Comment mener une enquête sur les crimes commis par un chef d’état dans l’exercice de ses fonctions, alors que celui-ci contrôle aussi bien la police que l’armée ? Comment enquêter sur une conspiration qui implique des dirigeants politiques, de la police et de l’armée, dans trois pays différents ? Comment envoyer des enquêteurs chercher des preuves sur des lieux de crimes situés en plein milieu d’un conflit armé, ou dans un pays qui refuse de les accueillir ? Il ne s’agit là que de quelques-uns des défis majeurs auxquels le Bureau du Procureur du Tribunal fut confronté dans les efforts qu’il a fourni pour enquêter sur Slobodan Milošević pour les crimes commis en Bosnie-Herzégovine (1992-1995), en Croatie (1991-1995) et au Kosovo (1999).
Croatie et Bosnie-Herzégovine
L’acte d’accusation contre Slobodan Milošević pour crimes commis en Croatie et en Bosnie-Herzégovine fut en grande partie le résultat d’enquêtes menées dès la création du Tribunal , en 1994. Pour l’Accusation, ces enquêtes allaient poser les fondations des actes d’accusation contre Slobodan Milošević. Suite à ces enquêtes, des douzaines d’actes d’accusation furent déposés à l’encontre d’auteurs de crimes ayant joué un rôle mineur, intermédiaire ou majeur dans ce qui était, pour les procureurs, le plan de Slobodan Milošević pour expulser les non-Serbes des territoires qu’il revendiquait.
La stratégie
Le premier procureur du Tribunal, Richard Gladstone, adopta une stratégie « en pyramide » pour enquêter sur le rôle joué par les dirigeants de haut rang : l’Accusation enquêtait sur le lieu des crimes, et identifiait les auteurs directs, lesquels donnaient les noms de dirigeants locaux qui faisaient à leur tour l’objet d’une enquête, suivis des dirigeants municipaux, puis régionaux, et ainsi jusqu’au plus haut niveau de responsabilité. Cette stratégie était motivée par l’idée que si l’Accusation ne parvenait pas à faire la preuve de crimes commis sur les lieux il n’y aurait aucune charge à retenir contre les plus hauts responsables.
Lorsque la première équipe de l’Accusation commença à travailler, au début de l’année 1994, l’enjeu était grand: enquêter sur le nombre considérable de crimes commis en Croatie et en Bosnie-Herzégovine par toutes les parties impliquées dans les conflits. La guerre se poursuivait en Bosnie et les enquêteurs du Tribunal ne pouvaient pas se rendre sur les lieux des crimes.
Le budget et les ressources de l’Accusation à ses débuts rendirent cette tâche doublement plus difficile. L’Accusation n’occupait que deux ou trois pièces dans le bâtiment qui allait devenir le siège du TPIY à La Haye. Il y avait à peine assez de bureaux et de chaises pour la trentaine de personnes que comptait le premier contingent de l’Accusation, avec sa trentaine de substituts du procureur, ses enquêteurs et son équipe de traitement des preuves.
Les enquêtes sur les crimes commis débutèrent au nord-ouest de la municipalité de Prijedor, lieu des camps de détention les plus tristement célèbres de la guerre-Omarska, Keraterm et Trnopolje. Une profusion d’informations sur les crimes commis à Prijedor fut fournie à l’Accusation par la Commission d’experts, un corps de l’ONU qui existait avant la création du Tribunal. L’Accusation identifia ses premiers témoins à partir des éléments apportés par cette commission.
Les enquêteurs du Tribunal parcoururent le monde entier pour interroger les survivants des crimes commis à Prijedor. Ainsi, même si des survivants du camp d’Omarska étaient encore en Bosnie-Herzégovine, d’autres se trouvaient un peu partout en Europe, voire en Amérique du nord ou en Malaisie. Sur la base de ces entretiens, le Tribunal fut en mesure de produire des actes d’accusations contre une trentaine de personnes pour les crimes commis à Omarska et Keraterm. Ces actes d’accusation concernaient aussi bien le chef du camp que les gardes ou les visiteurs qui venaient passer à tabac et tuer les détenus. L’Accusation avait ainsi posé la première pierre de la pyramide, dont le sommet allait être l’arrestation de Slobodan Milošević.
