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Les arguments de l Accusation - Le Kosovo


« À un certain moment, il s'est tourné vers moi et il a dit : ‘Général Clark, nous savons comment traiter ces meurtriers, ces violeurs, ces criminels.’ Il a dit : ‘Nous l'avons déjà fait par le passé.’ Je lui ai dit : ‘Ah bon! À quel moment ?’ Et il a répondu : ‘À Drenica en 1946.’ Je lui ai alors demandé : ‘Qu'avez-vous fait à ce moment-là ?’ Et il a répondu : ‘Nous les avons tués, nous les avons tous tués.’ »
Témoignage du général Wesley Clark, de l’OTAN, le 15 décembre 2003 au sujet d’une conversation qu’il avait eu avec Slobodan Milošević en octobre 1998.



Le 24 mars 1999, M. Reshit Salihi vit les forces serbes bombarder son village de l’ouest du Kosovo, mettre le feu aux bâtiments et à la mosquée, piller les biens, et un peu plus tard, abattre son frère. Le 25 mars 1999, 15 minutes après minuit, le mari d’Aferdita Hajrizi, son fils Ilir âgé de 11 ans et sa belle-mère furent abattus dans leur maison, au nord du Kosovo. Le 26 mars 1999, à Priština, la capitale du Kosovo, Emin Kabashi vit des policiers armés forcer des gens à monter dans des trains qui quittaient la ville, les traitant comme du bétail.

Pour l’Accusation, il ne s’agissait là que de trois victimes parmi des centaines de milliers ayant souffert du nettoyage ethnique du Kosovo, entrepris par Slobodan Milošević. 

Les crimes

Dans l’Acte d’accusation contre le Président de la République Fédérale de Yougoslavie, Slobodan Milošević, il était allégué qu’il avait mis en place une féroce campagne de terreur et de violence dans laquelle 800,000 Albanais du Kosovo avaient été brutalement expulsés de leurs maisons, entre mi-mars 1999 et le mois de juin de cette même année. D’après l'Accusation, les forces armées de Milošević s’étaient rendues coupables de centaines de meurtres d'Albanais du Kosovo lors de ces expulsions. Elles auraient torturé et brutalisé physiquement et psychologiquement des centaines d'autres personnes, infligeant également des sévices sexuels à de nombreuses Albanaises. Toujours selon l’Accusation, ces forces armées auraient également délibérément détruit des sites religieux et culturels, et  pillé les biens des Albanais du Kosovo.

Lors de la présentation des moyens à charge, l’Accusation soumit des éléments de preuve indiquant que les unités du  ministère de l’Intérieur serbe (MUP), l’Armée yougoslave (VJ), et d’autres forces sous les ordres ou le contrôle de Slobodan Milošević, dont les paramilitaires et les unités de défense locale, avaient perpétré les crimes décrits plus haut de manière systématique dans plus d’une douzaine de municipalités du Kosovo.

De nombreux témoins à charge relatèrent que les forces serbes et yougoslaves avaient bombardé leurs villages ; les avaient harcelés, agressés, et volés en les expulsant par la force. Elles auraient aussi saisi et détruit leurs papiers d’identité. Certains témoins à charge, parmi lesquels K14, K20 et K9 –dont l’identité ne fut pas communiquée au public- expliquèrent comment les forces serbes les avaient agressées sexuellement et les avaient violées. Shyrete Berisha expliqua-t-elle à la Chambre comment les forces serbes avaient tué ses quatre enfants, âgés de 2 à 16 ans, ainsi que 45 membres de sa famille étendue, dans un café de Suva Reka, petite ville du centre du Kosovo. Ces témoins identifièrent les auteurs de ces crimes comme des membres des unités du MUP, de la VJ et d’autres forces serbes.

Un témoin initié, K32, corrobora ces propos. Musulman du Monténégro, âgé d’à peine plus de vingt ans en 1999, K32 travaillait comme conducteur de la VJ au Kosovo pendant le conflit. Le 25 mars 1999, ses unités reçurent des ordres pour procéder au nettoyage ethnique du village de Trnje, près de Suva Reka. « L’armée a commencé à tuer des civils qui se trouvaient dans le village. Je l’ai vu personnellement », déclara-t-il. Les civils étaient des hommes âgés, des femmes et des enfants. K32 déclara que dans l’ensemble il n’avait vu aucun jeune homme parmi eux. Dans une maison, K32 vit une mère et son bébé se faire tuer par la même balle, qui traversa la tête du nourrisson.

