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Nedeljko Draganić, Serbe de Bosnie, torturé au camp de prisonniers de Čelibići, explique les raisons de sa détention. Il a témoigné les 2 et 3 avril 1997 au procès de Zdravko Mucić, Hazim Delić, Esad Landžo et Zejnil Delalić.
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“ Esad Landžo lui a alors versé dessus un liquide qui lui semblait être de l’alcool ou de l’essence. Comme il n’arrivait pas à allumer son briquet, Esad Landžo a utilisé une allumette pour mettre le feu aux jambes de Nedeljko Draganić. « Mon pantalon était complètement brûlé, mes deux jambes aussi » ”
Dans son témoignage, Nedeljko Draganić a raconté comment les forces croates du HVO et la défense territoriale musulmane avaient bombardé son village le 19 ou le 20 mai 1992. Durant l’attaque, Nedeljko Draganić, son frère, sa mère et son père se sont réfugiés dans le lit d’une rivière, où ils ont passé la nuit. Les habitants du village se sont rendus le lendemain.
Nedeljko Draganić, qui n’était pas membre des forces armées de défense du village, a été capturé avec son frère le 23 mai 1992. Le HVO croate et la défense territoriale musulmane ont rassemblé les hommes du village et les ont conduits au camp de prisonniers de Čelibići, composé de bâtiments et de hangars, et traversé par une voie de chemin de fer. Au début, on leur a dit qu’ils y allaient pour un « entretien informatif » et qu’ils rentreraient chez eux le soir. Nedeljko Draganić y a été détenu pendant trois mois.
« On ne m’a jamais expliqué les raisons de mon arrestation. Cependant, Hazim Delić [commandant du camp] […] nous a [un jour] dit que nous étions détenus parce que nous étions Serbes. »
À leur arrivée au camp de Čelibići, Nedeljko Draganić et les autres hommes ont été alignés face à un mur puis fouillés. On leur a demandé de retirer les lacets de leurs chaussures et de présenter leurs papiers d’identité. Nedeljko Draganić n’a pas été contraint de remettre ses objets de valeur car il n’en avait pas.
Nedeljko Draganić a passé les trois nuits suivante avec 16 ou 17 personnes dans un tunnel d’un mètre cinquante de large, de deux mètres de haut et de près de vingt mètres de long, plongé dans l’obscurité. Puis il a été transféré dans un grand bâtiment de tôle que l’on appelait le « hangar 6 ». Ce hangar était long de 30 mètres et large de 13 mètres, entièrement entouré de clôtures, avec des portes d’un côté. C’est là que le témoin était détenu avec près de 250 personnes.
Les prisonniers dormaient à même le sol en béton, la tête posée sur les jambes de leurs codétenus. En été, il faisait une chaleur étouffante dans le bâtiment, et lorsqu’il pleuvait, les détenus qui se tenaient d’un côté du bâtiment ne pouvaient pas dormir car tout était mouillé. Ils devaient demander aux gardes, postés à l’extérieur du bâtiment, la permission d’utiliser les toilettes, qui consistaient en un trou recouvert d’une planche.
Nedeljko Draganić a indiqué que les détenus ne recevaient pour nourriture qu’un morceau de pain et parfois trois ou quatre cuillères de légumes bouillis. Ils mangeaient tous dans le même bol, avec cinq cuillères pour tout le groupe. Parfois, pendant trois ou quatre jours d’affilée, ils ne recevaient rien à manger. Nedeljko Draganić a expliqué que la situation s’était améliorée en août 1992, lorsque le commandant du camp, Zdravko Mucić, avait autorisé les familles à apporter de la nourriture aux détenus.
