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« Je me souviens de tous les mauvais traitements que j’ai subis pendant les 212 jours que j’ai passés dans le camp de Bileća et dans l'autre camp. Et c'est la raison pour laquelle j'ai du mal à dormir, à me concentrer et que j'ai du mal à réaliser mes obligations quotidiennes. J'ai, à la maison, une femme et trois enfants dont il convient de prendre soin. J'ai séjourné dans deux camps pendant 212 jours sans raison aucune.» Marko Knežić, de nationalité croate et habitant d’un village près de Dubrovnik, relate les mauvais traitements dont il a été victime lorsqu’il était détenu par les forces serbes en 1991 et 1992. Il a témoigné le 17 septembre 2003 au procès de Slobodan Milošević.
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Marko Knežić habitait à Slano, petit village de bord de mer d’environ 500 habitants, situé sur la côte adriatique croate à une quarantaine de kilomètres de la ville historique fortifiée de Dubrovnik. En 1991, il avait 38 ans et travaillait comme réceptionniste dans un hôtel du village. Il était marié et père de deux enfants, âgés de huit ans et deux ans (il a eu une fille deux ans plus tard.) Sa famille habitait à Slano depuis des générations.
« Les relations entre les différents groupes ethniques dans notre région étaient toujours cordiales » a-t-il déclaré au Bureau du Procureur. Les gens de son village et lui-même savaient que le conflit avait éclaté à Vukovar, en Croatie orientale, au milieu de l’année 1991, mais ils n’imaginaient pas que le conflit gagnerait leur région parce que Dubrovnik, qui appartenait au patrimoine mondiale de l’humanité de l’UNESCO, « était si proche et si célèbre ». Toutefois, avec la montée progressive des tensions, un comité de crise local a été formé dans son village, à l’instar d’autres villages des environs. Marko Knežić a fait partie des civils qui se sont portés volontaires pour participer à ce comité et travailler en coordination avec la police locale pour garder certains lieux, comme les réserves d’eau et d’électricité et la tour de communication.
Le 3 octobre 1991, sans que la population ait reçu le moindre avertissement, la guerre a soudain frappé le village. Une attaque aérienne a détruit la tour de télévision locale. Marko Knežić, se remémorant les évènements, a déclaré : « Cela indiquait que la guerre avait atteint notre région. » Cette nuit-là, l’Armée populaire yougoslave (JNA) et les forces navales yougoslaves (JRM ) ont commencé à bombarder massivement Slano, tirant du sol et de la mer. « Ca brûlait partout. On n’a plus eu ni eau ni électricité. Les lignes téléphoniques étaient coupées. La nuit était un enfer, tout brûlait, comme dans les films » a-t-il rapporté. Le comité de crise de Slano a enjoint la population de quitter le village. La famille de M. Knežić était déjà partie quelques jours auparavant. Lui est resté avec d’autres habitants, pour tenter de défendre le village.
Le 4 octobre 1991 au matin, les troupes de la JNA sont entrées dans Slano avec des camions et des blindés transporteurs de troupes. Marko Knežić a vu « des centaines et des centaines de militaires et de paramilitaires. » Il a reconnu les uniformes des soldats, ayant dû lui-même effectuer le service militaire obligatoire en 1977.
La résistance locale a très rapidement été dépassée par la puissance de feu supérieure des troupes de la JNA. Certains des défenseurs locaux ont réussi à fuir le village, mais Marko Knežić n’est pas parvenu à le quitter avant que les troupes de la JNA ne l’aient cerné de toute part. Armé du vieux fusil de chasse de son grand-père, il s’est caché dans les rochers au dessus de sa maison. Il y a trouvé son père, Antun Knežić, et son voisin Božo Glumac.
Pendant deux mois, les trois hommes se sont cachés dans les rochers, sortant furtivement la nuit pour trouver de la nourriture dans les collines alentour et dans le village. Ils observaient l’occupation du village par la JNA. Les troupes et les paramilitaires ont commencé à brûler et piller les maisons. Marko Knežić a expliqué dans son témoignage que presque toutes les maisons de Slano avaient été détruites et que la sienne avait subi de sérieux dommages.
