|
Ivo Atlija, Croate de Bosnie, évoque les crimes qui ont été commis en 1992 dans son village et alentour, dans la municipalité de Prijedor, en Bosnie-Herzégovine. Il a témoigné contre Milomir Stakić le 3 et 4 juillet 2002.
Lire son histoire et son témoignage
“ Ils avaient peur, a déclaré Ivo Atlija, ils disaient que les Serbes tuaient tous ceux qu’ils pouvaient attraper, qu’ils violaient les femmes et qu’ils incendiaient les maisons. ”
Lors de sa déposition devant le Tribunal, Ivo Atlija a indiqué que des tensions étaient apparues entre les trois groupes ethniques après le lancement de la campagne électorale en Bosnie-Herzégovine en 1990. Selon lui, la propagande agressive du Parti démocratique serbe (le « SDS ») a été principalement à l’origine de la montée de ces tensions. « Ici, nous parlons de propagande orale où ceux qui n’étaient pas de nationalité serbe étaient traités en public d’extrémistes, d’oustachis [nom donné aux partisans de l’État croate, allié des Nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale], de balijas [terme péjoratif employé pour désigner les Musulmans de Bosnie], de Turcs ou d’autres termes injurieux », a-t-il expliqué.
Parmi les exemples les plus virulents de propagande, Ivo Atlija a cité celui d’une émission diffusée sur Radio Prijedor dans laquelle le docteur Mirsad Mujadžić fut accusé d’avoir injecté un produit à des femmes serbes pour qu’elles donnent naissance à des filles, et non à des garçons, afin de réduire le nombre de Serbes dans cette partie de la Bosnie-Herzégovine. Ivo Atlija a indiqué qu’il avait eu du mal à comprendre pourquoi les Serbes n’avaient jamais mis en doute les mensonges de la propagande. Lorsqu’on lui a demandé quel effet ce type de propagande avait eu sur les habitants non serbes, Ivo Atlija a répondu : « Nous avions très peur. »
Ivo Atlija a déclaré qu’à la même époque, il avait vu de plus en plus d’hommes armés dans les rues de la ville, des Serbes pour la plupart. Des habitants serbes qu’il connaissait lui avaient alors dit qu’ils s’armaient pour empêcher la Bosnie-Herzégovine de devenir une terre oustachi ou une « džamarhirija » — terme péjoratif employé pour désigner un État musulman.
Après la prise de pouvoir du SDS à Prijedor dans la nuit du 29 au 30 avril 1992, Ivo Atlija, comme beaucoup d’autres non-Serbes, a été licencié. « Je me suis rendu au travail le matin, a-t-il expliqué, j’ai vu des barricades, j’ai vu des soldats serbes armés. » Des drapeaux serbes avaient été accrochés à la façade de l’hôtel de ville. Après s’être entendu dire qu’il pouvait rentrer chez lui, Ivo Atlija a quitté Prijedor pour se réfugier dans son village natal de Briševo, où il est resté pendant quelques mois.
Depuis Briševo, situé sur les hauteurs, Ivo Atlija a observé ce qui se passait dans les villages environnants, dont ceux peuplés majoritairement de Musulmans. L’un d’entre eux, le village de Hambarine, a été bombardé, a-t-il dit, le 23 mai 1992, à partir de midi environ. « J’ai entendu les coups de feu, j’ai vu des personnes se diriger vers [Hambarine] – c’étaient des soldats – s’arrêter puis reprendre leur route. J’ai vu les maisons en flammes. J’ai entendu des détonations et j’ai vu [de] la fumée », a déclaré Ivo Atlija.
Le jour de l’attaque, 400 personnes environ, pour la plupart des femmes, des enfants et des hommes âgés, ont fui le village. « Ils avaient peur, a déclaré Ivo Atlija, ils disaient que les Serbes tuaient tous ceux qu’ils pouvaient attraper, qu’ils violaient les femmes et qu’ils incendiaient les maisons. »
Ivo Atlija a rapporté que, le 27 mai 1992, Briševo avait été également bombardé, par surprise. Les habitants n’ont opposé aucune résistance. « Pas un coup de feu n’est parti du village », a-t-il indiqué. Les habitants ont remis leurs cinq ou six fusils de chasse et quelques pistolets pour lesquels ils avaient un permis en règle. Ils ont accepté que les Serbes fouillent leurs maisons à la recherche d’armes, mais aucune n’a été fouillée.
“ D’après les récits des témoins oculaires, ils avaient été forcés de creuser leur propre tombe, ils avaient ensuite été tués avec les mêmes instruments qui avaient été utilisés pour creuser. ”
Pendant l’attaque de ces villages, a déclaré Ivo Atlija, Radio Prijedor s’est félicitée des victoires remportées par l’armée serbe, annonçant que l’un des bastions des extrémistes oustachis était tombé et qu’un grand nombre d’Oustachis et de Bérets verts [expression désignant les forces musulmanes] avaient été éliminés.
Les premières semaines après le bombardement du village ont été relativement calmes. Les habitants ne pouvaient toutefois pas quitter le village pour acheter des vivres ou des médicaments. « Le village était entièrement bloqué, personne ne pouvait entrer et personne ne pouvait en sortir », a expliqué Ivo Atlija lors de sa déposition. Deux personnes diabétiques étaient dans un état grave car il n’y avait plus d’insuline. Les habitants du village parvenaient néanmoins à vivre à peu près normalement grâce aux légumes qu’ils cultivaient dans leurs potagers.
