Allocution de John Hocking, Greffier du TPIY, à l’occasion du vingtième anniversaire du Tribunal
Majesté, Excellences, Mesdames et Messieurs, chers collègues, chers amis,
Aujourd’hui, nous savons qu’il est possible de déjouer l’impunité pour les crimes les plus odieux. Quel que soit leur rang ou leur niveau d’influence, les auteurs des crimes seront finalement traduits en justice et ils seront jugés équitablement. Tel est l’héritage durable que laisse le TPIY.
Mais ce n’est pas là son seul héritage. Un autre héritage se dessine en marge des salles d’audience : derrière les barreaux d’une prison, dans les pages d’un dictionnaire, dans les cafés de l’ex-Yougoslavie. C’est l’héritage exceptionnel que laisse le TPIY dans les domaines de l’aide aux témoins, de la Défense, de la détention, du travail linguistique, des audiences et des services administratifs ; ce sont les efforts inlassables déployés pour réduire les 2 000 km de distance qui séparent La Haye des Balkans. C’est également l’héritage que laissent les 7 000 fonctionnaires et anciens fonctionnaires du TPIY, dont la force morale et la créativité ont déterminé la réussite de cette expérience de justice pénale internationale, qui semblait initialement vouée à l’échec.
Cinq mille témoins ont trouvé le courage de dire la vérité, convaincus que leurs peurs seraient comprises et qu’ils seraient à l’abri des menaces. Nous avons écouté cet homme qui a apporté de la viande en venant à La Haye par crainte de souffrir à nouveau de la faim ; l’agriculteur qui n’avait pas les moyens de laisser ses champs, ses parents et ses enfants pour venir témoigner ; cette jeune femme qui, par inadvertance, a révélé la teneur de son témoignage confidentiel et s’est ainsi sentie en danger au sein de sa propre communauté. Chaque difficulté a trouvé une solution, et chaque solution a apporté sa pierre à l’édifice du programme d’aide aux témoins, à l’avant-garde, tant sur le plan de la logistique, qu’en matière de soutien et de protection. Ce programme précurseur a posé les fondations sur lesquelles se sont développés des services analogues dans d’autres juridictions internationales et dans les pays de l’ex-Yougoslavie.
Le système d’aide juridictionnelle du Tribunal a attiré et, qui plus est, a réussi à retenir au TPIY, des avocats hautement qualifiés venus de nombreuses juridictions pour défendre, dans le cadre de longs procès, des accusés souvent qualifiés d’indéfendables. L’Association des conseils de la Défense du TPIY constitue l’un des piliers centraux du développement institutionnel du Tribunal. Nous avons pris ensemble des mesures innovantes pour garantir aux accusés la plus haute protection de leurs droits, parmi lesquelles un système de rémunération inédit et souple, contrôlé par le Greffe. Nous avons aussi mis d’importants moyens à disposition des accusés ayant choisi de ne pas être représentés par un avocat, afin qu’ils assurent efficacement leur propre défense.
Les portes de notre centre pénitentiaire sont ouvertes, non pas pour que nos détenus se soustraient à la justice, mais pour que ceux qui nous soutiennent s’y rendent, qu’il s’agisse des États Membres, ou du Comité international de la Croix-Rouge qui depuis des années examine les conditions de détention de notre centre, qui reposent sur le principe de la présomption d’innocence. Les détenus, qui arrivent parfois à Scheveningen marqués par plusieurs années de fuite, reçoivent de la part du pays hôte des soins physiques et psychologiques excellents, et peuvent ainsi participer pleinement aux procès.
Le Tribunal est parvenu également à « réduire la fracture linguistique » entre l’institution et les accusés. Il a aussi tenu compte des spécificités plus subtiles entre les différentes langues de la région regroupées sous l’appellation « BCS » (bosniaque-croate-serbe). Cette création sans précédent a permis d’enrichir la langue juridique de termes qui reflètent de façon précise la complexité des procédures au TPIY.
Pour chaque affaire, des milliers de pages contenues dans des centaines de classeurs sont maintenant disponibles en ligne par un simple clic, en salle d’audience et à l’extérieur. Les procès, diffusés dans les médias internationaux, parviennent dans les bars des villages les plus reculés des Balkans. Ce qui s’est produit à Vukovar, au Kosovo, à Sarajevo, à Srebrenica, à Čelebići et ailleurs encore, est remémoré sur les lieux des faits, et diffusé dans le reste du monde, en guise de mise en garde.
Cela dit, la route de Banja Luka, ainsi que d’autres routes de la région, est encore bordée de ruines et de tombes. À l’abri de leur écran d’ordinateur, certains soufflent à nouveau la haine sur leurs blogs. Les victimes portent encore des blessures ,dans leur corps et dans leur âme, qu’aucun jugement ne parviendra jamais à guérir, et il pourrait être tentant de capituler, de renoncer à faire des efforts en faveur de la justice.
Mais à chaque fois que s’insinue cette tentation, je pense à cet homme qui, après avoir écouté une audience du TPIY, a retrouvé la fosse commune où se trouvaient le corps de ses chers disparus ; au coiffeur qui interrompt son travail pour regarder avec ses clients le Tribunal à la télévision, et au fil des émissions, en vient à reconnaître avec eux que des crimes ont également été commis par des membres de leur communauté ; aux discussions menées par le TPIY avec des jeunes de Foča, au cours desquelles le flou entourant les viols est devenue une réalité bien claire, où les victimes sont devenues des être humains comme eux et où l’indifférence s’est mutée en détermination profonde afin que de telles souffrances ne se reproduisent plus. Pour tous ceux qui ont pris connaissance des faits, qui les ont acceptés et qui s’en sont pénétrés, nos travaux ont un sens, et les générations à venir, comme nous-mêmes, bénéficieront fortement de l’éclairage projeté par notre héritage.