« Majlinda m’a dit : “Maman, maman, regarde, ils ont tué Herolinda !” Et quand j’ai regardé autour de moi, j’ai vu Herolinda qui gisait là-bas par terre, et je voyais cinq ou six blessures par balle. C’était une fille tellement belle. » Shyhrete Berisha, une Albanaise du Kosovo, raconte comment des soldats serbes ont tué ses enfants dans un café, à Suva Reka/Suharekë, au Kosovo. Elle a témoigné contre Slobodan Milošević le 10 juillet 2002.
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En mars 1999, Shyhrete Berisha, âgée de 37 ans et mère de quatre enfants, habitait avec sa famille dans la ville de Suva Reka/Suharekë, située au sud du Kosovo, quand les forces serbes ont investi sa maison le 25 mars 1999, au matin.
Au moment des faits, Nexhat, le mari de Shyhrete Berisha, avait 43 ans, ses filles Majlinda et Herolinda, 16 et 14 ans, son fils Altin, 11 ans, et le petit dernier, Redon, moins de deux ans. Mme Berisha et sa famille partageaient une maison avec Faton Berisha, neveu de son mari, et la famille de celui-ci, à Suva Reka/Suharekë. En 1998, les Berisha avaient loué leur maison à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (« l’OSCE »). Le 20 mars 1999, l’OSCE a évacué les lieux et, le lendemain, Shyhrete Berisha et sa famille ont réintégré leur domicile.
Le jeudi 25 mars 1999, vers 5 heures, alors que Shyhrete Berisha et les siens étaient endormis dans la partie de la maison où habitait la famille de Faton Berisha, on a frappé à la porte. Mme Berisha s’est levée pour aller ouvrir. Trois policiers serbes se tenaient sur le pas de la porte, leurs fusils automatiques braqués sur elle. L’un d’entre eux s’est avancé et a appuyé le canon de son arme contre la poitrine de Mme Berisha et s’est écrié en serbe : « Où sont vos invités ? Où sont les Américains ? Où est l’OTAN ? » Les policiers lui ont ensuite demandé d’appeler son mari. Quand celui-ci est arrivé, les policiers l’ont emmené dans l’autre partie de la maison, en disant à Mme Berisha de rester là. Elle a alors vu un char, stationné à une vingtaine de mètres, dont le canon était braqué sur leur maison.
Le mari de Shyhrete Berisha lui a ensuite expliqué que les policiers avaient fouillé les tiroirs et les placards dans la partie de la maison où ils habitaient. Quand ils ont trouvé un gilet pare-balles et des casques, ils ont commencé à le rouer de coups. Alors que ses deux coéquipiers s’acharnaient sur M. Berisha, le troisième policier est retourné dans la partie de la maison où habitait la famille de Faton Berisha pour continuer à fouiller les placards. Il a dit à Mme Berisha que son mari était en danger et lui a demandé de l’argent. Elle lui a donné 1 000 deutsche mark, et lorsqu’elle lui a dit que c’était tout ce qu’elle possédait, le policier est parti.
Shyhrete Berisha a vu les policiers charger dans un camion tout ce que sa maison comptait d’équipements de valeur. Ils ont pris les téléviseurs, les ordinateurs, un appareil de chauffage, tout ce qu’ils pouvaient emporter, a-t-elle dit. Elle les a également vu frapper son mari à coups de crosse et à coups de pieds. Il portait des traces de coups et avait le visage tuméfié.
L’un des policiers a fait asseoir Mme Berisha et son mari avec la mère de Faton, Fatime. Il leur a dit en serbe : « Si vous refusez de nous donner de l’argent, nous vous tuerons et nous brûlerons votre maison et vos enfants. Vous voyez le char là-bas ? Nous pouvons faire sauter votre maison. » Les policiers pensaient qu’ils avaient beaucoup d’argent parce qu’ils avaient loué leur maison à l’OSCE. Mme Berisha entendait ses enfants pleurer à l’étage.
Fatime gardait un peu d’argent sur elle. Lorsqu’elle a essayé de sortir les billets de son corsage, l’un des policiers lui a dit : « Attends, attends. Je vais le faire. » Il lui a alors saisi la poitrine à pleines mains. Mme Berisha avait dissimulé 3 000 deutsche mark dans son corsage. Elle les a donnés au policier de crainte qu’il ne la déshabille. D’après Mme Berisha, les policiers ont pris 50 000 deutsche mark au total.
