“La justice existe. Elle exige une vie pour toute vie innocente, une mort pour toute mort imméritée. Bien entendu, il ne m'est pas possible de satisfaire aux exigences d'une telle justice. La seule chose que je peux faire, c'est ce qui est en mon pouvoir, en espérant que cela servira à quelque chose […] je peux mettre des mots sur la vérité et admettre ma responsabilité. ” |
Biljana Plavšić a été l’une des personnalités politiques les plus influentes parmi les Serbes de Bosnie, occupant de hautes fonctions pendant et après le conflit de 1992-95. Elle a participé aux persécutions à l’encontre des civils musulmans, des Croates de Bosnie et d’autres populations non serbes dans 37 municipalités. Biljana Plavšić a soutenu une campagne de séparation ethnique qui s’est traduite par la mort de milliers de civils et l’expulsion d’encore plusieurs milliers d’entre eux hors de municipalités de Bosnie-Herzégovine, dans des circonstances extrêmement brutales, en invitant des groupes paramilitaires de Serbie à aider les forces serbes de Bosnie à imposer une séparation ethnique par la force. Biljana Plavšić a été condamnée à 11 ans d’emprisonnement.
Lire son aveu de culpabilité
17 décembre 2002 (extrait du compte rendu d'audience)
À l'époque, je m'étais convaincue facilement que ce qui était en cause était un problème de survie et d'autodéfense. En fait, c'était bien davantage. Les dirigeants dont je faisais partie ont pris pour cible d'innombrables personnes innocentes. Arguer de la nécessité de se défendre, de survivre, ne justifie en rien ces actes. En fin de compte, certains ont pu dire, y compris dans notre peuple, que cette guerre nous a fait perdre notre grandeur. Des questions évidentes se posent par conséquent. Si cette vérité est aujourd’hui si claire, pourquoi ne l'ai-je pas vu avant ? Et comment est-il possible que nos dirigeants et ceux qui les ont suivis aient commis de tels actes ? La réponse à ces deux questions réside, je crois, dans le mot «effroi»; un effroi qui rend aveugle et qui nous a conduit à l'idée obsessionnelle, notamment chez ceux d'entre nous pour qui la Deuxième Guerre mondiale est un souvenir vivace, que les Serbes ne devaient plus jamais être réduits à l'état de victimes. En pensant ainsi, nous qui faisions partie de la direction, avons violé le devoir premier de tout être humain : le devoir de se maîtriser pour respecter la dignité humaine d'autrui. Nous nous sentions moralement engagés à faire ce qu'il fallait pour l'emporter.
Bien qu'à de nombreuses reprises j'aie entendu parler de comportements cruels et inhumains contre des non-Serbes, j'ai refusé d'admettre ces allégations ne serait-ce qu'en diligentant des enquêtes. En fait, je me suis complètement plongée dans la tâche consistant à m'occuper des Serbes, victimes innocentes de la guerre. Ce travail quotidien durant la guerre a renforcé chez moi le sentiment que nous nous battions pour survivre et que la communauté internationale était dans ce combat notre ennemi. Donc je me suis contentée de nier ces accusations sans même les vérifier. J'ai tranquillement conservé ma conviction que les Serbes n'étaient pas capables de tels actes. Poussés par cette obsession de ne plus jamais être réduits à l'état de victimes, nous nous sommes permis de devenir des faiseurs de victimes.
Vous avez entendu hier et quelque peu aujourd'hui également, quelles ont été les innombrables souffrances que tout cela a produit. J'ai admis ma responsabilité; cette responsabilité est la mienne et n'appartient qu'à moi. Elle ne s'étend pas aux autres dirigeants qui ont le droit de se défendre eux-mêmes et elle ne s'étend certainement pas aux autres Serbes qui ont déjà payé un tribut suffisamment lourd en raison du fait que nous étions leurs dirigeants. La certitude que je suis responsable de ces souffrances humaines et d'avoir entaché la personnalité de mon peuple ne me quittera jamais.
