Communiqué de presse |
CHAMBRES
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La Haye, 31 januar 2005
CT /P.I.S./932f
Résumé du Jugement Affaire le Procureur c/ Pavle Strugar:
Pavle Strugar condamné à huit ans d’emprisonnement
Veuillez trouver ci-dessous le résumé de l’arrêt rendu par la Chambre de première instance, composée des Juges Parker (Président), Thelin et Van den Wyngaert, tel que lu à l’audience de ce jour par le Juge Président :
La Chambre de première instance est réunie aujourd’hui pour rendre son jugement dans l’affaire Le Procureur c/ Pavle Strugar.
Aux fins de la présente audience, la Chambre présentera brièvement ses constatations et conclusions en l’espèce. Elle tient à souligner que ce qui suit n’est qu’un résumé et que seul fait autorité l’exposé des constatations, conclusions et motifs de la Chambre que l’on trouve dans le texte écrit du jugement, dont des copies seront mises à la disposition des parties et du public à l’issue de l’audience.
Avant de se pencher sur les questions de fond, la Chambre souhaite exprimer ses remerciements aux traducteurs, aux interprètes, à la Section de l’administration du Tribunal, à la Section de l’aide aux victimes et aux témoins, aux conseils, ainsi qu’aux juristes de la Chambre pour avoir contribué au bon déroulement de ce procès.
L’accusé, Pavle Strugar, général de division à la retraite de l’ex-Armée populaire yougoslave (la « JNA »), a été mis en accusation pour des crimes qui auraient été commis le 6 décembre 1991 dans le cadre d’une campagne militaire menée par la JNA dans la région de Dubrovnik, en Croatie, durant les mois d’octobre, novembre et décembre 1991. Il est allégué que lors du bombardement illégal à l’artillerie mené par la JNA contre la vieille ville historique de Dubrovnik le 6 décembre 1991, deux personnes ont été tuées et deux autres grièvement blessées. De nombreux édifices de la vieille ville revêtant une importance historique et culturelle ont par ailleurs été endommagés. Dans l’acte d’accusation, ces allégations sous-tendent les six chefs de violations des lois ou coutumes de la guerre sanctionnées par l’article 3 du Statut du Tribunal, à savoir : meurtre, traitements cruels, attaques contre des civils, dévastation que ne justifient pas les exigences militaires, attaques contre des biens de caractère civil et destruction d’édifices consacrés, entre autres, à la religion, aux arts et aux sciences.
Il est allégué que l’accusé est coupable de chacun des six chefs d’accusation susmentionnés sur deux bases distinctes. Il est tenu responsable, premièrement, sur la base de l’article 7 1) du Statut, pour avoir personnellement ordonné, aidé et encouragé le bombardement de la vieille ville, et, deuxièmement, sur celle de l’article 7 3) du Statut, en tant que supérieur hiérarchique, en raison des agissements criminels des forces placées sous son commandement. La responsabilité de l’accusé découlait du poste de commandant du 2ème groupe opérationnel qu’il occupait à l’époque des crimes reprochés.
En septembre 1991, un conflit opposant la JNA et les forces croates a éclaté dans les régions côtières du sud de la Croatie. À partir du 1er octobre 1991, Dubrovnik a fait l’objet d’un blocus qui s’est poursuivi en 1992. Les forces de la JNA placées sous le commandement de l’accusé ont lancé des opérations de combat visant à avancer sur la ville de Dubrovnik, notamment du 23 au 26 octobre 1991 et du 9 au13 novembre 1991. À ces deux occasions, l’agglomération de Dubrovnik en général, et la vieille ville historique en particulier, ont été bombardées. Le 13 novembre 1991, la JNA contrôlait effectivement l’ensemble du territoire entourant l’agglomération de Dubrovnik, à l’exception du Mont Srdj, l’une des principales caractéristiques topographiques de Dubrovnik, qui surplombe la vieille ville et où se trouve un fort datant de l’époque napoléonienne.
Au début du mois de décembre 1991, des négociations ont été engagées en vue d’essayer de résoudre le problème du blocus de Dubrovnik. Dubrovnik ne constituait alors que l’une des nombreuses questions nées du conflit en République socialiste fédérative de Yougoslavie (« RSFY ») dont s’occupaient à l’époque les plus hauts représentants des autorités croates et serbes. Une rencontre entre une délégation ministérielle croate, dirigée par le ministre Rudolf, et la JNA, représentée par l’amiral Jokic, s’est tenue ŕ Cavtat le 5 décembre 1991. Les pourparlers devaient se poursuivre le 6 décembre 1991.
