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Le Dr. Idriz Merdžanić, un médecin de Bosnie qui a soigné des prisonniers au camp de Trnopolje, raconte comment il a tenté de faire évacuer deux enfants blessés de la ville de Kozarac, située au nord-ouest de la Bosnie. Il a témoigné contre Milomir Stakić le 11 et 12 septembre 2002.
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“ [I]l a fallu convaincre mon voisin serbe. Nous avons grandi, nous avons vécu ensemble, et il a fallu le convaincre que j’étais son ennemi et qu’il lui fallait me tuer. ”
Dans la nuit du 29 au 30 avril, les forces serbes ont pris le contrôle de la ville de Prijedor. Le docteur Merdžanić a déclaré que les soldats avaient investi les bâtiments clés de la ville, dont la mairie, les tribunaux et l’hôpital de Prijedor. Ils ont installé des postes de contrôle auxquels le docteur Merdžanić devait s’arrêter lorsqu’il se rendait à son travail.
Le 24 mai 1992, vers midi, les forces serbes ont attaqué la ville de Kozarac sans que les femmes, les enfants et les personnes âgées aient la possibilité de partir. À cette époque, le docteur Merdžanić travaillait au dispensaire de la ville. Pendant les deux jours de l’attaque, il a soigné un grand nombre de civils, victimes des bombardements. Parmi eux il y avait deux enfants : « Il y avait une petite fille, a-t-il dit, dont les jambes avaient toutes deux été complètement écrasées ; elle était mourante. » Le docteur Merdžanić a essayé de sauver les deux enfants, mais lorsqu’il a demandé l’autorisation de les faire évacuer, elle lui a été refusée. « Vous tous, ‘Balijas’ [terme péjoratif employé pour désigner les Musulmans] vous pouvez tous […] mourir sur place, lui a-t-on répondu, de toute façon, nous vous tuerons. »
Photographie d’un détenu à Trnopolje
(Pièce à conviction de l’Accusation S321-7)
Après la reddition de Kozarac le 26 mai 1992, trois soldats serbes sont arrivés au dispensaire et ont arrêté le docteur Merdžanić et ses collègues. L’un des soldats a fouillé le bâtiment, en criant qu’il fallait tuer tout le monde. Un autre est parti, puis est revenu dans un camion vert de l’armée, portant l’insigne de l’armée populaire yougoslave (la « JNA »). Le docteur Merdžanić et ses collègues ont chargé le matériel et les médicaments du dispensaire, qui ont été emportés dans le camion.
Alors que les soldats serbes les conduisaient au centre de Kozarac, puis au camp de Trnopolje, le docteur Merdžanić a vu d’autres soldats entrer dans des maisons à moitié détruites et les piller.
À leur arrivée au camp de Trnopolje, le docteur Merdžanić et ses collègues ont été conduits au dispensaire. Ils ont d’abord pensé que, puisqu’ils étaient civils, ils seraient relâchés après un contrôle d’identité. Plusieurs jours plus tard, ils ont compris qu’ils ne sortiraient pas. Pendant ce temps, des dizaines de personnes étaient arrivées dans des autocars. « Le camp était plein », a déclaré Idriz Merdžanić. Les hommes ont été séparés des femmes et ont été enfermés, pour la plupart, dans l’école tandis que les femmes ont été rassemblées dans le centre communautaire.
“ M. Stakić […] était médecin comme moi et il prenait des décisions concernant les camps. Il savait très bien où l’on se trouvait […] Il savait également que des dizaines de médecins avaient été emmenés à Omarska et qu’ils avaient été tués. Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’on a tué ces hommes ? ”
Le lendemain de leur arrivée, la nuit venue, le docteur Merdžanić a entendu « des coups de feu épouvantables ». Ses collègues et lui se sont allongés par terre, ne sachant pas ce qui se passait. « Ce n’est que le lendemain que nous avons appris que […] la nuit, ils tiraient en l’air, comme ça, pour s’amuser » a expliqué le docteur Merdžanić. Lors de sa déposition, Idriz Merdžanić a décrit les conditions de vie dans le camp. Comme tous les autres prisonniers, ses collègues et lui dormaient par terre. Les responsables du camp ne leur donnaient rien à manger. Au début, seuls les habitants de la région apportaient de la nourriture aux prisonniers. Puis la Croix-Rouge serbe a obtenu que du lait soit distribué aux enfants et que les détenus puissent acheter du pain. Par la suite, des gardiens ont escorté les prisonniers qui allaient à la recherche de nourriture. Le docteur Merdžanić a expliqué que ses collègues et lui avaient pu manger grâce à des habitants serbes, d’anciens patients, qui venaient parfois se faire examiner au dispensaire et qui leur apportaient de la nourriture. La Croix-Rouge internationale a organisé des distributions de vivres après avoir visité le camp le 15 août 1992.
Il y avait un peu d’eau dans le camp lorsque le docteur Merdžanić et ses collègues sont arrivés, mais comme elle était jaunâtre et qu’elle était manifestement croupie, ils ne l’utilisaient pas. Plusieurs jours plus tard, les points d’eau avaient complètement tari. Le docteur Merdžanić a déclaré que les prisonniers ne pouvaient plus se laver ni changer de vêtements. Il y avait des toilettes dans l’école, mais elles ont rapidement été bouchées. Le dispensaire n’étant pas équipé de toilettes, des fosses septiques ont été creusées près de l’école.
