Allocution devant l’Assemblée générale des Nations Unies
Mme le Juge Gabrielle Kirk McDonald
Présidente du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie
Le 8 novembre 1999
M. le Président,
Je suis très honorée de m’adresser, pour la dernière fois, à l’Assemblée générale. Je vais quitter le Tribunal la semaine prochaine, après y avoir exercé la fonction de juge depuis sa création, il y a plus de six ans. Pendant cette courte période, le Tribunal est devenu une institution judiciaire à part entière, régulièrement saisie de procédures en première instance et en appel. Il est toutefois encore confronté à un certain nombre de difficultés. J’en aborderai certaines aujourd’hui et la façon dont elles pourraient être résolues.
L’évolution du Tribunal peut être envisagée en deux temps. Pendant les premières années, nous nous sommes employés à bâtir l’institution. Quand le Tribunal a été créé en 1993, nous n’avions pas de salles d’audiences, pas de personnel et aucun règlement ne régissait nos procédures. Nous avons donc beaucoup travaillé pour doter cette institution des moyens nécessaires pour qu’elle devienne un tribunal pénal international fonctionnel. Et nous y sommes parvenus. Il s’agit là d’une réalisation remarquable, en particulier si l’on considère qu’il a fallu des centaines - voire des milliers - d’années aux instances judiciaires nationales pour établir leur propre système judiciaire.
La deuxième période du développement du Tribunal a commencé en octobre 1997, époque ou 10 accusés se sont volontairement livrés au TPIY et où le nombre des détenus a plus que doublé du jour au lendemain. D’autres redditions volontaires et arrestations (principalement effectuées par la SFOR) ont suivi et le nombre des accusés est de plus de 30 aujourd’hui. Au cours cette période, qui coïncide plus ou moins avec ma présidence, nous nous avons bien sûr principalement cherché à juger, en première instance et en appel, les accusés placés sous notre garde. Le Tribunal a donc mûri : d’une institution en cours de construction, il est devenu un organe judiciaire opérationnel. De nombreuses difficultés se sont présentées au cours de ces deux périodes de développement, mais je voudrais aborder les principales questions auxquelles nous sommes actuellement confrontées dans le cadre de notre mandat et qui pourraient être déterminantes pour l’avenir du Tribunal.
M. le Président, l’une de mes principales préoccupations concerne la durée des procès et le temps que les détenus passent en détention de ce fait. Si nous faisons des progrès dans le cadre des affaires dont nous sommes actuellement saisis, il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de nos procès durent très longtemps. Cela signifie que les accusés passent souvent de longues périodes en détention, dans l’attente de l’ouverture de leur procès ou au cours de celui-ci.
Ces procès sont longs pour différentes raisons. Le TPIY est le premier tribunal pénal international créé depuis 50 ans et le droit qu’il pratique doit bien souvent être interprété et appliqué pour la première fois. Les procès soulèvent en outre des questions complexes, qui sont longues à résoudre et produisent des dossiers volumineux. Ainsi, dans l’affaire Blaškić, qui vient de se terminer, on recense plus de 25 000 pages de comptes rendus d'audiences et la Chambre de première instance a rédigé plus de 150 décisions et ordonnances, créant d’importants précédents jurisprudentiels.
Rendre justice demande à la fois du temps et des ressources. L’accusé, qui a droit à un procès équitable, est présumé innocent et le Procureur est chargé d’établir sa culpabilité au delà du doute raisonnable. Ce processus ne saurait être court-circuité. Je citerais à ce sujet les propos de Robert H. Jackson, lors de sa déclaration liminaire à Nuremberg: « Il ne nous faudra jamais oublier que les faits sur lesquels nous jugeons ces accusés aujourd'hui, sont ceux mêmes sur lesquels l'Histoire nous jugera demain. Tendre à ces accusés un calice empoisonné revient à le porter également à nos lèvres ».
