« Je peux le prouver en m'appuyant sur un autre fait. J'étais à ce moment-là chez moi, dans ma propre maison, avec mes deux enfants qui ont survécu; et je me rappelle très clairement avoir entendu la voix de ma belle-mère disant: "Nenad, comment as-tu pu tuer mon fils?" Vous pouvez me demander si ces hommes portaient un masque; je peux vous dire que les hommes qui étaient devant chez moi, les six policiers dont je viens de parler, ne portaient pas de masque sur le visage. Ils portaient un béret noir; et je peux les identifier parce que je les ai vus très distinctement au moment en question. La route était illuminée, éclairée, bien que ce fût la nuit. » Aferdita Hajrizi, Albanaise du Kosovo, mariée et mère de famille, répond aux questions qui lui sont adressées lors de son contre-interrogatoire, au sujet de l’identité des auteurs du meurtre de son mari, de son fils et de sa belle-mère. Elle a témoigné le 26 avril 2002 au procès de Slobodan Milošević, et le 26 septembre 2006 au procès de Milan Milutinović et consorts.
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Aferdita Hajrizi a grandi dans la ville de Mitrovica, au nord du Kosovo. En 1984, elle a épousé Agim Hajrizi et ils ont eu trois enfants: une fille, Arbnora, et deux fils, Ilir et Arianit.
Le mari d’Aferdita Hajrizi était militant des droits des Albanais du Kosovo. Au fil des années, il a occupé différentes fonctions politiques et a travaillé comme syndicaliste. En 1995, il a été élu Président de l'Assemblée syndicale indépendante du Kosovo.
En raison de son activisme, Mme Hajrizi et les membres de sa famille étaient fréquemment victimes de harcèlement et de menaces de la part des responsables serbes. Aferdita Hajrizi avait été menacée par téléphone à plusieurs reprises, et son mari avait été arrêté à multiples reprises et battu par la police. Les services secrets yougoslaves l’avaient interrogé en au moins une occasion. Le 15 mars 1999, Mme Hajrizi a répondu au téléphone et a entendu une voix d’homme qu’elle ne connaissait pas lui dire que sa famille était surveillée, et qu’ils allaient tous les tuer. Ne voulant pas paraître effrayée, elle lui a répondu qu’il pouvait toujours essayer, qu’elle défendrait sa famille. L’homme au bout du fil s’est mis en colère, criant qu’il violerait sa fille unique devant elle.
Après cet appel, Mme. Hajrizi a eu de plus en plus peur, pour elle et pour sa famille. Elle craignait notamment, comme son mari, une réaction contre la population albanaise de Mitrovica si l’OTAN menait des activités militaires contre les Serbes. La suite allait prouver le bien-fondé de leurs inquiétudes.
La nuit du 24 mars 1999, au début de la campagne de bombardement de l’OTAN, Aferdita Hajrizi a stocké de la nourriture et de l’eau au cas où ils seraient contraints de fuir de Mitrovica. Son mari et leur fils de onze ans, Ilir, ont barricadé la porte d’entrée en utilisant un vieux four et des morceaux de bois. Ils entendaient des coups de feux à l’extérieur, dans la rue.
À la nuit tombante, Mme. Hajrizi a couché ses trois enfants, dans sa chambre. Elle les a pris dans ses bras, tour à tour, en les mettant au lit. « [Je ne savais pas] que c’était la dernière fois que je prenais mon fils [Ilir] dans mes bras et que je l’embrassais. » a-t-elle déclaré. Sa belle-mère, Nazmije Hajrizi, est également allée se coucher. Mme Hajrizi et son mari sont restés éveillés, regardant les informations et essayant de comprendre ce qui se passait dehors.
A minuit et demie environ, aux premières heures du 25 mars 1999, Mme. Hajrizi et son mari ont entendu deux véhicules monter chez eux et s’arrêter devant leur maison. Ils ont entendu que l’on coupait les moteurs. Lorsqu’ils ont regardé par la fenêtre, ils ont vu que deux voitures noires étaient garées devant chez eux. Six hommes en sont sortis, laissant un conducteur dans chaque voiture.
Les lumières du magasin de l’autre côté de la rue permettaient de voir les six hommes clairement. Mme Hajrizi a vu qu’ils portaient tous des uniformes de camouflage bleus et noirs et des bérets noirs, qu’elle a identifiés comme ceux des forces de police paramilitaire serbe, différents des uniformes ordinaires de la police (composés d’une chemise bleu clair et de pantalons bleu marine.)