De nombreux documents de l’Accusation appuyèrent le témoignage de ces victimes. C’est le cas d’un document du commandant de la 3e armée yougoslave, Nebojša Pavković, dont le secteur de responsabilité couvrait le Kosovo (condamné par la suite par le Tribunal pour le rôle qu’il avait joué dans les crimes commis). Intitulé « Secret militaire, strictement confidentiel », il stipulait:

« Certains membres du MUP et, dans une mesure considérable, des petites unités entières qui « opèrent », de façon indépendante sur le territoire, commettent des crimes graves contre la population civile des Šiptar [terme péjoratif pour désigner les Albanais.] Ils se rendent coupables de meurtre, viol, pillage, vol qualifié, etc. dans des localités, ou dans des camps de réfugiés...»

Pavković déclara aussi que les membres du MUP avaient «  toléré ou ouvertement permis des activités criminelles manifestes et le pillage commis par certains des leurs, ainsi que par des civils, ce qui a eu pour conséquence le détournement de véhicules motorisés, de matériel technique et autres ressources du territoire du KiM (Le terme « KiM » est une abréviation pour « Kosovo et Metohija », le nom serbe de la province.)

La dissimulation des faits

De nombreux témoins de l’Accusation, dont des agents de police serbes, expliquèrent à la Chambre comment la police et les forces armées serbes s’étaient engagées dans une opération visant à dissimuler les preuves de ces crimes, pour que le Tribunal ne les trouve pas. Dans certains moyens à charge, il apparaissait que ces forces avaient  exhumé plus de 800 Albanais du Kosovo, victimes de massacres comme celui de Suva Reka, dans lequel la famille de Shyrete Berisha avait été tuée. Les corps avaient été transportés à quelque 350 kilomètres au nord de la Serbie proprement dite pour être inhumés en secret dans des fosses communes.

Boško Radojković, spécialiste du crime travaillant pour le ministère de l’Intérieur serbe,  déclara avoir reçu un appel entre midi et une heure, le 5 avril 1999, l’informant qu’un pêcheur avait vu ce qui semblait être un camion, dans la rivière Danube, dans la petite ville de Tekija, située près de Kladovo, à l’est de la Serbie. Radojković et un policier local s’y rendirent pour mener une enquête, et firent appel à un plongeur qui leur a déclaré qu’il s’agissait d’un camion Mercedes avec un compartiment réfrigérant à l’arrière. Le jour suivant, Radojković raconta qu’une grue avait sorti le camion de la rivière. Le 7 avril, Radojković vit à travers un trou de la porte arrière droite du camion, un bras et deux jambes qui dépassaient. Quand un juge et un procureur arrivèrent sur les lieux, Radojković brisa la chaîne et le cadenas qui fermaient les portes arrières. Les portes s’ouvrirent  et un « tas de corps » apparut. 

Radojković  déclara à la Chambre qu’il avait reçu des ordres, et devait dissimuler ce qui était écrit à l’arrière du camion, qui révélait qu’il venait de Prizren, dans le sud du Kosovo. Il  expliqua que Časlav Golubović, le chef de la police de la ville voisine de Bor, lui avait dit qu’il devait, avec ses collègues, extraire les corps du camion frigorifique. Pendant la nuit du 7 au 8 avril 1999, ils sortirent du véhicule 83 corps d’hommes, de femmes, d’enfants et de personnes âgées et des parties de corps de trois autres personnes. La plupart d’entre eux, déclara Radojković, paraissaient avoir été tués avec un objet contondant ou avec un outil à bord tranchant et métallique. Les 8 et 9 avril, après avoir reçu l’ordre de détruire le camion, Radojković et un de ses collègues y  mirent le feu et firent exploser les skelettes brûlés.

Časlav Golubović, le chef de la police de Bor déclara aux juges que l’on pouvait supposer que les victimes venaient du Kosovo en raison du mot  « Prizren » écrit  sur le camion et à en juger par les vêtements qu’elles portaient (certaines femmes avaient un « djimije », une sorte de pantalon caractéristique des femmes albanaises).

