Résumé du jugement |
CHAMBRES
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The Hague, 10 July2008
LE PROCUREUR C/ LJUBE BOSKOSKI ET JOHAN TARCULOVSKI
RÉSUMÉ DU JUGEMENT
Veuillez trouver ci-dessous le résumé du jugement, tel que lu par le Juge Parker:
Prononcé du jugement
1. La Chambre de première instance est réunie aujourd’hui pour rendre son jugement dans l’affaire Le Procureur c/ Ljube Boškoski et Johan Tarčulovski.
2. Au cours de la présente audience, la Chambre exposera ses conclusions de manière succincte. Nous tenons à souligner qu’il s’agit ici uniquement d’un résumé. Seul fait autorité l’exposé des conclusions motivées de la Chambre que l’on trouve dans le jugement écrit, dont des copies seront mises à la disposition des parties à l’issue de l’audience.
3. Ljube Boškoski et Johan Tarčulovski, sont tous deux accusés de crimes qui auraient été commis entre le 12 et le 15 août 2001 contre des Albanais de souche de Ljuboten, un village situé à proximité de Skopje, en ex-République yougoslave de Macédoine (ci-après « la Macédoine »). Selon l’acte d’accusation, une unité de police placée sous le commandement de Johan Tarčulovski serait entrée dans le village le 12 août au matin. Des membres de cette unité y auraient abattu six villageois non armés, albanais de souche, et auraient infligé des sévices graves à 13 autres villageois, également albanais de souche. Dix d’entre eux auraient subi d’autres sévices encore dans un poste de contrôle installé par la police à l’entrée du village, puis au poste de police de Mirkovci, à Skopje. L’un des villageois serait décédé des suites de ces sévices. Il est allégué en outre que des policiers auraient délibérément mis le feu à au moins 14 maisons du village, leur occasionnant ainsi des dégâts importants ou entraînant leur destruction. Les policiers auraient causé d’autres dommages en jetant des grenades à main dans les maisons et en ouvrant le feu avec leurs fusils. Dans l’après-midi du 12 août, environ 90 villageois albanais de souche qui fuyaient Ljuboten auraient également subi des traitements cruels entre les mains d’autres policiers dans un poste de contrôle situé non loin du village, puis dans plusieurs postes de police, au tribunal II et à l’hôpital de Skopje.
4. La police est une composante du Ministère de l’intérieur du Gouvernement de la Macédoine. À l’époque des faits, Ljube Boškoski était Ministre de l’intérieur. Il est tenu responsable sur la base de l’article 7 3) du Statut du Tribunal, tel qu’adopté par les Nations Unies, au motif qu’en sa qualité de ministre, il était le supérieur hiérarchique des policiers en cause, et que, alors qu’il savait ou avait des raisons de savoir que ses subordonnés avaient commis des crimes, il n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour qu’une enquête soit menée au sujet de ces crimes et que les responsables en soient punis. D’après l’acte d’accusation, Ljube Boškoski aurait continué à manquer à ses obligations jusqu’en mai 2002, lorsque le Procureur du Tribunal a annoncé qu’il se chargeait d’enquêter sur les événements de Ljuboten. C’est en tant que supérieur hiérarchique des policiers qui auraient commis les crimes allégués que Ljube Boškoski est tenu responsable pour :
• le MEURTRE de 7 hommes albanais de souche, une violation des lois ou coutumes de la guerre reconnue par l’article 3 1) a) des Conventions de Genève de 1949. Six de ces hommes auraient été abattus dans le village, tandis qu’un autre serait décédé à l’hôpital des suites des sévices qui lui auraient été infligés dans le village et au poste de police de Mirkovci ;
• la DESTRUCTION SANS MOTIF d’un village en incendiant au moins 14 maisons, une violation des lois ou coutumes de la guerre, et
• les TRAITEMENTS CRUELS infligés à des villageois albanais de souche dans les lieux indiqués, une violation des lois ou coutumes de la guerre reconnue par l’article 3 1) a) des Conventions de Genève de 1949.