Les faits ayant un lien direct avec la journée du 6 décembre 1991 ont été rapportés dans un grand nombre d’éléments de preuve. Beaucoup d’entre eux sont discordants ou contradictoires. Il a donc fallu que la Chambre détermine où se trouve la vérité. Ses motifs sont exposés en détail dans le jugement écrit. Le résumé des faits essentiels de l’espèce qui suit reflète les constatations de la Chambre, eu égard à ce qui s’est véritablement passé.
Bien avant l’aube, vers 5 h 50 du matin, le 6 décembre 1991, les habitants de la vieille ville de Dubrovnik ont été réveillés par le bruit d’explosions. Une attaque à l’artillerie venait d’être lancée. Alors que dans un premier temps les tirs visaient principalement la zone située autour de Srdj, certains quartiers d’habitation de Dubrovnik, notamment la vieille ville et son port, ont été frappés par des bombardements, quasiment dès le début de l’offensive. Quoi qu’il en soit, la cible principale de l’attaque s’est déplacée, de Srdj, pour devenir l’agglomération de Dubrovnik, y compris la vieille ville. Les bombardements les plus intenses ont eu lieu dans la matinée, entre 9 heures et 9 heures et demie, puis vers 11 heures. Vers 11 h 15, la fréquence des bombardements a considérablement diminué. Cette accalmie n’a cependant été que de courte durée puisque les bombardements ont repris en intensité, bien que de façon plus sporadique. Les bombardements ont sensiblement diminué peu après 15 heures, puis ils ont quasiment cessé peu après 16 h 30. Le pilonnage de Dubrovnik, y compris de la vieille ville, a duré plus de dix heures et demie le 6 décembre 1991.
Ce même jour, la JNA a tenté de s’emparer de Srdj. L’offensive du 6 décembre 1991 a débuté entre 5 heures et 6 heures du matin, sous le couvert de l’obscurité. Elle a été engagée par deux petites unités d’infanterie appartenant au troisième bataillon de la 472e brigade motorisée de la JNA. Chacune de ces unités bénéficiait d’un appui char rapproché. Moins de 40 soldats ont pris part à l’attaque. Les forces croates de défense déployées à Srdj ont néanmoins été placées en état d’infériorité numérique. Les activités menées par l’infanterie et l’artillerie de la JNA ce jour-là ont été supervisées et coordonnées par le commandant du troisième bataillon de la 472e brigade motorisée, le capitaine Kovacevic, lequel était installé au poste d’observation de Zarkovica, un petit plateau situé ŕ environ deux kilomètres au sud-est de la vieille ville qui offrait une vue dégagée vers le nord-ouest de Dubrovnik, notamment la vieille ville et Srdj.
Peu avant 6 heures du matin, moins d’une demi-heure avant le lever du jour, des unités de la JNA ont procédé à des tirs de barrage au mortier et à l’artillerie. Dans un premier temps, leur cible principale était Srdj. Alors que les deux unités engagées dans l’attaque avançaient dans cette direction, elles ont essuyé des tirs défensifs provenant de Srdj, puis des tirs de mortier de calibre 82mm et des tirs de mitrailleuse provenant de positions croates situées dans l’agglomération de Dubrovnik, mais pas dans la vieille ville. Comme les tirs visant les troupes de la JNA engagées dans l’attaque de Srdj étaient de plus en plus nourris, l’artillerie de la JNA a ouvert le feu sur des positions de tir croates situées dans l’agglomération de Dubrovnik afin d’essayer de les neutraliser.
Vers 8 heures du matin, les forces assaillantes de la JNA s’étaient suffisamment rapprochées de Srdj pour se trouver elles-męmes menacées par le barrage d’artillerie de la JNA. Le barrage d’artillerie a été interrompu pour que les troupes de la JNA puissent poursuivre leur avancée. Celles-ci ont continué toutefois à subir des attaques au mortier lancées à partir de positions croates situées dans l’agglomération de Dubrovnik et à essuyer des tirs défensifs provenant de Srdj. Bien que Dubrovnik, y compris la vieille ville, ait été bombardé quasiment dès le déclenchement des tirs par les batteries de la JNA, il semble qu’après la cessation des tirs de barrage d’artillerie de la JNA sur Srdj, toute la puissance de feu des mortiers et autres pièces d’artillerie de la JNA, notamment des roquettes ou missiles Maljutka, se soit concentrée sur Dubrovnik, y compris la vieille ville. Les tirs de mortier et d’autres pièces d’artillerie de la JNA n’ont pas été contrôlés ni dirigés comme il convenait. Ces tirs n’ont pas visé uniquement des objectifs militaires croates, mais ont largement, délibérément et aveuglément pris pour cible Dubrovnik, y compris la vieille ville, et ce, pendant de longues heures, comme nous l’avons déjà mentionné.