Golubović déclara que, peu après avoir entendu parler du camion réfrigérant, il avait appelé son superviseur direct, le chef du Service de la sécurité publique du ministère de l’Intérieur, Vlastimir Djordjević (poursuivi par la suite par le Tribunal comme coauteur des crimes dont Milošević devait répondre.) Golubović expliqua que Djordjević fut surpris par la nouvelle du camion, et lui dit qu’il le rappellerait 15 ou 20 minutes plus tard. Lorsqu’il le fit, il lui demanda de transférer les corps dans un autre véhicule, de les enterrer quelque part près de Kladovo, de détruire le camion et de ne faire aucune déclaration à la presse. Djordjević précisa à Golubović que « c’était les ordres du Ministre », Vlajko Stojiljković, également condamné comme l’un des coauteurs des crimes  dont Milošević devait répondre.

Deux ans plus tard, en mai 2001, un magazine publia un article sur un camion frigorifique retrouvé dans le Danube près de Kladovo, et contenant des corps humains. Le nouveau ministre de l’Intérieur, nommé par le nouveau gouvernement  élu démocratiquement et  remplaçant celui de Milošević, mit en place un groupe de travail pour mener une enquête. C’est Dragan Karleuša, alors chef adjoint du département chargé de la lutte contre le crime organisé au ministère de l'Intérieur serbe, qui dirigea l’enquête.

Dans son témoignage, Karleuša  expliqua que le groupe de travail avait découvert que les corps du camion avaient été transportés par une entreprise privée au Centre de formation du ministère de l'Intérieur, situé à Batajnica, dans la banlieue de Belgrade. Il ajouta que le camion avait été détruit à Petro Selo, près de Kladovo. Leur enquête, précisa-t-il,  révéla que ces actes avaient été ordonnés par Vlastimir Djordjević. Ceux qui y avaient pris part furent payés, pour missions spéciales, par la trésorerie du ministère de l’Intérieur. Le groupe de travail apprit aussi que toute cette opération avait eu pour nom de code « Depth 2 », et avait délibérément été cachée au public, classée secret d’État.

Karleuša expliqua que le groupe d’enquête avait aussi entendu parler de trois réunions de responsables hauts placés, au cours desquelles la question du déplacement des corps avait été discutée. La première de ces réunions eut lieu en mars 1999, dans le bureau de Slobodan Milošević. Outre ce dernier,  le ministre de l’Intérieur Vlajko Stojiljković et ses subordonés Radomir Marković, chef de la sécurité de l’Etat, et Vlastimir Djordjević, chef de la sécurité publique étaient présents à la réunion, ainsi que d’autres personnes. «  Il a été question de la nécessité de mener ce qu’on appelait une opération de « nettoyage », ainsi que de celle d’éliminer toute trace susceptible d’intéresser le Tribunal de La Haye », rapporta Karleuša.

Au sujet de la deuxième réunion à laquelle avaient participé Vlajko Stojiljković et Vlastimir Djordjević, Karleuša déclara : « Il s’agissait de décider comment mener à bien les instructions reçues dans le bureau de Milošević, qui était alors président. » Stojiljković  confia  à Djordjević et à un autre général de police, Dragan Ilić,  la tâche directe de suivre ces instructions. Ces derniers firent une troisième réunion pour discuter de la possibilité d’envoyer des experts au Kosovo, afin d’apporter leur contribution au « nettoyage » sur le terrain.

Karleuša déclara que les informations obtenues à propos des deux premières réunions étaient issues de la déclaration de Radomir Marković au Service de la sécurité de l’État, le 2 juin 2001. Radomir Marković tenta de désavouer cette déclaration lors de sa comparution devant le Tribunal. L’Accusation  appela à la barre  Zoran Stijović, l’agent  de la Sécurité d’État qui avait pris cette déclaration, ainsi qu’Olivera Antonić-Simić , l’employée qui en avait fait la transcription. Stijović précisa que Marković avait lu le document rédigé, y avait apporté quelques modifications, et avait signé la version corrigée. Ces  propos furent confirmés par Antonić-Simić.

Karleuša  expliqua que les exhumations menées sur deux des cinq sites de Batajnica, ainsi que celles de Petrovo Selo et du lac Peručac, à l’ouest de la Serbie, avaient permis de déterrer 433 corps ( le total fut porté par la suite à quelque 800 cadavres). Sur le premier site de Batajnica furent trouvés des papiers d’identité d’Albanais de Suva Reka, la ville où la famille de Shyrete Berisha avait été tuée.