5. La responsabilité présumée de l’autre accusé en l’espèce, Johan Tarčulovski, est tout autre. Johan Tarčulovski était un policier ayant un rang relativement peu élevé dans la hiérarchie. Il était membre de l’unité chargée d’assurer la sécurité du Président de la Macédoine et de sa famille. D’après l’acte d’accusation, il aurait commandé l’unité de police qui est entrée dans le village de Ljuboten le 12 août 2001 et aurait dirigé celle-ci durant l’attaque. Il aurait également été présent au moment de la commission des crimes reprochés. Johan Tarčulovski est tenu responsable sur la base de l’article 7 1) du Statut pour avoir ordonné, planifié et incité à commettre les crimes commis dans le village par la police, et pour s’en être rendu complice. Il est par ailleurs mis en cause pour avoir participé à une entreprise criminelle commune, de concert avec d’autres personnes, en vue de commettre les crimes en question. Il n’est toutefois pas tenu responsable des mauvais traitements qui auraient été infligés ailleurs qu’à Ljuboten.
6. Pour que le Tribunal puisse connaître des crimes reprochés aux accusés, l’Accusation doit prouver que la Macédoine était le théâtre d’un conflit armé à l’époque des faits. Aux dires de l’Accusation, un conflit armé interne a opposé, entre janvier et septembre 2001 au moins, les forces de sécurité (c’est-à-dire l’armée et la police) et l’armée de libération nationale albanaise (ci-après l’« ALN »). Cette question, très controversée au procès, s’avère complexe tant au plan factuel qu’au plan juridique. La Chambre a examiné les points importants du dossier et exposé son raisonnement dans le jugement. Elle est en conséquence convaincue qu’en août 2001, un conflit armé interne opposait les forces de sécurité et l’ALN.
7. L’Accusation et la Défense ont présenté des thèses diamétralement opposées au sujet des événements survenus à Ljuboten le 12 août 2001. La Défense, pour sa part, affirme que les événements de Ljuboten s’inscrivaient dans le cadre d’une opération légitime menée par les forces de l’ordre dans le but de localiser des membres de l’ALN et d’empêcher d’autres attaques. L’Accusation soutient, quant à elle, que l’opération menée par la police à Ljuboten et les destructions qui s’en sont suivies ne sauraient constituer une opération légitime de la part des forces de l’ordre. Selon l’Accusation, cette opération n’était pas justifiée par les exigences militaires, Ljuboten n’était pas un bastion de l’ALN et le village ne servait pas de base logistique à celle-ci. La Chambre a entendu de nombreux témoignages contradictoires sur ce point, ainsi que sur d’autres points évoqués au procès.
8. La Chambre fait observer qu’elle a estimé que les témoignages de certains habitants de Ljuboten, notamment concernant la présence et les activités de l’ALN dans le village, et ceux de certains membres de la police et de l’armée à propos des événements en question, n’étaient ni sincères ni dignes de foi.
9. La Chambre est convaincue que le 12 août 2001 au matin, un groupe composé d’au moins 60 à 70 policiers de réserve, voire peut-être plus de 100 policiers, tous très bien armés, et dont certains étaient employés par une agence de sécurité appelée « Kometa », est entré dans le village de Ljuboten. Ils transportaient un grand nombre d’explosifs et de munitions incendiaires. Un véhicule blindé de transport de troupes de la police les accompagnait. Johan Tarčulovski dirigeait ce groupe de policiers. Des unités de l’armée macédonienne, positionnées dans les montagnes entourant le village, ont fourni un appui feu, notamment à l’aide de mortiers, tout particulièrement lorsque le groupe s’est apprêté à pénétrer dans le village. Cependant, aucun membre de l’armée n’est mis en cause dans le cadre des événements en question.
10. Aussitôt entré dans le village, le groupe a dynamité le portail de la propriété d’une famille albanaise de souche, tiré de nombreux coups de feu en direction de la maison et à travers la porte d’entrée qui était ouverte, abattant ainsi un homme non armé et habillé en civil, alors que celui-ci tentait de fermer la porte. L’homme est décédé peu de temps après dans la maison en présence de membres de sa famille. Or, les éléments de preuve ne permettent pas d’établir que cet homme avait des liens quelconques avec l’ALN. De toute évidence, il ne constituait pas une menace pour les policiers au moment où ceux-ci l’ont abattu et il ne prenait aucune part aux hostilités. Les policiers n’ont pas cherché à pénétrer dans la maison pour fouiller celle-ci ou interroger les autres occupants. En revanche, une voiture et du matériel de construction se trouvant dans la cour devant la maison ont été délibérément mis à feu par les policiers à l’aide des dispositifs incendiaires dont ils étaient équipés. Les policiers ont ensuite poursuivi leur chemin.