Durant les mois qui suivirent, l’Accusation mena des enquêtes à proximité ou le long de la frontière est et nord-est de la Bosnie, par exemple à Vlasenica, Zvornik, Bijeljina, Bosanski Šamac, Višegrad, Foča et Brčko. Ces enquêtes permirent d’apporter de nouvelles pierres à la base de la pyramide, et ont été consolidées par des investigations menées à Ključ, Sanski Most, Bosanski Novi, Banja Luka et Kotor Varoš.
Outre les actes d’accusation à l’encontre des auteurs directs de crimes, les enquêtes commencèrent à conduire l’Accusation vers le haut de la pyramide. Ainsi, à Prijedor, des actes d’accusation furent émis à l’encontre des dirigeants municipaux, Milan Kovačević, Simo Drljača, et Milomir Stakić, puis régionaux, contre Radoslav Brdjanin, Momir Talić et Stojan Župljanin.
En 1995, le Tribunal inculpa pour la première fois les dirigeants serbes les plus hauts placés, le Président Radovan Karadžić et le chef de l’état-major Ratko Mladić, pour les crimes commis dans les secteurs faisant l’objet du TPIY en Bosnie-Herzégovine. Des actes d’accusation contre d’autres dirigeants serbes de Bosnie allaient suivre, concernant Momčilo Krajišnik et Biljana Plavšić. Tous furent ensuite désignés comme les coauteurs des crimes de Slobodan Milošević en Bosnie-Herzégovine.
Outre la piste menant à Milošević par l'intermédiaire des dirigeants serbes, l’Accusation trouva un autre moyen de gravir la pyramide. Des enquêtes menées contre certains auteurs directs de crimes, à savoir les dirigeants paramilitaires Željko Ražnatović, connu aussi sous le nom d’ « Arkan », et Milan Lukić, révélèrent qu’ils avaient des liens directs avec le Service de sécurité de l’Etat serbe au sein du ministère de l’Intérieur de Serbie. Des enquêtes menées par la suite révélèrent que Slobodan Milošević contrôlait en fait aussi bien le ministère de l’Intérieur que le Service de sécurité de l'Etat.
Le Procureur adopta une stratégie similaire en Croatie, lors des enquêtes sur des crimes commis dans la ville de Vukovar, située à l’est de la Croatie, dans la ville côtière de Dubrovnik ainsi que dans de nombreux villages situés le long de la frontière croate, dans une région appelée « la Krajina ». Les enquêtes de Bosnie avaient permis l’arrestation de nombreux auteurs directs de crimes, alors que dans le cas des crimes commis contre les non-Serbes en Croatie, les inculpations portèrent dès le début sur des individus situés plus près du sommet de la pyramide. Le Tribunal mit en examen des officiers de l’Armée populaire yougoslave (JNA), des dirigeants locaux serbes de Croatie, puis des officiels de la République serbe proches de Slobodan Milošević.
Les lieux des crimes
En Croatie, lorsque le Tribunal devint opérationnel en 1994, le conflit était moins intense qu’en Bosnie, avec des lignes de front très stationnaires et des affrontements limités. Néanmoins, de sérieux enjeux se présentèrent dans les enquêtes menées sur les lieux de crimes de Croatie, comme le charnier de la ferme d’Ovčara, près de Vukovar, où furent dénombrés les corps de 200 Croates tués par les forces serbes. La guerre en Bosnie prit véritablement fin avec les Accord de paix de Dayton en novembre 1995 et l’Accusation fut de ce fait en mesure de se rendre sur les lieux des crimes décrits par les témoins. Cependant, même si l’on entendait plus retentir les canons, l’Accusation se trouvait face à de délicats enjeux pour enquêter sur le terrain : de nombreux officiels serbes de Bosnie, qui faisaient l’objet d’enquêtes pour les crimes qu’ils avaient commis, étaient encore au pouvoir et faisaient délibérément obstruction au Tribunal.
Prijedor, en Bosnie-Herzégovine, fut le premier lieu de crimes à faire l’objet d’une enquête du Procureur en février 1996, presque quatre ans après les crimes qui y avaient été commis. Les enquêteurs ont planifié l’inspection des camps de détention d’Omarska, Keraterm et Trnopolje, et des villages de la municipalité, comme Kozarac et Hambarine, ou des témoins avaient décrit des meurtres, la destruction de maisons et de mosquées et des déportations. Avant de commencer leurs investigations sur ses sites, les enquêteurs du Tribunal sont allés informer le chef de la police de Prijedor de l’époque, Simo Drljača, du fait qu’ils allaient conduire leurs activités dans ce secteur.