Bien qu’il y ait des raisons à la durée des procès et de la détention, nous nous efforçons de nous améliorer. Nous avons par conséquent commencé à prendre un certain nombre de mesures pour accélérer les procès. En 1998, nous avons adopté un nombre important de modifications au Règlement de procédure et de preuve afin de renforcer le pouvoir des juges sur la gestion des procès, notamment au cours de la mise en état. Un groupe de travail sur les pratiques judiciaires a été créé et mandaté pour faire des recommandations pratiques permettant de réduire la durée des procès. Les juges souhaitent voir augmenter leur équipe d’appui judiciaire, afin de bénéficier du soutien nécessaire à leurs travaux.
S’il est vrai que ces mesures permettront certainement de réduire la durée des procès et de la période de détention, il n’en demeure pas moins que le nombre de nos juges est limité. Je suis convaincue qu’il nous faudra envisager des mesures plus radicales. Le Groupe d’experts que vous – l’Assemblé générale – avez créé, a fait un certain nombre de propositions à cet égard. J’aimerais m’arrêter sur plusieurs idées qui me paraissent particulièrement dignes d’intérêt.
M. le Président, l’une des questions essentielles auxquelles le Tribunal est confronté est celle de déterminer qui, des nombreux coupables de l’ex-Yougoslavie, devrait être traduit en justice à La Haye. Il s’agit là d’une question délicate, car toutes les victimes d’atrocités ont droit à ce que justice leur soit rendue dans le cadre d’un procès public, que leurs agresseurs aient été de hauts dirigeants ou de simples soldats. Il nous faut toutefois prendre conscience du fait que le Tribunal ne dispose que de ressources limitées et qu’il ne peut juger chaque personne soupçonnée d’avoir un lien avec les atrocités commises en ex-Yougoslavie. Des choix difficiles doivent être faits.
Le Conseil de sécurité a créé le Tribunal dans l’espoir qu’il contribuerait « à la restauration et au maintien de la paix ». Je suis donc d’avis que le Tribunal a pour principale responsabilité de traduire en justice ceux dont la présence constitue une entrave à la création d’une société civile en ex-Yougoslavie. Il nous faut par conséquent traduire en justice les dirigeants accusés d’être les instigateurs des guerres et qui empêchent maintenant le retour à la paix et font obstacle à la réconciliation. Je conviens avec le Groupe d’experts que « les principaux objectifs du Conseil de sécurité ne sont pas, dans une large mesure, atteints si des personnes de niveau subalterne sont traduites devant les tribunaux, plutôt que les dirigeants civils, militaires et paramilitaires présumés responsables des atrocités ». Je salue en outre la déclaration de principe faite par le nouveau Procureur, selon laquelle son Bureau suivra à l’avenir une « stratégie des poursuites réellement axée sur les personnes ayant joué un rôle prépondérant ».
Pour qu’il soit véritablement en mesure de juger les principaux auteurs des crimes, le Tribunal ne doit pas être surchargé d’affaires concernant d’autres accusés. Or, la plupart des personnes qui comparaissent devant lui actuellement n’ont joué qu’un rôle subalterne. L’une des solutions auxquelles nous avons pensé, et qui a reçu le soutien du Groupe d’experts, consisterait à nommer des juges ad hoc ou temporaires pour siéger dans les affaires du Tribunal. Ces juges ad hoc, expérimentés, se verraient attribuer des affaires en fonction des besoins du Tribunal et percevraient des indemnités journalières. Lorsque la charge de travail du Tribunal est lourde, ils seraient ainsi appelés à siéger dans le cadre d’une affaire spécifique, au terme de laquelle leur mandat prendrait fin. Cela permettrait de réduire considérablement la charge de travail du Tribunal et d’écourter la durée de la détention. En outre, le coût de juges ad hoc serait relativement peu élevé, car ces derniers ne travailleraient que pour de courtes périodes. Un certain nombre d’aspects seront à examiner à ce propos, mais j’entends encourager mes homologues à étudier sérieusement cette possibilité.
