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Affaire le Procureur c/ Radoslav Brdjanin & Momir Talic "Affaire Randal": La Chambre d'appel précise les conditions juridiques de l'obligation de comparaître devant le Tribunal des correspond

Communiqué de presse
CHAMBRES
(Destiné exclusivement à l'usage des médias. Document non officiel)
 

La Haye, 11 décembre 2002
CC/S.I.P./715-f

Affaire le Procureur c/ Radoslav Brdjanin & Momir Talic "Affaire Randal" : La Chambre d'appel précise
les conditions juridiques de l'obligation de comparaître devant le Tribunal des correspond

 

 

La chambre d’appel precise les conditions juridiques de l’obligation de comparaitre devant le tribunal des correspondants de guerre

L’injonction de comparaître délivrée à Jonathan Randal est annulée
Veuillez trouver ci-dessous un résumé de la Décision, rendue ce jour par la Chambre d’Appel, composée des Juges Jorda (Président), Shahabuddeen, Guney, Gunawardana et Meron.

Ce résumé a été lu à l’audience par le Juge Président. La Chambre d’appel rend aujourd’hui sa Décision relative à un appel interlocutoire interjeté dans l’affaire Brdjanin/Talic par le conseil de M. Jonathan Randal, journaliste ayant travaillé pendant plusieurs années pour le quotidien Washington Post (ci-après «l’Appelant»).

La Chambre d’appel souligne que le texte lu à l’occasion de la présente audience ne constitue pas le texte faisant foi de la Décision. Ce dernier sera distribué à la fin de cette audience.

Avant d’énoncer la décision de la Chambre d’appel, je rappellerai en quelques mots le contexte de l’affaire, en indiquant brièvement les principales étapes de la procédure :

Cette affaire trouve son origine dans une décision rendue le 29 janvier 2002 par la Chambre de première instance II dans l’affaire Brdjanin/Talic.

Par cette décision, la Chambre de première instance a décerné, à la demande de l’Accusation et en application de l’article 54 du Règlement de procédure et de preuve, une «Injonction de comparaître» confidentielle visant à contraindre M. Randal à témoigner au procès.

M. Randal a signifié son opposition à l’Injonction par voie de requête écrite. La Chambre de première instance a ensuite entendu l’exposé des arguments de M. Randal et de l’Accusation concernant la requête aux fins d’annulation de l’Injonction. Le 7 juin 2002, dans sa «Décision relative à la Requête aux fins d’annulation d’une injonction de comparaître confidentielle», la Chambre de première instance a confirmé l’Injonction décernée à M. Randal.

Après la certification par la Chambre de première instance de la nécessité de l’appel interlocutoire interjeté par M. Randal, ce dernier a interjeté appel le 26 juin 2002. Le 1er août 2002, la Chambre d’appel a, en application des articles 74 et 107 du Règlement, fait droit à la requête de 34 entreprises de presse et associations de journalistes aux fins de déposer, en qualité d’Amici curiae, un mémoire, à l’appui de l’Appel, qui a été déposé le 16 août 2002.

Suite à une requête présentée par M. Randal et des Amici curiae, la Chambre d’appel a entendu, le 3 octobre 2002, les arguments oraux des parties et des Amici curiae..

Quelle a été la décision de la Chambre de première instance contestée en appel par M. Randal ?

Pour confirmer la validité de l’Injonction de comparaître, la Chambre de première instance a notamment reconnu que «₣lğes correspondants de guerre jouent un rôle capital dans la mesure oů ils attirent l’attention de la communauté internationale sur les horreurs et les réalités des conflits» et qu’ils ne devraient pas ętre «contraints ŕ témoigner dans n’importe quelle circonstance». Toutefois, étant donné que le témoignage recherché porte sur des informations déjà publiées et sur des sources déjà identifiées, la Chambre de première instance a estimé que le fait d’obliger un journaliste à témoigner ne saurait porter gravement préjudice au travail d’investigation et de diffusion des informations. De fait, la Chambre de première instance a considéré qu’un article publié équivalait à une déclaration publique de son auteur et que, lorsque pareille déclaration était introduite en tant que preuve devant un tribunal et que sa fiabilité était mise en cause, l’auteur, à l’instar de toute personne qui s’exprime publiquement, devait s’attendre à être cité à comparaître pour confirmer l’exactitude de ses propos.