Milošević : chef  d’une entreprise criminelle commune

L’Accusation présenta des éléments de preuve pour montrer que Slobodan Milošević était à la tête d’une entreprise criminelle commune et qu’il était responsable d’avoir commis et dissimulé les crimes dont il était accusé. Pour le Procureur, l’entreprise criminelle commune avait impliqué de nombreuses personnes exerçant les plus hautes fonctions au sein des États serbe et yougoslave. Le Bureau du procureur inculpa également les personnes suivantes, en tant que complices de Milošević : le Président serbe Milan Milutinović, le Chef de l’état-major de l’armée Dragoljub Ojdanić, le ministre de l’Intérieur Vlajko Stojiljković, le Vice-Premier ministre yougoslave Nikola Šainović,  les commandants militaires Nebojša Pavković et Vladimir Lazarević, ainsi que les commandants de police Sreten Lukić et Vlastimir Djordjević.

L’Accusation présenta des éléments de preuve pour montrer qu’en fin de compte Slobodan Milošević  exerçait son autorité, de fait et de droit, sur les forces armées qui perpétraient des crimes au Kosovo. Selon la Constitution et les lois de la République fédérale de Yougoslavie, le Président (en ce cas Milošević) était également le commandant suprême de la VJ. L’Accusation  présenta aussi des éléments de preuve pour montrer que Milošević exerçait un contrôle de facto sur les forces du MUP. Le général  Aleksandar Vasiljević (cité en tant que coauteur des crimes dont Milošević devait répondre pour la Croatie et la Bosnie-Herzégovine, mais non inculpé) déclara en tant que témoin à charge : « Le  MUP était pratiquement sous le contrôle de l’accusé, selon l’axe  vertical qui passait par le ministre de l’Intérieur de la Serbie et descendait plus bas dans la hiérarchie. » Philip Coo, analyste militaire pour le Bureau du Procureur, a par ailleurs montré dans son rapport d’expert les liens existant entre Milošević et le MUP, la VJ et les unités de défense locale. 

L’Accusation reprocha également à Milošević d’avoir contourné les voies hiérarchiques usuelles quand bon lui semblait, dans le but de mettre à exécution son entreprise criminelle de nettoyage ethnique. L’Accusation présenta à la Chambre une lettre confidentielle datée de juillet 1998,  rédigée par le général Momčilo Perišić, qui à l’époque était le chef de l’armée  (il fut inculpé par le Tribunal  pour crimes commis en Bosnie-Herzégovine et Croatie). Dans cette lettre adressée à Milošević, Perišić lui reprochait de « Contourner les voies hiérarchiques lors des pourparlers officiels avec les commandants de la VJ. » Il accusait également Milošević de commander directement et individuellement des unités de la VJ, ce qui, disait-il, « n’avait aucun fondement juridique, et ne répondait à aucune nécessité ou aucune logique. » Il dénonçait, entre autres, le fait que des personnes non autorisées, dont le Vice-Premier ministre du gouvernement fédéral  Nikola Šainović, aient essayé de commander des unités de la VJ.

Selon des moyens à charge,  Milošević contournait également les voies hiérarchiques à l’époque où l’armée et la police commettaient des crimes au Kosovo. À titre d’exemple, le général Aleksandar Vasiljević rapporta lors de sa déposition qu’en mai 1999, alors que le conflit faisait encore rage, il se rendait à une réunion avec Milošević en compagnie du Chef de l’état-major général, Dragoljub Ojdanić, lorsqu’ils virent, avant d’entrer, que le général Nebojša Pavković était en train de quitter le bâtiment. Ce dernier était un subordonné d’Ojdanić, responsable d’opérations menées au Kosovo. Ojdanić en fut surpris, et fit remarquer que Pavković se rendaient tout le temps dans le bureau de Milošević.

L’Accusation montra également que Milošević avait bien le contrôle de ses coaccusés, les dirigeants politiques serbes Milan Milutinović  et  Nikola Šainović, respectivement le Président serbe et  le Vice-Premier ministre du gouvernement fédéral. En février 1999, lors des négociations de Rambouillet, en France, arbitrées par la communauté internationale pour résoudre la crise du Kosovo, plusieurs témoins déclarèrent que Milutinović  et  Šainović ne pouvaient agir sans le consentement de Milošević.

