(Destiné exclusivement à l'usage des médias. Document non officiel)
La Haye, lé 15 décembre 2006
MO/1136f annex
ALLOCUTION DE MME CARLA DEL PONTE, PROCUREUR DU TRIBUNAL PENAL INTERNATIONAL POUR L’EX-YOUGOSLAVIE, DEVANT LE CONSEIL DE SECURITE
15 DECEMBRE 2006
Monsieur le Président, Excellences, Mesdames et Messieurs,
C’est pour moi un honneur de pouvoir à nouveau m’adresser au Conseil de sécurité. S’il s’agit là d’un devoir important et d’une bonne occasion de rendre compte des progrès accomplis dans la mise en œuvre de la stratégie d’achèvement des travaux du Tribunal, il me semble également essentiel aujourd’hui de vous demander de nouvelles directives concernant certaines questions fondamentales posées par la stratégie d’achèvement des travaux. En effet, il est nécessaire que le Conseil de sécurité adresse un message clair concernant Radovan Karadžić et Ratko Mladić, à savoir que ces derniers pourront être jugés à La Haye à tout moment d’ici 2010 et qu’un mécanisme sera mis en place pour qu’ils le soient après cette date.
Depuis les dernières évaluations présentées en juin, le Bureau du Procureur a activement coopéré avec les Chambres pour accélérer les procès tout en s’efforçant de respecter toutes les garanties d’un procès équitable et d’une procédure régulière. Le renvoi d’affaires devant les juridictions nationales s’est poursuivi. Conformément à la résolution 1503 du Conseil de sécurité, le Bureau du Procureur a proposé aux Chambres le renvoi de toutes les affaires impliquant des accusés de rang intermédiaire ou subalterne. La Formation de renvoi a refusé le renvoi de Dragomir Milošević, estimant que celui-ci avait exercé des fonctions trop importantes pour entrer dans cette catégorie. Par conséquent, je suis convaincue que nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir dans ce domaine et, à moins que le Conseil de sécurité ne revienne sur cette distinction hiérarchique, il est impossible, d’un point de vue juridique, de renvoyer d’autres d’affaires, celles dont le Tribunal demeure saisi concernant toutes des hauts dirigeants portant la responsabilité des crimes les plus graves.
À la suite de la proposition du Bureau du Procureur de joindre les instances portant sur les mêmes faits incriminés, deux autres procès à accusés multiples se sont ouverts à La Haye en juillet. L’une des affaires implique sept accusés, tous d’anciens proches collaborateurs de Ratko Mladić, mis en cause pour le génocide commis à Srebrenica. Il est très regrettable que Ratko Mladić lui-même ne puisse être jugé avec ses proches collaborateurs. La deuxième affaire implique six hauts dirigeants politiques et militaires serbes, mis en cause pour le rôle qu’ils ont joué dans les crimes commis au Kosovo. Un septième accusé, Vlastimir Đorđević, localisé pour la dernière fois en Russie, aurait également dû être jugé dans le cadre de ce procès. Au total, 24 accusés sont actuellement en train d’être jugés, ce qui constitue un nombre record pour le Tribunal.
Grâce à l’admission par les Chambres de première instance d’un plus grand nombre de déclarations écrites, nous avons pu réduire au maximum le temps consacré à l’interrogatoire principal des témoins à charge. Dans un procès de grande envergure impliquant six accusés, l’Accusation a par exemple utilisé en moyenne deux heures d’audience par témoin et moins d’une demi-heure pour les témoins des faits, ce qui montre une très grande efficacité à tout point de vue. Dans plusieurs procès, les Chambres ont également accepté de dresser le constat judiciaire d’un plus grand nombre de faits admis dans d’autres affaires, faits dont il ne sera donc plus nécessaire de rapporter la preuve.
À la demande des Chambres de première instance, l’Accusation a fait preuve de coopération en choisissant les chefs d’accusation sur lesquels elle prendrait ses réquisitions, notamment dans les affaires concernant Momčilo Perišić et Dragomir Milošević. Elle a également répondu favorablement aux instructions des Chambres concernant les délais fixés pour la présentation des moyens à charge. Tant que les mesures adoptées pour améliorer l’efficacité des procédures en première instance n’empêcheront pas l’Accusation de présenter son dossier et respecteront les droits des victimes, je suis disposée à m’y conformer.