Une autre solution consisterait à avoir recours à la mise en liberté provisoire pour réduire la durée de la détention. En raison du caractère particulièrement grave des chefs d’accusation retenus contre les accusés, des difficultés rencontrées par le Tribunal pour obtenir l’arrestation d’un grand nombre de ceux qui sont actuellement placés sous sa garde, et de la situation politique en ex-Yougoslavie, la mise en liberté provisoire doit être accordée avec prudence. Cependant, au vu du temps passé en détention par certains accusés, j’estime qu’il convient de réexaminer cette question. Le Groupe d’expert a principalement recommandé que la Chambre de première instance informe l’accusé, lors de lors sa comparution initiale, du fait que son procès se poursuivra en son absence s’il est mis en liberté provisoire et ne revient pas au Tribunal dans les délais prévus. En pareil cas, la Chambre conclurait au renoncement de la part de l’accusé à son droit à être présent à son procès, et celui-ci se poursuivrait sans lui. De même, j’ai l’intention d’encourager mes homologues de La Haye à examiner cette proposition attentivement.
M. le Président, je suis d’avis que les mesures que je viens de souligner seront très utiles pour résoudre l’une des principales difficultés auxquelles le Tribunal est confronté. Cependant, d’autres difficultés auxquelles se heurte le TPIY ne peuvent être surmontées qu’avec l’aide de la communauté internationale dans son ensemble. Comme je l’ai maintes fois souligné, le Tribunal est tributaire de la communauté internationale pour faire appliquer ses décisions. Nous ne disposons d’aucune force de police ou de moyens coercitifs pour obliger les États à exécuter nos ordonnances. Or, bien trop souvent, nos appels à la coopération des États restent sans effet. M. le Président, j’ai le devoir de vous informer du fait que l’important travail du Tribunal est entravé par les manquements de la République fédérale de Yougoslavie, de la République de Croatie et de la Republika Srpska à leur devoir de coopération.
Depuis que le cinquième rapport annuel a été soumis, j’ai fait état à deux reprises du manquement de la République fédérale de Yougoslavie à ses obligations vis-à-vis des enquêtes du Procureur sur d’éventuels crimes commis au Kosovo. J’ai également signalé le refus de la République de Croatie de coopérer avec le Tribunal sur deux points. Tout d’abord, elle n’a pas reconnu la compétence du Tribunal s’agissant de juger des activités criminelles présumées perpétrées après les opérations Tempête et Éclair. Ensuite, en dépit de nombreuses demandes, la République de Croatie n’a pas transféré Mladen Naletilić, qui a été mis en cause par le Tribunal et qui se trouve sous la garde des autorités de la République de Croatie. Ces dernières ont fait savoir qu’elles avaient l’intention de transférer Mladen Naletilić mais pour des raisons concernant son état de santé, il n’a toujours pas été déféré devant le Tribunal à La Haye. La République de Croatie a, en outre, soumis une proposition de modification du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal, qui lui permettrait de présenter ses arguments concernant les opérations Tempête et Éclair devant une Chambre du TPIY ; cette proposition sera examinée en temps opportun. Je tiens à souligner que ces démarches ne dispensent pas la République de Croatie de son obligation de s’acquitter des requêtes et des ordonnances que lui adresse le Tribunal. Rien ne saurait justifier qu’elle y déroge.
Je dois aussi souligner que mon prédécesseur, le Juge Antonio Cassese, et moi-même, avons déjà présenté au Conseil de sécurité des rapports faisant état du manquement de ces deux États et de la Republika Srpska à leur devoir de coopération. Hélas, aucune mesure ferme n’a été prise en conséquence. J’ai rappelé l’historique de ces rapports dans un courrier que j’ai récemment adressé au Conseil de sécurité, et j’ai abordé de nouveau ces questions avec son Président, M. l’Ambassadeur Turk, lors de notre rencontre, la semaine dernière. Comme je l’ai dit, le Tribunal ne dispose pas de mécanismes coercitifs indépendants et doit compter sur le Conseil de sécurité pour qu’il adopte des mesures efficaces afin de contraindre les Etats à coopérer. Il est tenu de le faire.