Ainsi, Veton Surroi, Albanais du Kosovo, patron d’un groupe de presse albanais et membre de la délégation albanaise pendant les négociations,  déclara à la Chambre  avoir demandé au médiateur américain, l’ambassadeur Christopher Hill, pourquoi les membres de la délégation serbe étaient autorisés à se rendre à Belgrade. Hill lui avait répondu que Šainović avait demandé à consulter Milošević, car ce serait en réalité ce dernier qui prendrait les décisions. Veton Surroi a rapporté que selon Hill, cela pouvait être bénéfique aux négociations, plus ou moins paralysées à ce moment-là. Veton  Surroi rapporta en outre qu’au moment de signer l’accord lors des négociations de Paris, en 1999, Milutinović avait informé les trois médiateurs internationaux du fait que « son patron à Belgrade devrait prendre la décision, lui-même ne pouvant rien faire. »

Le Plan

L’Accusation présenta des éléments de preuve pour montrer que les crimes commis au Kosovo faisaient partie du plan de  Slobodan Milošević  visant au  nettoyage ethnique des Albanais vivant sur ce territoire. 

Le témoin initié K32, chauffeur dans la VJ, soumit à la Chambre des éléments de preuve corroborant l’existence de ce plan. Il déclara avoir eu l’occasion de conduire l’adjoint d’un officier de la VJ pendant le conflit et avait déduit de leur conversation qu’il existait «un plan qui consistait à chasser tous les Albanais du Kosovo de façon à ce qu'il n'en reste plus.» Ce plan, affirma-t-il, faisait l’objet de discussions parmi les soldats.

L’élément de preuve le plus éloquent quant à l’existence de ce plan était peut-être le fait que les forces serbes confisquaient et détruisaient systématiquement les documents d’identité des Albanais, tels que leurs cartes d’identité, leurs passeports, leurs permis de conduire et les plaques d’immatriculation de leurs voitures. De nombreux témoins à charge racontèrent comment les forces de police saisissaient et détruisaient leurs pièces d’identité. Le témoin initié K32  corrobora leurs propos. Il  déclara que la police avait reçu l’ordre de saisir les documents des Albanais à la frontière avant de les obliger à la franchir, brûlant sur place les documents confisqués.

Un document  émanant d’un poste de police frontalier attestait également ce qui suit : le 27 mars 1999, plusieurs jours après le début de l’attaque des forces serbes, un lieutenant du poste de police de Vrbnica, ville frontalière avec l’Albanie, informait la police que 94 Albanais étaient arrivés là et demandaient à entrer en Albanie, mais n’avaient avec eux aucun des documents nécessaires. Ils affirmaient que la police de Prizren les avait confisqués.  Dix minutes plus tard, le poste de police de Vrbnica  reçut du ministre de l’Intérieur serbe  et du poste de police de Prizren l’autorisation de les laisser franchir la frontière.

Pour l’Accusation, en détruisant les documents des Albanais du Kosovo les forces serbes et yougoslaves avaient l’intention de les priver de façon permanente de citoyenneté et de résidence en Yougoslavie ainsi que de tout  moyen de revenir y vivre. Dans son rapport à la Chambre, le témoin Budimir Babović, expert en matière de police, décrit la législation concernant les documents d’identité. Selon la loi yougoslave il était illégal de les confisquer et de les détruire comme le faisait systématiquement les forces serbes. K32 a déclaré que les forces serbes détruisaient les pièces d’identité des Albanais « Pour que, dans l’hypothèse où ils reviendraient plus tard, il leur soit totalement impossible de prouver qu’ils avaient vécu sur le territoire.»

Pour l’Accusation, la nature systématique des crimes ainsi que leur ampleur démontraient qu’il ne s’agissait pas d’incidents isolés, mais bien qu’ils faisaient parti d’un plan. Dans son rapport, le général Sir Peter de la Billiere, expert militaire, écrivit : 

« Je ne pourrais soutenir aucune affirmation selon laquelle les événements survenus au Kosovo, tels que décrits dans l'Acte d'accusation et dans d'autres documents sur lesquels je me suis penché, ont été le produit d'une mauvaise évaluation de la situation par des commandants à des échelons inférieurs de la chaîne de commandement. L'échelle très étendue de ces excès et leur couverture médiatique ne permettent pas d'avancer cet argument. On ne peut non plus manquer de remarquer qu'aucune mesure disciplinaire appropriée n'a été prise. »

« Ici, il ne s'agit pas de cela. Et il ne s'agissait pas des agissements d'une unité incontrôlée ou d'une brigade incontrôlée. Il s'agit d'une politique concertée.»  