L’attaque d’infanterie menée contre Srdj a donné lieu ŕ des combats rapprochés particulièrement intenses et désespérés, tant de la part des forces croates que des forces de la JNA. Il y a eu des morts et des blessés des deux côtés. Les défenseurs croates se sont retranchés vers des positions souterraines situées dans le fort en pierre de Srdj et ont appelé ŕ des tirs de mortier et d’autres pièces d’artillerie croates sur les forces assaillantes de la JNA qui encerclaient le fort. Des tentatives visant à vaincre les défenseurs croates ou à les contraindre à capituler se sont succédées pendant de nombreuses heures, sans succès. Finalement, après 14 heures, les forces assaillantes de la JNA, épuisées, ont renoncé à s’emparer de Srdj et se sont repliées, sous la protection des chars, à la faveur d’un nouveau tir de barrage au mortier de la JNA sur Srdj. Leur repli complet s’est achevé peu de temps aprcs 15 heures. La prise de Srdj avait échoué. L’attaque menée ŕ l’artillerie contre Dubrovnik, y compris la vieille ville, s’était poursuivie pendant toute l’offensive de Srdj.
Lors du procès en l’espèce, la Défense a fait valoir, reprenant ainsi à son compte l’explication fournie en décembre 1991 par la JNA au sujet de l’attaque contre Srdj et de l’attaque à l’artillerie contre la vieille ville en décembre 1991, que cette attaque avait été lancée sur la seule décision du capitaine Kovacevic, du troisicme bataillon de la 472e brigade motorisée, décision qu’il avait prise de manière impulsive et en opposition avec les ordres de ses supérieurs, aux premières heures du 6 décembre 1991. La raison invoquée pour ce comportement singulier était que durant la nuit du 5 au 6 décembre, les forces croates déployées à Srdj s’étaient livrées à des actes de provocation en ouvrant le feu sur ses soldats, faisant ainsi une victime. Il aurait donc perdu toute maîtrise de lui-même et ordonné l’attaque, réagissant de façon émotionnelle au comportement des forces croates.
La Chambre estime que cette version des faits est entièrement fausse. Le 5 décembre 1991, en fin d’après-midi, une réunion s’est tenue au poste de commandement avancé du 9e secteur naval, à Kupari. Le troisième bataillon de la 472e brigade motorisée était alors placé sous la direction du neuvième secteur naval, lequel était commandé par l’amiral Jokic. Des officiers supérieurs de l’état-major du 9e secteur naval, notamment le chef d’état-major, le capitaine de vaisseau Zec, le commandant du troisième bataillon de la 472e brigade motorisée, le capitaine Kovacevic, et les commandants d’autres unités du 9e secteur naval étaient présents à cette réunion. À cette occasion, un plan d’attaque relatif à la prise de Srdj le lendemain matin, avant midi, a été établi. Srdj était une position cruciale et constituait le dernier bastion contrôlé par les forces croates sur les hauteurs au-dessus de Dubrovnik. Le plan prévoyait de recourir à des tirs de mortier et d’autres pièces d’artillerie contre des objectifs militaires, y compris ceux qui étaient situés dans l’agglomération de Dubrovnik, selon les besoins, pour appuyer l’assaut contre Srdj. Le plan prévoyait également l’engagement d’unités du 9e secteur naval autres que le troisième bataillon de la 472e brigade motorisée. Au vu des éléments de preuve produits, la Chambre estime que l’attaque de Srdj a été enticrement planifiée à l’avance et coordonnée par des officiers de l’état-major du 9e secteur naval le 5 décembre 1991, et non pas décidée à la seule initiative du capitaine Kovacevic, le 6 décembre 1991 ŕ l’aube, en réponse aux provocations des forces croates cette nuit-là.