Pour déterminer s’il y avait lieu de décerner une injonction de comparaître à un journaliste afin qu’il témoigne au sujet d’informations et de sources déjà rendues publiques, la Chambre de première instance a conclu qu’il suffisait que le témoignage recherché soit «pertinent» dans le cadre de l’affaire.

Quels sont les principaux arguments soulevés par les parties devant la Chambre d’appel ?

M. Randal demande l’annulation de la Décision attaquée et la révocation de l’Injonction de comparaître. Il soutient qu’en l’espèce, la Chambre de première instance a commis deux erreurs :

i) Première erreur : la Chambre de première instance aurait commis une erreur en refusant de reconnaître, au bénéfice des journalistes, une dispense de témoigner relative.

L’Appelant affirme que pareille dispense est légitime afin de préserver la capacité des journalistes à mener leurs enquêtes et à relater efficacement les événements survenant dans des régions où sont commis des crimes de guerre. Si les journalistes ne se voient pas accorder une dispense relative, ils risquent de se trouver eux-mêmes en danger, de placer leurs informateurs en danger et de se voir désormais refuser l’accès à des sources et à des informations importantes. L’Appelant affirme que cela aurait pour effet de réduire la couverture journalistique des crimes internationaux et d’entraver le processus même de la justice internationale que les tribunaux pénaux internationaux, tels que ce Tribunal, doivent servir. À l’appui de ces affirmations, l’Appelant soumet les déclarations de deux journalistes, à savoir le secrétaire général de la Fédération internationale des journalistes et l’éditeur du Washington Post.

ii) Deuxième erreur : La Chambre de première instance aurait commis une erreur en ne concluant pas, au vu des faits de l’affaire, que l’Appelant ne devrait pas être contraint de comparaître en qualité de témoin.

L’Appelant affirme que son témoignage ne peut aider sensiblement ni l’Accusation ni la Défense, notamment en raison du fait qu’il n’est pas en mesure d’attester les propos imputés à l’accusé dans son article, l’interview ayant été conduite par le truchement d’un autre journaliste. En outre, l’Appelant affirme que la Chambre de première instance aurait dû examiner attentivement l’importance de son témoignage avant de décerner l’Injonction de comparaître, et non juste après.

Les arguments des Amici curiae sont largement les mêmes que ceux de l’Appelant en ce qui concerne l’importance d’octroyer aux journalistes une dispense relative afin de leur garantir la capacité d’enquêter et de relater les événements survenant dans les régions où sont commis des crimes de guerre. D’après les Amici curiae, une Chambre de première instance ne devrait décerner une injonction de comparaître à un journaliste que si elle est convaincue que : 1) le témoignage est essentiel pour le règlement de l’affaire, étant entendu que pour que cette condition soit remplie, il faut que le témoignage soit «essentiel aux fins d’apporter la preuve de l’innocence ou de la culpabilité de l’accusé», et 2) que les informations ne peuvent être obtenues par aucun autre moyen. Les Amici curiae concluent que ces conditions ne sont pas réunies en l’espèce.

L’Accusation fait valoir que la Chambre de première instance : i) a, à bon droit, renoncé à créer une dispense précise en faveur des journalistes, et ii) a jugé, à bon droit, compte tenu des faits de l’affaire, que l’Appelant devrait être contraint de témoigner. L’Accusation affirme que, quels que soient les effets positifs qu’une protection des sources et des informations confidentielles puisse avoir pour ce qui est d’encourager des activités de reportage susceptibles de servir la cause de la justice internationale, ces effets ne sauraient découler d’une dispense de déposer des documents quand ceux-ci ont été publiés et leurs sources identifiées au grand jour. L’Accusation affirme que l’espèce relève de cette catégorie et, dès lors, que les risques encourus par les journalistes ne proviennent pas de l’éventualité d’une citation à comparaître. Elle ajoute qu’une dispense trop large pourrait en outre porter atteinte au droit des accusés à une procédure régulière.

Les arguments des parties ainsi rappelés, la Chambre d’appel rend sa décision comme suit :

La Chambre d'appel tient à souligner d’emblée que, bien que les parties et les Amici curiae lui présentent la question comme un problème concernant les journalistes en général, cette question concerne en réalité un groupe plus restreint, celui des correspondants de guerre. C’est la nature particulière du travail de ceux qui couvrent les événements survenant dans les zones de conflit, et des risques qu’ils encourent, qui est ici en jeu. Par «correspondants de guerre», la Chambre d'appel entend les personnes qui se rendent dans une zone de conflit pendant une période donnée pour diffuser les informations ayant trait au conflit en question (ou pour enquêter à cette fin).

