Communiqué de presse | PRÉSIDENT |
(Destiné exclusivement à l'usage des médias. Document non officiel)
Allocution de S. E. M. le Juge Claude Jorda, Président du Tribunal Pénal
International pour l'ex Yougoslavie, devant l'Assemblée Générale des Nations Unies
M. le Président, Excellences, Mesdames, Messieurs,
Comme l’ont ressenti mes prédécesseurs, je suis très sensible à l’honneur que vous me faites en me donnant l’occasion de m’exprimer devant vous. Ce moment symbolique pour moi me paraît surtout déterminant pour l’avenir de notre institution.
Moment symbolique pour moi, car il y a presque un an jour pour jour, j’étais élu par mes pairs Président du Tribunal et par la même investi de nouvelles responsabilités. Celles-ci m’amènent aujourd’hui à rendre compte devant votre Assemblée des activités que nous avons accomplies au cours de l’année écoulée.
Moment déterminant pour l’avenir du Tribunal, en raison notamment des bouleversements politiques majeurs qui se sont dernièrement produits dans les Balkans. En février dernier, les habitants de Croatie ont choisi un nouveau gouvernement, marquant leur volonté de rompre avec les années de guerre qu’ils viennent de connaître. Il y a quelques semaines, le peuple de la République fédérale de Yougoslavie a, à son tour, élu un nouveau président, mettant fin au pouvoir de M. Milosevic, qui, comme vous le savez, est mis en accusation par le Tribunal pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre depuis plus d’un an. Dernièrement, cet Etat a retrouvé le siège qu’il occupait précédemment dans cette Assemblée et repris sa place au sein de la communauté des nations, ce dont nous nous félicitons tous.
Ainsi, pouvons-nous légitimement espérer que les Etats des Balkans - désormais tous membres à part entière de l’Organisation des Nations Unies - respecteront pleinement leurs engagements internationaux et collaboreront étroitement à la réalisation de notre mission, même si l’ancrage de la démocratie constitue pour l’instant leur priorité. Dès lors, jamais notre espoir de traduire en justice les hauts responsables politiques et militaires mis en accusation par le Tribunal n’a-t-il été aussi grand.
Mais aujourd’hui, autant nos espérances et nos ambitions sont fortes, autant nous sommes préoccupés de ne pas être capables de les réaliser avec toute la célérité nécessaire. Chacun sait en effet qu’un retour à la paix durable dans les Balkans - menacée par un nationalisme exacerbé qui demeure comme une valeur refuge - est conditionné par l’achèvement rapide de notre tâche. Chacun sait également que la crédibilité de la justice internationale dépend dans une large mesure de la réalisation de notre mission. Crédibilité qu’il est plus que jamais nécessaire d’asseoir à l’heure où les Etats doivent ratifier le traité instituant la future Cour pénale internationale.
Permettez-moi de partager avec vous trois sujets de préoccupation majeure suscités par l’activité du Tribunal et que vous retrouverez en filigrane du rapport annuel qui vous a été distribué, il y a près d’un mois.
Premier sujet de préoccupation :
Bien qu’il tourne désormais à plein régime, le Tribunal est confronté à une charge de travail sans précédent entraînant un arriéré judiciaire de plus en plus lourd. Il doit, dès lors, impérativement mener à son terme le travail de réforme qu’il a entrepris cette année.
Le Tribunal tourne à plein régime
Outre les investigations qu’elle a poursuivies en Bosnie-Herzégovine et en Croatie, Mme le Procureur Carla Del Ponte a ouvert de nombreuses enquêtes sur les crimes perpétrés au Kosovo. Avec l’aide de plusieurs experts mis à la disposition du Tribunal par les Etats membres, son bureau a entendu plus de trois mille témoins et procédé à plusieurs milliers d’exhumations.
Par ailleurs, les Chambres de première instance ont prononcé, en un an, trois jugements très importants dans des affaires particulièrement longues et complexes. Pour ce faire, elles ont dû analyser plusieurs centaines de dépositions de témoins et plusieurs milliers de documents. Elles ont en même temps rendu des dizaines de décisions dans des domaines comme celui de la protection du secret d’Etat ou de la responsabilité des dirigeants politiques. Domaines qui, vous le concevez, sont particulièrement sensibles et dont l’actualité récente nous rappelle sans cesse toute l’acuité. A l’heure à laquelle je vous parle, les formations de jugement du Tribunal siègent sans interruption pour traiter simultanément treize affaires, dont neuf sont au stade préalable du procès et quatre sont en phase de jugement.