Le 6 décembre 1991, des protestations répétées contre l’attaque à l’artillerie menée par la JNA sur Dubrovnik, et en particulier la vieille ville, ont été exprimées par le ministre Rudolf, qui se trouvait à la tête de la délégation ministérielle croate, par la Mission d’observation de la communauté européenne (l’« ECMM ») et par les autorités civiles de Dubrovnik. Ces protestations ont été adressées au 9e secteur naval, à l’accusé, et, à Belgrade, au secrétaire fédéral à la défense, le général Kadijevic. Elles n’ont en rien aidé ŕ mettre fin à l’attaque d’artillerie.
La Chambre estime néanmoins qu’une protestation adressée par l’ECMM au général Kadijevic a conduit ce dernier ŕ joindre par téléphone l’accusé entre 6 heures et 7 heures du matin. À la suite de cet appel, l’accusé a téléphoné vers 7 heures à l’amiral Jokic. Ces événements, ainsi que les contacts entre l’accusé et l’amiral Jokic ŕ cette occasion et plus tard dans la journée, suscitent une vive controverse, comme il ressort des éléments de preuve produits. Il est inutile, aux fins de la présente audience, de résumer ici l’examen de ces questions par la Chambre ou les raisons de ses conclusions. La Chambre tient cependant à souligner que selon elle, pendant la matinée du 6 décembre 1991, ni l’accusé ni l’amiral Jokic n’ont, ŕ aucun moment, ordonné l’arrêt de l’attaque menée par la JNA en vue de la prise de Srdj. Les discussions qui se sont tenues entre l’amiral Jokic et le ministre Rudolf pendant la matinée ont abouti ŕ un accord de cessez-le-feu, lequel devait prendre effet à 11 h 15. À la suite de cet accord, l’accusé a effectivement ordonné un cessez-le-feu. Toutefois, cet ordre n’a été transmis qu’à certaines unités de la JNA. En particulier, aucun ordre n’a été donné aux unités d’infanterie qui tentaient de prendre Srdj pour qu’elles mettent fin ŕ l’assaut. Inévitablement, étant donné que l’attaque de Srdj par la JNA s’est poursuivie et que seules certaines unités d’artillerie de la JNA ont cessé de tirer, le cessez-le-feu est resté lettre morte et les deux parties belligérantes ont continué à s’affronter. Aucune autre mesure n’a été prise, ni par l’accusé ni par l’amiral Jokic, pour mettre un terme à l’attaque à l’artillerie contre la vieille ville ou à d’autres aspects de l’assaut lancé par la JNA.
Au lieu de cela, l’accusé et l’amiral Jokic se sont rendus en avion ŕ Belgrade dans l’après-midi, conformément à l’ordre que leur avait donné le matin-même le général Kadijevic, qui venait de recevoir les protestations émises par l’ECMM. Les trois hommes se sont rencontrés dans l’après-midi, à la suite de quoi l’accusé et l’amiral Jokic ont regagné leurs postes de commandement vers 17 h 30. Il est manifeste que la JNA s’efforçait à ce stade de « limiter les dégâts », pour reprendre une expression familière, s’agissant de l’attaque de Dubrovnik en général, et de la vieille ville en particulier. L’attaque avait provoqué une réaction de désapprobation quasi-immédiate et énergique de la part de la communauté internationale. L’amiral Jokic commandait directement toutes les forces de la JNA qui prenaient part à l’attaque ce jour-là. Il était également en contact avec les représentants croates et ceux de la communauté internationale. Il lui a été confié pour mission « de réparer les dégâts et d’arranger les choses ». Il a proposé l’ouverture d’une enquête, une mesure qui, de toute évidence, avait pour but de détourner l’attention face à l’opinion internationale hostile. La Chambre estime que ce qui s’est passé ensuite témoigne de la teneur et de l’effet de ce qui avait été convenu, ou des directives qu’avaient reçues l’amiral Jokic, ŕ la réunion de Belgrade. Le lendemain matin, ce dernier a signé un accord de cessez-le-feu. Il a aussitôt fourni l’assurance inconditionnelle, au nom du général Kadijevic également, qu’une enquęte minutieuse aurait lieu et que des sanctions seraient prises à l’égard des responsables. Telles ont été les promesses faites au ministre Rudolf, au comité de crise de Dubrovnik et à l’ECMM. La Chambre estime, pour sa part, qu’il a mené à la va-vite un simulacre d’enquête. Il a brièvement rendu compte au secrétariat fédéral des mesures qu’il avait personnellement prises et, plus généralement, des activités qui s’étaient déroulées le 6 décembre 1991, relatant tout cela d’une manière assez peu conforme aux faits tels qu’ils ressortent des éléments de preuve produits, et