Shyhrete Berisha a vu des policiers jeter des documents de l’OSCE par la fenêtre. La cour était jonchée de papiers blancs. D’après le témoin, les policiers étaient au moins une quinzaine. Elle les a notamment entendu crier : « Maintenant, voyons si l’OTAN va venir vous sauver. » Ils sont finalement partis vers 6 h 30 ou 7 heures.
Craignant de rester chez elles, Shyhrete Berisha, sa famille et celle de Faton Berisha sont allées chez l’oncle de M. Berisha, Vesel Berisha, qui habitait à une trentaine de mètres de là. Mme Berisha a donné le nom des 24 membres de la famille Berisha, âgés de 10 mois à 60 ans, qui ont passé la nuit à cet endroit le 25 mars 1999. « Seuls trois d’entre eux ont survécu », a-t-elle indiqué dans la déclaration qu’elle a faite au Bureau du Procureur.
Le vendredi 26 mars 1999, vers 12 h 20, Shyhrete Berisha a vu une trentaine de policiers, tous armés de fusils automatiques, sortir du commissariat de police situé en face de chez elle, et se ruer vers la maison d’un voisin. « Tout le monde, hommes, femmes, enfants, était terrifié », a-t-elle dit. Alors que Mme Berisha était sur le point de perdre connaissance, Sebahate, l’épouse de Faton, lui a donné un calmant. « C’est peut-être ce qui m’a sauvé la vie », a-t-elle indiqué dans sa déclaration.
Fatime a dit à Mme Berisha que des policiers frappaient à la porte. Elle est allée leur ouvrir. Mme Berisha l’a vue sortir par la porte arrière de la maison. Peu de temps après, elle a entendu trois coups de feu. Mme Berisha et Sebahate ont crié, pensant que Fatime avait été tuée. Shyhrete Berisha a vu des flammes sortir de la maison.
Craignant de brûler vif, chacun s’est rué vers la porte arrière pour sortir de la maison. Tout le monde était pieds nus car personne n’avait eu le temps de se chausser. Shyhrete Berisha cherchait ses enfants. Tout le monde criait : « Vite, vite. » Mme Berisha a entendu deux coups de feu et Flora, l’épouse du fils de Vesel Berisha, Bujar, a hurlé : « Ils viennent de tuer mon Bujar. »
Shyhrete Berisha a vu des policiers intercepter les hommes tandis que les femmes tentaient de s’interposer. Elle a entendu le propriétaire d’un hôtel, un dénommé Mišković, dire à son mari : « Voyons si l’OTAN ou les Américains vont venir vous aider maintenant. » Il lui a ensuite demandé de lever les mains en l’air. Nexhat Berisha s’est exécuté et Mišković lui a tiré à trois reprises dans le dos. Majlinda, la fille de Mme Berisha, s’est écriée : « Papa ! » « Mes enfants […] aimaient leur père bien plus que moi », a affirmé Mme Berisha.
Une fusillade a éclaté et la panique a régné. Shyhrete Berisha a indiqué qu’ils s’étaient tous enfuis en courant dans des directions différentes. Sa fille, Majlinda, et ses deux fils sont partis d’un côté et elle, de l’autre. Ils se sont réfugiés dans un ancien café albanais où se trouvaient trois autres familles du nom de Berisha. Quand Majlinda et ses fils sont arrivés, Shyhrete Berisha a constaté que son fils de 11 ans, Altin, saignait. « Les Serbes ont tiré sur mes enfants alors qu’ils étaient en train s’enfuir », a-t-elle déclaré. Altin lui a confirmé que les policiers l’avaient blessé à la main et à la jambe, mais lui a dit de ne pas s’inquiéter.
Les policiers sont arrivés peu de temps après. Ils ont crié en serbe qu’ils allaient entrer dans le café. Selon Mme Berisha, l’un d’entre eux a dit : « Aucun Albanais ne va s’en tirer. Nous allons tous les tuer. » Les policiers sont entrés dans le café et se sont assis. Puis, a indiqué Mme Berisha, « ils ont commencé à tirer sans s’arrêter ». Parmi les tireurs, Mme Berisha a reconnu celui qui se trouvait le plus près d’elle : il s’agissait d’un certain Zoran, dont le nom était peut-être Popović, a-t-elle indiqué. Le dénommé Zoran était chauffeur de bus et parlait très bien albanais.