La Chambre d’appel, qui siège également en appel des décisions rendues par le Tribunal pour le Rwanda a, quant à elle, prononcé trois arrêts au fond et rendu les décisions relatives à plus de quinze appels interlocutoires. Sa jurisprudence a connu des développements majeurs et s’est consolidée sur des points essentiels du droit humanitaire et de la procédure pénale internationale.
L’arriéré judiciaire du Tribunal s’accroît sans cesse
Pourtant, malgré cette activité intense, la charge de travail du Tribunal ne cesse de croître.
Quelques chiffres en témoignent de façon particulièrement révélatrice : 65 personnes sont aujourd’hui mises en accusation par le Tribunal, dont 38 arrêtées et détenues à La Haye. Et d’après nos statistiques, si le Tribunal ne connaît aucun changement, l’ensemble de ces accusés - à supposer qu’ils soient tous appréhendés - ne sera pas jugé avant l’année 2007 !
Ce chiffre est d’autant plus inquiétant qu’il ne tient pas compte de l’activité de la Chambre d’appel qui risque d’être rapidement submergée par le nombre d’affaires grandissant qu’elle aura à connaître d’année en année. Il ne prend pas non plus en considération les prévisions de Mme le Procureur. Déjà en mai dernier, elle annonçait son intention d’ouvrir 36 nouvelles enquêtes concernant 150 suspects, ce qui porterait le nombre total d’accusés à plus de 200. En conséquence et selon nos estimations, si la politique pénale, les règles de procédure et l’organisation du Tribunal ne connaissent aucun changement, l’achèvement de notre mission sera alors reporté à l’année 2016, soit dans plus de quinze ans !
Je ne peux accepter de me résoudre à cette situation sans entreprendre les réformes nécessaires. Je ne peux accepter notamment que les détenus demeurent privés de liberté pendant plusieurs années avant de connaître leur sort.
Le Tribunal doit mener à son terme le travail de réforme
Il est donc impératif que nous menions à son terme les réformes que nous avons d’ores et déjà entreprises depuis près d’un an si nous voulons accomplir notre mission dans de plus brefs délais.
Je vous rappelle que nous avons d’abord commencé par mettre en śuvre les recommandations du groupe d’experts mandaté par le Secrétaire général des Nations Unies, lesquelles nous ont apporté un regard neuf et extérieur sur plusieurs aspects du procès, notamment sur le rôle de la défense et la place de l’accusé, ainsi que sur le fonctionnement du Tribunal.
Nous agissons d’ores et déjà en suivant ces recommandations.
Nous avons ensuite engagé une réflexion d’ordre plus général sur les réformes à entreprendre pour juger dans des délais raisonnables tous les accusés qui sont - ou seront - détenus. En effet, nous savons pertinemment que pour y parvenir il ne suffit pas d’accroître les moyens matériels et humains du Tribunal. Il faut avant tout repenser en profondeur nos structures et nos méthodes de fonctionnement, tout en sachant que les changements proposés doivent être suffisamment flexibles pour qu’ils puissent s’adapter sans difficulté aux besoins futurs du Tribunal, que généreront inévitablement les prochaines inculpations et arrestations.
Nous avons envisagé plusieurs solutions et analysé leurs avantages et inconvénients respectifs. Nous avons par exemple considéré la délocalisation de certaines affaires, c’est-à-dire le jugement de celles-ci par les Etats membres, entre autres ceux des Balkans. Cette solution a des mérites : rapprocher le Tribunal des populations locales, contribuer à la réconciliation nationale. Mais cette mesure, outre qu’elle ne favorise pas le développement d’une justice pénale internationale unifiée, nous paraît en tout état de cause prématurée. Il nous a dès lors semblé préférable de privilégier une double solution qui devrait accélérer les procédures sans toutefois bouleverser le système actuel, ni bien entendu, porter atteinte aux droits fondamentaux de l’accusé. Il s’agit d’abord d’accélérer la phase préalable au procès dont la charge serait davantage confiée à des juristes qualifiés, ce qui permettrait aux juges de se consacrer entièrement au jugement des affaires. Il s’agit ensuite d’augmenter la capacité de jugement du Tribunal, en créant une réserve de juges ad litem issus des Etats membres et appelés, en temps opportun, à statuer sur des affaires déterminées.