Aferdita Hajrizi a immédiatement reconnu deux de ces hommes : l’un d’entre eux était Nenad Pavićević, qui avait été leur voisin pendant plus de vingt ans ; l’autre était un homme nommé Boban, et elle savait qu’il travaillait avec Nenad Pavićević. Mme. Hajrizi savait que M. Pavićević et Boban étaient employés dans la police régulière. M. Pavićević avait arrêté son mari l’année précédente. Elle a déclaré par la suite: « J’ai vu de mes propres yeux, au milieu de la place du marché, qu’ils maltraitaient les Albanais et les emprisonnaient. Ils faisaient cela activement. Même les jeunes enfants de Mitrovica connaissaient Nenad et Boban. » Le mari de Mme Hajrizi a aussi reconnu avec certitude deux des autres hommes, Ratko Antonijević et Dejan Savić. Ils ne connaissaient pas les deux autres et ne pouvaient pas voir les conducteurs des voitures.
Sous les yeux d’Aferdita Hajrizi et de son mari, les six hommes ont ouvert le portail et ont commencé à marteler la porte d’entrée, essayant de détruire la barricade. Le mari de Mme Hajrizi a utilisé son téléphone portable pour appeler un collègue syndicaliste et lui annoncer que la police était venue chez lui et qu’elle risquait de prendre d’autres activistes pour cibles. Elle a ouvert la fenêtre pour appeler ses voisins à l’aide, mais l’un d’entre eux lui a crié « Rentre! » puis a tiré dans sa direction. Le mari de Mme Hajrizi a réveillé les trois enfants et les a amenés à elle. Ils se sont tous réunis dans le couloir avec la belle-mère de Mme Hajrizi, écoutant le bruit des coups de poings et des coups de bottes contre la porte.
M. Hajrizi a dit à sa femme d’aller se cacher dans le grenier avec les enfants. Tandis qu’elle montait les escaliers avec eux, ils entendaient des bruits de verre brisé et de bois fendus en éclats, alors que la porte d’entrée cédait. Ilir, son fils de onze ans, s’est soudain séparé d’elle et a couru en bas des escaliers pour être avec son père et sa grand-mère, qui étaient restés au rez-de-chaussée. Elle a voulu le rattraper, mais elle a entendu les policiers courir en haut des escaliers de la maison et s’est alors empressée d’entrer dans le grenier et de s’y cacher avec sa fille et le plus jeune de ses fils.
Soudain, elle a entendu des coups de feux retentir en bas des escaliers. Elle a entendu son mari gémir et sa belle-mère crier « Nenad, comment as-tu pu tuer mon fils? » Parlant de ce qui s’est passé ensuite, Mme Hajrizi a expliqué : « J’étais en état de choc et je ne savais pas quoi faire, à part serrer mon plus jeune fils contre moi. »
Puis il y a eu un silence. Sa fille voulait descendre, mais elle l’en a empêché. En bas, un homme a crié en serbe « Il y a quelqu’un là haut ? Descendez ! » Elle a retenu ses enfants, les obligeant à rester tranquille. Elle entendait des hommes s’affairer en bas et discuter de ce qu’ils devaient faire. Puis elle a entendu l’un d’entre eux dire « Il y en a d’autres en haut ». La porte en bas du grenier s’est ouverte et elle a entendu qu’un homme commençait à monter les escaliers. Le bruit s’est arrêté et l’homme dans les escaliers a crié « Descendez ! » Soudain, l’un des hommes restés en bas a crié « On s’en va ! » et l’homme dans les escaliers du grenier a fait demi-tour puis est redescendu, laissant Mme Hajrizi et ses deux enfants dans le noir.
Elle n’a pas osé bouger pendant un long moment, écoutant pour savoir si quelqu’un bougeait en dessous, dans la maison, mais tout était silencieux. Après un certain temps, elle a décidé de descendre pour vérifier. Elle a donc laissé ses enfants dans le grenier, a ôté ses chaussons et a descendu les escaliers aussi discrètement que possible.
Quand elle est arrivée dans le couloir, elle a vu son mari Agim qui gisait couché sur le dos. Il avait la main posée sur le corps de son fils, Ilir, couché à coté de lui. Sa belle-mère était face au sol, les mains sur le corps d’Agim. Mme Hajrizi a vu que le corps de son fils portait les traces de nombreux impacts de balles. Des marres de sang couvraient le sol. Elle a tout de suite compris qu’ils étaient morts tous les trois. Mme Hajrizi a déclaré par la suite : « Je me rappelle l’horreur que j’ai ressenti lorsque j’ai marché dans le sang de mon fils. »
Mme Hajrizi est allée dans le salon pour utiliser le téléphone, mais la ligne avait été arrachée du mur. Elle a trouvé le téléphone portable de son mari et l’a pris avec elle. Puis elle a couvert les corps avec une couverture pour les cacher à la vue de ses deux autres enfants, qu’elle a fait descendre du grenier et conduits dans la rue en faisant en sorte qu’ils ne voient pas ce qui s’était passé. Elle a entendu des coups de feu a proximité, en direction de la maison de Latif Berisha, un autre activiste qui était le dirigeant local du principal parti politique du Kosovo, la Ligue démocratique du Kosovo. Elle a appris par la suite que M.Berisha avait aussi été tué cette nuit-là.