Drljača, ne faisait pas encore l’objet d’un acte d’accusation, une enquête à son sujet était en cours. Il déclara aux enquêteurs qu’il leur faudrait l’autorisation de Radovan Karadžić, alors Président de la République serbe de Bosnie et déjà recherché par le Tribunal pour crimes de guerre. Les enquêteurs répondirent à Drljača que les accords de paix de Dayton leur permettaient de circuler librement sur les lieux. Ils avaient le soutien de quelque 200 soldats de l’IFOR (« Peace Implementation Force »), organisme des Nations Unies. Drljača n’avait d’autres choix que d’y consentir (il allait être tué un an plus tard au cours d’une opération visant à son arrestation). L’IFOR, remplacée par la suite par la SFOR («Stabilization Force »), allait assurer la sécurité des enquêteurs du Tribunal dans quantité d’opérations les années suivantes.
Lorsque les enquêteurs commencèrent leurs investigations, ils furent très troublés de constater un tel degré de destruction. Dans le secteur de la municipalité de Brdo, toutes les maisons, sans exception, avaient été complètement détruites. À Kozarac, ils trouvèrent des ruines de bâtiments, dont des mosquées marquées d’une croix rouge. L’enquête révéla que c’était un signe utilisé pour les bâtiments ayant appartenu à des Musulmans, et destinés à être détruits. L’église orthodoxe, bien qu’entourée de bâtiments qui avaient été totalement démolis, ne portait pas la moindre marque. Durant les 16 jours de leur première enquête à Prijedor les enquêteurs du Tribunal trouvèrent, où qu’ils aillent, le même type de destruction dans chacun des lieux où avaient vécu des Musulmans ou des Croates.
Quand les enquêteurs entrèrent pour la première fois dans les bâtiments de la mine de minerai de fer d’Omarska, qui avaient servi de camp de détention durant la guerre, ils trouvèrent les lieux dans d’horribles conditions : extrêmement sales, avec des toilettes bouchées qui débordaient. Dans leur recherche d’éléments de preuves pour les meurtres qui y avaient été commis quatre ans plus tôt, les enquêteurs réalisèrent un test au luminol sur les murs et le sol des bâtiments. Il s’agit d’un test qui révèle les traces de sang, par illumination, même lorsqu’elles ont été nettoyées. Un enquêteur du Tribunal a déclaré que dans « la Maison blanche », bâtiment où de nombreux meurtres avaient été commis, les murs étaient tellement couverts de taches de sang qu’ils « brillaient comme un sapin de Noël ».
Au camp de Keraterm, le même test fut réalisé dans l’un des bâtiments, dans lequel entre 150 et 200 hommes avaient été tués dans ce que l’on a nommé par la suite « le massacre de la salle 3 ». Le test au luminol révéla qu’il y avait eu tant de sang sur le sol qu’une empreinte de chaussure de sport apparaissait suffisamment nettement pour que les enquêteurs puissent l’identifier précisément.
Des enquêtes comme celles de Prijedor furent réalisées dans des douzaines de lieux différents en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Le plus grand lieu de crime sur lequel le Tribunal effectua une enquête en Bosnie était celui du massacre de 8000 hommes et garçons musulmans, commis après la prise de Srebrenica en juillet 1995. Les enquêteurs y effectuèrent leurs premières investigations en mars 1996.
Comme à Prijedor, les enquêteurs du Tribunal opéraient dans un climat tendu : les officiers de l’armée des serbes de Bosnie (la « VRS ») qui faisaient l’objet d’enquêtes étaient toujours en poste, et le corps de la Drina, principal responsable des massacres, avait son quartier général à Vlasenica, le secteur dans lequel les enquêteurs du Tribunal allaient travailler. Comme dans d’autres investigations du Tribunal en Bosnie-herzégovine les forces de l’IFOR escortaient les enquêteurs sur leur lieu de travail. Le personnel du Tribunal logeait dans une tente sur la base militaire de l’IFOR à Vlasenica.
Les enquêteurs du Tribunal se rendirent dans le secteur pour y trouver les lieux de détention et d’exécutions indiqués par les témoins dans leur déclaration à l’Accusation. À ce moment-là, le Procureur n’avait pas encore connaissance de l’opération de dissimulation menée par la VRS, dans laquelle les corps des victimes avaient été exhumés puis inhumés à nouveau dans des charniers secondaires.
