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Information à l’intention du public sur l’opinion partiellement dissidente du Juge Lattanzi dans l’affaire Šešelj

Chambres | | La Haye |

La Chambre de première instance III du Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie (le « TPIY ») a acquitté aujourd’hui Vojislav Šešelj, homme politique serbe, Président du parti radical serbe et député de l’Assemblée de la République de Serbie. Vojislav Šešelj devait répondre de neuf chefs d’accusation dont trois chefs de crimes contre l’humanité (persécutions, expulsion et actes inhumains (transfert forcé)) et six chefs de crimes de guerre (meurtre, torture, traitements cruels, destruction sans motif, destruction ou endommagement délibéré d’édifices consacrés à la religion ou à l’éducation et pillage de biens publics ou privés). Il était reproché à Vojislav Šešelj d’avoir directement commis, incité à commettre, aidé et encouragé des crimes commis par les forces serbes pendant la période allant d’août 1991 à septembre 1993 ou d’y avoir été associé en participant à une entreprise criminelle commune.

Le Juge Lattanzi était en désaccord avec la plupart des conclusions de la majorité.

Le Juge Lattanzi a fait observer que la majorité n’avait pas pris en compte le climat d’intimidation dans lequel Vojislav Šešelj avait placé les témoins. Le Juge Lattanzi a également constaté que, en violation de l’obligation d’une Chambre de première instance de rendre un jugement motivé au bénéfice tant de l’Accusé que de l’Accusation, la majorité n’avait pas suffisamment motivé ses conclusions ou ne les avait pas motivées du tout. Le Juge Lattanzi a en outre constaté que la majorité s’était appuyée sur des considérations non pertinentes pour exclure la responsabilité de Vojislav Šešelj, truffant de ce fait le jugement de considérations relatives au ius ad bellum et au droit constitutionnel de l’ex‑Yougoslavie plutôt qu’au ius in bello.

Sur la base des éléments de preuve versés au dossier, le Juge Lattanzi était convaincu qu’une attaque généralisée et systématique avait été menée en Croatie et en Bosnie‑Herzégovine et que des crimes contre l’humanité avaient été commis dans ce contexte, y compris en Voïvodine (Serbie).

Le Juge Lattanzi a également conclu que de nombreuses preuves admises établissaient l’existence d’une entreprise criminelle commune dont l’objectif était de forcer les non-Serbes à quitter certaines parties du territoire de l’ex-Yougoslavie, par la commission de crimes. De même, le Juge Lattanzi a estimé que toutes les conditions étaient remplies pour déclarer Vojislav Šešelj coupable d’avoir matériellement commis le crime de persécutions ayant pris la forme de dénigrement public et direct de civils non serbes, par le discours qu’il avait prononcé à Hrtkovci le 6 mai 1992.

Le Juge Lattanzi a en outre conclu que les preuves nécessaires existaient pour conclure que Vojislav Šešelj avait incité à commettre les crimes visés dans l’Acte d’accusation (sauf celui de pillage) au moyen de tous ses discours incendiaires. De même, le Juge Lattanzi a conclu qu’aucun juge du fait n’aurait pu raisonnablement rejeter la responsabilité de Vojislav Šešelj pour aide et encouragement par ses actes d’assistance matérielle et morale apportée à ses volontaires et sa contribution substantielle aux crimes commis par ces derniers.

De surcroît, le Juge Lattanzi a fait observer que la majorité n’avait pas examiné si l’état d’esprit (ou mens rea) de Vojislav Šešelj pouvait être établi. Le Juge Lattanzi a conclu que de nombreux éléments de preuve directs et circonstanciels versés au dossier permettaient d’établir que Vojislav Šešelj était dans l’état d’esprit requis pendant toute la période des faits.

Enfin, le Juge Lattanzi a souligné que le fait que les volontaires de Vojislav Šešelj étaient officiellement placés sous le commandement des forces armées est une considération non pertinente lorsqu’il s’agit d’analyser certaines formes de responsabilité, comme l’incitation ou l’aide et l’encouragement. En revanche, le Juge Lattanzi a fait observer que l’incorporation de ces volontaires dans les forces armées officielles constituait un élément supplémentaire prouvant l’entente et la coopération entre les membres de l’entreprise criminelle commune au service de l’objectif criminel d’épuration ethnique.

 

Résumé de l’opinion partiellement dissidente de la Juge Lattanzi

Veuillez trouver ci-dessous le résumé de l’opinion partiellement dissidente de la juge Lattanzi.

Je ne partage pas la plupart des conclusions de la majorité de la Chambre pour plusieurs raisons.

Je constate tout d’abord que le climat d’intimidation dans lequel Vojislav Šešelj a placé les témoins, par son comportement à l’intérieur de la salle d’audience et celui de ses collaborateurs en dehors de la salle d’audience et qui résulte aussi des procédures d’outrage à la Cour, n’est pas pris en compte par la majorité de la Chambre. Or, ce facteur aurait dû être considéré dans l’analyse des éléments de preuve, en particulier des déclarations préalables des différents témoins qui se sont ensuite partiellement ou totalement rétractés lors de leur déposition devant la Chambre. Ces déclarations, dans lesquelles la responsabilité de Vojislav Šešelj est mise en cause, se corroborent souvent entre elles, mais la majorité ne tient pas compte de cet aspect.