La justice existe. Elle exige une vie pour toute vie innocente, une mort pour toute mort imméritée. Bien entendu, il ne m'est pas possible, à moi, de satisfaire aux exigences d'une telle justice. La seule chose que je peux faire, c'est ce qui est en mon pouvoir, en espérant que cela servira à quelque chose. Je peux ouvrir les yeux sur la vérité, je peux mettre des mots sur la vérité et admettre ma responsabilité. Ceci, je l'espère, aidera les victimes innocentes -musulmanes, croates et serbes- à ne pas s'abîmer dans l'amertume qui se mue souvent en haine et finit par devenir autodestructrice.
S'agissant de mon peuple, j'ai déjà dit ici, aujourd'hui, quelques mots de sa personnalité, mais je pense qu'il importe de donner quelques explications complémentaires. Aujourd'hui, à Belgrade, en plein centre de la ville, une église se dresse avec sa coupole, une église dont la construction est inachevée, bien qu'ayant commencé en 1935. Notre peuple poursuit avec constance la construction de cette église consacrée à un homme qui, plus qu'aucun autre, a forgé le caractère du peuple serbe : je veux parler de Saint-Sava.
Le chemin suivi par cet homme a été empreint de maîtrise de soi et de respect pour les autres. Ce fut un grand diplomate qui s'est acquis le respect de son peuple et d'autres peuples, bien au-delà du sien. Ce fut un homme qui a laissé une marque profonde sur le peuple serbe. C'est la voie empruntée par Saint-Sava, c'est l'exemple incarné par lui dont les grands dirigeants serbes se sont inspirés et s'inspirent encore aujourd'hui,dans l'endurance et la dignité pleine de noblesse dont ils font preuve dans les moments les plus durs. Qu'ils me suffisent de citer Mgr Artemije Radosavljević qui, aujourd'hui encore, élève la voix pour parler de la justice dans ce qui, pour les Serbes, est devenu un lieu perdu : le Kosovo. Mais la tragédie a voulu que nos dirigeants, dont je faisais partie, aient abandonné la voie empruntée par Saint-Sava au cours de la dernière guerre. Et je pense qu'il est tout à fait clair que je me suis distinguée de ces dirigeants, mais trop tard. En dépit de tout cela, les dirigeants dont j'ai parlé continuent sans vergogne à demander la loyauté et le soutien de notre peuple. Ils le font en suscitant la peur, en disant des demi-vérités dans le but de convaincre notre peuple que le monde tout entier est contre lui. Mais aujourd'hui, les fruits de leurs efforts sont devenus très clairs : des tombes, des réfugiés, l'isolement, l'amertume à l'égard du monde qui nous a rejetés précisément à cause des actes commis par ces dirigeants.
On m'a dit souvent que ce n'était ni le lieu ni le moment, ici, pour mettre cette vérité en mots. Il nous faudrait attendre que d'autres admettent aussi la responsabilité de leurs actes. Mais je pense qu'il n'est pas de lieu, pas de moment pour faire le ménage devant sa propre porte. Je suis convaincue de la nécessité de le faire. Quant aux autres, il faudra qu'ils se posent des questions et fassent le ménage devant leur porte. Nous devons vivre dans le monde dans lequel nous vivons et pas dans un sous-sol, dans une cave. Le monde est imparfait aujourd'hui. Il est souvent injuste. Mais aussi longtemps que nous préserverons notre identité et notre personnalité, nous n'avons rien à craindre.
Pour ce qui me concerne, c'est aux membres de cette Chambre de première instance que la responsabilité est donnée de juger. Il vous faut vous efforcer, dans votre jugement, de déterminer où se trouve la justice susceptible, pas seulement pour moi mais également pour les victimes innocentes de cette guerre, d'offrir quelque chose. Pour ma part, cependant, je vais lancer un appel à ce Tribunal, à ses Juges, à ses Procureurs, à ses enquêteurs. Je vous demande de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour faire prévaloir la justice dans l'intérêt de toutes les parties. En agissant ainsi, vous serez peut-être en mesure d'accomplir la mission pour laquelle ce Tribunal a été créé. Je vous remercie. ”