Même si la majorité des exécutions avaient eu lieu huit mois plutôt, les enquêteurs parvinrent à trouver des éléments de preuve des crimes. Des restes humains, y compris au bord d’un chemin de ferme, des douilles d’obus et des effets personnels de victimes. Dans une décharge près de l’école de Grbavci, lieu de détention près d’Orahovac au nord de la municipalité, les enquêteurs du Tribunal trouvèrent des ligatures en tissus qui n’avaient pas servies, des chaussettes en laine cousues à la main, des bérets en laine typiquement portés par les hommes musulmans, et des cannes.
Les enquêteurs du Tribunal se rendirent dans la prairie du village de Sandići, sur la route entre Bratunac et Konjević Polje. Les hommes musulmans de Bosnie s’étaient cachés sur une colline au-dessus de la prairie, le 11 juillet 1995, lorsque les forces armées de la VRS, qui avaient volé des véhicules de l’ONU, les appelèrent en leur promettant qu’ils seraient traités selon les Conventions de Genève. Lors des enquêtes de mars 1996, les enquêteurs du Tribunal purent voir, depuis la prairie, le chemin exact que les Musulmans de Bosnie avaient pris lors de leur reddition: il était tracé par les effets personnels de ces hommes, un kaléidoscope de couleurs qui serpentait en descendant la colline. Dans la prairie où ces hommes avaient été retenus avant d’être emmenés sur les lieux de détention ou d’exécution, les enquêteurs du Tribunal trouvèrent, par exemple, des cartes d’identité et des paquets de cigarettes. Dans la maison de l’autre côté de la route, les enquêteurs relevèrent des traces de sang provenant d’exécutions.
Après cela, pendant quelques années, le Tribunal effectua entre avril et octobre des exhumations dans le secteur de Srebrenica. Suite à des interrogatoires approfondis de témoins, parmi lesquels se trouvaient quelques survivants et des gens ayant pris part à ces évènements, et avec l’aide de l’imagerie par satellite américaine qui permettait de voir de larges secteurs où la terre avait été fraîchement creusée à l’époque des exécutions, le Tribunal identifia de nombreux endroits susceptibles d’abriter des charniers.
Une unité du Tribunal se chargeait des exhumations, disposant de son propre budget, et employant une série de professionnels et du personnel d’appui pour effectuer la macabre tâche de déterrer les éléments de preuve d’une série de massacres que les juges allaient par la suite qualifier de génocide. L’équipe responsable des exhumations employait un personnel varié qui comprenait entre autres: une équipe avec des chiens chargée de chercher les éventuelles mines dans les zones concernées ; des archéologues et des anthropologues médicolégaux qui examinaient les charniers afin de reconstituer les dernières minutes de vie des victimes ; des pathologistes qui pratiquaient des autopsies pour identifier la cause de la mort ; des conducteurs chargés de transporter les corps du site à une morgue où l’on pouvait faire les autopsies ; des gens chargés de nettoyer les vêtements après les avoir ôter des corps en décomposition.
Documents
Quand les membres de l’Accusation du Tribunal débutèrent leurs activités en 1994, ils avaient conscience de se trouver dans une situation très différente de celle de leurs prédécesseurs du tribunal de Nuremberg, chargés de juger les crimes nazis après la seconde guerre mondiale. Alors que l’Accusation disposait pour Nuremberg de chambres fortes pleines de documentation décrivant en détail comment le régime Nazis avait mis en place son entreprise criminelle ; le Procureur du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie n’avait pour commencer que des documents accessibles au public, tels que la législation yougoslave et des articles de journaux.
Le Procureur savait que pour trouver des éléments de preuve démontrant que Slobodan Milošević et ses coauteurs hauts placés étaient impliqués dans les crimes de terrain, il leur faudrait avoir accès à de la documentation supplémentaire. En décembre 1997, l’Accusation obtint un mandat, délivré par un juge du Tribunal, pour fouiller différents bâtiments de Prijedor- dont les bureaux du gouvernement municipal, le poste de police, et le siège du Parti démocratique serbe- et y saisir de la documentation.