Les intentions criminelles de Milošević

Selon des éléments de preuve présentés par l’Accusation, Slobodan Milošević était animé d’intentions criminelles. Le général américain Wesley Clark et le général allemand Klaus Naumann, à l’époque les deux plus haut représentants militaires de l’OTAN, relatèrent une conversation qu’ils avaient eu avec Milošević lors d’une pause, au cours des négociations du 24 et 25 octobre 1998, visant à mettre un terme à la crise du Kosovo. Le général Clark expliqua à la Chambre que Milošević s’était tourné vers lui à un certain moment  et lui avait dit, au sujet des Albanais du Kosovo : «  Général Clark, nous savons comment traiter ces meurtriers, ces violeurs, ces criminels. Nous l'avons déjà fait par le passé.» Le général lui avait demandé ce qu’il voulait dire, et il avait répondu : « À Drenica en 1946. » Lorsque le général avait demandé ce qu’ils avaient fait alors, Milošević lui avait répondu : « Nous les avons tués, nous les avons tous tués.» 

Le général Clark déclara qu’il avait été abasourdi par la véhémence avec laquelle  Milošević s’exprimait. Le général Naumann et lui-même avaient simplement regardé Milošević, qui avait nuancé ses propos, en ajoutant «  Bien sûr on ne les a pas tous tués en une seule fois. Cela a pris du temps. »

L’Accusation indiqua également, en se fondant sur des éléments de preuve, que les coauteurs présumés des crimes de Milošević partageaient les vues de ce dernier. À ce sujet Zoran Lilić, le Vice-Premier ministre du gouvernement fédéral, rapporta notamment à la Chambre qu’il s’était rendu, le 13 juin 1998,  à une réunion sur la situation au Kosovo. Des dignitaires occupant les plus hautes fonctions parmi les militaires, les fonctionnaires de police et les représentants politiques, dont le ministre de l’Intérieur Vlajko Stojiljković (coauteur présumé des crimes de  Milošević) y avaient participé. Après avoir entendu un rapport sur le comportement de certaines  unités de réservistes de la police au Kosovo, Lilić mit Stojiljković en garde. « Nous avons eu un échange d’opinions assez mouvementé », déclara Lilić, «Il a dit qu'il fallait tous les abattre. Je crois qu'il devait être très irrité parce que je lui avais dit que les agissements de certains réservistes de la police  allait nous rendre honteux et que les enfants de nos enfants auraient probablement honte de ce qui a été fait. »

Plusieurs témoins ayant participé aux négociations de Rambouillet indiquèrent que Milošević avait l’intention de mettre son plan de nettoyage ethnique des Albanais du Kosovo à exécution. Milošević n’était pas present aux négociations. Néanmoins, de nombreux témoins à charge y ayant participé, dont l’envoyé spécial pour l’ONU Wolfgang Petritsch et le dirigeant du Kosovo Ibrahim Rugova, déclarèrent à la Chambre que les représentants yougoslaves étaient en constante communication avec Belgrade. L’Ambassadeur Petritsch déclara que Milan Milutinović lui avait indiqué que Milošević n’appréciait pas les accords de Rambouillet et avait décidé de ne pas poursuivre les négociations. 

Le témoignage de l’Ambassadeur de Norvège, Knut Vollebaek, s’avéra également éloquent pour comprendre l’état d’esprit de Milošević. Knut Vollebaek, alors Président de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (l’ « OSCE »), mandatée pour trouver une issue pacifique à la crise du Kosovo, rapporta une conversation qu’il avait eu avec Milošević le 24 mars 1999 , à quelques heures du début des bombardements de l’OTAN. L’Ambassadeur Vollebaek appela Milošević pour le persuader d’accepter une présence militaire étrangère au Kosovo, afin d’éviter un conflit armé. Il confronta Milošević à des informations obtenues par l’OSCE,  selon lesquelles des flots de réfugiés entraient en Albanie et dans l’ex-République yougoslave de Macédoine. Milošević répondit que les réfugiés « ne faisaient que pique-niquer ».