Mme Hajrizi ne savait pas où aller mais elle savait qu’il lui fallait trouver un lieu sûr pour ses enfants. Elle a frappé à la porte de ses voisins, mais personne n’a répondu. Finalement, un couple de personnes âgées les a laissés entrer et les a hébergés pour la nuit. Elle a appelé son frère et lui a raconté ce qui s’était passé, et ils ont pris des dispositions pour se voir le lendemain. Elle n’a pas osé lui dire où ils se trouvaient, craignant que le téléphone de son mari n’ait été mis sur écoute.
Le jour suivant, après voir vu son frère, Aferdita Hajrizi et ses enfants sont allés se cacher chez des parents qui vivaient dans le secteur de Tavnik, à Mitrovica. Elle avait peur de rester chez son frère parce que le policier Nenad Pavićević savait où il habitait. Mme Hajrizi avait entendu dire, par des membres de sa famille, que M. Pavićević la cherchait, ainsi que ses enfants. Elle avait trop peur d’aller identifier les corps, alors son neveu y est allé pour elle. La police voulait savoir où se trouvaient Mme Hajrizi et ses deux autres enfants. Aferdita Hajrizi avait donc trop peur pour se rendre aux funérailles de son mari, de son fils et de sa belle-mère. Elle est restée cachée et n’y a pas assisté.
Le 28 mars 1999, les forces de police et les paramilitaires serbes ont commencé à brûler les maisons et à chasser la population albanaise du quartier de Tavnik où elle se trouvait avec ses enfants. Ils se sont enfuis avec la famille de son frère, et les forces serbes les ont dirigés vers le village voisin de Zhabar. Après trois jours à Zhabar, les autorités serbes les ont pourtant forcés à rentrer à Mitrovica.
Le 3 avril 1999, Mme Hajrizi a quitté le Kosovo avec sa famille pour le Monténégro, dans des bus que les autorités serbes utilisaient pour déplacer la population albanaise hors du Kosovo. Du Monténégro, ils sont allés en Albanie, puis en Italie et en Allemagne, avant d’arriver aux Pays-Bas où vit le frère de Mme Hajrizi. Enceinte de trois mois lors de ces évènements, Aferdita Hajrizi a fait une fausse-couche due au traumatisme qu’elle avait subi et a été hospitalisé plusieurs jours à son arrivée aux Pays-Bas.
Le 2 décembre 1999, Aferdita Hajrizi et ses deux enfants survivants ont pu revenir dans leur maison de Mitrovica.
Le 16 novembre 2000, la Cour de district de Mitrovica, relevant de la compétence de la mission des Nations Unies au Kosovo, a condamné Nenad Pavićević à vingt ans d’emprisonnement pour le meurtre d’Agim Hajrizi, Ilir Hajrizi, et Nazmije Hajrizi. Le procès s’est tenu sans M. Pavićević. La Cour a fait remarquer qu’il demeure fugitif en Serbie, hors de sa juridiction.
Aferdita Hajrizi a témoigné au procès de Slobodan Milošević le 26 avril 2002. Dans ce procès, de nombreux témoignages de victimes ont été déposés par écrit, comme moyens de preuve, puis ont été présentés à l’audience pour que le témoin puisse répondre aux questions de l’accusé ou des juges. Aferdita Hajrizi a déposé sur ces évènements pour le Bureau du Procureur, le 3 juin 1999 et le 20 août 2001. Slobodan Milošević est mort en détention le 11 mars 2006, et les procédures engagées contre lui ont pris fin. Le 26 septembre 2006, Mme Hajrizi a témoigné au sujet de ces mêmes évènements dans le procès de six autres hauts responsables yougoslaves - Milan Milutinović, Nikola Šainović, Dragoljub Ojdanić, Vladimir Lazarević, Nebojša Pavković et Sreten Lukić - qui devaient répondre, avec Slobodan Milošević des crimes commis au Kosovo.
>> Lire le témoignage complet d’Aferdita Hajriziet la déclaration du témoin (en anglais) dans le procès de Slobodan Milošević, et son témoignage complet dans le procès de Milutinović et consorts. Lire aussi le jugement de la Cour de district de Mitrovica (en anglais) qui a condamné Nenad Pavičević pour le meurtre du mari de Mme Hajrizi, et celui de son fils et de sa belle-mère.