11. Après quoi ils ont délibérément mis à feu une maison située à proximité et appartenant à un autre Albanais de souche, et ce, en se servant là encore des mêmes dispositifs incendiaires. Ils n’ont pas pénétré dans la maison pour perquisitionner. Or, les éléments de preuve ne permettent pas d’établir que cette maison avait été utilisée pour lancer une attaque contre la police ou l’armée ce jour-là, ni que son propriétaire avait des liens avec l’ALN. Les policiers ont continué leur progression le long de la route principale du village et incendié, ce faisant, une dizaine d’autres maisons dans des circonstances similaires.
12. Non loin du centre du village, les policiers ont découvert 13 hommes albanais de souche qui avaient trouvé refuge dans les caves de deux maisons de la propriété familiale d’Adem Ametovski. Des femmes se trouvaient également dans l’une des caves. Les hommes n’étaient pas armés, ils étaient habillés en civil et n’ont pas opposé la moindre résistance à l’arrivée de la police. Les hommes ont été dépouillés de leurs objets de valeur, leur argent et leurs pièces d’identité. Les femmes se sont vu confisquer leurs objets de valeur et leur argent. À l’extérieur, dans la cour située devant l’une des deux maisons, les hommes ont été contraints à s’allonger sur le sol et à remonter leurs vêtements de manière à se couvrir les yeux et la tête. Ils ont alors été frappés très violemment et de manière répétée par les policiers, qui leur ont également donné des coups de pied. Certains ont été frappés à l’aide de crosses de fusil tandis qu’ils gisaient sur le sol. Ils ont été menacés avec des couteaux et l’un des policiers a fait une entaille en forme de croix dans le dos d’un homme. Un autre homme a reçu une balle dans le bras ou dans la main alors qu’il était à terre. Un autre a ensuite été abattu de plusieurs balles alors que ses compagnons étaient allongés par terre. Les hommes restants ont alors pour la plupart été contraints à marcher sous escorte armée jusqu’à un poste de contrôle de la police installé près d’une maison située à l’entrée du village (la maison de Braca). Toutefois, deux vieillards ont été contraints à rester au domicile d’Adem Ametovski. Les policiers ont tiré de nombreux coups de feu sur l’un d’eux. Il est décédé non loin de la maison. Les 10 hommes restants ont continué à subir d’autres sévices entre les mains des policiers qui les ont escortés à la maison de Braca, à l’entrée du village, tant et si bien que plusieurs ont perdu connaissance.
13. Les hommes ont ensuite été détenus au poste de police de Mirkovci, où ils ont de nouveau été roués de coups. L’un d’eux a succombé à ses blessures le lendemain. Il avait été conduit à l’hôpital, après avoir été violemment malmené par des membres de l’unité de police déployée à Ljuboten, puis par plusieurs policiers du poste de Mirkovci. Cependant, les éléments de preuve ne permettent pas d’établir que les policiers dirigés par Johan Tarčulovski qui ont maltraité cet homme dans le village de Ljuboten l’ont fait avec l’intention de lui donner la mort. Les policiers qui se sont acharnés sur lui au poste de police de Mirkovci ne faisaient pas partie du groupe dirigé par Johan Tarčulovski.
14. Les éléments de preuve ne permettent pas de conclure que l’un quelconque des hommes réfugiés dans la propriété familiale d’Adem Ametovski avait le moindre lien avec l’ALN. Lorsque ces hommes ont été abattus ou lorsqu’ils ont subi des mauvais traitements, ils se trouvaient sous la garde de la police, ne portaient pas d’armes, étaient en infériorité numérique et ne menaçaient aucunement les policiers armés. Ils ne prenaient aucune part active aux hostilités.
