Communiqué de presse |
CHAMBRE D’APPEL
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(Destiné exclusivement à l'usage des médias. Document non officiel) |
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La Haye, 25 février 2004
IT/S.I.P./825f
Arrêt rendu dans l'affaire le Procureur c/ Mitar Vasiljevic
Veuillez trouver ci-dessous le résumé de l’Arrêt rendu par la Chambre d’Appel composée des Juges Theodor Meron (Président), Wolfgang Schomburg, Mohamed Shahabuddeen, Mehmet Güney et Inés Mónica Weinberg de Roca, tel que lu à l’audience de ce jour par le Juge Président.
Résumé de l’Arrêt
La Chambre d’appel rend aujourd’hui son Arrêt dans l’affaire Le Procureur c/ Mitar Vasiljevic. Ce dernier a fait appel du jugement rendu le 29 novembre 2002 par la Chambre de première instance II de ce Tribunal. La présente espèce porte sur des événements qui ont eu lieu en juin 1992 dans la région de Visegrad. Après le retrait de l’Armée populaire yougoslave de la région, divers groupes paramilitaires serbes ont pris le contrôle de celle-ci. L’un de ces groupes, réputé pour son extrême violence, était mené par un certain Milan Lukic.
La Chambre de première instance a conclu qu’en mai 1992, Mitar Vasiljevic était présent lorsque Milan Lukic et ses hommes ont fouillé le village de Musici. Elle a également conclu que le 7 juin 1992, l’Appelant se trouvait à l’hôtel Vilina Vlas, quartier général de Lukic, lorsque ce dernier et deux hommes non identifiés y ont amené sept hommes musulmans retenus de force. Lorsqu’il a quitté l’hôtel en compagnie de Lukic et de deux hommes non identifiés, l’Appelant était muni d’une arme automatique. Les sept Musulmans ont été transportés de force sur la rive est de la Drina, où on a ouvert le feu sur eux. Cinq en sont morts, et les deux autres n’ont eu la vie sauve que parce qu’ils sont tombés dans la rivière et ont feint d’être morts.
La Chambre de première instance a déclaré Mitar Vasiljevic coupable de deux des dix chefs figurant dans l’acte d’accusation. Tout d’abord, du chef 3, à savoir de persécutions, un crime contre l’humanité, pour le meurtre de cinq hommes musulmans et les actes inhumains infligés à deux autres hommes musulmans. La déclaration de culpabilité a été prononcée sur la base de l’article 5 du Statut du Tribunal. Ensuite, la Chambre de première instance a déclaré Mitar Vasiljevic coupable du chef 5, à savoir de meurtre, une violation des lois ou coutumes de la guerre, en l’occurrence le meurtre de cinq hommes musulmans dans le cadre des événements de la Drina. Cette déclaration de culpabilité a été prononcée en vertu de l’article 3 du Statut. La Chambre de première instance a acquitté Mitar Vasiljevic des autres chefs et l’a condamné ŕ une peine unique de 20 ans d’emprisonnement. Le 30 décembre 2002, Mitar Vasiljevic a interjeté appel des déclarations de culpabilité et de la peine qui lui avait été infligée, soulevant ŕ cette occasion huit moyens d’appel. L’Accusation, quant à elle, n’a pas formé de recours.
La procédure d’appel définie à l’article 25 du Statut est de nature corrective et ne donne pas lieu à un examen de novo. La Chambre d’appel n’examine que les erreurs de droit qui invalident la décision, et les erreurs de fait de nature à entraîner une erreur judiciaire. La Chambre d’appel peut confirmer, infirmer ou réformer les décisions de la Chambre de première instance. Elle peut corriger des erreurs de droit qui invalident le jugement de première instance pour les raisons invoquées par l’appelant, ou pour d’autres raisons. S’agissant des erreurs de fait, la Chambre d’appel ne rejette les conclusions de la Chambre de première instance que si les éléments de preuve sur lesquels celle-ci s’est fondée ne pouvaient raisonnablement être acceptés par un tribunal, et si en conséquence, il y a eu erreur judiciaire, c’est-à-dire une injustice flagrante à l’issue d’une procédure judiciaire, comme lorsqu’un accusé est déclaré coupable, malgré l’absence de preuves relatives à un élément essentiel du crime. Lorsque l’appelant se contente d’attaquer les constatations de la Chambre de première instance et propose une appréciation différente des éléments de preuve sans indiquer pourquoi celle de la Chambre de première instance était déraisonnable, il ne s’est pas acquitté de la charge qui lui incombe. Enfin, en cas de recours formé contre la peine, celle-ci ne sera révisée que si la Chambre de première instance a commis une erreur manifeste dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. En outre, l’appelant est tenu de fournir à la Chambre d’appel des indications précises sur les parties du dossier, des comptes rendus, du jugement et des pièces à conviction censées appuyer sa thèse. La Chambre d’appel ne saurait examiner en détail les conclusions d’une partie si celles-ci sont obscures, contradictoires, ou vagues. Dans de telles circonstances, elle peut écarter ces arguments sans motiver sa décision. Ces conditions ont été rappelées à l’Appelant en l’espèce.