Je constate ensuite que la plupart des conclusions de la majorité ne sont pas suffisamment, voire pas du tout motivées, ce qui méconnaît l’obligation de toute Chambre de 1ère instance de donner un jugement raisonné au bénéfice tant de l’accusé que de l’accusation. Ce principe implique d’indiquer les motifs en fait et en droit sur lesquels une Chambre s’appuie.

Je note par exemple que la majorité fait référence à la fois aux déclarations écrites des témoins et à leur témoignage, sans fournir aucune explication, alors même que ces divers éléments de preuve sont souvent contradictoires. Je note encore que le raisonnement de la majorité ne prend pas en compte l’ensemble des éléments de preuve à charge et se concentre sciemment sur les rares éléments de preuve à décharge que contient le dossier. Cela conduit, par exemple, la majorité à considérer l’organisation par bus du déplacement forcé des non-Serbes de leurs villages comme une opération d’« assistance humanitaire », ce qui n’est pas une conclusion raisonnable au regard des preuves du dossier.

De plus, la majorité fait très rarement mention du droit applicable, qui d’ailleurs est souvent contredit par le raisonnement qu’elle suit, et, lorsqu’elle le fait, elle y ajoute des critères non prévus par la jurisprudence du Tribunal.

Je constate également que la majorité s’appuie sur des considérations non pertinentes pour exclure la responsabilité de Vojislav Šešelj. Ainsi, par exemple, un élément qui est pertinent pour la reconstruction du contexte historique général, comme la situation de guerre en ex-Yougoslavie dont l’origine serait seulement, selon la majorité, une sécession illégitime, est utilisé par la majorité comme un élément pertinent pour ses constatations relatives aux crimes commis sur le terrain ou à la responsabilité. Un autre exemple : la guerre, que la majorité semble considérer comme légitime, car visant la défense des intérêts serbes, ou le fait que les non-Serbes se soient armés, sont pris comme des éléments pertinents pour exclure l’existence d’une attaque généralisée ou systématique en Croatie et BiH ou pour ne pas retenir comme crimes les destructions des villages et des lieux de culte. Un dernier exemple : la légalité du recrutement et du déploiement des volontaires est retenu par la majorité comme un élément pertinent, en vue d’exclure la responsabilité de Vojislav Šešelj pour aide/encouragement, sans tenir compte de la jurisprudence applicable en la matière. Toutes ces considérations, dont le jugement de la majorité est truffé, sont relatives au ius ad bellum et au droit constitutionnel de l’ex-Yougoslavie plutôt qu’au ius in bello, seul pertinent devant ce tribunal.

En effet, la compétence du Tribunal doit se limiter à déterminer si des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ont été commis et ensuite à vérifier si ces crimes ont pu entraîner la responsabilité de l’accusé.

Je suis convaincue par ailleurs que nous avons toutes les preuves nécessaires dans le dossier pour conclure au-delà de tout doute raisonnable qu’il existait une attaque généralisée ou systématique en Croatie et en BiH et que des crimes contre l’humanité ont été commis dans ce contexte, y compris en Voïvodine (Serbie).

De même nous avons reçu de nombreuses preuves établissant l’existence d’une entreprise criminelle commune entre Vojislav Seselj et les autres membres des forces serbes cités au paragraphe 8 a) de l’Acte d’accusation. Cette entreprise avait pour but, comme cela est clairement allégué par l’Accusation – contrairement à ce que prétend la majorité - de forcer par des crimes les non-Serbes à quitter certaines parties des territoires de l’ex-Yougoslavie.

À mon avis, toutes les conditions sont également remplies pour condamner Vojislav Seselj pour commission matérielle du crime de persécution par le dénigrement direct et public des civils non-Serbes à travers son discours de Hrtkovci du 6 mai 1992.

Nous avons également toutes les preuves nécessaires pour conclure qu’il avait incité les crimes visés dans l’Acte d’accusation (sauf celui de pillage) par le biais de tous ses discours incendiaires appelant clairement et directement à l’expulsion et au transfert forcé des non-Serbes, ainsi que par ses discours dénigrant et déshumanisant les Croates qu’il a pu comparer à des « primates », des « vampires » et qu’il qualifiait de lâches. De même pour les Musulmans, qu’il traitait de  « balija » ou de « pogani », terme qu’il a lui-même traduit par « excréments ». J’estime en effet que par ces mots et en faisant constamment référence au « génocide » commis par les Croates lors de la Seconde guerre mondiale et en rappelant constamment l’adage « œil pour œil, dent pour dent » et le fait que la « vengeance est aveugle », Vojislav Šešelj a également pris le risque que des meurtres, tortures et traitements cruels et des destructions soient commis afin de réaliser le but criminel commun qu’il partageait avec les autres leaders de l’ex-Yougoslavie, participants à l’ECC dont le but était de forcer par des crimes les non-Serbes à quitter les territoires convoités par les forces serbes.