Shyhrete Berisha se trouvait à l’arrière du groupe, avec son fils Altin. Elle a été touchée par une balle à l’épaule et s’est effondrée. Il y avait entre 40 et 50 personnes dans le café, la plupart des femmes et des enfants, et seulement quatre hommes. Quelques-unes ont survécu, sans être blessées. Parmi elles, la fille aînée de Mme Berisha, Majlinda, et son fils cadet, Redon. Majlinda a dit à sa mère : « Maman, maman, regarde, ils ont tué Herolinda. » Mme Berisha a alors vu le corps d’Herolinda, sa fille de 14 ans, étendue par terre. Elle avait cinq ou six blessures par balle. « C’était une fille tellement belle », a affirmé Mme Berisha.
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Le témoin a déclaré que les policiers serbes avaient dû les entendre parler car ils avaient lancé un projectile qui ressemblait à une grenade à main, dans la pièce. Shyhrete Berisha a vu son fils Redon, couvert de sang ; il tenait encore son biberon à la main. Elle a également vu les cadavres de Majlinda et Sebahate, dont la tête était à moitié arrachée. Les enfants de Sebahate, Ismet, un petit garçon de trois ans, et Eron, un bébé de 10 mois, avaient survécu à l’explosion et poussaient des hurlements. Ismet demandait à boire en criant : « Maman, j’ai mal à la jambe. » Des lambeaux de chair pendaient au bout de l’un des bras d’Eron, dont la main avait été à moitié arrachée par l’explosion.
Mme Berisha a entendu des policiers serbes dire qu’ils allaient charger les corps dans un camion. Elle était allongée près de son fils Altin, et de Vjollca Berisha, âgée de 37 ans. Elle leur a dit que les Serbes allaient les emmener dans des camions et leur a conseillé de faire semblant d’être morts. Les Serbes sont entrés dans la pièce et ont lancé une sorte de projectile. Dans l’explosion, Mme Berisha a été blessée à la cuisse droite et Eron a été tué. Bien qu’elle ne s’en soit pas aperçue immédiatement, Mme Berisha a également été blessée au ventre.
Les policiers serbes ont saisi Altin et l’ont traîné par terre. L’un d’entre eux s’est aperçu qu’il respirait encore. Mme Berisha a déclaré qu’ils avaient lancé une sorte de grenade et qu’elle avait entendu son fils pousser un dernier soupir avant de s’éteindre.
Pendant que les soldats la traînait par les bras et les jambes, Mme Berisha gardait les yeux fermés et la bouche entr’ouverte pour respirer. Elle se souvient avoir entendu l’un des hommes dire en serbe : « Putain de vie ! Qu’est-ce que c’est que cette putain de vie ? Je n’en peux plus. » Celui qui la tenait lui a répondu : « Dépêche-toi. Il faut encore nettoyer la pièce. » Ils l’ont installée sur une civière et ont pris les deux chaînes en or qu’elle portait au cou.
Shyhrete Berisha s’est retrouvée au-dessus d’une pile de cadavres dans le camion. Le corps de Sebahate était sous le sien. Les policiers ont entassé le corps de sa fille, Majlinda, sur le sien. Lorsqu’ils ont terminé, ils ont tiré la bâche et le camion a démarré.
Shyhrete Berisha suffoquait à cause de la puanteur du sang et des cadavres. Elle a aperçu son fils Altin et l’a appelé. C’est alors qu’elle s’est aperçue que son crâne était fendu en deux. Ses yeux et sa bouche étaient grand ouverts.
Lorsqu’elle a entendu Mme Berisha appeler son fils, Vjollca Berisha a redressé la tête et a demandé : « C’est toi Shyhrete ? Tu es vivante ? » Son fils, Gramoz, âgé de neuf ans, était aussi en vie. Vjollca a déclaré : « Pauvres de nous. Il ne nous reste plus rien. Ils ont tué tout le monde. »
Quelque temps plus tard, le camion s’est arrêté. Shyhrete Berisha a entendu une femme demander : « Mon fils, tu as terminé ce que tu avais à faire ? » Un homme a répondu : « Oui. » La femme lui a alors souhaité « un bon voyage ». Shyhrete Berisha et Vjollca ont reconnu la voix d’une Serbe, Vera, la mère de Zoran Popović. Cette femme, dont le mari s’appelait Laza, était surnommée « Vera de Laza ». Mme Berisha a déclaré qu’elle avait également reconnu la voix de Zoran.