Pendant les mois où le docteur Merdžanić était détenu dans le camp, il a soigné des femmes qui avaient été violées. De la fenêtre du dispensaire, le docteur Merdžanić et ses collègues voyaient des hommes s’introduire dans les cellules des prisonnières pendant la nuit, braquer leur lampe sur celles qu’ils préféraient et les emmener. Certaines femmes venaient ensuite au dispensaire pour demander de l’aide. Le docteur Merdžanić a réussi à en envoyer plusieurs au service de gynécologie de l’hôpital de Prijedor pour qu’on les examine. Il a appris par la suite qu’elles avaient bien été violées.
Le docteur Merdžanić a déclaré que l’officier qui commandait le camp de Trnopolje avait essayé de sanctionner l’un des auteurs des viols. Quand les autres soldats l’ont appris, ils se sont soûlés, ont amené deux chars devant la caserne et ont exigé que le soldat soit relâché en menaçant de tirer. Le soldat a finalement été remis en liberté.
En juin et juillet 1992, les sévices étaient monnaie courante au camp de Trnopolje. L’une des salles du dispensaire servait de salle d’interrogatoire et de torture. Le docteur Merdžanić et ses collègues ont entendu les hurlements et les gémissements des hommes qui étaient battus, ainsi que les insultes proférées par les Serbes. Les victimes étaient parfois amenées au médecin. Le docteur Merdžanić et ses collègues soignaient les blessés qui, le plus souvent, avaient été frappés avec un objet contondant ou tailladés avec un couteau. Il a déclaré que l’un des détenus avait reçu un coup de couteau derrière le genou, qui lui avait sectionné un nerf. Il marchait en traînant sa jambe paralysée.
Photographie d’un détenu à Trnopolje
(Pièce à conviction de l’Accusation S321-14)
L’un des collègues du docteur Merdžanić avait un appareil-photo et il s’en est servi pour photographier les blessures des prisonniers, afin de grader une trace des sévices. Pour éviter le moindre risque, le personnel du dispensaire photographiait les blessés en cachette. Quand, en août 1992, une équipe de la télévision britannique s’est rendue dans le camp, le docteur Merdžanić a pu lui remettre la pellicule.
Idriz Merdžanić a précisé que l’homme sur la photographie était Nedžad Jakupović, un détenu qui avait été emmené au dispensaire après avoir été battu dans la salle voisine. Il avait le visage couvert de sang et tuméfié. Ses yeux étaient tellement gonflés qu’il pouvait à peine les ouvrir. Il avait une fracture au poignet et ses bras avaient été entaillés par du fil barbelé. Les médecins ont réussi à prendre des photographies de l’homme car celui-ci était à demi inconscient.
Le docteur Merdžanić a déclaré que l’homme sur la photographie avait été battu dans la salle où l’on frappait les prisonniers. Il a ajouté qu’il souffrait de dysenterie et avait dû être torturé. Le docteur Merdžanić a affirmé que la maigreur du prisonnier s’expliquait par son séjour à Trnopolje. L’homme est décédé.
Le docteur Merdžanić a déclaré que quelques 200 hommes avaient été tués à Trnopolje et que d’autres étaient morts car le personnel du dispensaire n’avait pas les médicaments nécessaires pour les soigner.
Idriz Merdžanić a été l’un des derniers à quitter Trnopolje le 30 septembre 1992. Il a été transféré dans un camp de réfugiés à Karlovac, en Croatie. Il a déclaré que nul ne pouvait quitter le camp de Trnopolje sans signer une déclaration par laquelle il renonçait à tous ses biens pour les céder aux Serbes. Comme ceux de la plupart des Musulmans de Prijedor, les biens du docteur Merdžanić ont été détruits. Lorsqu’il a déposé devant le Tribunal en 2002, le docteur Merdžanić n’était pas retourné à Prijedor depuis 1992.
Lorsque le Juge Wolfgang Schomburg lui a demandé qui, selon lui, était responsable des événements qui s’étaient déroulés dans la région de Prijedor en 1992, le docteur Merdžanić a répondu qu’il pensait que les politiciens serbes s’étaient servis de la propagande pour convaincre les Serbes de s’opposer aux Musulmans et aux Croates. « [I]l a fallu convaincre mon voisin serbe. Nous avons grandi, nous avons vécu ensemble, et il a fallu le convaincre que j’étais son ennemi et qu’il lui fallait me tuer. »
Le docteur Merdžanić a ajouté : « [P]ourquoi est-ce que l’on m’a mis dans un camp et pourquoi est-ce que l’on m’a gardé aussi longtemps dans ce camp, alors que je n’avais rien fait. […] M. Stakić est ici, il était médecin comme moi et c’est lui qui décidait de l’existence des camps. Il savait très bien où l’on se trouvait. Il savait très bien que son collègue Jusuf Pasić, qui a été tué à Omarska, allait bientôt prendre sa retraite. Il savait également que des dizaines de médecins avaient été emmenés à Omarska et qu’ils avaient été tués. Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’on a tué ces hommes ? […] C’étaient des hommes importants pour la communauté musulmane. C’étaient des intellectuels. Y a-t-il une réponse à cela ? Je voudrais bien savoir. »
Idriz Merdžanić a témoigné les 10 et 11 septembre 2002 au procès de Milomir Stakić, qui était le plus haut responsable des autorités de la municipalité de Prijedor. Le Tribunal a déclaré Milomir Stakić coupable, entre autres, des crimes commis à Kozarac et dans le camp de Trnopolje, et l’a condammné à 40 ans d’emprisonnement.
> Lire la version intégrale de la déposition d’Idriz Merdžanić