La Chambre d'appel estime que la question juridique fondamentale qui se pose en l’espèce se subdivise en trois questions subsidiaires : Le travail des correspondants de guerre sert-il un intérêt général ? Dans l’affirmative, le fait de contraindre des correspondants de guerre à témoigner devant un Tribunal pourrait-il porter atteinte à leur capacité à faire leur travail ? Dans l’affirmative, quel critère convient-il d’appliquer pour concilier l’intérêt général qu’il y a à faciliter le travail des correspondants de guerre et l’intérêt de mettre tous les éléments de preuve pertinents à la disposition de la Chambre et, le cas échéant, le droit de l’accusé à contester les éléments de preuve à charge ? Chacune de ces questions est examinée séparément par la Chambre d'appel.

1. Le travail des correspondants de guerre sert-il un intérêt général ?

La Chambre d'appel considère que, de toute évidence, il faut répondre par l’affirmative à la première question, comme l’a expressément reconnu la Chambre de première instance.

La Chambre d'appel pense que l’intérêt de la société à protéger l’intégrité du travail du journaliste est particulièrement clair et important dans le cas des correspondants de guerre. Les guerres sont inévitablement synonymes de mort, de destructions, de souffrances à grande échelle et, trop souvent, d’atrocités de toutes sortes, comme ce fut le cas lors du conflit en ex-Yougoslavie. La diffusion de ces informations est indispensable pour informer l’opinion publique internationale. Il peut être tout aussi crucial d’aider ceux qui empêchent les violations du droit international humanitaire, telles que celles relevant de la compétence du Tribunal. À cet égard, il y a lieu de rappeler que ce sont des correspondants de guerre qui ont diffusé les images des souffrances atroces endurées par les détenus au camp d’Omarska, images qui ont joué un rôle important dans le processus qui a consisté à faire prendre conscience à la communauté internationale de la gravité de la situation des droits de l’homme lors du conflit en Bosnie-Herzégovine. La Chambre d'appel se rallie donc sans réserve à la position de la Chambre de première instance lorsqu’elle dit que les correspondants de guerre «jouent un rôle capital dans la mesure où ils attirent l’attention de la communauté internationale sur les horreurs et les réalités des conflits». Les informations découvertes par les correspondants de guerre ont plus d’une fois fourni d’importantes pistes aux enquêteurs du Tribunal. Pour toutes ces raisons, la Chambre d'appel est d’avis que les correspondants de guerre servent un intérêt général.

Il s’ensuit que la reconnaissance de l’intérêt général important que sert le travail des correspondants de guerre ne repose pas sur l’idée que ceux-ci appartiennent à une catégorie professionnelle particulière.

2. Le fait de contraindre des correspondants de guerre à témoigner devant un tribunal jugeant des crimes de guerre pourrait-il porter atteinte à leur capacité à faire leur travail ?

La Chambre d'appel reconnaît qu’il est impossible de déterminer avec certitude si, et dans quelle mesure, le fait de contraindre des correspondants de guerre à témoigner devant le Tribunal international pourrait porter atteinte à leur capacité à faire leur travail. Cependant, la Chambre d'appel pense qu’une telle possibilité ne peut être écartée - comme l’a conclu, elle, la Chambre de première instance - pour la simple raison que les moyens de preuve recherchés concerneraient des informations publiées et non pas des sources confidentielles. Telles que l’Appelant et les Amici curiae les ont présentées, les conséquences potentielles sur le travail d’investigation et sur la sécurité des correspondants de guerre sont considérables.

