Déclaration du Procureur du TPIY Louise Arbour lors de sa visite à Zagreb (Croatie), le 20 juillet 1999
J’ai rencontré hier M. Šeparović, le Ministre de la justice et M. Granić, le Ministre des affaires étrangères. Nous avons principalement abordé ma vive préoccupation s’agissant du degré de coopération des autorités croates avec mon bureau jusqu’à présent.
J’ai commencé par demander au Ministre de la justice de m’expliquer quelle était la position du Gouvernement croate concernant la coopération avec le Tribunal, notamment à la lumière de la publication récente dans la presse d’un document laissant à penser que le Comité pour la coopération s’employait en réalité activement à retarder certaines de nos enquêtes les plus importantes ou à les faire échouer. Le Ministre m’a déclaré que ce document n’était que le reflet de discussions internes et qu’il ne rendait pas compte de la position des autorités. Il m’a assuré que le Gouvernement avait pour position officielle la coopération, conformément à la résolution rendue le 5 mars 1999 par la Chambre des représentants.
J’ai cependant attiré l’attention des Ministres sur une longue liste de demandes d’assistance que nous avons adressées et qui sont restées sans suite. J’ai fait valoir que, depuis très longtemps déjà, la Croatie ne s’était en fait pas acquittée de façon satisfaisante de son obligation de coopérer avec le Tribunal et je leur ai expliqué que j’estimais ne plus avoir d’autres choix que de demander à la Présidente du TPIY d’informer le Conseil de sécurité de la situation.
Le 22 juin 1999, j’ai adressé aux autorités de Croatie une demande d’assistance unique qui regroupe de nombreuses demandes restées sans réponse, dont certaines remontent à 1996 et ont été réitérées à maintes reprises. Alors que j’avais demandé à obtenir une réponse dans les trois semaines, j’ai été informée hier que je n’aurais probablement pas de réponses avant plusieurs mois. Il ne sera pas donné suite à certaines de mes requêtes, m’a-t-on également expliqué, au motif qu’elles concernent l’opération « Tempête », ou qu’elle touchent à des questions de sécurité nationale, ou qu’elles porteraient atteinte à la dignité du peuple croate, ou encore parce qu’elles nécessiteraient la remise de l’ensemble des archives militaires croates.
Sans révéler toutes les informations demandées, afin de ne pas compromettre l’une ou l’autre de ces enquêtes, je souhaite donner quelques exemples de ces demandes d’information restées sans suite :
- Le 12 novembre 1996, j’ai demandé une copie de l’inventaire des documents confisqués à la « RSK » par les forces croates lors des opérations « Tempête » et « Tonnerre ».
- Le 1er mai 1998, j’ai demandé à obtenir des renseignements relatifs aux victimes admises à l’hôpital de Knin entre le 4 et le 6 août 1995.
- Le 2 juin 1998, j’ai requis auprès des autorités croates des exemplaires de rapports, de photographies ou d’autres documents concernant les 51 corps trouvés dans le secteur de la Poche de Medak et remis aux autorités de la « RSK » en septembre 1993.
- Fait encore plus significatif, le 25 novembre 1997, j’ai demandé tous les fichiers de police, les rapports du magistrat instructeur, et comptes rendus d'audiences etc. des procédures conduites in absentia contre le général Perisić et 18 autres officiers de la JNA à Zadar. Il n’a jamais été donné suite à cette demande, qui a été réitérée à 16 reprises par les représentants de mon bureau.
Que la Croatie se plaigne du Tribunal au lieu de s’acquitter de ses obligations envers la communauté internationale n’est pas sans rappeler le comportement de la République fédérale de Yougoslavie (RFY), et n’est autre, selon moi, qu’un moyen commode de se soustraire à ces obligations. Le Tribunal international est un organe subsidiaire du Conseil de sécurité de l’ONU. Pour un État membre de l’ONU, le fait de s’acquitter de son devoir envers le TPIY ne signifie en aucun cas une quelconque perte de souveraineté. Le Tribunal est une instance judiciaire. Aux termes de notre statut, le Procureur agit en toute indépendance et ne sollicite ni ne reçoit d’instructions de gouvernements ou d’autres sources extérieures. J’ai donc fait savoir au Ministre que, d’un point de vue juridique, j’ai droit à obtenir une entière coopération et des réponses appropriées à chacune de mes demandes, y compris lorsqu’elles concernent l’opération « Tempête ».