Nedeljko Draganić a décrit devant le Tribunal les sévices divers dont il a fait l’objet pendant ses trois mois de détention dans le camp. Le gardien qui le maltraitait le plus, a-t-il précisé, se nommait Esad Landžo, connu aussi sous le surnom de « Zenga », nom dérivé de l’acronyme de l’unité militaire croate ZNG (la garde nationale croate). Nedeljko Draganić connaissait Esad Landžo, qui avait environ un an de moins que lui, car il le voyait avant la guerre dans le réfectoire et les couloirs du lycée qu’ils fréquentaient tous deux, ou bien dans les cafés en ville.
Nedeljko Draganić a raconté qu’Esad Landžo le battait presque chaque jour, en général avec une batte de base-ball. Parfois, Esad Landžo était parmi ceux qui lui infligeaient les pires sévices.
Nedeljko Draganić a déclaré au Tribunal que la première fois qu’il avait été brutalisé, Esad Landžo et trois autres hommes lui avaient demandé de sortir du hangar 6, l’avaient emmené dans un autre hangar et lui avaient attaché les mains à une poutre au-dessus de la tête. Ils l’ont frappé tous les quatre à coups de planches, de crosse de fusil et de pied, jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Pendant qu’il le tabassait, il lui demandait où se trouvait son fusil. Nedeljko Draganić répétait sans cesse qu’il n’en avait pas. Ces mauvais traitements ont duré près d’une heure, puis il a été ramené au hangar 6.
Nedeljko Draganić a également déclaré qu’accompagné d’une autre personne, Esad Landžo était venu le chercher une nuit et l’avait tabassé sur la pelouse en face du hangar. Nedeljko Draganić a perdu connaissance deux ou trois fois au cours de ces sévices, puis Esad Landžo l’a empoigné par les cheveux et l’a traîné jusqu’au hangar 6.
“ Nedeljko Draganić n’a pas reçu de soins médicaux immédiatement après, et ses brûlures sont devenues des cloques et se sont infectées. « C’est pas la peine, tu vas pas durer encore très longtemps. » ”
À la fin du mois de juin, ou au début du mois de juillet, lors de l’un des nombreux épisodes de sévices qui lui ont été infligés et qu’il a relatés devant le Tribunal, Nedeljko Draganić a été emmené par Esad Landžo dans un autre hangar. Il a reçu l’ordre de s’asseoir, dos au mur, les genoux repliés. Esad Landžo lui a alors versé dessus un liquide qui lui semblait être de l’alcool ou de l’essence. Comme il n’arrivait pas à allumer son briquet, Esad Landžo a utilisé une allumette pour mettre le feu aux jambes de Nedeljko Draganić. « Il ne m’a pas laissé éteindre les flammes. Il les a laissées s’éteindre toutes seules. Mon pantalon était complètement brûlé, mes deux jambes aussi », a-t-il déclaré au Tribunal.
Nedeljko Draganić n’a pas reçu de soins médicaux immédiatement après, et ses brûlures sont devenues des cloques et se sont infectées. Une semaine plus tard, deux médecins de Konjic, qui étaient à l’infirmerie du camp, les ont nettoyées. Par la suite, le commandant adjoint, Hazim Delić, n’a plus autorisé Nedeljko Draganić à se rendre à l’infirmerie. Il lui a dit : « C’est pas la peine, tu vas pas durer encore très longtemps. » Deux ou trois semaines plus tard, comme Hazim Delić refusait qu’il aille se faire soigner à l’infirmerie, Nedeljko Draganić a demandé l’autorisation au commandant du camp, Zdravko Mucić, qui la lui a accordée.
Le 12 août 1992, des représentants de la Croix-Rouge ont rendu visite au camp. Nedeljko Draganić avait été conduit à l’infirmerie quelques jours avant leur arrivée et il y est resté encore un ou deux jours après leur départ. Un médecin français a examiné ses blessures et consigné sa déclaration dans laquelle il a donné des détails concernant ses brûlures. Après le départ des représentants de la Croix-Rouge, Hazim Delić a ordonné à un Albanais, qui était cuisinier au camp, et à un autre homme, de passer Nedeljko Draganić à tabac. Hazim Delić était présent sur les lieux tandis que les deux hommes le battaient. Quand il a dit : « Ça suffit », ils se sont arrêtés.