Avant d’examiner au fond tout argument soulevé par l’Appelant, la Chambre d’appel détermine s’il satisfait à ces conditions. Or, les arguments avancés par l’Appelant sur des erreurs de fait présumées sont entachés de vices de forme ou de procédure qui relèvent de trois catégories. La première catégorie regroupe les cas où l’Appelant n’a relevé aucune erreur particulière de la part de la Chambre de première instance, et s’est contenté de fournir une autre interprétation des éléments de preuve. La deuxième catégorie concerne les cas où l’Appelant a omis de faire valoir qu’aucun juge du fait n’aurait pu raisonnablement aboutir aux conclusions de la Chambre de première instance. La troisième catégorie regroupe les cas où l’Appelant a omis d’indiquer en quoi l’erreur alléguée aurait entraîné une erreur judiciaire. La Chambre d’appel rejette de tels arguments sans les examiner au fond. Nous ne donnerons pas ici la liste des arguments entrant dans l’une ou l’autre de ces catégories. Ils pourront aisément être trouvés dans le texte écrit de l’Arrêt rendu public aujourd’hui.
En outre, la Chambre d’appel a écarté, sans les examiner au fond, plusieurs arguments avancés par l’Appelant à propos de la peine, soit parce qu’il n’y a fait état d’aucune erreur de la Chambre de première instance, soit parce qu’il a attendu son Mémoire en réplique pour les soulever.
Nous allons à présent examiner les arguments de l’Appelant qui remplissent les conditions de forme requises.
La Chambre d’appel a réparti ces arguments en quatre groupes. Le premier comprend les erreurs de fait présumées portant sur les conditions générales d’application des articles 3 et 5 du Statut. Le deuxième rassemble les erreurs de fait présumées concernant les événements de la Drina et les liens qu’entretenait l’Appelant avec l’unité paramilitaire de Lukic. Le troisičme groupe concerne la participation de l’Appelant à une entreprise criminelle commune et la responsabilité pénale qui en découle, tandis que le quatrième groupe se rapporte à la fixation de la peine. Ces questions sont examinées dans les parties III à la VI de l’Arrêt.
Dans la troisième partie de l’Arrêt, la Chambre d’appel examine au fond deux des arguments de l’Appelant portant sur les conditions générales d’application des articles 3 et 5 du Statut, arguments que l’Appelant expose dans son troisième moyen d’appel. La Chambre estime que l’Appelant n’a pas démontré qu’aucun juge du fait n’aurait pu raisonnablement conclure que ses actes étaient étroitement liés au conflit armé. En outre, elle rejette l’allégation de l’Appelant selon laquelle la Chambre de première instance aurait commis une erreur en concluant que ses actes participaient d’une attaque généralisée ou systématique dont il avait connaissance, et estime, au contraire, que des juges de première instance pouvaient raisonnablement conclure qu’il avait connaissance de l’attaque qui était en cours contre la population civile musulmane de Visegrad.
Dans la quatrième partie de l’Arrêt, la Chambre d’appel examine sept erreurs de fait présumées concernant les événements de la Drina et les liens qui unissaient l’Appelant au groupe paramilitaire de Lukic. Ces erreurs présumées sont principalement exposées dans les premier et deuxičme moyens d’appel.
La Chambre d’appel rejette quatre de ces erreurs de fait alléguées :
Elle rejette en premier lieu l’allégation de l’Appelant selon laquelle la Chambre de première instance a commis une erreur en concluant que le 7 juin 1992, il était armé. Les arguments avancés par l’Appelant n’établissent pas qu’aucune Chambre de première instance n’aurait pu raisonnablement conclure, sur la foi de deux témoins, que l’Appelant était armé à l’hôtel Vilina Vlas et que, sur les bords de la Drina, il a pointé son arme sur les sept hommes musulmans et les a empêché de fuir.
