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« - Q. Vous dites qu'on vous a séparé des hommes. Et qu’on vous a ordonné à vous, femmes et enfants de vous rendre au SUP de Zvornik. C'est bien comme cela que ça s'est passé. Les hommes sont restés devant l'entrée du bâtiment ?
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En avril 1992, le témoin B-1058, dont le nom et l’identité ont été gardés secrets durant son témoignage devant le Tribunal, vivait avec son mari et ses deux fils, âgés de 22 et 24 ans, dans la ville de Zvornik, au nord-est de la Bosnie-Herzégovine. La ville se composait de personnes issues de tous les groupes ethniques, mais la majorité de la population était musulmane. Le témoin B-1058 a rapporté que lorsqu’elle avait assisté, à la télévision, à la prise de la ville croate de Vukovar par les forces serbes, elle avait eu peine à en croire ses yeux; elle pensait qu'elle était en train de voir des images provenant de la deuxième guerre mondiale. Lorsque le conflit a débuté en Bosnie-Herzégovine, touchant la ville voisine de Bijeljina, en Bosnie orientale, elle a également eu peine à en croire ses yeux. Cependant, sa sœur, qui habitait à Bijeljina, lui a dit que c'était bien la vérité et que les deux fils de leur autre sœur avaient été tués.
Les premiers signes de la propagation de la guerre à Zvornik sont intervenus quelques jours avant l'attaque de la ville avec l’arrivée de chars dans la région, et des bruits de tirs à l'arme légère en provenance de Mali Zvornik, de l’autre côté de la rivière, en Serbie. Le 8 avril, des négociations ont eu lieu à Mali Zvornik, entre des hauts responsables de la ville et Željko Ražnatović, dit «Arkan », qui représentait les Serbes. Ce dernier commandait une unité paramiliataire surnommée les «Arkanovci» ou «Les Tigres d'Arkan». Cette unité opérait en Bosnie-Herzégovine pendant le conflit et a été presumée coupable de nombreux crimes dont Slobodan Milošević devait répondre lors de son procès. Ražnatović avait été mis en accusation par le Tribunal pour des crimes commis en Bosnie, mais il n'a jamais comparu devant la justice, ayant été tué par balles dans un règlement de compte à Belgrade. Un haut représentant de Zvornik, présent lors des negociations et ayant également témoigné pour le Tribunal sous le pseudonyme B-1237, a dit à B-1058 que la situation était grave, et lui a conseillé de partir. Le témoin a toutefois décidé de rester, car elle avait des amis serbes et elle n'avait rien fait de mal, pensait-elle.
L'attaque de Zvornik a commencé plus tard, le soir du 8 avril, au moment où la ville a été pilonnée depuis Mali Zvornik. Le témoin et d'autres personnes qui habitaient dans son appartement ou dans son immeuble se sont réfugiés au sous-sol de l'immeuble. Le sous-sol s'est rapidement rempli. Il y avait environ douze hommes, quinze à seize femmes, trois enfants et deux nourrissons.
Le matin du 9 août, vers dix heures, B-1058 a entendu une forte détonation. On avait fait sauter la porte de la cave avec des explosifs. Une dizaine de soldats, en tenue de camouflage avec des couvre-chefs de laine noire sur le visage et des mitaines, ont alors fait irruption dans la cave et ont menacé les personnes qui s'y trouvaient avec des fusils à canon long. Le témoin a rapporté qu'elle avait compris que ces personnes venaient de Serbie à leur accent. Certains de ces hommes se sont déclarés être des membres des « hommes de Šešelj » (ou « Šešeljevci »), faisant référence à Vojislav Šešelj, le Président du Parti Radical serbe , commandant de ces unités paramilitaires. Šešelj a par la suite été inculpé par le Tribunal.
Les personnes dans la cave ont reçu l’ordre de rendre leurs armes et les hommes ont dû sortir afin d’être fouillés. Personne n’avait d’arme dans la cave, pas même un canif.
On a fait sortir à la hâte les femmes et les enfants. Le témoin a vu que les hommes qui s’étaient cachés dans la cave avaient les mains sur la tête et le dos face au mur de l’immeuble. Le témoin a été la dernière personne à sortir de la cave et on lui a ordonné de ne pas regarder autour d'elle et d'aller au bâtiment de la police (la «SUP»). Un soldat l'a forcée à partir en lui pressant un fusil dans le dos et l'a insultée.