Je souhaite néanmoins attirer l’attention du Conseil de sécurité sur quelques réactions négatives exprimées par des groupes de victimes en Bosnie-Herzégovine. J’ai transmis à la présidence du Conseil une lettre que m’avait adressée l’association de Sarajevo « Femmes, victimes de la guerre ». Par la suite, j’ai reçu d’autres lettres de la même teneur. Le 30 novembre, j’ai rencontré plusieurs groupes de victimes à Sarajevo. Bon nombre de victimes ont exprimé des critiques amères concernant la stratégie d’achèvement des travaux du Tribunal car elles estiment que toutes les affaires impliquant des accusés de haut rang, y compris bien entendu Radovan Karadžić et Ratko Mladić, doivent être jugées à La Haye. Par ailleurs, elles ne comprennent pas pourquoi certains crimes doivent être supprimés des actes d’accusation. Le Tribunal constitue pour les victimes une promesse de justice et le signe concret que la communauté internationale se soucie de leurs souffrances. Elles trouvent profondément injuste l’idée que le Tribunal fermera ses portes avant d’avoir mené à bien sa mission. Bien sûr, dans leurs esprits, Radovan Karadžić et Ratko Mladić portent la plus lourde responsabilité du génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis en Bosnie-Herzégovine. Ils ne sauraient être jugés ailleurs qu’à La Haye.
Si les autorités judiciaires de Bosnie-Herzégovine, Croatie et Serbie ont intensifié leurs efforts pour juger les criminels de guerre, les autorités politiques de Bosnie-Herzégovine et de Serbie n’ont pas, quant à elles, fait preuve de la volonté nécessaire pour appréhender les accusés toujours en fuite. J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer au Conseil de sécurité pourquoi, à mon sens, ces six accusés sont toujours en fuite. Je reviendrai sur cette question de façon plus approfondie lors des prochaines évaluations, qui seront les dernières que je présenterai en qualité de Procureur du Tribunal.
Ces six derniers mois, la Serbie s’est employée à élaborer ce qu’elle a présenté comme un plan d’action pour appréhender les accusés toujours en fuite. Jusqu’à ce jour, il ne s’agit encore une fois que d’un leurre. Depuis que j’ai pris mes fonctions au Tribunal en 1999, j’ai été confrontée à la même réalité : aucun des gouvernements successifs en Serbie n’a jamais eu réellement la volonté d’arrêter Ratko Mladić et Radovan Karadžić. La plupart des informations précises que j’avais communiquées aux plus hauts responsables serbes en 2001 et 2002 étaient exactes, mais ces personnes, dont certaines exercent encore des fonctions de premier plan, avaient tout simplement affirmé qu’elles étaient fausses. Depuis, nous avons eu confirmation que je disais vrai. En 2002, le Président de l’époque a personnellement signé le décret par lequel le général Mladić a été mis à la retraite. Ainsi, malgré les dénégations qu’il avait alors formulées, il savait parfaitement que Ratko Mladić était protégé par l’armée, comme je l’affirmais. Mon constat reste le même : les autorités serbes pourraient facilement arrêter Ratko Mladić si elles le voulaient. C’est une question de volonté politique.
Plusieurs raisons expliquent pourquoi des dirigeants élus démocratiquement, qui prétendent avant tout respecter la prééminence du droit, protègent depuis si longtemps des individus accusés de génocide. Je ne m’étendrai pas sur ce point pour le moment. Il n’en demeure pas moins que la décision de la Serbie de ne pas coopérer avec le Bureau du Procureur, en s’abstenant notamment d’arrêter et de transférer Ratko Mladić et Radovan Karadžić, est une preuve de son profond mépris pour des milliers de victimes en Bosnie-Herzégovine, principalement musulmanes, mais aussi croates et non serbes, et qu’elle pourrait avoir des répercussions sur les rapports entre les différentes communautés de la région pendant plusieurs décennies. Les autorités serbes ne pourront effacer cet affront qu’en arrêtant immédiatement Ratko Mladić et Radovan Karadžić.