cherchant ainsi à présenter le comportement des forces de la JNA sous un jour plus favorable. Le lendemain, une « commission » composée de trois officiers du 9e secteur naval a effectué une visite de la vieille ville afin d’évaluer les dommages occasionnés. L’amiral Jokic a entériné les conclusions présentées par ladite commission dans un rapport qui cherchait ŕ minimiser la nature et l’étendue des dommages et à ne pas en faire porter la responsabilité à la JNA. Dans la soirée du 6 décembre 1991, il a mis à pied un commandant de bataillon par intérim, le lieutenant-colonel Jovanovic, du troisicme bataillon de la 5e brigade motorisée. Étonnamment, le lieutenant-colonel Jovanovic n’occupait ce poste par intérim que depuis une journée. Il a été réassigné ŕ ses fonctions habituelles sans faire l’objet de la moindre sanction ou procédure disciplinaire. Le troisième bataillon de la 5e brigade motorisée n’était aucunement responsable du bombardement de la vieille ville puisque la vieille ville était hors de portée de ses mortiers. L’amiral Jokic n’a engagé aucune autre procédure disciplinaire ou administrative visant ŕ faire la lumière sur les événements qui s’étaient produits ou à sanctionner les responsables. La Chambre constate qu’aucune autre enquête ou procédure disciplinaire n’a été engagée par son supérieur hiérarchique direct, à savoir l’accusé, ou par le supérieur de ce dernier, le général Kadijevic.
De nombreuses théories ont été avancées pour expliquer le bombardement de la vieille ville le 6 décembre 1991. Dans le cadre de la présentation des moyens à décharge, la Défense a soutenu notamment que les dommages occasionnés à la vieille ville étaient en réalité peu importants, voire inexistants. La Chambre est toutefois convaincue, au vu des éléments de preuve produits, que les dommages ont été de grande ampleur et qu’ils ont touché de vastes secteurs de la vieille ville. La Défense a également affirmé que tous les dommages occasionnés à la vieille ville, ou, à titre subsidiaire, une partie d’entre eux, avaient été, délibérément ou accidentellement, le fait des forces de défenses ou autres agents croates. Or, il existe des preuves flagrantes et irréfutables qui démontrent que les dommages occasionnés dans la vieille ville de Dubrovnik et à celle-ci le 6 décembre 1991 résultent des bombardements menés par la JNA. La Défense a avancé par ailleurs un autre argument, lequel semble quelque peu contredire les arguments précédemment évoqués, à savoir que les dommages occasionnés à la vieille ville le 6 décembre 1991 étaient une conséquence regrettable, mais inévitable, des tirs d’artillerie de la JNA contre des positions militaires croates situées dans la vieille ville et dans le voisinage immédiat de celle-ci. Certes, les forces de la JNA ont en partie pris pour cible des positions de tirs et autres positions militaires croates, réelles ou supposées, dans l’agglomération de Dubrovnik, mais aucune de ces positions ne se trouvait dans la vieille ville. Malgré certains éléments de preuve indiquant le contraire, ces positions croates étaient situées à une distance trop éloignée de la vieille ville pour exposer celle-ci à des tirs d’obus involontaires et fortuits dirigés par la JNA contre les positions en question. La Chambre estime que la cause des dommages établis occasionnés à la vieille ville est le bombardement de grande ampleur, délibéré et aveugle que celle-ci a subi, plus de dix heures et demie durant, ce 6 décembre 1991, sous le feu non seulement des mortiers, mais aussi d’autres pièces d’artillerie de la JNA telles que des canons de type ZIS, des canons sans recul et des lance-roquettes Maljutka.
S’agissant des accusations spécifiques retenues contre l’accusé, il se voit reprocher le meurtre de deux civils au cours de l’attaque. À ce sujet la Chambre note que, lorsqu’une ville occupée par une population civile est soumise à une attaque à l’artillerie délibérée entraînant des décès parmi les civils, ces décès peuvent être qualifiés de meurtres si les auteurs de l’attaque savaient que celle-ci causerait probablement des morts. La Chambre est convaincue que ces décès, ainsi que leur cause, ont été établis pour les deux civils en question. Les membres de la JNA qui en sont les auteurs ont délibérément pris pour cible la vieille ville en sachant qu’y résidait une population civile. Les éléments constitutifs du meurtre ont été établis en ce qui les concerne.