Elle a fait environ 200 mètres, puis a entendu une rafale derrière elle. Elle a essayé de se retourner, mais le soldat l'en a empêchée, en la poussant avec son fusil. D'après elle, ces tirs ne pouvaient venir que de la zone qui se trouvait devant l'immeuble où l’on avait aligné les hommes qui s'étaient réfugiés dans la cave.
Alors qu'elle se dirigeait vers le bâtiment du SUP, le témoin a vu deux cadavres gisant devant des maisons. Il y avait des magnétophones qui diffusaient bruyamment de la musique tchetnik (une référence aux combattants nationalistes serbes de la seconde guerre mondiale). Le témoin et d'autres personnes ont dû entrer dans la bibliothèque, juste en face du bâtiment du SUP, où d'autres soldats les ont insultés et ont insulté leurs mères, en citant le nom d'Alija Izetbegovic, qui était alors président de Bosnie-Herzégovine.
Pendant qu'elle se trouvait dans la bibliothèque, elle a entendu une femme serbe qui avait été autorisée à rentrer dans l'immeuble pour changer de vêtements, dire à une autre femme qu'elle avait vu, avec horreur, les cadavres des hommes qui s’étaient trouvés dans la cave. D'autres femmes qui sont arrivées plus tard dans la bibliothèque ont dit qu'elles avaient vu les cadavres du mari du témoin et de ses deux enfants, devant l'immeuble. Le témoin B-1058 a déclaré au Tribunal que les hommes d’Arkan et les hommes de Šešelj avaient participé aux meurtres.
Plus tard ce jour-là, le témoin et les autres personnes qui se trouvaient là ont été chassées de Zvornik. Arkan est venu dans la bibliothèque et leur a dit que des autobus allaient les emmener. Quand les bus sont arrivés, on y a fait monter le témoin et les autres. Avant que le bus ne quitte Zvornik, quatre hommes ont été sortis de l'autobus, et le témoin ne les a plus jamais revus. En route, en traversant Zvornik, B-1058 a vu beaucoup d'autres cadavres, notamment dans les jardins.
On l'a fait descendre à Banja Koviljača, en Serbie, juste à la frontière de Bosnie-Herzégovine. Une semaine plus tard environ, le témoin et une de ses amies sont rentrées à Zvornik pour savoir ce qui était advenu de leurs familles. B-1058 a été envoyée au QG serbe de Karakaj. Là, le commandant Dragan Nikolić lui a dit que les hommes qu'elle recherchait ne se trouvaient pas sur les listes et qu'elle devait rentrer chez elle. Alors qu’elle partait, commençant à parcourir les trois kilomètres qui la séparait de Zvornik, elle a vu un camion qui était sur le point de partir. Le commandant a dit au témoin qu'elle devrait partir dans ce camion, mais les soldats qui s’y trouvaient n'étaient pas prêts à embarquer ces « balijas » (terme péjoratif serbe pour désigner les Bosniaques). Elles ont dû repartir à pied.
Le témoin est allé voir Branko Grujić, président de la municipalité serbe. Mais Grujić lui a répondu qu'il n'était pas en mesure de l'aider et qu'il n'y avait plus de place à Zvornik pour les Musulmans (Grujić allait par la suite comparaître devant la Chambre spéciale de Belgrade chargée des crimes de guerre, dans la première enquête confiée au Bureau du Procureur serbe pour les crimes de guerre).
Après avoir parlé à Grujić, B-1058 est repartie pour un court moment vers l'immeuble où se trouvait son appartement. Là où elle avait vu pour la dernière fois les hommes de la cave, elle a découvert le couvre-chef de son mari et une chaussure de sport de l'un de ses fils, couverte de sang. Il y avait aussi du sang sur le mur criblé de balles. Il y avait au sol un certain nombre de douilles de balles et trois ou quatre fils de fer utilisés pour faire des garrots.
Parmi les hommes tués au sortir de cette cave se trouvaient le mari de B-1058 et ses deux fils.
Le témoin B-1058 a déposé le 9 septembre 2003 au procès de l’ancien président yougoslave Slobodan Milošević, accusé de crimes commis à Zvornik, Bosnie-Herzégovine, entre autres lieux. Il est mort en détention le 11 mars 2006, et les procédures à son encontre ont pris fin.
>> Lire le témoignage complet du témoin B-1058.