Ibrahim Rugova, le plus haut dirigeant des Albanais du Kosovo dans les années 1990, était le « Président » de l’état parallèle du Kosovo, non reconnu par la Serbie, de 1992 à 1999. |
Ibrahim Rugova répond à des questions au sujet d’une conversation qu’il a eu avec Slobodan Milošević, à Belgrade, le 31 mars 1999. Au cours de cet entretien, Rugova lui a parlé des crimes commis par les forces serbes au Kosovo.
Question: « Vous nous avez dit ce qui se passait s'agissant des crimes commis contre les habitants. Mais lui en avez-vous parlé à lui?
Réponse: Je lui ai parlé de cela, mais il le savait aussi. Je ne suis pas entré dans les détails, mais j'en ai parlé aussi. J'ai parlé de ce qui se passait concrètement, des faits.
Question: Et de façon précise -parce que nous devons savoir ce que vous lui avez dit- que lui avez-vous dit s'agissant de ce qui se passait au Kosovo, de ce que faisaient les forces serbes ou ceux qui travaillaient avec elles?
Réponse: Je lui ai dit que j'étais vraiment inquiet pour mes collaborateurs… que des gens étaient expulsés du Kosovo par des forces militaires ou policières et par d'autres groupes et que, naturellement, je demandais qu'il s'y intéresse ou qu'il fasse quelque chose pour cela. Il écoutait seulement et c'est tout. »
Le témoignage d’Ibrahim Rugova, l’un des plus hauts dirigeants du Kosovo dans les années 1990, a corroboré les affirmations de l’Accusation selon lesquelles Slobodan Milošević avait l’intention d’expulser du Kosovo la population albanaise. Rugova était aussi l’un des nombreux témoins de l’Accusation ayant dit à Milošević que les forces sous ses ordres commettaient de graves crimes au Kosovo en mars 1999, après le début de la campagne de bombardement de l’OTAN.
Rugova a parlé de la répression à grande échelle menée par le régime serbe à l’encontre des Albanais du Kosovo, dirigée par Slobodan Milošević dans les années 1990. Jusqu’en 1989, le Kosovo avait joui d’un statut autonome, comme prévu dans l’ancienne constitution yougoslave. Mais tout a changé en mars lorsque, sous l’influence de Milošević, le statut autonome du Kosovo a été aboli. Rugova a déclaré qu’après cela le Kosovo était virtuellement devenu un état policier.
En 1991, tous les officiers de police d’origine albanaise avaient été renvoyés, les médias en langue albanaise avaient été supprimés, et les enfants albanais ne pouvaient plus entrer dans leurs écoles. Rugova a déclaré : « À cette époque, quelque 150,000 Albanais [du Kosovo] ont été renvoyés de leurs fonctions, à une période où il y avait environ 240,000 personnes au total employées au Kosovo ». Les activistes politiques albanais ont été pris pour cibles, et les citoyens ordinaires ont été « maltraités, détenus, arrêtés aux postes de contrôle (…), et pouvaient être punis pour des choses mineures. »
Rugova a déclaré à la Chambre que, suite à cette répression, près de 98 ou 99% des Albanais du Kosovo ont voté en faveur de l’indépendance lors d’un referendum organisé en septembre 1991, considéré illégal par Belgrade. Les Albanais du Kosovo ont établi des structures gouvernementales parallèles pour garantir à la population des services sociaux minimums. En 1992, Rugova a été élu Président de cet « état parallèle ».
Rugova et son parti, la Ligue démocratique du Kosovo (LDK), ont toujours eu un succès populaire considérable en raison de leur politique dont le but été d’obtenir l’indépendance par des moyens pacifiques. Toutefois, la domination politique de la LDK au sein de la communauté albanaise a diminué vers 1998, en raison de la résistance armée que l’Armée de libération du Kosovo (UCK) opposait au pouvoir serbe sur ce territoire.
A ce moment-là, Milošević, qui était alors président de la Yougoslavie, a convié Rugova et d’autres dirigeants albanais du Kosovo à une réunion qui s’est tenue à Belgrade, le 15 mai 1998. La délégation a informé Milošević de son plan pour un Kosovo indépendant et lui a demandé de mettre un terme à la violence. Ce dernier a répondu que la violence dans la province était le fait de terroristes et que l’État devait y répondre de la sorte. Rugova a déclaré qu’aucun progrès significatif n’avait été réalisé lors de cette réunion.