L’acte d’accusation comporte en outre un chef de traitements cruels à l’égard de deux victimes. Dans sa décision rendue en application de l’article 98 bis du Règlement, la Chambre a rejeté des allégations similaires relatives à une troisième victime. Les éléments constitutifs du crime de traitements cruels ont été établis en ce qui concerne les membres de la JNA ayant effectivement commis ces actes.
Les infractions d’attaques illégales contre des civils et contre des biens à caractère civil sont également retenues contre l’accusé. Tous les éléments de preuve indiquent sans équivoque que, le 6 décembre 1991, la vieille ville était une ville vivante, comme elle l’est encore aujourd’hui. Bien qu’inscrite au patrimoine mondial de l’humanité elle comptait une population civile importante de 7 000 à 8 000 habitants. Comme cela a été dit plus haut, la Chambre a établi que la vieille ville avait été prise pour cible de façon prolongée par la JNA au moyen de son artillerie et d’autres types d’armement le 6 décembre 1991 et que la JNA n’avait visé aucune position de tir, ni aucun autre objectif militaire réel ou supposé dans la vieille ville. La Chambre a conclu que l’intention des auteurs de ces actes était de prendre pour cible la population et les biens à caractère civil dans la vieille ville. Les éléments constitutifs de ces deux crimes ont donc été établis en ce qui concerne les membres de la JNA qui en sont les auteurs effectifs.
S’agissant du crime de dévastation que ne justifient pas les exigences militaires et du crime de destruction de biens à caractère culturel, l’accusé devait répondre, suite à la décision rendue en vertu de l’article 98 bis du Règlement, de l’endommagement et de la destruction de 116 immeubles et édifices spécifiés au cours du pilonnage de la vieille ville de Dubrovnik le 6 décembre. Selon la Chambre il a été établi que sur ces 116 immeubles et édifices, 52 ont été endommagés et six détruits au cours du pilonnage de la vieille ville de Dubrovnik le 6 décembre par la JNA. Les dégâts occasionnés à ces bâtiments étaient de nature et de d’importance diverses. De plus, si plusieurs de ces 52 immeubles et édifices avaient déjà été touchés lors de pilonnages en octobre et en novembre, la Chambre est convaincue qu’ils ont subi des dégâts supplémentaires et importants lors de l’attaque du 6 décembre. En ce qui concerne le chef de dévastation, la Chambre conclut que la vieille ville a subi des dommages à grande échelle le 6 décembre 1991. S’agissant du chef de destruction de biens à caractère culturel, la vieille ville de Dubrovnik a été inscrite dans sa totalité au patrimoine mondial de l’humanité en 1979, de sorte que toutes les constructions qui s’y trouvent, y compris ses remparts, peuvent à juste titre être définies comme des biens à caractère culturel. Il a également été établi qu’il n’existait pas d’objectifs militaires dans les environs immédiats des 52 immeubles et édifices détruits ou endommagés le 6 décembre 1991, pas plus d’ailleurs que dans la vieille ville, ni dans ses environs immédiats, si bien que la destruction ou les dégâts occasionnés aux édifices de la vieille ville le 6 décembre 1991 n’étaient pas justifiés par les exigences militaires. Les éléments constitutifs de ces deux crimes sont réunis en ce qui concerne les membres de la JNA qui en sont les auteurs effectifs.
La Chambre examine maintenant une question essentielle et doit déterminer s’il a été prouvé que l’accusé était personnellement responsable pénalement de l’attaque à l’artillerie contre la vieille ville OU indirectement responsable pénalement, en tant que commandant du 2ème GO, des agissements des hommes de la JNA qui sont les auteurs effectifs des infractions. Il a été établi que toutes les forces de la JNA engagées dans l’opération militaire à Dubrovnik le 6 décembre 1991 étaient des composantes du 9ème VPS commandé par l’amiral Jokic le 6 décembre 1991, ou lui étaient subordonnées. De plus le 9ème VPS était placé sous le commandement opérationnel du 2ème GO commandé par l’accusé. Etant leur supérieur hiérarchique, l’accusé exerçait un contrôle aussi bien de droit que de fait sur les forces de la JNA qui ont mené l’action militaire à Dubrovnik, et notamment le pilonnage de la vieille ville.