La Chambre d’appel rejette en deuxième lieu l’argument voulant que la Chambre de première instance a eu tort d’écarter l’affirmation de l’Appelant selon laquelle il a tenté de dissuader Milan Lukic de commettre les meurtres. L’Appelant n’a pas démontré en quoi le fait qu’aucune des personnes présentes pendant les événements de la Drina ne pouvait exercer d’influence sur Milan Lukic entre en ligne de compte pour apprécier s’il a ou non tenté de dissuader ce dernier de mettre ses projets à exécution. L’appelant n’a pas démontré qu’aucun tribunal n’aurait pu raisonnablement parvenir à la même conclusion que la Chambre de première instance.
La Chambre d’appel rejette en troisième lieu l’allégation de l’Appelant voulant que la Chambre de première instance a commis une erreur en écartant son argument selon lequel il est resté à distance du lieu du crime. Même si la déposition d’un témoin confirme la version de l’Appelant d’après laquelle pendant la fusillade, il se tenait à plusieurs mètres de Milan Lukic et des deux autres hommes armés, l’Appelant n’a pas établi que la Chambre de premičre instance a commis une erreur en concluant que, peu avant la fusillade, il se tenait debout, arme à la main, derrière les sept Musulmans, en compagnie des trois autres hommes. La Chambre d’appel ne peut déceler aucune erreur dans l’analyse que la Chambre de première instance a faite de la déposition du témoin, ni dans son appréciation des éléments de preuve produits au procès. En tout état de cause, l’Appelant n’a pas démontré que cette erreur présumée serait de nature à entraîner une erreur judiciaire.
La Chambre d’appel rejette en quatrième lieu l’allégation de l’Appelant selon laquelle les conclusions de la Chambre de première instance concernant son rôle dans la fouille à Musici, fondées sur la déposition de deux témoins, sont erronées. Les contradictions alléguées par l’Appelant sont inexistantes, mineures ou dénuées de pertinence. Il n’a pas démontré que, sur la base des éléments de preuve, aucun juge du fait n’aurait pu raisonnablement conclure qu’il montait la garde devant la maison du père du témoin, prenant ainsi part à la fouille de la maison.
Nous allons à présent examiner les trois autres erreurs de fait présumées commises par la Chambre de première instance, à propos desquelles la Chambre d’appel se range à l’avis de l’Appelant :
La première erreur porte sur la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle l’Appelant a servi d’informateur au groupe de Milan Lukic. La Chambre d’appel fait observer que la seule déposition citée par la Chambre de première instance à l’appui d’une telle conclusion est celle du témoin VG-14, qui a déclaré qu’alors qu’il se trouvait aux mains de l’Appelant et de Milan Lukic dans la Passat rouge, l’Appelant a désigné une maison voisine et a dit à Milan Lukic qu’elle appartenait à une famille de Musulmans. La Chambre de première instance a expressément rejeté comme insuffisamment fiables ou crédibles les dépositions de deux autres témoins sur lesquelles l’Accusation se fondait pour affirmer que l’Appelant avait servi d’informateur au groupe. En outre, les conclusions de la Chambre de première instance concernant la fouille à Musici ne permettent pas de déduire que l’Appelant a désigné la maison en question à Milan Lukic et à ses hommes. En conséquence, aucun tribunal n’aurait pu raisonnablement conclure, sur la base de la seule déposition du témoin VG-14, que l’Appelant servait d’informateur au groupe de Lukic, et qu’il savait que les informations qu’il fournissait seraient utilisées pour persécuter des Musulmans.
L’Appelant fait valoir que c’est sur la base de la conclusion erronée qu’il servait d’informateur au groupe de Lukic que la Chambre de premičre instance a jugé qu’il était animé d’une intention discriminatoire. Or, la Chambre de première instance a constaté que l’Appelant entretenait des liens avec le groupe de Milan Lukic et que ses actes étaient étroitement liés au conflit armé et participaient de l’attaque généralisée et systématique dirigée contre la population non serbe de Visegrad. La Chambre de première instance n’a donc pas déduit l’intention discriminatoire de l’Appelant du fait qu’il servait d’informateur au groupe. En conséquence, l’Appelant n’a pas démontré que la conclusion erronée de la Chambre de première instance selon laquelle il servait d’informateur a entraîné une erreur judiciaire.