Ces propositions qui nécessitent d’amender le Statut du Tribunal sont actuellement à l’étude devant le Conseil de sécurité. Elles semblent y avoir été accueillies favorablement, ce dont je remercie vivement tous les Etats membres de l’Organisation.
Mais gardant à l’esprit que ces solutions ne seront pleinement efficaces que si elles s’accompagnent d’autres réformes - celles-ci internes - nous nous engageons dans de nouvelles directions qui ne mobilisent pas de ressources supplémentaires : d’une part, trouver des règles plus efficaces d’administration et de présentation des preuves, et d’autre part, renforcer les pouvoirs de contrôle du juge sur le déroulement de la procédure en vue d’accélérer le jugement des accusés, dans le respect, bien évidemment, des exigences du procès équitable. Encore faut-il également, pour atteindre notre objectif, que les trois organes du Tribunal śuvrent plus étroitement à la réalisation de son mandat. J’y reviendrai par la suite.
Si ces réformes sont adoptées, la réalisation de notre mandat limité sera considérablement accélérée. Dans l’hypothèse où tous les accusés sont arrêtés, nous devrions achever notre travail à l’horizon de 2007 plutôt qu’en 2016, soit un gain de 9 années.
Deuxième sujet de préoccupation :
Malgré son mandat limité, le Tribunal semble s’inscrire dans la durée.
Le Tribunal a reçu un mandat limité.
En tant qu’institution ad hoc, le Tribunal accomplit l’objectif qui lui a été assigné par la résolution 827 du Conseil de sécurité, à savoir la restauration, par le jugement des coupables, d’une « paix de réconciliation » dans les Balkans.
En conséquence, le Tribunal n’a pas vocation à perdurer au-delà de la réalisation de cette mission. Je dirais même qu’il doit atteindre cet objectif dans les plus brefs délais. Il en va non seulement du droit de l’accusé à être jugé sans retard excessif, mais également de la fiabilité des témoignages. Avec le temps, ceux-ci deviennent en effet de plus en plus imprécis pour constituer le fondement d’un jugement. Je vous rappelle à cet égard que cela fait maintenant près de 10 ans que les crimes dont nous jugeons les coupables ont été commis. Mais il en va surtout, et plus fondamentalement, de la crédibilité de la justice internationale : si nous n’agissons pas rapidement, des voix s’élèveront peu à peu pour préférer une réconciliation de circonstance, donc fragile, à l’exercice exigeant et parfois douloureux de la justice, seul gage d’une paix durable.
Le Tribunal semble s’installer dans la durée
Paradoxalement, le Tribunal semble s’inscrire davantage dans une logique de croissance permanente et de durée que dans une perspective temporaire. Les chiffres que je vous ai cités précédemment en témoignent clairement. Si nous nous en tenons au cours actuel des choses - je vous le répète - nous n’achèverons pas notre mandat avant au moins quinze ans. Le personnel et le budget du Tribunal, qui sont en constante augmentation, en attestent également. Près d’un millier de personnes y travaille aujourd’hui et son budget annuel s’élève à plus de 100 millions de dollars.
Tous les organes du Tribunal doivent śuvrer de concert à la réalisation de son mandat
Comment renverser cette logique ? Mes collègues et moi-même sommes parfaitement conscients que notre mission a un terme et que nous ne disposons pas de moyens illimités pour y parvenir.
Il nous faut bien sûr rationaliser nos méthodes de travail. Mais il nous faut aussi mieux utiliser les ressources que vous nous accordez. Nous devons donc réformer le fonctionnement - voire les structures - du Tribunal, comme je l’évoquais il y a un instant. D’ici quelques semaines, je proposerai également à mes collègues, au Procureur et au Greffier de nouvelles mesures permettant aux trois organes du Tribunal de déterminer ensemble leurs priorités judiciaires à plus long terme et de collaborer plus étroitement à la réalisation de celles-ci dans les plus brefs délais.
Troisième et dernier sujet de préoccupation :
Le Tribunal est à la fois indépendant et tributaire des Etats de la Communauté internationale.
Ce point est d’autant plus crucial qu'il nous est régulièrement fait reproche de manquer d’impartialité et d’indépendance vis-à-vis des États dont nous jugeons les ressortissants.