Vjollca et Shyhrete Berisha se sont dit qu’elles allaient sauter du camion, ce que cette dernière a fini par faire dans le village de Malsia e Re. « J’étais tellement mal en point que je n’ai pas réfléchi, j’ai sauté. » Un vieil homme l’a vue et a dit à deux jeunes hommes d’aller la chercher en voiture. Ils l’ont emmenée dans une maison voisine. Ils l’ont ensuite emmenée dans un autre village où elle a été soignée.
Shyhrete Berisha avait une blessure par balle à l’épaule droite, des éclats de grenade dans le ventre (qui ont été enlevés lors d’une opération), des éclats de grenade dans la cuisse droite, neuf blessures moins graves aux jambes et une autre dans le dos. En 1999, lorsqu’elle a fait sa déclaration aux enquêteurs du Bureau du Procureur, Shyhrete Berisha a précisé qu’elle avait encore plusieurs éclats de grenade dans le dos et dans le ventre.
Shyhrete Berisha est encore restée au Kosovo pendant un mois et demi après les faits. Elle a déclaré que la vie était difficile, que la nourriture manquait et qu’elle était obligée de se déplacer constamment pour échapper aux bombardements.
Un mardi de mai 1999, Mme Berisha a rejoint ses parents, et avec quelques autres, ils ont décidé de franchir la frontière entre le Kosovo et l’Albanie. Ce jour-là, se souvient Mme Berisha, « a été aussi douloureux que le jour où mes enfants ont été tués ». Ils se trouvaient à bord d’un tracteur lorsque la police serbe les a arrêtés dans le village de Bukosh. Il y avait des coups de feu et des bombardements. La panique régnait dans le village et les policiers criaient. L’un d’entre eux s’est approché du tracteur et leur a demandé ce qu’ils faisaient là. Les policiers voulaient de l’argent et de l’or et demandaient où était l’armée de libération du Kosovo. Ils ont emmené l’oncle de Mme Berisha, Isuf Kolgeci, qui conduisait le tracteur, quelques-uns de ses amis et quelques jeunes hommes et jeunes femmes dans l’école. Ceux qui sont restés dehors ont entendu des coups de feu et ont pensé que les policiers les avaient tués.
Un policier a empoigné le père de Mme Berisha, qui conduisait le tracteur derrière le sien. Une jeune mariée a sorti 100 deutsche mark et a supplié le policier de ne pas emmener le père de Mme Berisha car elle ne pouvait pas conduire le tracteur. Les policiers l’ont libéré. Une autre femme qui se trouvait à bord du même tracteur que Mme Berisha a également payé 100 deutsche mark pour que les policiers libèrent sa sœur. Mme Berisha a vu beaucoup d’autres femmes remettre de l’or aux policiers serbes.
À Morina, à la frontière avec l’Albanie, les policiers serbes leur ont confisqué leurs pièces d’identité avant de les laisser passer.
À la fin de sa déclaration au Bureau du Procureur, Shyhrete Berisha a déclaré : « Les Serbes ont effacé l’histoire en emportant des familles entières. Ils ne nous ont même pas laissé prendre des photos de nos enfants. Nos maris et nos enfants étaient encore jeunes et ils ne voulaient pas mourir. Tous nos hommes avaient fait des études. C’étaient des intellectuels et nos enfants étaient d’excellents élèves. J’aimerais rentrer au Kosovo, mais pas s’il y a encore des Serbes.»
Shyhrete Berisha a témoigné le 10 juillet 2002 contre l’ancien Président yougoslave, Slobodan Milošević. Dans cette affaire, les témoignages de nombreuses victimes ont été présentés sous la forme de déclarations écrites, et les témoins sont venus à l’audience pour répondre aux questions de l’accusé ou des juges. Shyhrete Berisha a raconté les événements qu’elle a vécus à un enquêteur du Bureau du Procureur du TPIY lors de son interrogatoire à Tirana, en Albanie, où elle s’est réfugiée en mai 1999. Slobodan Milošević, qui devait répondre des crimes commis, entre autres, à Suva Reka/Suharekë, au Kosovo, est décédé lorsqu’il était en détention, le 11 mars 2006. Son décès a mis fin aux poursuites engagées contre lui.
>> Lire la version intégrale de la déposition et de la déclaration de témoin (en anglais) de Shyhrete Berisha.