées pour assurer la sécurité de l’Accusé quand il sera en liberté,

e) faciliter, à la demande de la Chambre de première instance ou des parties, la coopération et la communication entre les parties et veiller à ce que lesdites communications demeurent confidentielles,

f) présenter tous les mois un rapport écrit à la Chambre de première instance sur le respect par l’Accusé des conditions énoncées par la présente décision,

g) arrêter et détenir l’Accusé immédiatement s’il contrevient à l’une des conditions énoncées par la présente décision,

h) signaler immédiatement à la Chambre de première instance toute infraction à l’une des conditions susmentionnées,

III. PRIE le Greffier du Tribunal international de consulter le Ministère de la justice des Pays-Bas quant aux modalités pratiques de la mise en liberté de l’Accusé et de maintenir celui-ci en détention au Quartier pénitentiaire des Nations Unies à La Haye jusqu’à ce que la Chambre de première instance et le Greffier aient été informés du nom du représentant désigné par les autorités de Serbie-et-Monténégro sous la garde duquel l’Accusé doit être libéré à titre provisoire,

IV. DEMANDE aux autorités de tous les États que traversera l’Accusé :

a) d’assurer la garde de l’Accusé pendant toute la durée de son transit à l’aéroport  ;

b) de l’arrêter et de le placer en détention dans l’attente de son transfert au Quartier pénitentiaire de La Haye au cas où il tenterait de prendre la fuite.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 19 juillet 2005
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance II
______________
Kevin Parker

[Sceau du Tribunal]


1 - Affaire nº IT-99-37-AR65, Le Procureur c/ Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic, Décision relative à la mise en liberté provisoire, 30 octobre 2002, par. 6.
2 - Réponse, par. 2.
3 - Voir l’affaire nº IT-95-11-AR65 Le Procureur c/ Milan Martic, Décision relative à la demande d’autorisation d’interjeter appel, 18 novembre 2002 et l’affaire nº IT-04-74-AR65.1, 65.2, 65.3, Le Procureur c/ Prlic et consorts, Décision relative aux demandes de réexamen et d’éclaircissements, à une demande de mise en liberté provisoire et à des demandes d’autorisation d’interjeter appel, 8 septembre 2004, par. 28.
4 - Voir l’affaire nº IT-99-36-PT, Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, Décision relative à la requête de Radoslav Brdjanin aux fins de mise en liberté provisoire, 25 juillet 2000, par. 18 ; voir également l’opinion séparée du Juge Shahabuddeen dans la décision précitée rendue dans l’affaire Sainovic et Ojdanic, par. 39.
5 - Article 1er du Statut.
6 - Voir l’affaire nº IT-03-73-AR65.1, Le Procureur c/ Ivan Cermak et Mladen Markac, Décision relative à l’appel interlocutoire interjeté contre la décision de la Chambre de première instance de refuser la mise en liberté provisoire, 2 décembre 2004, par. 25.
7 - Dans le paragraphe 1 de l’Annexe A à l’Acte d’accusation, toutes ces personnes, excepté Dragan Jokic, figurent sur la liste des « membres de l’entreprise criminelle commune ».
8 - Demande, par. 4.
9 - Voir la Requête de l’Accusation aux fins de jonction d’instances, 10 juin 2005. Vujadin Popovic (affaire nº IT-02-57, acte d’accusation en date du 26 mars 2002) et Drago Nikolic (IT-02-63, acte d’accusation en date du 6 septembre 2002) sont accusés de génocide ou, à titre subsidiaire, de complicité de génocide. Ljubomir Borovcanin est accusé de complicité de génocide (affaire nº IT-02-64, acte d’accusation en date du 6 septembre 2002). Vinko Pandurevic (affaire nº IT-05-86, acte d’accusation déposé le 29 mars 2005) et Ljubisa Beara (affaire nº IT-02-58, acte d’accusation modifié en date du 30 mars 2005) sont accusés de génocide et d’entente en vue de commettre un génocide.
10 - Voir l’affaire nº IT-98-33-A, Le Procureur c/ Radislav Krstic, Jugement, 19 avril 2004, et l’affaire nº IT-02-60-T, Le Procureur c/ Vidoje Blagojevic et Dragan Jokic, Jugement, 17 janvier 2005.
11 - Voir l’affaire nº IT-02-60/1-S, Le Procureur c/ Momir Nikolic, Jugement, 2 décembre 2003. La procédure d’appel est encore en cours.
12 - Krstic au regard d’une partie des crimes commis: voir l’affaire nº IT-98-33-T, Le Procureur c/ Radislav Krstic, Jugement, 2 août 2001, par. 617; voir le Jugement Nikolic précité.
13 - Demande, par. 5.
14 - Réponse, par. 6.
15 - Voir la Décision Cermak et Markac précitée, par. 26; s’agissant de longues périodes de détention provisoire, voir également Olstowski c/ Pologne, Cour européenne des droits de l’homme, nº 34052/96, Jugement, 15 novembre 2001, par. 78, et l’affaire nº IT-03-69-AR65.2, Le Procureur c/ Franko Simatovic, Décision relative à l’appel interjeté par l’Accusation contre la décision d’accorder la mise en liberté provisoire, 3 décembre 2004, par. 15.
16 - Voir le jugement Blagojevic et Jokic précité, par. 881.
17 - Voir l’affaire nº IT-00-39&40-PT, Le Procureur c/ Momcilo Krajisnik et Biljana Plavsic, Décision relative à la requête de Biljana Plavsic aux fins de mise en liberté provisoire, 5 décembre 2001.
18 - Demande, par. 8.
19 - La « Garantie du conseil des ministres de la Serbie-et-Monténégro », jointe à la Demande en Annexe B, confirme le caractère volontaire de la reddition de l’Accusé.
20 - Voir l’affaire nºIT-95-13/1-AR65, Le Procureur c/ Mile Mrksic, Décision relative à l’appel interjeté contre le rejet de la demande de mise en liberté provisoire, 8 octobre 2002, par. 11.
21 - Demande, par. 10 et 11. Réponse, par. 8; voir également l’affaire nº IT-99-37-PT, Le Procureur c/ Dragoljub Ojdanic, Décision relative à la quatrième demande de mise en liberté provisoire présentée par le Général Ojdanic, 14 avril 2005, par. 24, et l’affaire nº IT-99-37-PT, Le Procureur c/ Milan Milutinovic, Décision relative à la deuxième demande de mise en liberté provisoire, 14 avril 2005, par. 21.
22 - Annexe A jointe à la Demande.
23 - Annexe B jointe à la Demande.
24 - Voir la Décision Mrksic précitée, par. 9.
25 - Voir la Décision Sainovic et Ojdanic précitée, par. 7.
26 - Acte d’accusation, par. 8 et 9; Demande, par. 14.
27 - Demande, par. 15.
28 - Voir la Décision Mrksic précitée, par. 9.
29 - Voir Communication from the Commission of the European Communities on the preparedness of Serbia and Montenegro to negotiate a Stabilisation and Association Agreement with the European Union, COM(2005) 476, Bruxelles 12 avril 2005, disponible sur http://www.eu.int/comm/enlargement/docs/.
30 - Demande, par. 21.
31 - Réponse, par. 11.
32 - Réponse, par. 10.
33 - Demande, par. 23.