Cependant les éléments de preuve n’établissent pas que l’accusé a ordonné le pilonnage de la vieille ville le 6 décembre 1991. Ce qui a été démontré, c’est que l’accusé a ordonné la tentative de prise de Srdj mise en oeuvre le 6 décembre 1991. Dans le jugement écrit, la Chambre examine les éléments de preuve établissant ce fait, ainsi que certains éléments produits ŕ l’appui de la thèse opposée. La Chambre retient en particulier le témoignage de Colm Doyle, alors à la tête des observateurs de l’ECMM en Bosnie-Herzégovine, rapportant une conversation qu’il a eue avec l’accusé le 6 décembre 1991, peu après midi, et dont la teneur indique, selon la Chambre, que l’accusé a alors reconnu avoir ordonné l’attaque contre Srdj. Les propos qu’a effectivement tenus l’accusé pourraient ętre interprétés comme indiquant qu’il avait ordonné le pilonnage de la vieille ville, mais pour les raisons exposées dans le jugement écrit, telle n’est pas la conclusion de la Chambre. Cependant, l’accusé a laissé au 9ème VPS, dont les forces encerclaient Dubrovnik, le soin de préparer l’attaque en détail ; et c’est ce qui s’est effectivement produit le 5 décembre 1991 dans la soirée.
Les circonstances dont l’accusé avait connaissance au moment où il a donné l’ordre d’attaquer Srdj ne peuvent que l’avoir alerté de la possibilité que, tout comme en octobre et en novembre, ses forces allaient une fois encore passer outre aux ordres et procéder ŕ un pilonnage délibéré et aveugle, visant en particulier la vieille ville. Il n’a cependant pas été établi que l’accusé savait, au moment où il a donné cet ordre, que la probabilité de voir cet événement se produire était substantielle. Il n’a donc pas été prouvé que l’accusé est coupable d’avoir ordonné l’attaque contre la vieille ville.
La Chambre conclut qu’il n’a pas été prouvé que l’accusé avait aidé et encouragé le pilonnage illégal de la vieille ville. Elle souligne en particulier que, s’il est vrai que l’accusé n’a pas pris toutes les mesures raisonnables et nécessaires pour faire en sorte que le pilonnage cesse, il a cependant donné un ordre de cessez-le-feu qui devait entrer en vigueur à 11h15, même si cet ordre n’a pas été suivi d’effet. De plus l’élément moral nécessaire pour démontrer qu’il avait aidé et encouragé le pilonnage n’a pas été établi. Il n’a donc pas été prouvé que l’accusé est personnellement pénalement responsable de l’attaque au sens de l’article 7 1) du Statut.
La Chambre considère maintenant la responsabilité de l’accusé en tant que commandant du 2ème GO, en vertu de l’article 7 3) du Statut. Le 6 décembre 1991, l’accusé avait le pouvoir et la capacité matérielle de donner des ordres au 3ème bataillon de la 472ème brigade motorisée, ainsi qu’à toutes les autres forces de la JNA engagées dans l’attaque de Srdj et dans le pilonnage de Dubrovnik, y compris de la vieille ville, pour faire en sorte que la vieille ville ne soit pas pilonnée et que toute attaque en cours cesse. La Chambre conclut qu’à partir de 07h00 environ le 6 décembre 1991 l’accusé était informé, en raison d’événements exposés en détail dans le jugement écrit, de l’existence d’un risque clair et majeur : l’artillerie de la JNA était peut-être déjà en train de répéter ses agissements antérieurs et de pilonner la vieille ville. À ce moment-là, ce risque était si réel et ses implications si graves que l’accusé aurait dû ressentir l’urgente nécessité d’établir si l’artillerie de la JNA était effectivement en train de procéder au pilonnage injustifié de la vieille ville, afin de faire cesser cette attaque si celle-ci était confirmée. Or il ne l’a pas fait. La Chambre conclut en particulier que l’accusé n’a pas, le 6 décembre 1991, vers 07h00, donné à l’amiral Jokic l’ordre d’interrompre l’attaque contre Srdj. La Chambre a déjŕ indiqué qu’un ordre de cessez-le-feu devant prendre effet à 11h15 avait été donné à certaines unités d’artillerie de la JNA, mais pas à toutes ; de plus les hommes qui tentaient de prendre Srdj n’ont pas reçu l’ordre de cesser leur attaque à 11h15.
La Chambre conclut d’autre part que les éléments de preuve établissent, en dépit de solides arguments tendant à prouver le contraire, qu’après l’attaque, l’accusé avait à tout moment l’autorité lui permettant d’agir lui-même afin d’enquêter et de prendre des mesures disciplinaires ou autres contre les auteurs du pilonnage de la vieille ville, ainsi que pour exiger de l’amiral Jokic qu’il prenne des mesures plus concrctes. Malgré cela l’accusé a choisi de ne prendre aucune mesure quelle qu’elle soit.