Le 1er décembre 1991, son père a été capturé par les troupes de la JNA alors qu’il était allé chercher des vivres. Trois jours plus tard, Marko Knežić et son voisin Božo Glumac ont été encerclés par les soldats de la JNA. Ils se sont rendus et, avant d’être conduits au village, ils ont été forcés de s’allonger sur le sol, les mains liées dans le dos, pendant que des soldats leur donnaient des coups de pieds et les frappaient avec la crosse de leurs fusils. Marko Knežić a été emmené au quartier général de la police militaire, établi dans une maison de Slano qui n’avait pas été détruite. Il y a été interrogé au sujet du comité de crise et de la défense du village.
Le jour suivant, le 5 décembre, Marko Knežić et son voisin ont été conduits au camp de détention de Bileća, en Bosnie-Herzégovine, à environ deux heures de route. Marko Knežić a rapporté que cette prison avait d'abord été placée sous le commandement du corps d'Užiće de la JNA, auquel a succédé le corps de la JNA de Rijeka. À leur arrivée à Bileća, Marko Knežić et Božo Glumac ont été conduits dans une pièce appelée « les catacombes », où on les a enchaînés à des lits. Un soldat portant l’uniforme de la JNA est entré dans la pièce et a donné un coup de pied à Marko Knežić, lui fracturant une côte.
Le jour suivant, on les a emmenés dans une autre pièce, appelée « la cage ». Ils y ont été enchaînés ensemble et pendant les quelques jours qui ont suivi, ont été interrogés par différents soldats portant l’uniforme régulier de la JNA. Dans sa déposition, Marko Knežić s’est rappelé en particulier que l’un de ceux qui l’interrogeaient était un capitaine de la JNA, du nom de Biga. Pendant ces interrogatoires, ils étaient traités avec une grande brutalité et fréquemment battus à coups de matraque.
Après plusieurs jours d’interrogatoire forcé, les soldats ont conduit Marko Knežić dans une autre pièce. Celle-ci, conçue à l’origine pour contenir une dizaine de personnes, était surpeuplée, plus de 30 personnes s’y trouvant. Un mois plus tard environ, il a été transféré dans une pièce légèrement plus grande mais presque aussi bondée : plus de 50 prisonniers devaient partager un espace conçu pour 20 personnes au maximum.
Marko Knežić a relaté qu’en plus de l’extrême promiscuité qu’ils devaient endurer, les prisonniers de Bileća avaient été victimes de mauvais traitements physiques et psychologiques. Les soldats plongeaient régulièrement la tête des détenus dans les toilettes. Marko Knežić, comme de nombreux prisonniers, a subi des électrochocs. Les prisonniers étaient contraints d’effectuer des travaux manuels pendant lesquels ils étaient battus. Les violences physiques se sont accrues le 9 janvier 1992, le jour où les prisonniers ont appris que l’indépendance de la Croatie avait été reconnue par la communauté internationale. Les détenus étaient en outre enfermés dans des conditions insalubres et ne recevaient presque pas de nourriture.
Marko Knežić a aussi témoigné au sujet des souffrances psychologiques que les soldats de la JNA infligeaient aux prisonniers. L’une de leurs tactiques consistait à laisser la lumière allumée en permanence dans les pièces où les prisonniers étaient détenus. Marko Knežić a expliqué que les gardes les tourmentaient notamment en leur faisant croire qu’ils allaient être libérés lors d’un échange de prisonniers.
Des délégués du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ont visité le camp de détention de Bileća à plusieurs reprises, mais Marko Knežić leur a été caché dans les premiers temps. Arrivé au camp de Bileća le 5 décembre 1991, il n’y a été officiellement recensé que le 13 janvier 1992. Il a expliqué par la suite que lorsque les représentants de la Croix-Rouge étaient en visite, les autres détenus et lui-même avaient trop peur pour leur parler des mauvais traitements qu’ils subissaient.