15. Poursuivant leur avancée dans le village, les policiers ont atteint un ensemble de maisons, situé à la périphérie du village, appartenant à une famille albanaise de souche. Bien que les éléments de preuve présentés en rapport avec les activités menées à cet endroit ne soient pas concluants à de nombreux égards, ils ne permettent pas d’exclure la possibilité que l’on ait pu tirer sur la police et l’armée à partir d’une ou plusieurs de ces maisons. Alors que les policiers s’approchaient, cinq hommes sont sortis par l’arrière de l’une des maisons et ont pris la fuite en courant. Ils ont traversé un champ pour se diriger vers la zone boisée située sur la colline. Dans leur fuite, ils ont essuyé des tirs nourris de la police et de l’armée qui avait pris position sur les hauteurs du village. Deux des hommes sont parvenus à s’enfuir. Les corps des trois autres, tous criblés de balles, ont été retrouvés dans le champ.
16. La police affirme avoir découvert trois armes à feu et des munitions près de ces trois corps. Cependant, la version donnée par la police au sujet de ces trois armes paraît douteuse. En effet, la police a prétendu plus tard que ces mêmes armes appartenaient à certains des 13 hommes qui s’étaient réfugiés dans les caves de la propriété de Adem Ametovski, ainsi qu’il a été indiqué précédemment. Ces armes ont été utilisées en tant que pièces à conviction dans le cadre des procédures engagées à leur encontre.
17. Les corps des trois hommes retrouvés dans le champ, tout comme ceux des deux hommes abattus de plusieurs balles par la police plus tôt, à l’extérieur du domicile d’Adem Ametovski, ont été laissés en l’état. La police n’a ouvert aucune enquête sur les lieux, pas plus qu’elle n’a procédé à l’examen des corps.
18. Les défunts ont été inhumés par des villageois deux jours plus tard. Environ huit mois plus tard, leurs corps ont été exhumés en présence de représentants du Tribunal, puis autopsiés. Leur apparence, toutefois, avait considérablement changé. S’agissant des trois hommes abattus dans le champ, il a été établi que leurs corps présentaient de nombreuses blessures par balle, occasionnées par des tirs provenant de plusieurs directions. Il n’a cependant pas été possible de déterminer laquelle ou lesquelles de ces blessures par balle avaient entraîné la mort. Par conséquent, il n’a pas été possible de déterminer si ces trois hommes avaient été mortellement touchés par les tirs de la police ou par ceux de l’armée. Or, seuls sont mis en cause les tirs effectués par la police. Aussi n’a-t-il pas été établi que des membres de la police étaient responsables du décès de ces trois hommes. Qui plus est, bien que les éléments de preuve produits ne soient pas tout à fait convaincants, il est possible que les trois hommes abattus dans le champ aient tiré sur la police ou sur l’armée et se soient enfuis, munis de leurs armes, pour trouver refuge ailleurs. À cet égard, il n’a pas été établi que ces hommes n’avaient pas pris part aux affrontements armés. Pour les deux raisons exposées plus haut, il n’a pas été prouvé que les trois hommes abattus dans le champ avaient été tués par la police.
19. Alors que les villageois cherchaient à s’enfuir ce 12 août dans l’après-midi, à un poste de contrôle installé par la police sur la route de Skopje, où d’autres policiers étaient en faction, les hommes ont été séparés des femmes et soumis à des traitements cruels. Ils ont ensuite été conduits dans plusieurs postes de police de Skopje, où nombre d’entre eux ont été encore violemment malmenés. Plusieurs villageois de Ljuboten ont alors été emmenés à l’hôpital de la ville de Skopje, d’autres au tribunal II de Skopje. D’après les éléments de preuve, il est possible qu’à ces deux endroits les hommes en question aient subi d’autres mauvais traitements. Cependant, il n’a pas été établi que les auteurs des mauvais traitements infligés au tribunal et à l’hôpital, relevaient du Ministre de l’intérieur.