La deuxième erreur porte sur les conclusions de la Chambre de première instance selon lesquelles, alors qu’il se trouvait à l’hôtel Vilina Vlas, l’Appelant savait que les sept Musulmans allaient être tués et que Milan Lukic avait commis des crimes graves, dont des meurtres, dans la région de Visegrad peu avant les événements de la Drina. La Chambre de première instance s’est fondée sur la déposition de l’Appelant lui-même, qui a déclaré que dans l’après-midi du 7 juin 1992, Stanko Pecikoza, l’homme qui le conduisait de Visegrad à l’hôtel Vilina Vlas, lui a dit que Milan Lukic avait, en plusieurs occasions, emmené des employés musulmans de l’usine Varda pour leur infliger des mauvais traitements ou les tuer. Aussi la Chambre de première instance a-t-elle rejeté le témoignage de l’Appelant selon lequel c’est seulement lorsque Milan Lukic a stoppé les véhicules près de Sase et a ordonné aux sept hommes de marcher vers la rive de la Drina qu’il a compris que ces hommes ne devaient pas être échangés.
Après avoir examiné les passages pertinents des déclarations de l’Appelant, la Chambre d’appel conclut que son témoignage demeure ambigu et contradictoire quant aux propos que lui a tenus Stanko Pecikoza le 7 juin 1992, au cours du trajet vers l’hôtel Vilina Vlas. Si ce témoignage confirme la conclusion de la Chambre de première instance pour ce qui est des mauvais traitements, il reste ambigu pour ce qui est des meurtres. Ce témoignage ne démontre pas de manière catégorique si, pendant le trajet en voiture, Stanko Pecikoza a informé l’Appelant de la découverte du corps d’un jeune homme appelé Velagic, ou s’il s’est contenté d’indiquer qu’il soupçonnait Milan Lukic d’avoir tué Velagic. En outre, il convient de noter qu’un certain Velagic a été, ŕ en croire le paragraphe 15 de l’acte d’accusation, tué le 10 juin par Milan Lukic ŕ l’usine Varda. Il n’en est que plus difficile de déterminer à quels meurtres le témoignage de l’Appelant faisait allusion. De plus, le jugement de première instance et l’acte d’accusation se contredisent au sujet de la date à laquelle ont eu lieu les événements de l’usine Varda.
En conséquence, le témoignage en question ne vient pas étayer la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle Stanko Pecikoza a informé l’Appelant des meurtres d’employés de l’usine Varda qui se seraient produits avant le 7 juin 1992. Même en admettant que Pecikoza ait dit à l’Appelant que Velagic avait été tué par Milan Lukic, cela ne suffirait pas ŕ démontrer que l’Appelant savait, au moment où il quittait l’hôtel, que les sept Musulmans n’allaient pas être échangés, mais allaient être tués. Pour cette raison, et à la lumière d’éléments supplémentaires exposés dans l’Arrêt, la Chambre d’appel conclut que, sur la base de ce seul témoignage, aucun juge du fait n’aurait pu raisonnablement aboutir à cette conclusion.
Nous allons à présent examiner la troisième erreur de fait qui porte sur la conclusion selon laquelle l’Appelant a pointé son arme sur les sept Musulmans à l’hôtel Vilina Vlas. Comme nous l’avons déjà expliqué, la Chambre d’appel a conclu que la Chambre de première instance avait eu raison de juger qu’à l’hôtel Vilina Vlas, l’Appelant était armé. La conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle l’Appelant a pointé son arme sur les sept Musulmans à l’hôtel est toutefois contredite par une autre conclusion de la même Chambre d’après laquelle l’un des hommes armés non identifiés surveillait les sept Musulmans, son fusil automatique pointé sur eux et les empêchait de quitter le hall de l’hôtel. L’Accusation a reconnu ce point. En conséquence, aucun juge du fait n’aurait pu raisonnablement conclure que l’Appelant a pointé une arme sur les sept Musulmans à l’hôtel Vilina Vlas.
La question de savoir si les deux dernières erreurs susmentionnées ont entraîné une erreur judiciaire sera examinée plus tard, en même temps que l’erreur présumée portant sur l’intention de l’Appelant de tuer les sept Musulmans.
La cinquième partie de l’Arrêt traite de la participation de l’Appelant à une entreprise criminelle commune et de la responsabilité pénale individuelle qui en découle.
Les quatrième, cinquième, sixième et septième moyens d’appel concernent, respectivement, le meurtre/l’assassinat, les actes inhumains, les persécutions et l’entreprise criminelle commune. Tous soulèvent une question centrale : l’Appelant avait-il ou non l’intention de tuer les sept Musulmans exécutés au bord la Drina ? La Chambre d’appel considère que seule la première catégorie d’entreprise criminelle commune décrite dans l’Arrêt Tadic — à savoir sa forme élémentaire — est pertinente en l’espèce. La Chambre rejette les trois branches du moyen par lequel l’Appelant soutient que la Chambre de première instance a commis une erreur de droit à propos du concept d’entreprise criminelle commune en n’indiquant pas explicitement les critères précis qu’elle a appliqués pour déterminer l’existence d’une telle entreprise, en estimant qu’il n’est pas nécessaire qu’il existe expressément un arrangement ou une entente assimilable à un accord intervenu entre deux ou plusieurs personnes, mais que l’existence d’un tel arrangement peut également être inférée, et en concluant que les participants à l’entreprise criminelle commune étaient tous également coupables du crime commis, quelle que soit la forme qu’ait revêtu leur participation à ce crime. La Chambre d’appel rejette également l’argument de l’Appelant selon lequel la Chambre de première instance a eu tort de le déclarer coupable de persécutions sur la base d’un seul fait.