Le 23 mai 1992, il a appris qu’il allait faire l’objet d’un échange. On l’a fait monter dans un bus où se trouvaient une centaine d’autres prisonniers et quelques gardiens de la JNA. Pourtant, après trois heures de route, ils sont arrivés dans un autre camp de détention, celui de Morinj (au Monténégro.)
Même s’il n’y avait pas de travaux forcés à Morinj, les conditions y étaient généralement pires qu’à Bileća. Les passages à tabac y étaient monnaie courante et servaient à punir les prisonniers au motif qu’ils mangeaient trop bruyamment, ou parce qu’ils refusaient de chanter des chants serbes ou de se battre avec d’autres prisonniers pour divertir les gardiens. Les prisonniers étaient généralement battus lorsqu’ils allaient aux latrines ou quand ils en revenaient, par conséquent nombre d’entre eux ont refusé de s’y rendre pendant plusieurs jours consécutifs. Les gardiens veillaient toujours à leur fournir des jeux et une radio lorsque les délégués du CICR venaient, mais après leur départ les prisonniers subissaient les mêmes conditions de brutalité.
Marko Knežić a déclaré dans sa déposition que le 13 juin 1992, les prisonniers ont été particulièrement maltraités. Un soldat en uniforme, du nom de Boro Gligić, qui paraissait plus âgé que la plupart des soldats, est arrivé à 2 heures du matin. Il a ordonné aux prisonniers de se tenir les mains dans le dos, et les soldats ont alors commencé à les frapper. Jusqu’à six heures du matin, les gardiens se sont succédés pour battre les prisonniers, à coups de sac de sable, de bottes, de matraques et de battes. Marko Knežić a eu deux côtes cassées, au côté droit.
Il a déclaré au Bureau du Procureur que, pour lui, il ne faisait aucun doute que les tortures dont il était victime avec les autres prisonniers dans les camps de détention étaient la conséquence d’ordres donnés par les plus hauts officiers de la JNA. Il a déclaré : « Comme les deux commandants [des camps de Bileća et Morinj] appartenaient à la JNA, ces camps étaient sous le contrôle de la JNA. Je suis persuadé que ces camps n’auraient pas pu être créés sans l’approbation préalable des hauts gradés de la JNA et que tout ce qui s’y passait bénéficiait de leur assentiment. » Pour soutenir ces propos, Marko Knežić a rapporté que les officiers de la JNA effectuaient de fréquents va-et-vient entre la prison de Bileća et les quartiers généraux des officiers de la JNA, situés juste à coté du camp.
Le 2 juillet 1992, on a fait monter Marko Knežić et 20 autres prisonniers dans des bus en leur disant qu’ils allaient être échangés. C’était la septième fois qu’on lui disait cela. Cette fois-ci, pourtant, c’était la vérité. Dans la ville de Cavtat, et sous le contrôle du CICR, les prisonniers sont descendus du bus et ont finalement été libérés.
Marko Knežić a fourni au Tribunal des documents médicaux attestant des répercussions de la détention sur sa santé. Il a déclaré avoir perdu tellement de poids durant les neuf mois où il était prisonnier, que son plus jeune fils ne l’a pas reconnu lorsqu’il est rentré chez lui. Son absence a engendré chez ses enfants un fort sentiment d’insécurité. Aujourd’hui encore, lorsqu’il quitte la maison, ses enfants lui posent toujours la même question : « Papa, quand est-ce que tu rentres ? »
Marko Knežić a déposé le 17 septembre 2003 au procès de l’ancien Président Yougoslave Slobodan Milošević. Dans ce procès, de nombreux témoignages de victimes ont été fournis par écrit, comme moyens de preuve, puis ont été présentés à l’audience pour que le témoin puisse répondre aux questions des juges ou de l’accusé. Marko Knežić a relaté ces évènements à un enquêteur du Bureau du Procureur du TPIY, les 4 et 6 mai 2000. Slobodan Milošević est mort en détention le 11 mars 2006 et les procédures engagées contre lui ont pris fin.
>> Lire le témoignage complet de Marko Knežić et la déclaration du témoin (en anglais).