Le Tribunal est indépendant
Il est superflu de rappeler dans cette enceinte que le Statut du tribunal offre aux juges toutes les garanties d’indépendance et d’impartialité qu’exige l’exercice de leurs fonctions. Il reconnaît également au Procureur le pouvoir de déterminer souverainement la politique pénale qu’il entend poursuivre.
Il s’agit là de principes fondamentaux qui conditionnent la crédibilité du Tribunal vis-à-vis des peuples des Balkans. Nous ne pouvons en effet prétendre leur rendre justice, ni contribuer à la restauration de la paix en ex-Yougoslavie, si nous ne leur donnons pas toutes les assurances de neutralité nécessaires.
Le Tribunal est tributaire des Etats de la Communauté internationale
Mais l’exercice des garanties d’indépendance et d’impartialité dépend avant tout de l’application et du respect des décisions judiciaires par ceux qui y sont tenus. Or nous ne disposons pas de forces de police propres pour faire exécuter nos décisions. Nous sommes en d’autres termes dépourvus du «bras séculier » dont dispose toute justice. C’est dire combien nous dépendons entièrement de votre soutien tant pour l’arrestation des criminels de guerre que pour le rassemblement des preuves.
Je constate à cet égard que la situation du Tribunal s’est grandement améliorée au cours de cette dernière année. 38 inculpés sont actuellement détenus à La Haye, dont 13 ont été arrêtés durant l’année considérée. Le Procureur a également reçu de nombreux éléments de preuve qui lui ont permis de progresser dans ses enquêtes.
Ce succès est d’abord le résultat de la collaboration accrue de tous les Etats qui, par l’entremise des organisations internationales, et plus spécifiquement de la SFOR et de la KFOR, coopèrent de façon intense avec le Tribunal. Il tient également à la coopération que nous apportent les Etats des Balkans, notamment les entités de la République de Bosnie-Herzégovine et, depuis plus récemment, la République de Croatie.
Tous les Etats doivent davantage coopérer avec le Tribunal
Cette avancée ne doit cependant pas nous faire oublier que les plus hauts responsables politiques et militaires mis en accusation par le Tribunal sont toujours en liberté. Or ce sont ces accusés, grands chefs militaires et hauts fonctionnaires, qui doivent en priorité répondre de leurs actes devant un Tribunal international garant de la paix et de la sécurité de l’humanité. En effet, ils mettent en danger, plus que toutes autres personnes, l’ordre public international dont nous sommes l’un des garants.
A l’instar de mes prédécesseurs, j’en appellerai donc à tous les Etats membres, et plus particulièrement aux Etats issus de l’ex-Yougoslavie, pour que tous les accusés qui se trouvent sur leur territoire soient arrêtés et traduits en justice devant le Tribunal. L’avènement de pouvoirs démocratiques en Croatie et en République fédérale de Yougoslavie est certes - je le disais en commençant cette intervention - porteur d’espoirs. A ce titre, je me félicite de la réouverture prochaine d’un bureau de liaison du Tribunal à Belgrade. Je me réjouis également du fait que le programme d’information de nos activités dans les Balkans puisse profiter de cette ouverture.
Mais aussi longtemps que ces Etats n’auront pas rempli toutes leurs obligations internationales - obligations qui, je le rappelle, découlent de la Charte des Nations Unies -, ces Etats ne pourront prétendre retrouver pleinement leur place au sein de la communauté des nations.
Je conclurai cette présentation en rappelant que l’Histoire nous a enseigné que tant que le devoir de justice n’était pas pleinement rempli, le spectre de la guerre pouvait resurgir, parfois même plusieurs générations plus tard. Nous sommes désormais tous comptables envers ces générations de la réussite de notre entreprise. Notre succès est d’autant plus important qu’en dépend en grande partie celui de la future Cour pénale internationale. Nous ne devons donc pas laisser échapper l’occasion unique et historique de montrer que la justice que vous avez créée peut contribuer au rétablissement d’une paix juste et durable dans des régions meurtries par des conflits.
Aujourd’hui comme hier, le Tribunal se sait écouté de vous. Au nom de tous ses membres, je vous exprime toute ma gratitude pour l’appui constant que vous nous apportez.
Je vous remercie de votre attention.
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Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie
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