20. Ainsi qu’il a été indiqué, Ljube Boškoski ne peut être déclaré coupable des infractions retenues dans l’acte d’accusation qu’en sa qualité de supérieur hiérarchique, sur la base de l’article 7 3) du Statut, en vertu du principe de la « responsabilité du supérieur hiérarchique ». La Défense de Boškoski fait essentiellement valoir que Ljube Boškoski n’était pas le supérieur hiérarchique, ni de jure ni de facto, des policiers qui sont entrés dans Ljuboten le 12 août 2001. Il n’était pas non plus le supérieur hiérarchique de Johan Tarčulovski, pas plus que celui des autres policiers en faction aux postes de contrôle, aux postes de police, au tribunal ou à l’hôpital, en d’autres termes aux endroits où les infractions reprochées auraient été commises. De plus, la Défense soutient que Ljube Boškoski n’avait pas, au sens de l’article 7 3), le pouvoir de punir les responsables de ces crimes. De nombreux éléments de preuve ont été présentés à l’appui de cette thèse.
21. Cependant, pour les motifs exposés dans le jugement écrit, la Chambre est convaincue que Ljube Boškoski, en sa qualité de Ministre de l’intérieur au moment des faits, avait le pouvoir de contrôler et de diriger la police, ainsi que tout autre agent du Ministère de l’intérieur, y compris les membres de la police de réserve. Ce pouvoir lui permettait notamment de veiller à ce que les policiers chargés d’enquêter sur d’éventuels crimes, y compris ceux qui étaient tenus de suivre les instructions des organes judiciaires et d’apporter leur concours au ministère public, à savoir les fonctionnaires de la police judiciaire du Ministère de l’intérieur, s’acquittent de leurs fonctions de manière efficace et dans le cadre de la loi. Il va de soi que ce pouvoir de contrôle et de direction s’appliquait à Johan Tarčulovski, à l’époque employé par le Ministère de l’intérieur.
22. Contrairement à ce qu’ont rapporté certains médias et à ce qu’ont cru certaines personnes à l’époque, Ljube Boškoski ne se trouvait pas à Ljuboten pendant toute la journée du 12 août pour diriger l’opération des forces de police. Lorsque la nouvelle de celle-ci s’est répandue, le Président macédonien lui a demandé de se rendre sur place. Il est arrivé à Ljuboten alors que l’opération touchait à sa fin, et a assisté à certains événements depuis la maison de Braca, située à l’entrée du village. Il est resté là pendant plus d’une heure. Les éléments de preuve montrent qu’il a appris que l’opération contre les terroristes avait été un succès et que quelques-uns d’entre eux avaient été arrêtés. Personne ne lui a dit que certains avaient été abattus. Non loin de là, il a vu les 10 derniers hommes qui avaient été détenus chez Adem Ametovski, dans le village. De là, ils avaient été emmenés, sous escorte, dans la maison de Braca. Ils étaient allongés, face contre terre, la tête recouverte et il ne semble pas qu’il ait eu des raisons de penser qu’ils avaient été sauvagement maltraités. On voyait de la fumée s’élever de certaines parties du village, ce qui n’est pas anormal dans le cadre d’opérations anti-terroristes. En bref, d’après ce qu’il a pu voir et ce que la police lui a dit, il n’avait aucune raison de penser qu'il y avait eu meurtre, traitement cruel ou destruction sans motif.
23. Deux jours plus tard, Ljube Boškoski a appris par les rapports de police que des terroristes avaient été tués. En outre, il a été très vite informé, par des diplomates, par des organisations, notamment de défense des droits de l’homme, et par les médias, des allégations graves mettant en cause le comportement de policiers à Ljuboten et ailleurs le 12 août et le lendemain. Les informations qui lui parvenaient suffisaient à lui faire comprendre que des policiers avaient probablement commis des crimes. Puisqu’il était leur supérieur hiérarchique, Ljube Boškoski avait l’obligation d’ouvrir une enquête ou de transmettre un rapport aux autorités macédoniennes compétentes, dont la tâche était d’enquêter sur des crimes, afin de faire toute la lumière sur ce qui s’était produit et de punir les responsables. Aux fins de l’article 7 3) du Statut, Ljube Boškoski se serait acquitté de l’obligation qui lui était faite, en tant que supérieur, de punir ses subordonnés auteurs de crimes s’il avait transmis un rapport aux autorités compétentes, rapport qui aurait probablement entraîné l’ouverture d’une enquête.