Le Gouvernement a réaffirmé que mon Bureau n’était pas compétent pour mener des enquêtes sur des crimes relatifs à l’opération « Tempête » – au motif que cette opération ne constituait pas un conflit armé. Juridiquement parlant, cet argument ne diffère pas de celui présenté par la RFY plus tôt cette année au sujet du Kosovo. J’estime que ces deux arguments n’ont aucun fondement juridique. En tout état de cause, il appartient aux Juges du Tribunal d’en décider. Cet argument ne saurait être utilisé unilatéralement par la Croatie pour rejeter mes demandes d’enquêtes. La Présidente du Tribunal l’a clairement fait savoir en décidant d’annoncer au Conseil de sécurité que la RFY ne s’acquittait pas de ses obligations eu égard à mes enquêtes au Kosovo.
En ce qui concerne l’opération «Tempête », je tiens à préciser que la question n’est pas de savoir s’il s’agissait d’une opération légale, légitime. Même dans le cadre d’une guerre juste, ou d’une opération militaire pleinement justifiée, les lois de la guerre doivent être respectées. Les exactions brutales à l’encontre des civils, par exemple, sont inadmissibles quel que soit le contexte militaire. Je suis chargée d’enquêter sur l’éventuelle commission de crimes pendant l’opération « Tempête »,et il ne s’agit pas de savoir si l’opération elle-même constituait un acte criminel.
J’ai également soulevé la question des retards de transfèrement de certains accusés à la Haye. Le Ministre m’a annoncé que les autorités n’envisageaient pas de transférer les deux accusés en question, Vinko Martinović (Stela) et Mladen Naletilić (Tuta) avant que ces derniers n’aient purgé l’intégralité de leurs peines. Telle que je comprends la situation, cela signifierait que Stela ne pourrait être transféré à La Haye avant d’avoir purgé sa peine de huit ans en Croatie. Cela va bien sûr à l’encontre du principe de primauté du TPIY sur les juridictions nationales. Je demande donc instamment au Ministre de reconsidérer cette décision surprenante, qui semble également incompatible avec une déclaration récente de la Cour suprême de Croatie.
Pour toutes ces raisons, j’ai donc annoncé hier aux Ministres que je préparerai, à mon retour à La Haye, une requête à l’attention de la Présidente du Tribunal, l’invitant à informer le Conseil de sécurité du manquement de la Croatie à son devoir de coopération. J’ai également dit aux Ministres que j’étais disposée à ne pas avoir recours à cette initiative s’ils répondaient d’urgence à toutes mes demandes en souffrance. J’ai en effet considéré qu’il était juste que les autorités soient informées de mes intentions.
L’ensemble du Bureau du Procureur du Tribunal et moi-même continuons à nous investir pleinement pour que justice soit rendue à toutes les victimes du conflit en ex-Yougoslavie, dont les victimes croates font partie. Il existe de nombreuses affaires dans le cadre desquelles nous ne pourrons mener nous-mêmes des enquêtes ou intenter des poursuites et nous devons nous adresser aux instances judiciaires nationales pour qu’elles mènent des poursuites pénales équitables et impartiales dans des affaires de crimes de guerre . Nous soutiendrons celles qui le feront.
Je regrette d’avoir à délivrer ce message au Gouvernement à l’occasion de ma dernière visite en Croatie en tant que Procureur. Comme vous le savez peut-être, lors de ma première visite en Croatie avant de prendre officiellement mes fonctions, je me suis rendue à Vukovar. J’ai vu en personne le charnier des victimes du massacre d’Ovčara. C’est sur ce site que mon Bureau a mené ses premières exhumations et ses premiers examens médicolégaux. L’accusé Slavko Dokmanović a été la première personne arrêtée par des forces internationales sur la base d’un acte d’accusation sous scellés. Des efforts considérables ont alors été déployés pour que l’accusé réponde de ces chefs d’accusation devant le Tribunal, et ce n’est qu’en raison de son suicide survenu peu de temps avant le jugement qu’aucun jugement n’a pu être rendu. Je l’ai regretté profondément. Il est devenu d’autant plus important que ses coaccusés comparaissent pour ces crimes. J’ai donc fait tout ce qui était en mon pouvoir pour m’assurer que ces personnes seraient déférées devant le Tribunal de La Haye et je suis allée jusqu’à informer le Conseil de sécurité de la situation. Je juge donc ironique et extrêmement décevant de devoir engager la même procédure contre les autorités croates.