Une fois de plus, la coopération avec les forces de l’OTAN en Bosnie-Herzégovine était cruciale pour que le Tribunal exécute sa mission avec succès. La SFOR accompagna les enquêteurs lorsqu’ils allèrent montrer le mandat de perquisition au chef de la police de Prijedor. Bien que Simo Drljača ait été remplacé, la rencontre avec le nouveau chef fut tendue. Tandis que le TPIY produisait le mandat de perquisition à Prijedor, la SFOR le divulguait à Biljana Plavšić, la Présidente de la République serbe, que le Tribunal n’avait pas encore mise en accusation. Plavšić téléphona au chef de la police de Prijedor alors que les enquêteurs se trouvaient dans son bureau. Suite à cet appel téléphonique, la mission de l’Accusation se poursuivit sans entraves.
Le Tribunal mena environ une demi-douzaine de missions de recherches et de saisies selon cette procédure. D’autres missions effectuées par la suite furent réalisées sans objection. Au fil des années, l’Accusation saisit des documents de différents corps de la VRS et de son état-major principal, effectuant également des saisies dans les postes de police, les bureaux municipaux, et le siège du Parti démocratique serbe, entre autres bâtiments.
Des missions de recherches et de saisies conduites dans des bâtiments des Croates et Musulmans de Bosnie permirent aussi d’obtenir de précieuses informations sur Slobodan Milošević et d’autres hauts responsables des Serbes ou Croates de Bosnie. L’armée des Musulmans de Bosnie intercepta ainsi des conversations téléphoniques entre des dirigeants serbes de Bosnie et Slobodan Milošević, car des opérateurs de cette armée enregistraient les communications radiophoniques durant la guerre. Les interlocuteurs utilisaient souvent des codes, mais généralement sans grande rigueur. Les opérateurs de l’armée des Musulmans de Bosnie, et par la suite les enquêteurs du Tribunal, furent en mesure d’identifier les interlocuteurs et les sujets de leurs conversations. Quelques milliers de conversations furent interceptées, et nombre d’entre elles indiquaient le lien existant entre Slobodan Milošević et les crimes perpétrés.
Après l’éviction de Slobodan Milošević du pouvoir, en octobre 2000, les enquêteurs du Tribunal décidèrent d’obtenir de la documentation de la part de Belgrade. L’Accusation envoya des requêtes officielles aux autorités serbes pour des centaines de documents en rapport avec les enquêtes en Croatie, Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Un grand nombre de ces requêtes furent satisfaites par les autorités, mais beaucoup d’autres firent l’objet de litiges devant la Chambre de première instance et par rapport à certaines décisions du Tribunal.
Les témoins
Le Tribunal avait interrogé plusieurs milliers de témoins des crimes commis en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, s’efforçant de poser les bases de la pyramide menant aux actes d’accusation contre des responsables de crimes plus haut placés dans la hiérarchie. Nombre d’entre eux avaient déjà témoigné dans différentes affaires au fil des années. Beaucoup étaient prêts à revenir de nouveau au Tribunal pour témoigner contre Slobodan Milošević.
Les enquêteurs du Tribunal contactèrent et interrogèrent des douzaines de témoins qui allaient par la suite témoigner au sujet de la voie hiérarchique conduisant à Slobodan Milošević. Pour ceux d’entre eux qui étaient militaires, policiers ou repsonsables politiques, le Tribunal devait demander aux autorités de Serbie et Monténégro l’autorisation de les décharger de leur obligation de protéger les secrets d’état, les secrets militaires ou officiels. Quand Slobodan Milošević perdit le pouvoir, de nouveaux témoins qui avaient connaissance du rôle de celui-ci dans la perpétration de crimes, se présentèrent au Tribunal pour informer l’Accusation de ce qu’ils savaient.
Un travail d’équipe
Les enquêteurs, les substituts du Procureur, les analystes et les commis aux affaires étudièrent de près les éléments de preuve apportés au Tribunal concernant les crimes commis en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, et accumulés au fil d’années d’enquêtes. En travaillant tous ensemble, ils virent qu’ils avaient construit la pyramide et que cette stratégie pensée par Richard Goldstone allait les mener tout droit à Slobodan Milošević.
Le Bureau du Procureur a été la première agence à mener une enquête sur un chef d’état encore en fonction alors qu’étaient commis des crimes dont il devait répondre. Le Procureur Louise Arbour réagit promptement lorsqu’elle fut informée de la perpétration de crimes à grande échelle au Kosovo, en mars 1999, dans un conflit où les forces armées combattaient l'Armée de libération du Kosovo au sol, et alors que les forces de l’OTAN effectuaient des bombardements aériens. Contrairement à ce qu’il s’était passé en 1994, quand le Tribunal débutait ses activités, en 1999 le Tribunal avait le personnel, les ressources et l’expérience nécessaires pour répondre aux crimes en temps réel. Le Procureur Arbour envoya plusieurs équipes d’enquêtes à la fois en ex-République Yougoslave de Macédoine (la « FYROM ») et en Albanie, pour prendre les déclarations de la foule de réfugiés albanais qui se massait aux frontières du Kosovo.