Nous allons à présent examiner les arguments de l’Appelant selon lesquels la Chambre de première instance a conclu à tort qu’il partageait l’intention de tuer les sept Musulmans. La Chambre de première instance a déduit l’intention de l’Appelant du fait qu’il avait empêché les sept Musulmans de fuir en les menaçant de son fusil alors qu’ils étaient détenus à l’hôtel Vilina Vlas, qu’il les a escortés jusqu’au bord de la Drina, le fusil pointé sur eux pour les empêcher de fuir, et qu’il se tenait debout derrière eux avec son arme, en compagnie des trois autres auteurs, peu avant le début de la fusillade. Pour conclure à la responsabilité pénale individuelle en tant que coauteur, il faut établir que même s’il n’a pas matériellement commis le crime, l’accusé a volontairement pris part à l’un des aspects du but commun et que même s’il n’a pas personnellement commis le crime, il avait toutefois l’intention d’atteindre ce résultat. La Chambre d’appel approuve le critère adopté par la Chambre de première instance, selon lequel lorsque l’Accusation se fonde sur une preuve de l’intention obtenue par déduction, celle-ci doit être la seule déduction raisonnable possible vu les éléments de preuve produits. La question est de savoir si aucun tribunal n’aurait pu raisonnablement conclure que la seule déduction raisonnable possible vu les éléments de preuve était que l’Appelant avait, par ses agissements, l’intention de tuer les sept Musulmans.
Comme elle l’a déjà indiqué, la Chambre d’appel a conclu que la Chambre de première instance avait commis une erreur en constatant que l’Appelant avait menacé les sept hommes de son fusil alors qu’ils étaient à l’hôtel Vilina Vlas. En outre, elle a conclu que la Chambre de première instance avait constaté à tort que l’Appelant savait à ce moment-là que les sept hommes devaient être tués et non échangés. Puisque l’Appelant ignorait alors que ces hommes devaient être tués, le fait qu’il les ait empêchés de fuir lorsqu’ils étaient à l’hôtel ne permet pas de déterminer s’il partageait ou non l’intention de les tuer.
La Chambre de première instance a également déduit que l’Appelant voulait la mort des sept Musulmans en se fondant sur ses agissements après que le groupe de Lukic eut arręté les véhicules à Sase. Lorsque Milan Lukic, les deux inconnus et l’Appelant ont escorté les sept Musulmans jusqu’au bord de la Drina, ce dernier a pointé un fusil sur les sept hommes pour les empêcher de fuir. Puis, il s’est tenu debout derrière eux avec son arme peu avant le début de la fusillade. Toutefois, la Chambre de première instance n’a pas estimé que l’Appelant jouissait de la même autorité ou exerçait le même degré de contrôle sur les meurtres que les trois autres participants. Au contraire, elle a déclaré qu’elle « n’[était] pas convaincue que l’Accusation ait établi au-delà de tout doute raisonnable que l’Accusé a[vait] tiré en même temps que les trois autres hommes ni qu’il a[vait] tué personnellement l’une au moins des victimes ». La Chambre de première instance n’a même pas formellement constaté que l’Appelant avait pointé son fusil sur les sept Musulmans alors qu’ils étaient alignés face à la Drina.
La Chambre d’appel prend en compte non seulement ces constatations mais aussi le contexte général dans lequel s’inscrivent les événements de la Drina ; les relations que l’Appelant entretenait avec le groupe de Milan Lukic ŕ Musici et ŕ l’hôtel Vilina Vlas, ainsi que ses agissements en ces deux endroits ; le fait que l’Appelant ignorait que les sept Musulmans devaient être tués jusqu’à ce que le véhicule qui les transportait ne s’arrête à Sase ; le fait que le comportement des soldats serbes a radicalement changé à partir du moment où Milan Lukic leur a intimé l’ordre de descendre du véhicule ; le fait que les deux survivants des événements de la Drina ont eu constamment l’impression pendant les faits qu’aucun de ceux qui accompagnait Milan Lukic n’aurait pu peser sur ses actes ou ses décisions ; et, en dernier lieu, le fait que l’Appelant a, de son plein gré, accompagné Milan Lukic et son groupe lorsqu’ils ont conduit les sept Musulmans au bord de la Drina.