Pour la Chambre d’appel, ce qui importe vraiment, c’est l’idée que les correspondants de guerre puissent être contraints à témoigner contre les personnes qu’ils ont interviewées. En effet, les différences juridiques entre les sources confidentielles et les autres formes d’éléments de preuve risquent d’échapper à l’homme de la rue qui se trouve dans une zone de conflit et qui doit décider s’il peut donner ses informations à un correspondant de guerre en toute confiance. Publier les informations obtenues de la personne interviewée est une chose ­ c’est souvent d’ailleurs dans ce but précis qu’une personne se soumet à une interview ­ mais témoigner contre cette personne sur la base de l’interview en est une autre. Les conséquences pour la personne interviewée sont bien plus graves dans le deuxième cas, puisqu’elle pourrait être reconnue coupable de crimes de guerre et privée de sa liberté. Si les correspondants de guerre étaient considérés comme des témoins à charge potentiels, cela entraînerait deux conséquences. Premièrement, ils pourraient éprouver des difficultés à obtenir des informations importantes, les personnes interviewées risquant de leur parler moins librement et de leur refuser l’accès aux zones de conflit. Deuxièmement, les correspondants de guerre pourraient perdre leur statut d’observateurs d’individus commettant des violations des droits de l’homme et devenir leurs cibles, mettant ainsi leur vie en danger.

Par conséquent, la Chambre d'appel estime que contraindre les correspondants de guerre à témoigner régulièrement devant le Tribunal international pourrait entraîner de graves conséquences sur leur capacité d’obtenir des informations et donc sur leur capacité d’informer le public.

3. Quel critère convient-il alors d’appliquer pour concilier l’intérêt général qu’il y a à faciliter le travail des correspondants de guerre et celui de mettre tous les éléments de preuve pertinents à la disposition de la Chambre ?

La Chambre d'appel estime que, pour déterminer s’il convient ou non d’obliger un correspondant de guerre à déposer devant le Tribunal international, une Chambre de première instance doit faire un arbitrage entre les intérêts divergents qui sont en jeu dans une affaire. D’une part, il est dans l’intérêt de la justice que tous les éléments de preuve pertinents soient présentés aux chambres de première instance afin de leur permettre d’apprécier correctement la culpabilité de l’individu en cause. D’autre part, il est dans l’intérêt du public que les correspondants de guerre puissent exercer leur métier.

Le critère de la «pertinence» appliqué par ladite Chambre semble insuffisant pour protéger l’intérêt que présente le travail du correspondant de guerre pour le public. Le mot « pertinent » est si général que ce critère ne pourrait pas conférer aux correspondants de guerre une protection plus étendue que celle dont bénéficient les autres témoins. Ainsi, le critère retenu par la Chambre de première instance, s’il est censé prendre en compte l’intérêt que revêt pour le public le travail du correspondant de guerre, ne protégerait pas, en fait, cet intérêt public. Mais, par ailleurs, le critère proposé par l’Appelant, nous l’avons dit, reviendrait à accorder une dispense quasi absolue, et même celui préconisé par les Amici curiae apparaît trop strict en ce que son application risquerait de laisser de côté d’importants témoignages.

De l’avis de la Chambre d'appel, ce n’est que lorsque la Chambre de première instance conclut que le témoignage demandé par la partie sollicitant la délivrance de l’injonction de comparaître présente un rapport direct et crucial avec les questions essentielles d’une affaire qu’elle peut obliger un correspondant de guerre à déposer devant le Tribunal international. L’adoption de ce critère devrait garantir que tous les éléments de preuve réellement importants pour une cause soient mis à la disposition des chambres de première instance. Par ailleurs, elle devrait empêcher que les correspondants de guerre soient inutilement cités à comparaître.

Explicitons ce critère.

La Chambre d'appel estime que pour qu’une chambre de première instance délivre une injonction de comparaître à un correspondant de guerre, deux conditions doivent être réunies. Premièrement, la partie requérante doit démontrer que le témoignage demandé présente un intérêt direct et s’avère particulièrement important pour éclairer une question fondamentale de l’affaire concernée. Deuxièmement, elle doit prouver que ce témoignage ne peut raisonnablement être obtenu d’une autre source.

Enfin, la Chambre d'appel n’examinera pas, au-delà d’un certain nombre de commentaires figurant dans la Décision, les conclusions des parties sur le deuxième moyen d’appel, qui concerne l’application du critère juridique approprié aux faits de l’espèce. Ayant en effet déterminé les principes régissant le témoignage des correspondants de guerre devant le Tribunal international, la Chambre d'appel estime qu’il appartient à la Chambre de première instance, en cas de nouvelle saisine, de les appliquer compte tenu des circonstances de l’espèce.

Par conséquent, la Chambre d’appel

Fait droit à l’Appel ;

Annule la Décision attaquée ;

En conséquence, ordonne l’annulation de l’Injonction à comparaître.

Le texte intégral de la Décision est disponible auprès des Services d’Information Publique.
Il a également été publié sur le site Internet du Tribunal.

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