La Chambre est donc convaincue que les éléments requis pour établir la responsabilité de l’accusé sur la base de l’article 7 3) du Statut, en tant que commandant supérieur des forces de la JNA ayant perpétré le pilonnage illégal de la vieille ville le 6 décembre 1991, ont été prouvés. L’accusé n’a pris aucune mesure pour mettre fin à l’attaque le 6 décembre 1991 quand il aurait pu et aurait dû le faire et n’a pas ensuite fait en sorte que ses auteurs soient punis.
Les éléments constitutifs de chacun des six chefs de l’acte d’accusation ont été établis. La Chambre fait cependant observer que le principal acte criminel en l’espèce est constitué par une attaque à l’artillerie contre la vieille ville. Au cours de cette attaque des civils ont été tués et blessés et des bâtiments protégés ont été endommagés et détruits. La Chambre estime que le principal acte criminel est directement et largement pris en compte par les chefs d’accusation 3 et 6 et qu’il sera pleinement satisfait à l’intérêt de la justice et à la nécessité de prononcer une juste peine si l’accusé est déclaré coupable de ces seuls chefs.
Général Strugar, veuillez vous lever.
La Chambre de première instance vous déclare coupable des deux chefs d’accusation suivants, sur la base de l’article 7 3) du Statut du Tribunal :
Chef 3 :Attaques contre des civils, une violation des lois ou coutumes de la guerre sanctionnée par l’article 3 du Statut du Tribunal.
Chef 6 :Destruction ou endommagement délibéré d’édifices consacrés à la religion, à la bienfaisance et à l’enseignement, aux arts et aux sciences, de monuments historiques, d’śuvres d’art et d’śuvres à caractère scientifique, une violation des lois ou coutumes de la guerre sanctionnée par l’article 3 du Statut du Tribunal.
33. Si la Chambre est convaincue que les éléments requis pour établir votre responsabilité sur la base de l’article 7 3) du Statut ont été prouvés en ce qui concerne les quatre chefs suivants, elle ne prononce pas de déclaration de culpabilité à votre encontre pour :
Chef 1 : Meurtre.
Chef 2 : Traitements cruels.
Chef 4 : Dévastation que ne justifient pas les exigences militaires,
Chef 5 : Attaques illégales contre des biens à caractère civil.
De plus, la Chambre ne vous déclare coupable d’aucun des six chefs d’accusation sur la base de l’article 7 1) du Statut du Tribunal.
La Chambre a exposé en détail dans le jugement écrit les éléments qu’elle a pris en compte pour déterminer la peine. Elle a en particulier été consciente de la gravité de l’attaque contre la vieille ville de Dubrovnik et de ses conséquences pour ses habitants et pour les biens à caractère culturel endommagés ou détruits. La Chambre tient à insister sur le fait que l’accusé n’est pas condamné pour avoir ordonné l’attaque contre la vielle ville. Sa responsabilité pénale est engagée parce qu’il n’a pris aucune mesure propre à mettre un terme au bombardement de la vieille ville et qu’il n’a pas fait en sorte que les responsables de cette attaque soient sanctionnés.
À ce sujet, ce n’est pas lui qui était le supérieur hiérarchique immédiat des responsables, mais l’amiral Jokic. L’accusé était le supérieur de l’amiral Jokic et se trouvait donc éloigné d’un échelon dans la hiérarchie. La Chambre tient compte du fait que l’amiral Jokic a plaidé coupable d’infractions découlant de sa participation ŕ l’attaque contre la vieille ville et qu’il a été condamné à une peine de sept ans d’emprisonnement.
La Chambre tient compte de l’âge et de l’état de santé précaire de l’accusé, ainsi que d’autres circonstances atténuantes exposées dans le jugement écrit.
La Chambre vous condamne à une peine unique de huit ans d’emprisonnement.
Vous pouvez vous asseoir.
L’accusé est en détention depuis 457 jours. En vertu de l’article 101 C) du Règlement, la période passée en détention à ce jour sera déduite de la durée totale de la peine.
En application de l’article 103 C) du Règlement, l’accusé restera sous la garde du Tribunal jusqu’à ce qu’aient été arrêtées les dispositions nécessaires à son transfert vers l’État dans lequel il purgera sa peine.
L’audience est levée.
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Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie
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