J’estime qu’il est temps de mettre un terme à cette inertie. Radovan Karadžić et Ratko Mladić ont été mis en accusation en 1995 et Slobodan Milošević l’a été en début d’année. Ils sont pourtant encore liberté, tournant ainsi en dérision l’engagement que nous avons pris de mettre en accusation et d’arrêter les tyrans potentiels, et de les juger pour les actes criminels et les violations des droits de l’homme dont ils doivent répondre. En outre, plus de 30 personnes publiquement mises en accusation par le Tribunal sont encore en fuite. Il semble que la majorité de ces accusés se trouvent en Republika Srpska et en Serbie. À la veille du nouveau millénaire, il est tout simplement inacceptable que certains territoires soient devenus un refuge pour des personnes mises en cause pour les crimes les plus graves perpétrés contre l’humanité. Il faut clairement faire savoir à ces États que ce comportement illégal et immoral ne sera pas toléré.
M. le Président, la communauté internationale est en train de poser les premiers jalons en vue de la création de la Cour pénale internationale. Que cela soit bien clair : la communauté internationale doit garantir l’exécution des ordonnances de la Cour, ou cette dernière est vouée à connaître le même sort que la Société des Nations. Cela constituerait une terrible tragédie et la perte d’une chance unique. J’exhorte la communauté internationale à accorder l’attention qu’ils méritent aux rapports que nous élaborons pour dénoncer le manquement au devoir de coopération. Une instance judiciaire ne saurait fonctionner efficacement en l’absence de modalités permettant de faire respecter ses ordonnances et ses décisions. Cela vaut également pour le Tribunal. Nous avons besoin de votre soutien pour mener à bien l’important mandat que vous nous avez confié.
Si nous avons besoin de votre soutien pour aller de l’avant, nous sommes aussi conscients du fait que le Tribunal doit déployer des efforts accrus de communication avec les populations de l’ex-Yougoslavie. Elles sont, en quelque sorte, partie prenantes et pourtant elles ne savent souvent presque rien de l’activité du Tribunal, hormis ce qu’elles apprennent par les médias qui divulguent des informations erronées ou de la propagande d’État. Afin de renforcer nos liens avec les populations de l’ex-Yougoslavie, nous avons créé cette année un programme de sensibilisation. Je suis heureuse d’annoncer que nous avons bénéficié d’importantes contributions de la part de généreux donateurs (États ou organisations). Nous avons recruté un coordinateur et les travaux ont commencé. Le Programme s’emploiera à communiquer avec les populations de l’ex-Yougoslavie dans les langues des différents pays, en ayant recours à des stratégies innovantes pour s’adresser aux Barreaux ou à d’autres groupes de praticiens du droit, intervenant aussi dans les universités et dans les écoles, auprès des médias, et de l’homme de la rue. Je suis convaincue que ce programme est l’une des initiatives les plus importantes prises par le Tribunal et que les répercussions positives sur notre travail et sur notre mandat seront inestimables. J’encourage les États Membres qui ne l’ont pas encore fait à apporter un soutien financier à ce programme, afin qu’il puisse devenir pleinement opérationnel.
Permettez-moi de conclure par quelques remarques personnelles. Je continue à être stupéfaite par la quantité de travail que nous avons effectué ensemble en si peu de temps. Nous avons construit —avec votre aide— une institution qui rend la justice ,une institution qui joue un rôle important dans la reconstruction d’une partie du monde plongée dans la tourmente. Nos procès et nos jugements sont considérés justes et équitables. Le Tribunal oeuvre à l’instauration de l’état de droit en ex‑Yougoslavie, pour en finir avec l’impunité. Je serai toujours reconnaissante de l’honneur qui m’a été donné de siéger en tant que juge au Tribunal et de faire partie de cette institution qui constitue une avancée extraordinaire. Bien que je quitte le Tribunal prochainement, les travaux du Tribunal continueront à me tenir à cœur et je reste acquise à la cause de la justice internationale.
Je vous remercie.