Il a rapporté qu’à son retour de la réunion, il a vu se détériorer la situation au Kosovo. Il a vu l’armée, avec le soutien de chars, en déplacement dans la province. Peu après, les premiers réfugiés du Kosovo ont passé la frontière et gagné l’Albanie, chassés de leurs villages par les forces serbes.
Rugova a déclaré que les négociations pour la paix qui s’étaient tenues en février 1999 à Rambouillet, en France, n’avaient pas permis de mettre un terme à la pression exercée par les Serbes. Quand il est revenu dans la province en mars 1999, Rugova a vu que de nombreux villages avaient été complètement désertés.
Le 24 mars 1999, l’OTAN a commencé sa campagne de bombardements contre les forces serbes au Kosovo et dans le reste de la Yougoslavie. Rugova est resté à Priština, où il a été témoin de l’expulsion en masse de la population de la ville par les forces serbes. Le 31 mars 1991, les soldats et la police serbe ont fait irruption chez lui, et l’ont assigné à résidence. Il a déclaré qu’il avait été forcé d’aller à Belgrade pour y rencontrer Milošević le 2 avril 1999, et de faire une apparition à la télévision. « C'était contre mon gré. Mais c'est l'accusé qui l’avait demandé, m'a-t-on dit. Si je n'avais pas obéi, d'autres mesures auraient été prises », a-t-il expliqué.
Rugova a déclaré que, selon lui, la rencontre avec Milošević avait été largement mise en scène pour servir la propagande serbe. De son point de vue, Milošević ne se souciait pas de régler le moindre problème, et n’avait exprimé aucun commentaire quant aux rapports que Rugova lui avait faits sur les violences dans la province. Il a déclaré que Milošević était très désireux de faire la publicité de cette rencontre, de la diffuser à la télévision et de forcer Rugova à signer une déclaration à la presse selon laquelle les deux parties s’engageaient à résoudre le conflit par des moyens politiques. Cette déclaration a par la suite été présentée dans les médias comme un « accord ».
Rugova a déclaré avoir été forcé de signer un autre document, plus complet, avec le Président de Serbie d’alors, Milan Milutinović, mis en accusation par la suite par le Tribunal comme l’un des complices de Milošević. D’après ce document, Rugova acceptait la création d’un gouvernement autonome au Kosovo, qui devait demeurer une partie de la Yougoslavie. Rugova a affirmé que cet « accord » lui avait été soumis comme un fait accompli. « J'avais quelques suggestions, mais c'était inutile. Donc cela dépassait ma volonté… il avait désigné ces paragraphes, il les avait rédigés. Je n'avais pas d'autre choix: il fallait donc les signer. »
Rugova avait conscience du fait qu’il était exploité. Il a demandé à plusieurs reprises l’autorisation de quitter le Kosovo, mais en vain. « Ils pensaient qu'ils pourraient me compromettre, me discréditer devant l'opinion publique du Kosovo et donc provoquer des conflits à l'intérieur de la scène politique albanaise du Kosovo. C'était incontestablement ce qu’ils cherchaient à faire» a-t-il expliqué. Milošević l’a finalement autorisé à partir pour l’Italie lors de leur dernière rencontre, le 4 mai 1999.
Ibrahim Rugova a fondé en 1989 le parti de la Ligue Démocratique du Kosovo, la LDK . La LDK, soutenue par 90 % de la population albanaise du Kosovo, était en faveur de l’indépendance par des moyens pacifiques. Le parti a établi un « gouvernement fantôme» qui a fourni des services publics minimums, dont l’éduction et la santé, créant de fait un état parallèle. En mars 2002, époque de l’administration de la province par la Mission des Nations Unies au Kosovo, il a été élu Président du Kosovo. Il a occupé cette fonction jusqu’à son décès en janvier 2006.
Lire le témoignage complet d'Ibrahim Rugova du 3 mai 2002 et du 6 mai 2002.