La situation en Bosnie-Herzégovine n’est guère meilleure. Les institutions centrales du pays ne fonctionnent pas efficacement et les autorités de l’entité serbe, malgré quelques récents progrès, n’ont pas fait preuve de toute la détermination voulue pour arrêter Radovan Karadžić et Stojan Zulpjanin, ces accusés en fuite se trouvant très vraisemblablement en Bosnie-Herzégovine. Les principales institutions de l’État et de l’entité comptent un très grand nombre de fonctionnaires qui étaient étroitement liés à Radovan Karadžić et à son réseau, et le sont peut être encore. Tant que les autorités de Serbie et de Bosnie-Herzégovine ne coopèreront pas pleinement avec le Bureau du Procureur et entre elles, ces deux accusés dont la capture est essentielle échapperont à la justice, remettant ainsi en cause la réalisation des objectifs fixés par la stratégie d’achèvement des travaux du Tribunal.
Monsieur le Président,
Dans les limites des garanties de procédure, le Bureau du Procureur fait tout ce qui est en son pouvoir pour atteindre les objectifs de la stratégie d’achèvement des travaux du Tribunal. Toutefois, à moins que le Conseil de sécurité n’autorise le renvoi d’autres accusés, nous ne serons pas en mesure de respecter l’échéance de 2008. De plus, nous avons déjà laissé passer l’occasion de juger Radovan Karadžić et Ratko Mladić avec d’autres accusés. Il faut continuer d’exhorter la Serbie et la Bosnie-Herzégovine à coopérer pleinement avec le Bureau du Procureur. L’Union européenne a été à cet égard un partenaire essentiel ces dernières années. Le transfert à La Haye de 19 des 24 accusés dont le procès est en cours est directement le résultat de la politique adoptée par l’Union européenne d’assortir l’ouverture des négociations d’adhésion de certaines conditions. Je ne doute pas que le TPIY pourra continuer de compter sur son soutien sans faille. Malgré son échec flagrant à capturer Radovan Karadžić et Ratko Mladić, l’OTAN a apporté un soutien politique précieux au Tribunal jusqu’à une période récente. Sa décision de permettre à la Bosnie-Herzégovine et à la Serbie de rejoindre le Partenariat pour la paix montre toutefois clairement que le soutien apporté par la communauté internationale au Tribunal s’affaiblit.
Par conséquent, je demande au Conseil de sécurité de dire, comme l’ont fait par le passé certains membres permanents, s’il considère que le TPIY devrait rester ouvert jusqu’à ce que Radovan Karadžić et Ratko Mladić soient jugés à La Haye. Cette question est tout particulièrement importante pour les dizaines de milliers de victimes qui ont placé leurs espoirs dans la justice rendue par l’Organisation des Nations Unies. Elles ont le droit de savoir si elles peuvent encore compter sur les promesses que leur a faites le Conseil de sécurité il y a treize ans lorsqu’il a créé le Tribunal. Comme nous le savons tous, de nombreuses victimes ont le sentiment que l’ONU a abandonné aux hommes de Radovan Karadžić et Ratko Mladić les zones dites protégées. Ne leur donnons pas, par nos actes, d’autres raisons de penser que l’ONU ― et le Conseil de sécurité ― n’ont pas fait tout ce qui était en leur pouvoir pour traduire en justice les accusés qui portent la plus lourde responsabilité des crimes.
Or, des mesures peuvent être prises en ce sens. Premièrement, comme je l’ai dit, le Conseil de sécurité doit envisager de modifier les conditions de renvoi des accusés si bien qu’en cas de besoin, le Tribunal pourrait renvoyer d’autres affaires et atteindre ses objectifs en temps voulu. Deuxièmement, la volonté politique d’arrêter les accusés toujours en fuite doit être renforcée. Troisièmement, le Conseil de sécurité doit confirmer que le Tribunal pourra poursuivre sa mission jusqu’à ce que les accusés en fuite, comme Radovan Karadžić et Ratko Mladić, soient traduits en justice.
Le Conseil de sécurité doit maintenant affirmer clairement qu’il continuera d’apporter tout son soutien au Tribunal. Un message clair doit être adressé à la Serbie et à la Bosnie-Herzégovine pour que les accusés toujours en fuite, et notamment Radovan Karadžić et Ratko Mladić, soient finalement livrés. Nous devons obtenir des directives claires pour pouvoir achever dignement notre mission.
Merci.