Allocution de Theodor Meron, Président du TPIY, au cimetière commémoratif de Potočari
Veuillez trouver ci-dessous le texte intégral de la déclaration prononcée par le Juge Theodor Meron, Président du Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie, au cimetière commémoratif de Potočari, le 23 juin 2004.
C’est avec honneur et humilité que je prends aujourd’hui la parole au cimetière commémoratif de Potočari. Cet endroit rappelle jour après jour les horreurs que la ville de Srebrenica a subies pendant le conflit en Bosnie-Herzégovine. Les crimes qui y ont été commis sont bien documentés et ont été reconnus – et fermement condamnés, à juste titre – par l’ONU, la communauté internationale en général et les habitants des pays de l’ex-Yougoslavie. Ces crimes ont également été circonstanciés et mis au rang de l’infamie par l’institution que je préside, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.
J’ai tenu tout particulièrement à me rendre au cimetière commémoratif de Potočari car j’ai eu cette année le privilège de présider la Chambre d’appel qui, pour la première fois, a reconnu que les crimes commis en 1995 contre les Musulmans de Bosnie à Srebrenica constituaient un génocide. Dans le cadre de cette affaire, Le Procureur contre Radislav Krstić, la Chambre d’appel de notre Tribunal a condamné le général Radislav Krstić, l’un des chefs de l’assaut lancé sur Srebrenica par les Serbes de Bosnie, pour avoir aidé et encouragé le génocide. La Chambre d’appel a également conclu que certains membres de l’état-major principal de l’armée des Serbes de Bosnie nourrissaient une intention génocidaire à l’encontre des Musulmans de Bosnie qui cherchaient refuge dans l’enclave de Srebrenica et que ces hauts responsables ont agi avec l’intention de commettre un massacre à grande échelle à l’encontre des Musulmans de Srebrenica.
L’arrêt rendu par la Chambre d’appel sera important non seulement pour reconnaître le crime commis à Srebrenica pour ce qu’il est, mais également pour développer et renforcer la compréhension du crime de génocide en droit pénal international. En discutant des éléments juridiques constitutifs du génocide et en expliquant comment ils s’appliquent aux circonstances précises de Srebrenica, la Chambre d’appel a favorisé la reconnaissance – et je l’espère, la prévention – de ce crime atroce.
De nombreuses victimes de ce crime reposent ici, dans ce cimetière. Afin d’honorer leur mémoire, j’aimerais lire un court extrait de l’arrêt Krstić, le passage qui aborde la gravité et le caractère atroce du génocide, où il est dit sans hésitation que les auteurs de ce crime ne pourront se soustraire à la justice.
« Parmi les crimes graves que ce Tribunal a le devoir de punir, celui de génocide se singularise par la réprobation particulière et l’opprobre qu’il suscite. Le génocide est un crime horrible de par son ampleur ; ses auteurs vouent à l’extinction des groupes humains entiers. Ceux qui conçoivent et commettent le génocide cherchent à priver l’humanité des innombrables richesses qu’offrent ses nationalités, races, ethnies et religions. Il s’agit d’un crime contre le genre humain dans son intégralité, qui touche non seulement le groupe dont on cherche la destruction, mais aussi l’humanité tout entière.
Les conditions rigoureuses qui doivent être remplies pour que l’on puisse prononcer une déclaration de culpabilité pour génocide témoignent de la gravité de ce crime. Ces conditions – la preuve, difficile à apporter, d’une intention spécifique, et la démonstration que c’était l’ensemble du groupe, ou une partie substantielle de celui-ci, qui était voué à l’extinction – écartent le risque que des déclarations de culpabilité pour génocide soient prononcées à la légère. Cependant, lorsque ces conditions sont remplies, le droit ne doit pas répugner à désigner le crime commis par son nom. En cherchant à éliminer une partie des Musulmans de Bosnie, les forces serbes de Bosnie ont commis un génocide. Elles ont œuvré à l’extinction des 40 000 Musulmans de Bosnie qui vivaient à Srebrenica, un groupe qui était représentatif des Musulmans de Bosnie dans leur ensemble. Elles ont dépouillé tous les hommes musulmans faits prisonniers, les soldats, les civils, les vieillards et les enfants de leurs effets personnels et de leurs papiers d’identité, et les ont tués de manière délibérée et méthodique du seul fait de leur identité. Les forces serbes de Bosnie savaient, quand elles se sont lancées dans cette entreprise génocidaire, que le mal qu’elles causaient marquerait à jamais l’ensemble des Musulmans de Bosnie. La Chambre d’appel affirme clairement que le droit condamne expressément les souffrances profondes et durables infligées, et elle donne au massacre de Srebrenica le nom qu’il mérite : un génocide. Les responsables porteront le sceau de l’infamie qui s’attache à ce crime, et les personnes qui envisageraient à l’avenir de commettre un crime aussi odieux seront dès lors mises en garde. »
Ceux qui ont rédigé, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, poursuivaient le souhait que l’horreur d’un massacre, organisé par un État, d’un groupe de personnes uniquement en raison de son identité ne se reproduise jamais dans l’histoire de l’humanité. Les auteurs de la Convention espéraient que, en consacrant ainsi le crime de génocide, en déclarant clairement qu’il ne resterait pas impuni et en demandant à la communauté internationale de faire tout son possible pour l’empêcher, ils préviendraient à jamais toute tentative d’anéantir un groupe national, ethnique ou religieux. Comme en témoignent les tombes de ce cimetière, le combat pour délivrer le monde du génocide n’est pas facile et n’aboutit pas toujours à la victoire. Mais j’aimerais penser qu’en reconnaissant que les crimes commis ici constituent un génocide et en les condamnant avec tous les moyens en notre pouvoir, nous avons contribué à faire de l’espoir des auteurs de la Convention sur le génocide une possibilité et, peut-être même, une réalité. Ici devant vous, je ne peux que répéter l’avertissement solennel lancé par la Chambre d’appel de notre Tribunal, à savoir que ceux qui commettent ce crime inhumain ne pourront se soustraire à la justice des tribunaux et au jugement de l’histoire.
Enfin, je saisis cette occasion pour exhorter une fois encore les autorités de Bosnie-Herzégovine à s’acquitter de l’obligation que leur fait le droit international de coopérer pleinement avec le TPIY. Il est tout simplement inacceptable que les autorités de la Republika Srpska n’aient pas encore arrêtées et transférées le moindre accusé mis en cause par le Tribunal et présent sur leur territoire. Cette situation ne saurait continuer et je souhaite que la Republika Srpska adopte une attitude radicalement différente au regard de ses obligations juridiques. Il est grand temps que la RS rompe avec sa tradition de non-coopération et d’entrave à l’état de droit.
À cet égard, je prends note des conclusions du rapport préliminaire de la commission d’enquête sur les crimes commis à Srebrenica, qui constituent selon moi un pas dans la bonne direction. Ce rapport souligne une volonté nouvelle de clore le chapitre douloureux des évènements du passé et de réduire les tendances révisionnistes. Ce processus est toutefois loin d’être achevé.