Lorsqu’une Chambre doit déterminer si elle peut déduire des actes d’un accusé qu’il partageait l’intention de commettre un crime, elle doit examiner tout particulièrement si ces actes sont ambigus et peuvent donc donner lieu à plusieurs déductions raisonnables. La Chambre d’appel conclut qu’aucun tribunal n’aurait pu raisonnablement conclure, selon la formule citée plus haut, que la seule déduction raisonnable possible vu les éléments de preuve était que l’Appelant avait l’intention de tuer les sept Musulmans. La Chambre de première instance a constaté que l’Appelant avait aidé Milan Lukic et ses hommes en empêchant les sept Musulmans de fuir. Elle n’a toutefois pas constaté que l’Appelant avait personnellement tiré sur ces hommes, ni qu’il avait exercé un contrôle sur la fusillade. Comparée à celle de Milan Lukic ou, éventuellement, à celle de l’un ou des deux autres hommes, la participation de l’Appelant au déroulement des meurtres n’a pas atteint le même degré d’implication. Les actes susmentionnés de l’Appelant étaient ambigus en ce qu’ils ne permettent pas de déterminer s’il voulait ou non la mort des sept Musulmans. Cela est également confirmé, entre autres, par le laps de temps relativement court qui s’est écoulé entre le moment où Milan Lukic a changé d’attitude et la fusillade, ainsi que par la forte personnalité de ce dernier comparée à celle de l’Appelant. La Chambre de première instance a eu tort de conclure que la seule déduction que l’on puisse raisonnablement tirer des éléments de preuve produits était que l’Appelant partageait l’intention de tuer les sept Musulmans. Cette erreur a entraîné une erreur judiciaire puisque faute de preuve que l’Appelant avait l’intention de tuer ces hommes, il ne pouvait être tenu responsable de leur meurtre en tant que coauteur.
La Chambre d’appel va à présent examiner si l’Appelant est responsable en tant que complice.
Dans son quatrième moyen d’appel, l’Appelant soutient que ses agissements ne sont pas assimilables à ceux d’un complice puisqu’il n’a pas facilité la perpétration du crime. La Chambre d’appel a déjà conclu que l’Appelant savait que les sept Musulmans devaient être tués ; qu’il avait accompagné Lukic et ses hommes, armé d’un fusil, de l’endroit oů ils avaient garé leurs véhicules jusqu’au bord de la Drina ; qu’il a pointé son fusil sur les sept Musulmans ; qu’il se tenait debout derrière eux avec son arme, en compagnie des trois autres auteurs, peu avant le début de la fusillade. La seule déduction que l’on puisse raisonnablement tirer de tous les éléments de preuve produits est que l’Appelant savait que, par ses agissements, il contribuerait à la commission des meurtres. Lorsque l’Appelant a empêché les sept hommes de fuir en les escortant jusqu’à la rivière et pendant la fusillade, ses actes avaient précisément pour but d’aider à la perpétration des meurtres et des actes inhumains, et le soutien qu’il a alors apporté a eu un effet important sur la perpétration de ces crimes. La Chambre d’appel déclare donc l’Appelant coupable de complicité de meurtre en application de l’article 3 du Statut (chef 5). Elle le reconnaît en outre coupable de complicité d’assassinat, un crime contre l’humanité sanctionné par l’article 5 a) du Statut (chef 4) et d’actes inhumains, un crime contre l’humanité sanctionné par l’article 5 i) du Statut (chef 6). Toutefois, elle ne le déclare pas coupable d’assassinat en tant que crime contre l’humanité sanctionné par l’article 5 a) du Statut (chef 4) ni d’actes inhumains, en tant que crime contre l’humanité sanctionné par l’article 5 i) du Statut (chef 6), suivant en cela la jurisprudence du Tribunal sur le cumul de déclarations de culpabilité.
Nous allons à présent examiner l’argument de l’Appelant selon lequel la Chambre de première instance a eu tort de conclure qu’il était animé de l’intention discriminatoire requise puisqu’il n’a pas pris part à la sélection des sept Musulmans et qu’il ignorait la raison de leur arrestation ou le sort que leur réservait Milan Lukic.