Les jambes de Nedeljko Draganić sont restées dans cet état jusqu’au jour de sa libération, à la fin du mois d’août. Lorsqu’il a témoigné, il a montré aux juges la cicatrice qu’il avait encore à la jambe gauche.
Nedeljko Draganić a déclaré que la plupart des gardiens frappaient le plus souvent les détenus la nuit, ou en d’autres occasions, lorsque Zdravko Mucić était absent. Une fois, alors qu’Esad Landžo et d’autres étaient en train de le tabasser, ils l’ont ramené précipitamment, craignant l’arrivée de Zdravko Mucić.
Nedeljko Draganić a indiqué qu’outre les passages à tabac, Esad Landžo maltraitait les détenus en les forçant à boire l’urine des autres prisonniers. « J’ai fait partie de ceux qui ont dû en boire », a rapporté Nedeljko Draganić.
Pendant sa détention au camp de Čelibići, Nedeljko Draganić a été témoin du meurtre de Simo Jovanović, un pisciculteur de soixante ans, originaire du village d’Idbar, dans la municipalité de Konjic. Nedeljko Draganić a entendu Esad Landžo lui ordonner de sortir, puis les gémissements de Simo Jovanović et les coups qu’il recevait. Il l’a entendu supplier : « Ne me faites pas ça, mes frères. » Pendant le passage à tabac, il a entendu la voix d’Esad Landžo. Plus tard, on a fait appel à plusieurs détenus pour qu’ils ramènent Simo Jovanović dans le hangar 6. Il est décédé le lendemain matin.
Nedeljko Draganić et d’autres détenus ont aussi été témoins d’un passage à tabac qui a entraîné la mort d’un vieil homme. Nedeljko Draganić ne se souvenait pas du nom de cet homme, mais il a déclaré qu’il avait environ 60 ans, qu’il était père de deux enfants et avait un frère. Il a ajouté qu’il venait du village de Bradina. Esad Landžo faisait partie du groupe qui a frappé cet homme à coups de planche, de crosse de fusil, de batte de base-ball, à mains nus ou à coups de pied et pour Nedeljko Draganić, c’était Esad Landžo qui le frappait le plus violemment. Lorsque le vieil homme est tombé, un codétenu est intervenu pour l’empêcher de s’étouffer avec sa langue. Les détenus ont entendu dire que le vieil homme était décédé après son arrivée à l’infirmerie. Les faits se sont produits à la Saint-Pierre, le 12 juillet, le jour où des officiers musulmans ont été tués dans le secteur de Bradina. Selon Nedeljko Draganić, c’est à cette date que les détenus originaires de Bradina ont été sauvagement battus.
Nedeljko Draganić a quitté le camp le 30 août 1992 ou vers cette date, après que Zdravko Mucić lui a remis une autorisation de sortie. Par la suite, son père et son frère ont également été remis en liberté.
Nedeljko Draganić a témoigné les 2 et 3 avril 1997 au procès de Zdravko Mucić, Hazim Delić, Esad Landžo et Zejni Delalić. Le Tribunal a déclaré Esad Landžo coupable d’avoir causé intentionnellement de grandes souffrances ou porté des atteintes graves à l’intégrité physique de Nedeljko Draganić et d’avoir infligé à ce dernier des traitements cruels. Pour ces crimes et d’autres encore, Esad Landžo a été condamné à une peine de 15 ans d’emprisonnement. Le Tribunal a également condamné Hazim Delić, commandant adjoint puis commandant du camp, et Zdravko Mucić, commandant du camp, respectivement à une peine de 18 et 9 ans d’emprisonnement, pour les crimes commis au camp de Čelibići. Zejnil Delalić, commandant dans l’armée bosniaque, a été acquitté au motif qu’il n’exerçait aucun contrôle sur le camp de Čelibići et sur ses gardiens.