Défaut de prévention ou de répression des crimes

Le droit yougoslave et le droit international imposaient à Slobodan Milošević de s’assurer que les forces armées, dont il avait le contrôle légal ou de fait, prenaient toutes les mesures raisonnables pour assurer la protection de la population civile, et empêcher que les forces armées ne commettent des crimes, et en punir les auteurs le cas échéant. Le Procureur convoqua des témoins de la communauté internationale, qui déclarèrent avoir informé Slobodan Milošević des crimes perpétrés  au Kosovo par ses forces armées.

Selon certains moyens à charge, Milošević avait eu connaissance de ces crimes dès septembre 1998. Paddy Ashdown, envoyé britannique, avait témoigné au sujet de sa rencontre avec Milošević le 29 septembre 1998. Il  lui avait remis une lettre de Tony Blair, le Premier ministre du Royaume-Uni dans laquelle Tony Blair mettait Milošević en garde: « L’usage excessif et sans discernement de la force par vos forces de sécurité et vos forces armées a des conséquences intolérables sur des civils innocents qui se voient obliger de fuir de leurs maisons, et sont entrain de perdre leurs moyens de subsistance. » Ashdown déclara avoir averti Milošević du fait qu’il était « personnellement responsable de toute continuation de cette politique. »

Le Président de l’OSCE, Knut Vollebaek s’était entretenu avec Milošević à plusieurs reprises en 1998 et 1999. Il déclara qu’à chacune de leur rencontre, il avait parlé des crimes commis au Kosovo, constatés sur place par la Mission de vérification de l’OSCE. Fred Abrahams, chercheur pour Human Rights Watch, déclara en outre que son organisation avait envoyé ses 16 rapports à Milošević, faisant état de sérieuses violations des droits de l’homme perpétrées au Kosovo, sur son adresse électronique personnelle. Ces rapports étaient également rendu public. 

Le Vice-Premier ministre Zoran Lilić, le général de la VJ Aleksandar Vasiljević, et le chef de la Sécurité de l’État serbe,  Radomir Marković,  témoignèrent tous trois au sujet des réseaux de communication militaires et policiers par lesquels Milošević était continuellement informé de la situation au Kosovo, y compris durant le conflit de 1999.

Le 17 mai 1999, le général Aleksandar Vasiljević et un groupe de généraux de la VJ, dont le chef de l’état-major, le général  Dragoljub Ojdanić et le commandant de la 3ème armée Nebojša Pavković, présentèrent des rapports à Milošević sur les crimes commis au Kosovo par la VJ et par des volontaires. Selon Vasiljević, Milošević déclara pendant la réunion que ces crimes devaient être sanctionnés et qu’il fallait contrôler les volontaires.

Lors de son procès, Milošević ne présenta aucun élément de preuve indiquant qu’il avait personnellement pris des mesures pour que les crimes allégués dans l’acte d’accusation fassent l’objet d’enquêtes ou de poursuites, ni pour établir que de telles mesures avaient été prises. L’analyste militaire Philip Coo déclara n’avoir pas constaté que des mesures disciplinaires avaient été prises pour sanctionner des commandants responsables des crimes mentionnés dans l’acte d’accusation. Non seulement la plupart des plus hauts commandants de la VJ et du MUP étaient maintenus dans leurs organisations, mais nombre d’entre eux étaient en outre promus et faisaient l’objet de recommandations. L’Accusation montra que les généraux Nebojša Pavković et Vladimir Lazarević, ainsi que le général de police Sreten Lukić, furent tous trois promus peu après la fin du conflit au Kosovo.

Un nombre considérable d’éléments de preuve

L’Accusation présenta un nombre considérable d’éléments de preuve afin d’établir de façon irréfutable que Slobodan Milošević était responsable des crimes commis par ses forces à l’encontre de Reshit Salihi, Aferdita Hajrizi, Emin Kabashi, Shyrete Berisha, K14, ainsi que plusieurs centaines de milliers d’autres victimes.

En raison du décès de Slobodan Milošević avant la fin de son procès, la Chambre de première instance mit un terme à la procédure et ne rendit pas de jugement. Toutefois, soucieuse de rendre justice aux victimes du Kosovo, l’accusation poursuivit de nombreux dirigeants du pouvoir yougoslave, à savoir : le Président serbe Milan Milutinović, le chef de l’état-major Dragoljub Ojdanić, le Vice-Premier ministre yougoslave Nikola Šainović,  les commandants militaires Nebojša Pavković et Vladimir Lazarević,  le commandant de la police Sreten Lukić,  et le général de police Vlastimir Djordjević.

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