Après l’arrivée des forces de l’OTAN au Kosovo en juin 1999, le territoire devint, pour de nombreux observateurs, le plus vaste lieu de crimes de l’histoire faisant l’objet d’enquêtes. Dans les mois qui suivirent, les équipes d’experts légistes d’une douzaine de pays exhumèrent méticuleusement des milliers de corps qui avaient été inhumés dans des centaines de lieux différents où les forces serbes avaient tué des victimes d’origine albanaise.
Les débuts
Le Procureur fut confronté à ses premières difficultés lorsqu’il a commença à enquêter sur les crimes du Kosovo en automne 1998. La République Fédérale de Yougoslavie refusait sans cesse la délivrance de visas aux enquêteurs du Tribunal, et leur interdisait de se rendre dans ce secteur. Les autorités yougoslaves décrétaient que le Tribunal n’était pas habilité à mener des enquêtes au Kosovo car il s’agissait d’un conflit interne face à des terroristes.
Quand Louise Arbour tenta d’entrer au Kosovo le 18 janvier 1999 pour enquêter sur des rapports faisant état du meurtre de 45 Albanais du Kosovo à Račak, les autorités yougoslaves lui refusèrent à nouveau l’entrée. Le Procureur Arbour déclara qu’elle était résolue à enquêter à ce sujet et laissa dans la région une équipe chargée d’obtenir des informations et des éléments de preuve. Une semaine plus tard, les autorités yougoslaves autorisèrent une équipe médicolégale finlandaise à pratiquer des autopsies sur les victimes de Račak, avec des équipes yougoslaves et biélorusses. L’équipe finlandaise découvrit que les victimes n’étaient pas armées, découverte qui allait constituer un élément de preuve au procès de Slobodan Milošević.
Réponse en temps réel
Après l’entrée en masse des forces serbes au Kosovo le 23 mars 1999 et le début de leur campagne pour en expulser la population albanaise, le Bureau du Procureur dispatcha promptement des équipes d’enquêteurs dans la région pour interroger les réfugiés. Des centaines de milliers de réfugiés albanais du Kosovo prirent la fuite pour se masser dans les camps de réfugiés de la FYROM ou de l’Albanie voisines.
Les enquêteurs du Tribunal prirent plus d’un millier de déclarations en deux ou trois mois. Ils bénéficièrent d’une aide considérable de la part d’associations non gouvernementales et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, que la Mission de vérification au Kosovo avait évacuée juste avant le début de la campagne de bombardements de l’OTAN et dont le personnel était toujours dans la région pour prendre des informations auprès des réfugiés.
Les substituts du procureur identifièrent dans ces déclarations des propos récurrents concernant les crimes au Kosovo : les réfugiés racontaient aux enquêteurs comment des unités de l’armée yougoslave bombardaient les villages albanais, avant que la police serbe et les paramilitaires n’y entrent pour en expulser les habitants, les maltraiter ou les tuer. Beaucoup relataient comment les forces armées yougoslaves et serbes saisissaient et détruisaient leurs pièces d’identité, volaient leur argent ou leur bijoux, avant de les forcer à passer la frontière pour quitter le Kosovo. D’autres racontaient comment les forces serbes ou yougoslaves avaient tué leurs êtres chers.
De retour à La Haye, des équipes d’analystes examinèrent attentivement les lois yougoslaves, des rapports des médias, des documents, des conversations téléphoniques interceptées, et d’autres sources encore, afin de déterminer à qui obéissaient la police serbe et les forces paramilitaires qui commettaient les crimes sur le terrain. Ils établirent que la piste menée à Slobodan Milosević et à quatre des plus hauts responsables serbes et yougoslaves de la politique, de la police et de l'armée : le président serbe Milan Milutinović, le vice-Premier ministre Nikola Šainović, le chef de l’état-major général Dragoljub Ojdanić, et le ministre serbe de l’Intérieur Vlajko Stojiljković.