Contrairement à ce qu’avance l’Appelant, la Chambre de première instance a clairement dit que l’Accusation devait établir que l’accusé, animé d’une intention discriminatoire, avait pris part à des persécutions et ce, qu’il ait ou non servi d’informateur ou qu’il ait ou non partagé l’intention du groupe de persécuter la population musulmane. En conséquence, la Chambre de première instance a examiné si les actes de l’Appelant lors des événements de la Drina montraient qu’il était animé de l’intention requise pour se rendre coupable de persécutions. La Chambre d’appel a récemment confirmé dans l’Arrêt Krnojelac la validité de l’approche adoptée par la Chambre de première instance. En outre, et là encore contrairement à ce que soutient l’Appelant, la Chambre de première instance n’a pas déduit qu’il était animé d’une intention discriminatoire du fait qu’il aurait sélectionné les sept Musulmans. Elle a affirmé que « les actes de l’Accusé étaient discriminatoires dans les faits, en ce sens que ces hommes ont été tués pour l’unique raison qu’ils étaient Musulmans ». La participation de l’Accusé à l’entreprise criminelle commune à l’hôtel Vilina Vlas, pendant le transfert des victimes jusqu’au bord de la Drina et lors des événements qui se sont déroulés là-bas, sont autant d’actes concrets desquels la Chambre de première instance pouvait inférer que les agissements de l’accusé avaient des conséquences discriminatoires et qu’il était animé de l’intention discriminatoire requise. Les arguments de l’Appelant contestant l’approche adoptée par la Chambre de première instance lorsqu’elle a déterminé s’il était ou non animé de l’intention discriminatoire requise pour se rendre coupable de persécutions sont, par conséquent, rejetés.
La Chambre d’appel doit également déterminer si la Chambre de première instance a eu tort de conclure à la responsabilité individuelle de l’Appelant en tant coauteur de persécutions, sur la base des crimes sous-jacents de meurtre et d’actes inhumains). La Chambre d’appel a déjà conclu que la Chambre de première instance avait commis une erreur en concluant que l’Appelant était animé d’une intention homicide. La Chambre de première instance, partant de l’idée qu’il avait l’intention de tuer les sept Musulmans, y compris les deux survivants, a conclu que l’Appelant avait participé à une entreprise criminelle commune en tant que coauteur. Sans cette intention, aucun juge du fait n’aurait pu raisonnablement conclure que l’Appelant était responsable, en tant que coauteur dans le cadre d’une entreprise criminelle commune, de persécutions qui ont pris la forme de meurtre et d’actes inhumains,. La Chambre de première instance a commis par là une erreur judiciaire.
La Chambre d’appel va à présent examiner si l’Appelant doit être tenu individuellement pénalement responsable en tant que complice au regard de l’article 7 1) du Statut, de la persécution de Musulmans pour avoir pris part aux meurtres perpétrés sur la rive de la Drina. Les actes commis par Milan Lukic et les deux autres hommes constituent incontestablement des persécutions : ils ont tué les cinq Musulmans et infligé des actes inhumains aux deux survivants, avec l’intention délibérée d’exercer ŕ leur encontre une discrimination pour des raisons religieuses ou politiques. En outre, la Chambre d’appel est d’accord avec la conclusion de la Chambre de première instance pour estimer que l’Appelant a pris part aux événements de la Drina en ayant pleinement conscience que le groupe de Milan Lukic avait l’intention de persécuter les habitants musulmans de Visegrad en commettant les crimes sous-jacents. Les sept Musulmans n’ont été arrêtés et tués que parce qu’ils étaient des habitants musulmans de Visegrad. L’Appelant le savait et il a, de son plein gré, pris part au massacre de la Drina en pointant son fusil sur les victimes et en les empêchant de fuir. Son aide a eu un effet important sur la perpétration des crimes commis sur la rive de la Drina. L’Appelant savait alors pertinemment que sa participation faciliterait la perpétration du crime de persécutions par ses auteurs principaux. En conséquence, l’Appelant est responsable en tant que complice de persécutions, qui ont pris la forme du meurtre des cinq Musulmans et d’actes inhumains infligés aux deux autres hommes musulmans.
L’Appelant soutient qu’il ne peut être déclaré coupable cumulativement de meurtre sanctionné par l’article 3 du Statut (chef 5) et de persécutions, prenant la forme d’assassinat sanctionné par l’article 5 a) du Statut (chef 4). Or, la jurisprudence du Tribunal sur le cumul des déclarations de culpabilité montre qu’il est possible de prononcer des déclarations de culpabilité pour ces deux crimes puisque chacun comporte un élément nettement distinct de l’autre. La branche de ce moyen d’appel est, par conséquent, rejetée.