24. Dans les faits, la police du Ministère de l’intérieur a transmis deux rapports de routine aux autorités compétentes, c’est-à-dire au juge d’instruction et au procureur. Le 12 août 2001 au soir, un rapport a été établi au sujet des personnes décédées à Ljuboten et un autre a fait état du décès à l’hôpital de l’homme qui avait subi des mauvais traitements dans ce même village, puis au poste de police de Mirkovci. Ljube Boškoski a été informé que les autorités judiciaires avaient été mises au courant et que des mesures avaient déjà été prises en vue d’une enquête. Certes, ces rapports établis par ses subordonnés n’étaient ni complets ni précis et ne relataient pas en détail les comportements incriminés, mais ils suffisaient pour ouvrir une enquête. En effet, en vertu des lois en vigueur, ces rapports auraient dû inciter les autorités judiciaires, ainsi que le procureur, à enquêter sur chacun des décès. Ces enquêtes auraient officiellement permis au juge d’instruction et au procureur de faire la lumière sur les allégations de traitements cruels et de destruction sans motif étroitement liées aux agissements des membres de la police, et de déterminer si des poursuites se justifiaient.
25. Aucune enquête n’a été diligentée par les autorités compétentes. Aucune action pénale n’a été engagée à l’encontre de membres de la police. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette inaction, notamment le fait que les policiers de Čair n’ont pas correctement fait leur travail le 12 août 2001 et les jours suivants et le fait que les autorités compétentes n’ont manifestement pas fait preuve de toute la diligence voulue. Ljube Boškoski n’exerçait aucun pouvoir sur ces autorités, c’est-à-dire sur le juge d’instruction et le procureur qui n’appartenaient pas au Ministère de l’intérieur. Il n’a pas été démontré que le manquement des policiers à leurs obligations résultait des ordres qu’il avait donnés, qu’il en avait connaissance à l’époque des faits ni qu’il aurait dû le prévoir. En conséquence, il n’a pas été établi que Ljube Boškoski devait faire un rapport aux autorités compétentes ou prendre d’autres mesures pour s’acquitter de son obligation au sens de l’article 7 3) du Statut. Si les éléments de preuve font état d’un grave dysfonctionnement à l’époque de la police et des autorités macédoniennes compétentes, il n’a pas été établi que Ljube Boškoski n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables, au sens de l’article 7 3) du Statut, pour punir des membres de la police.
26. Ainsi qu’il a été dit, Johan Tarčulovski est tenu pénalement individuellement responsable, sur la base de l’article 7 1) du Statut, pour avoir ordonné, planifié, incité à commettre les crimes visés à l’article 3 du Statut et décrits dans l’acte d’accusation, pour s’en être rendu complice, et pour les avoir commis dans le cadre d’une entreprise criminelle commune.
27. Contrairement à ce qu’a avancé la défense de Johan Tarčulovski, la Chambre de première instance est convaincue que les éléments de preuve suffisent pour dire que celui-ci a joué un rôle-clé dans les événements qui se sont déroulés le 12 août 2001 à Ljuboten. Les 10 et 11 août, il était chargé du soutien logistique pour la préparation de l’attaque. La police et l’armée ont fourni un soutien. Il a coordonné ces actions et l’appui feu, notamment à l’aide de mortiers, fourni par l’armée. Le 12 août, Johan Tarčulovski, a personnellement dirigé l’opération menée par des membres de la police qu’il a accompagnés lorsqu’ils sont entrés dans le village. Même en l’absence d’une nomination officielle, il a exercé un contrôle effectif sur la police ce jour-là dans le village. Les opérations menées par la police l’ont été sur ses ordres.
28. En conséquence, la Chambre est convaincue que Johan Tarčulovski est pénalement responsable pour avoir ordonné, planifié et incité à commettre les crimes commis par la police dans le village. Puisqu’il a directement donné l’ordre de commettre ces crimes, on ne saurait donc dire qu’il en a été simplement complice.
29. Les éléments de preuve ne permettent pas d’établir que Johan Tarčulovski a participé à une entreprise criminelle commune ainsi qu’il est allégué dans l’acte d’accusation. Les policiers de réserve qui se trouvaient avec lui dans le village agissaient sous ses ordres et non pas comme membres d’une entreprise criminelle commune. En outre, ainsi qu’il est expliqué en détail dans le jugement écrit, la Chambre est convaincue qu’en prenant part à l’opération de police à Ljuboten, Johan Tarčulovski exécutait lui-même des ordres. Les éléments de preuve ne permettent pas d’établir l’identité de la personne ou des personnes qui lui ont donné ces ordres. Compte tenu des circonstances, il s’agissait d’un ou de plusieurs de ses supérieurs au sein de la police.