Sur la base des déclarations des témoins, et d’après l’analyse des voies hiérarchiques politiques, militaires et de la police, et à l’aide des informations fournies par les gouvernements et les associations non gouvernementales, les substituts du procureur établirent que quelque 740 000 Albanais du Kosovo avaient été expulsés hors des frontières du Kosovo ou déplacés à l’intérieur de la région. Ils découvrirent à ce moment-là des éléments de preuve indiquant que plusieurs centaines d’entre eux avaient été tués (le nombre de personnes tuées allait passer à plusieurs milliers par la suite). Le 24 mai 1999, alors que les combats continuaient à faire rage au Kosovo, un juge du Tribunal confirma les actes d’accusation à l’encontre de Slobodan Milošević et de ses quatre coaccusés.
Le plus grand théâtre de crimes de l’histoire contemporaine
Quand les autorités yougoslaves conclurent un accord de paix le 12 juin 1999, et lorsque les forces de l’OTAN entrèrent au Kosovo pour en prendre le contrôle, le TPIY eut accès à l’un des plus grand théâtre de crimes au monde. Les enquêteurs du Tribunal arrivèrent au Kosovo une semaine plus tard, emboîtant le pas aux forces de l’OTAN.
Le Tribunal ne comptait que deux experts médicolégaux dans son personnel, ce qui de toute évidence ne pouvait suffire à enquêter sur les centaines de lieux où l’on pensait que les tueries avaient été perpétrées. L’Accusation écrivit des lettres à chaque état membre de l’ONU, leur demandant d’offrir des équipes d’experts légistes. Une douzaine d’états membres et la Suisse répondirent favorablement, envoyant un total de quelque 300 experts des lieux de crimes, dont des pathologistes légistes, des experts en explosifs et en balistique, et des spécialistes en enregistrements sur cassette vidéo, en photographie et en cartographie.
Avant que les équipes médicolégales ne soient en mesure de commencer à effectuer la sombre tâche de mettre à jour des éléments de preuve sur les sites d’exécutions, le Tribunal devait déterminer où ses sites étaient situés. Les enquêteurs disposaient d’informations tirées des déclarations de survivants, prises pour l’Accusation en Albanie ou en FYROM. Des photos satellites aidèrent les enquêteurs du Tribunal à trouver des sites où l’on pensait que des tueries avaient eu lieu. Une fois sur place au Kosovo, le Tribunal obtenait quotidiennement de nouveaux rapports sur les lieux de crime de la part de la population, des forces de l’OTAN, des ONG, des agences de l’ONU et des journalistes.
Les enquêteurs du Tribunal se déployèrent dans le Kosovo pour effecteur une évaluation préliminaire de la situation, avant d’envoyer une équipe médicolégale sur les lieux. Si, par exemple, ils trouvaient de la terre fraîchement creusée, des douilles d’obus ou des restes de corps humains quelque part, ils savaient qu’ils étaient au bon endroit. Avant de faire venir l’équipe médicolégale, les forces de l’OTAN s’assuraient qu’il n’y avait pas de mines ou de bombes sur le site et que l’on pouvait procéder sans risque aux excavations. L’OTAN se chargeait aussi de restaurer l’accessibilité des sites sur lesquels les équipes médicolégales ne pouvaient pas se rendre immédiatement.
Procédant comme dans une juridiction civile, les équipes médicolégales étudiaient les lieux de crimes et y prenaient des photos, recueillaient et conservaient les preuves, par exemple les vêtements et les cartouches vides, et pratiquaient des autopsies sur les victimes afin de retracer les dernières minutes de leurs vies. Les équipes médicolégales découvrirent que les blessures par balles constituait la première cause de décès, et que certaines victimes étaient mortes d’un traumatisme causé par un objet contondant. Les victimes étaient des hommes et des femmes, âgés de 2 à 94 ans.
Certaines équipes médicolégales furent envoyées sur des sites ou des victimes avaient été enterrées après avoir été tuées, et d’autres sur des sites où les corps avaient été brûlés ou jetés dans des puits. Dans de nombreux cas, les enquêtes médicolégales confirmèrent que des meurtres avaient eu lieu. Dans d’autres, les enquêtes ne révélèrent rien, par exemple à la mine de plomb et de zinc de Trepča, au nord du Kosovo.