Deux mois après le bombardement de Briševo, des arrestations et des agressions ont eu lieu ; elles ont été décrites par Ivo Atlija pendant sa déposition devant le Tribunal. Le 24 juin 1992, trois ou quatre policiers de Ljubija se sont rendus à Briševo pour arrêter plusieurs personnes. Ivo Atlija a appris par la suite qu’elles avaient été emmenées pour être détenues dans les camps de Keraterm, Omarska et Manjača et que certaines y avaient été tuées et d’autres finalement échangées. À la mi-juillet, un groupe de jeunes hommes serbes, habitant les villages des environs, ont frappé et blessé un homme de Briševo et ses frères à coups de tournevis.
Le 23 juillet 1992, le cousin d’Ivo Atlija est arrivé chez lui, en proie à la panique. Il lui a annoncé qu’un voisin serbe l’avait prévenu que deux brigades s’apprêtaient à nettoyer Briševo le lendemain. Le 24 juillet 1992, à 3 heures, Ivo Atlija a été réveillé par des explosions. Ses parents ont trouvé refuge dans la cave d’un voisin tandis qu’il est allé de maison en maison en se cachant dans plusieurs endroits. Les tirs d’artillerie et d’infanterie ont continué pendant toute la journée et la nuit suivante.
De la cave où il était caché, Ivo Atlija a vu un groupe d’une douzaine de soldats postés à 200 mètres environ. Les soldats ont ordonné aux personnes rassemblées dans la maison de se disperser et de rentrer chez elles. Dix minutes plus tard, elles ont entendu des cris provenir de la maison qu’elles venaient de quitter. Ivo Atlija s’est précipité vers la maison et a trouvé sa mère en train de pleurer et de crier : « Sauve-toi, lui a-t-elle dit, ils ont tué ton père. »
Ivo Atlija s’est enfui et s’est caché dans les bois. Il a vu un groupe de plusieurs soldats enfermer sa mère dans la porcherie et trois ou quatre autres frapper un homme du nom de Pero Dimač, qu’ils avaient trouvé avec elle. Ils l’ont insulté et lui ont dit : « Voyons ce que le [petit] Jésus peut faire pour lui. » Ils l’ont obligé à prier et se sont moqués de lui. Ils l’ont frappé à coups de Bible et l’ont forcé à se mettre en sous-vêtements. Pendant qu’ils le frappaient, ils l’ont forcé à courir de l’un à l’autre. « Pero pleurait, a expliqué Ivo Atlija, et moi, je n’ai pas vu qu’il cherchait à se défendre. » L’un des soldats lui a donné l’ordre de partir en courant, avant de l’abattre d’une balle dans la tête. Ivo Atlija a entendu l’un des soldats dire : « [C]e chien [d’]oustachi est tombé dans l’eau. »
De l’endroit où il était caché, Ivo Atlija a vu des maisons brûler, des soldats emporter des postes de télévision, des climatiseurs, des magnétoscopes, des chaînes hi-fi et des meubles. Le lendemain de l’attaque, 68 maisons, ainsi que l’église catholique, ont été incendiées. Pendant les semaines suivantes, les soldats ont mis le feu aux maisons qui restaient. Les corps de 68 personnes gisaient dans le village, dont ceux de 14 femmes, deux garçons âgés de moins de 16 ans et quatre invalides.
Ivo Atlija s’est rendu dans d’autres villages de la municipalité, où il a aidé à enterrer les corps d’un grand nombre de personnes. Il a déclaré que, dans le village de Stara Rijeka, « sous un grand poirier, il y avait une douzaine de cadavres entassés. Il était difficile de les compter parce qu’ils étaient couverts de terre mais on voyait encore des mains et des têtes qui dépassaient. » Ces corps étaient ceux de jeunes hommes qui, selon Ivo Atlija, n’avaient guère plus de 20 ans.
Dans le hameau de Mlinari, Ivo Atlija a vu des corps portant des traces de blessures irrégulières faites, selon lui, avec une pioche et une pelle retrouvées près des tombes. « D’après les récits des témoins oculaires, ils avaient été forcés de creuser leur propre tombe, ils avaient ensuite été tués avec les mêmes instruments qui avaient été utilisés pour creuser », a expliqué Ivo Atlija. Il a également enterré son père, qui avait été tué de trois balles dans le dos.
En août 1992, Ivo Atlija a rencontré Milomir Stakić (accusé par la suite par le TPIY) avec deux autres personnes. Ils lui ont demandé s’ils pouvaient les aider à quitter la Bosnie-Herzégovine. Milomir Stakić leur a répondu qu’ils pouvaient s’installer dans des maisons abandonnées d’un village des environs, mais qu’il ne pouvait pas les aider à partir.
Ivo Atlija est cependant parvenu à quitter la Bosnie-Herzégovine pour rejoindre Zagreb le 17 novembre 1992. Il a embarqué dans un convoi de réfugiés organisé avec l’aide des autorités serbes, du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le « HCR ») et des forces de maintien de la paix de l’ONU (la « FORPRONU »). Avant de quitter Prijedor, Ivo Atlija et les autres réfugiés ont dû signer une déclaration selon laquelle ils partaient de leur plein gré et renonçaient à tous leurs biens, qu’ils cédaient aux autorités serbes. Lors de sa déposition en 2002, Ivo Atlija a déclaré qu’à sa connaissance, personne n’était retourné vivre à Briševo.
Ivo Atlija a témoigné les 3 et 4 juillet 2002 au procès de Milomir Stakić, qui était le plus haut responsable des autorités de la municipalité de Prijedor. Le Tribunal a reconnu Milomir Stakić coupable pour sa participation dans l’extermination, les meurtres et les persécutions dont ont été victimes les habitants non serbes de Prijedor, et l’a condamné à 40 ans d’emprisonnement.