De même, à mon avis, aucun juge du fait n’aurait pu raisonnablement rejeter la responsabilité de Vojislav Šešelj pour aide et encouragement. En effet, toutes les conditions requises par la jurisprudence sont remplies pour établir, d’une part ses actes d’assistance matérielle et morale fournie à ses volontaires, que l’on appelait « Šešeljevci » , et, d’autre part, sa contribution substantielle aux crimes que ces volontaires ont commis. Cette assistance englobait non seulement les appels au recrutement, mais aussi l’organisation du recrutement par l’emploi de toutes les structures du Mouvement tchetnik serbe (ou SČP) et du Parti Radical Serbe (ou SRS), qui étaient tous deux dirigés par lui d’une main de fer. En outre, ces volontaires subissaient avant leur départ pour le front un endoctrinement préalable par ses discours violents, qui, au lieu de leur rappeler la nécessité de respecter les règles des Convention de la Haye et de Genève, les encourageait à la violence contre les non-Serbes par la référence à la tradition chevaleresque des tchetniks, qui n’est pas connue pour avoir mis des limites à la violence de guerre. Ces Šešeljevci étaient déployés sur le terrain dans des localités qui étaient le plus souvent décidées par Vojislav Šešelj. Ces volontaires savaient par ailleurs très bien quelle était leur mission : celle de participer aux opérations d’épuration ethnique menées par les forces serbes, en déplaçant par la violence les non-Serbes des territoires convoités par les Serbes. Par ailleurs, sur la base des éléments de preuve au dossier, il apparaît que les nombreuses visites de Vojislav Šešelj sur le terrain et les discours qu’il tenait pendant ces visites renforçaient le moral de ces volontaires et les encourageait dans l’accomplissement de cette mission. Les preuves démontrent également que ces volontaires et leurs familles étaient assistés du point de vue financier, médical et psychologique par Vojislav Šešelj, son mouvement tchetnik et son parti pour toute la période de leur service militaire et même par la suite, ce qui représentait une motivation supplémentaire pour s’enrôler, en plus de l’idéologie nationaliste extrémiste qu’ils partageaient avec celui qu’ils considéraient un « Dieu » ou leur « Commandant Suprême » - je cite ici les éléments de preuve.

Il est inutile que je développe davantage ce point relatif aux actes matériels d’assistance (ou actus reus) de Vojislav Šešelj aux crimes commis sur le terrain par les forces serbes et aux éléments de preuve démontrant au-delà de tout doute raisonnable l’existence de tels actes d’assistance. Par ailleurs, s’agissant de l’état d’esprit (ou mens rea) de Vojislav Šešelj au moment des faits, nous avons aussi admis de nombreuses éléments de preuve directs et circonstanciels permettant, selon moi, de l’établir. Or, la majorité ne les considère même pas, ce qu’aucun juge du fait n’aurait pu raisonnablement faire.

Je me permets seulement de relever un dernier aspect de l’approche déraisonnable de la majorité relative aux allégations de l’Accusation sur la responsabilité de Vojislav Šešelj pour complicité avec ses volontaires : pour la majorité, le fait que ces volontaires soient placés sous le commandement formel des forces armées officielles est un élément qui permet d’exclure la responsabilité de Vojislav Šešelj. Or cette considération n’est pas pertinente pour analyser les formes de responsabilité comme l’incitation et l’aide/encouragement. En revanche, en ce qui concerne la responsabilité par participation de Vojislav Šešelj à une ECC avec les forces serbes et leurs leaders, l’incorporation des volontaires dans les forces armées officielles est un élément additionnel qui prouve l’entente et la coopération entre les membres de l’ECC en vue de réaliser leur objectif criminel d’épuration ethnique.

Sous prétexte que l’Accusation aurait mal fait son travail – on peut toujours faire mieux, et la Chambre aussi aurait pu faire mieux depuis le début de cette affaire, nonobstant les difficultés qu’elle a rencontré pendant le procès -, la majorité met de côté toutes les règles de droit international humanitaire préexistants à la création du Tribunal et toutes les règles du droit applicable construites depuis la naissance de ce Tribunal pour acquitter Vojislav Šešelj.

En lisant le jugement de la majorité, j’ai eu l’impression d’être replongée des siècles en arrière dans l’histoire de l’humanité, quand on disait - et ce sont les romains qui le disaient pour justifier leurs conquêtes sanglantes et les assassinats de leurs ennemis politiques dans les guerres civiles : « silent enim leges inter arma » [1].   


[1] « En temps de guerre les lois se taisent » (Oratio - Plaidoirie - de Cicérone pro Milone, 52 avant J. C.). « In time of war the laws fall silent » (Cicero Oratio pro Milone, 52 b. C.).