Les enquêtes médicolégales révélèrent aussi de fausses tombes. Des enquêteurs découvrirent ainsi un endroit où la terre avaient été fraîchement creusée, mais où ne se trouvaient aucun corps. Plus tard, les enquêteurs du Tribunal allaient apprendre l’existence de charniers secrets en Serbie, l’accusé et ses complices ayant fait en sorte de déplacer les corps des Albanais du Kosovo afin que les enquêteurs internationaux ne trouvent pas de preuves. Plusieurs membres du personnel du ministère de l’Intérieur serbe allaient témoigné de l’existence d’un camion frigorifique contenant des corps d’Albanais du Kosovo, que l’on a retrouvés dans la rivière Danube en Serbie orientale (voir l’acte d’accusation sur le Kosovo) et firent état du déplacement d’environ 800 corps qui avaient été exhumés. De tels éléments de preuve étaient particulièrement significatifs pour l’Accusation car ils indiquaient clairement que les auteurs des crimes avaient conscience de commettre une infraction.
Les membres des familles des victimes prirent souvent part aux enquêtes sur les lieux des crimes. Ils autorisaient le Tribunal à exhumer les restes des membres de leur famille, étaient présents lors des exhumations, identifiaient les corps, et aidaient même à les inhumer à nouveau. Ainsi cet homme de 90 ans, qui autorisa le Tribunal à exhumer les restes du corps de son frère de 86 ans. Il contribua à la nouvelle inhumation, et prit un râteau pour aplanir la terre sur la tombe.
Entre la fin du mois de juin et le 1er octobre 1999, époque de l’arrêt des exhumations en raison des conditions climatiques, les équipes médicolégales qui travaillaient avec le Tribunal trouvèrent 2 108 corps dans 195 charniers en différents endroits du Kosovo. L’année suivante, entre avril et octobre 2000, les équipes médicolégales enquêtèrent sur 325 nouveaux sites et exhumé 1 577 corps et restes de corps dans 258 nouvelles affaires. Les éléments de preuve recueillis dans ces exhumations corroborèrent le récit des témoins indiquant certaines tueries commises par les forces yougoslaves et serbes.
En plus d’établir la preuve que ces forces avaient commis des crimes au Kosovo, les enquêteurs du Tribunal ont également eu à prouver que ceux-ci étaient liés à Slobodan Milošević et ses coaccusés. Les textes sur la législation yougoslave accessibles au public et les rapports des médias ont également fourni d’importants moyens de preuve concernant les rapports hiérarchiques.
Quand les forces de l’OTAN entrèrent au Kosovo, une autre importante source de documentation devint accessible aux enquêteurs du Tribunal. Le TPIY recueillit des centaines de documents qui ont aidé l’Accusation à soutenir que les crimes avaient été commis par des forces armées subordonnées à Slobodan Milošević et ses coaccusés. Toutefois, les enquêteurs du Tribunal eurent aussi la preuve que de très nombreux documents avaient été détruits.
Peu après l’éviction de Slobodan Milošević du pouvoir, à la fin de l’année 2000, le Bureau du Procureur fut en mesure de rouvrir son bureau à Belgrade, fermé pendant le conflit au Kosovo. L’Accusation eut alors une base pour mener de nouvelles enquêtes. Les enquêteurs du Tribunal encadrèrent les exhumations réalisées par les autorités serbes dans les charniers de victimes albanaises, à Batajjnica, dans la banlieue de Belgrade et à Petrovo Selo, en Serbie orientale. Les enquêteurs du Tribunal utilisèrent aussi le bureau de Belgrade pour travailler sur leur enquête sur les voies hiérarchiques menant à Milošević dans les crimes commis en Croatie et Bosnie-Herzégovine, ainsi qu’au Kosovo.
Un effort sans précédent
L’enquête contre Slobodan Milošević fut sans précédent en raison de sa portée, de sa nature et de l’expertise internationale sollicitée à la tâche. Au fil des années, des douzaines de substituts du procureur, d’enquêteurs, d’analystes, de commis aux affaires, de membres du personnel linguistique et de soutien, venus de nombreux pays, enquêtèrent sur Slobodan Milošević, pour les crimes commis en Croatie, en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. En écoutant les récits déchirants des victimes qui relataient ce qu’elles avaient enduré, en exhumant des cadavres de charniers, examinant des documents, travaillant péniblement à organiser les nombreux éléments de preuve ou à les présenter aux juges, les membres de l’Accusation s’employèrent à apporter au public la preuve des crimes commis par Slobodan Milošević. Leurs efforts permirent à l’Accusation d’obtenir 932 pièces à conviction et 295 témoignages, dont la grande majorité peuvent être consultés par le public.