Nous allons à présent passer à la sixième partie de l’Arrêt, qui traite de la peine.
Dans son huitième moyen d’appel, l’Appelant relève sept erreurs de droit et de fait. En premier lieu, il avance que la peine prononcée par la Chambre de première instance — 20 ans d’emprisonnement pour persécution et meurtre — est trop sévère comparée à celles infligées à d’autres accusés par le Tribunal. En deuxième lieu, l’Appelant soutient que la Chambre de première instance a commis une erreur en retenant comme circonstances aggravantes, la manière dont ont été tuées les victimes, les insultes qu’elles ont subies, le traumatisme des survivants et l’intention discriminatoire. En troisième lieu, il soutient que la Chambre de première instance a eu tort de ne pas considérer comme des circonstances atténuantes, les remords qu’il avait exprimés après les événements de la Drina, ainsi que la coopération qu’il avait apportée au Bureau du Procureur. La Chambre d’appel rejette tous ces arguments et expose ses motifs en détail dans l’Arrêt.
Toutefois, la Chambre d’appel est d’avis que la peine doit être revue dans la mesure où les déclarations de culpabilité prononcées à l’encontre de l’Appelant pour coaction dans le cadre d’une entreprise criminelle commune, qui s’est soldée par un meurtre, une violation des lois ou coutumes de la guerre sanctionnée par l’article 3 du Statut et par des persécutions qui ont pris la forme d’assassinat et d’actes inhumains, un crime contre l’humanité sanctionné à l’article 5 h) du Statut, ont été remplacées par une déclaration de culpabilité pour complicité. La Chambre d’appel a le pouvoir de réviser la peine sans renvoyer la question devant la Chambre de première instance. La complicité est une forme de responsabilité qui emporte généralement une peine inférieure à celle qui s’impose dans le cas d’une coaction. Par ailleurs, la peine se doit de refléter la gravité inhérente à l’infraction reprochée. L’Appelant a commis des crimes graves. En conséquence, et compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, ainsi que de la forme et du degré de participation de l’Appelant aux crimes commis, la Chambre d’appel considère qu’une peine de 15 années d’emprisonnement se justifie.
Nous allons à présent donner lecture du dispositif de l’Arrêt. M. Vasiljevic, veuillez vous lever.
Le dispositif de l’Arrêt est le suivant :
Par ces motifs, LA CHAMBRE D’APPEL
EN APPLICATION de l’article 25 du Statut et des articles 117 et 188 du Règlement de procédure et de preuve,
VU les écritures présentées par les parties et les arguments qu’elles ont développés à l’audience du 18 novembre 2003,
SIÉGEANT en audience publique,
FAIT DROIT, le Juge Shahabuddeen joignant une opinion dissidente, à l’appel de Mitar Vasiljevic en ce qu’il a trait à sa déclaration de culpabilité en tant que coauteur de persécution, un crime contre l’humanité (assassinat et actes inhumains) visé au chef 3 de l’acte d’accusation, et à sa déclaration de culpabilité en tant que coauteur de meurtre, une violation des lois ou coutumes de la guerre visée au chef 5,
INFIRME, le Juge Shahabuddeen joignant une opinion dissidente, ces déclarations de culpabilité et DÉCLARE, le Juge Shahabuddeen joignant une opinion dissidente, Mitar Vasiljevic coupable des chefs 3 et 5 de l’acte d’accusation, en tant que complice de persécution, un crime contre l’humanité (assassinat et actes inhumains) et en tant que complice de meurtre, une violation des lois ou coutumes de la guerre, en application de l’article 7 1) du Statut,
REJETTE pour le surplus l’appel de Mitar Vasiljevic contre ses déclarations de culpabilité,
REJETTE l’appel de Mitar Vasiljevic contre la peine et lui INFLIGE, le Juge Shahabuddeen joignant une opinion dissidente, une nouvelle peine, qui prend en compte sa responsabilité établie sur la base des nouvelles déclarations de culpabilité prononcées en appel,
CONDAMNE Mitar Vasiljevic ŕ quinze ans d’emprisonnement à compter de ce jour, la durée de la période passée en détention préventive, soit du 25 janvier 2000 à ce jour, étant à déduire de la durée totale de la peine, en application de l’article 101 C) du Règlement de procédure et de preuve,
ORDONNE qu’en vertu des articles 103 C) et 107 du Règlement de procédure et de preuve, Mitar Vasiljevic reste sous la garde du Tribunal international jusqu’à ce que soient arrêtées les dispositions nécessaires pour son transfert vers l’État dans lequel il purgera sa peine.
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Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie
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