30. Il est à noter que l’opération menée par la police le 12 août a eu lieu la veille de la signature des accords d’Ohrid qui ont mis fin aux combats opposant les forces de sécurité macédoniennes à l’ALN.
31. La Chambre estime que le comportement de la police à Ljuboten fait apparaître une attaque délibérée et indiscriminée contre les Albanais de souche qui habitaient ce village, et qui ont été victimes de meurtres et de traitements cruels et dont les maisons et les biens ont été détruits sans motif. Il ne s’agissait pas d’une opération de police visant à rechercher et à arrêter des membres de l’ALN. Cette opération visait avant tout à faire payer aux Albanais du village les actions de l’ALN dont les membres se seraient réfugiés dans le village et auraient obtenu le soutien de ses habitants, et qui étaient tenus responsables du meurtre de soldats macédoniens, en particulier lors de l’explosion d’une mine le 10 août 2001, dans les environs de Ljuboten. Cette attaque avait fait huit morts parmi les soldats et plusieurs blessés. Cette opération n’était pas seulement une mesure de représailles mais aussi une mise en garde adressée aux habitants du village contre tout soutien apporté à l’ALN.
Ljube Boškoski : Veuillez-vous lever.
La Chambre vous déclare NON COUPABLE de tous les chefs d’accusation. Elle ordonne votre libération du quartier pénitentiaire des Nations Unies dès qu’auront été arrêtées les dispositions nécessaires.
Vous pouvez vous asseoir.
Johan Tarčulovski : Veuillez vous lever.
La Chambre vous déclare COUPABLE, en application de l’article 7 1) du Statut, des crimes suivants :
Chef 1 : Meurtre, violation des lois ou coutumes de la guerre punissable aux termes de l’article 3 du Statut, pour avoir ordonné, planifié et incité à commettre le meurtre de Rami Jusufi, Sulejman Bajrami et Muharem Ramadani ;
Chef 2 : Destruction sans motif de villes et de villages, violation des lois ou coutumes de la guerre punissable aux termes de l’article 3 du Statut, pour avoir ordonné, planifié et incité à commettre la destruction sans motif de maisons ou de biens appartenant à 12 Albanais de souche dont le nom est donné dans le jugement écrit ;
Chef 3 : Traitements cruels, violation des lois ou coutumes de la guerre punissable aux termes de l’article 3 du Statut, pour avoir ordonné, planifié et incité à commettre les traitements cruels infligés, d’une part, dans la maison d’Adem Ametovski à 13 Albanais de souche dont le nom est donné dans le jugement écrit et, d’autre part, dans la maison de Braca à 10 Albanais de souche dont le nom est donné dans le jugement écrit.
S’agissant de la peine, la Chambre a exposé dans le Jugement les divers éléments dont elle a tenu compte pour fixer celle qui s’impose. Elle a notamment tenu compte des peines qui étaient applicables en 2001 dans l’ex-République yougoslave de Macédoine et de celles qui ont été infligées par ce Tribunal pour des crimes qui sont, dans une certaines mesure, similaires à ceux dont vous avez été déclaré coupable.
La Chambre tient à souligner que vous étiez un policier, occupant un rang relativement peu élevé et obéissant aux ordres, lorsque vous avez planifié, incité à commettre et ordonné ces crimes. Ces circonstances, si elles n’excusent pas votre comportement, en atténuent la gravité.
Vous êtes condamné à une peine unique de 12 ans d’emprisonnement. Vous avez droit à ce que le temps que vous avez passé en détention soit déduit de la durée totale de la peine infligée. Vous restez sous la garde du Tribunal jusqu’à ce que soient arrêtées les dispositions nécessaires à votre transfert vers l’État dans lequel vous purgerez votre peine.
Vous pouvez vous asseoir.
Le procès est à présent terminé.
L’audience est levée.
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International Criminal Tribunal for the former Yugoslavia
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