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Affaire Krajišnik : la requête aux fins d’acquittement est rejetée

Communiqué de presse
CHAMBRES
(Destiné exclusivement à l'usage des médias. Document non officiel)
 

La Haye, 19 août 2005
CT/MOW/997f


Affaire Krajišnik : la requête aux fins d’acquittement est rejetée

 

La requête aux fins d’acquittement déposée par Momčilo Krajišnik en application de l’article 98 bis est rejetée « dans son intégralité ». « Il existe (…) suffisamment de preuves à charge à l’encontre de Momčilo Krajišnik pour les huit chefs de l’acte d’accusation»

Veuillez trouver ci-dessous le jugement oral rendu aujourd’hui par la Chambre de première instance I, composée des Juges Orie (Président), Martín Canivell et Hanoteau, relativement à la requête aux fins d’acquittement déposée en vertu de l’article 98 bis du Règlement.

Il s’agit du jugement relatif à la requête de la Défense déposée en vertu de l’article 98 bis. Cette requête a été formulée dans le prétoire le 16 août 2005. La Chambre a entendu ce jour-là des arguments de la Défense et de l’Accusation.

La requête présentée par la Défense a eu un caractère à la fois général et spécifique. Le caractère général découlait de ce que la Défense a avancé - et il convient de souligner qu‘il s’agissait d’une simple affirmation - que Momčilo Krajišnik devait être acquitté pour insuffisance de moyens à charge.

S’agissant des arguments spécifiques de la Défense, celle-ci a fait valoir, en soulevant une question de procédure à titre préliminaire, que la modification apportée à l’article 98 bis le 8 décembre 2004, rendant la procédure orale, portait préjudice aux droits de Momčilo Krajišnik. Elle avance en effet que même si le critère d’examen applicable reste identique, l’article modifié ne permet plus un examen approfondi de tous les éléments figurant dans l’acte d’accusation. La Défense fait valoir que, l’article ayant été modifié pendant que l’affaire était en instance, la modification est inapplicable, aux termes de l’article 6 D) du Règlement.

L’autre argument spécifique de la Défense est que les éléments de preuve présentés ne permettent pas à une Chambre de première instance d’être convaincue, au‑delà de tout doute raisonnable, de la culpabilité de Momčilo Krajišnik concernant le génocide des Croates de Bosnie sur le territoire couvert par l’acte d’accusation. La Défense a fait valoir que si certains éléments de preuve montrent bien que des actes répréhensibles et même des atrocités ont été commis à l’encontre de Croates de Bosnie, ces crimes ne constituent pas un génocide.

L’Accusation s’est opposée à la requête de la Défense dans son intégralité.

S’agissant de l’argument de la Défense concernant la procédure, la Chambre fait valoir que, hormis le fait que la présentation des arguments se fait maintenant oralement, ni l’ancienne mouture de l’article 98 bis, ni sa version actuelle, ne prévoit la manière exacte dont les arguments doivent être présentés. Aux termes de l’ancienne mouture de l’article 98 bis, la pratique variait en fonction du degré de détails des arguments. La pratique au terme de l’article modifié doit encore évoluer, mais il est indéniable qu’elle variera suivant les besoins de chaque affaire.

Dans l’affaire Orić, qui a vu la première décision rendue en application de l’article modifié, les arguments des parties ont été détaillés. L’acte d’accusation a été examiné de façon approfondie. Il est vrai que cette affaire avait une portée moindre que la nôtre, mais il est toutefois pertinent de relever que l’article modifié n’a pas empêché un examen approfondi dans cette affaire.

Nous estimons que ces quelques remarques suffisent à démontrer que l’argument de la Défense selon lequel la modification de l’article 98 bis empêche toute argumentation véritablement détaillée est sans fondement. La modification de l’article encourage indéniablement à la rapidité et à l’efficacité de la procédure, mais il ne s‘en suit pas pour autant un préjudice aux droits dont Momčilo Krajišnik auraient pu bénéficier au titre de l’article 98 bis. Nous avons, quant à nous, imposé très peu de contraintes à l’équipe de la Défense. Le 17 mai 2005, lorsque nous avons donné à la Défense des indications s’agissant de sa requête 98 bis, nous n’avons fixé aucune restriction quant au contenu de cette requête. Nous n’avons reçu aucune demande préliminaire de la part de la Défense concernant la nature de ses arguments. La Défense avait la possibilité de présenter un recours à la Chambre pour toutes contraintes inéquitables dont elle se serait sentie la cible, mais elle ne l’a nullement fait avant le jour de l’audience. Nous estimons donc qu’il convient de rejeter l’argument préliminaire présenté par la Défense.

Nous passons maintenant à l’affirmation générale de la Défense, selon laquelle il convient d’acquitter l’accusé pour insuffisance de moyens à charge. Dans le cadre de l’examen de cette affirmation, nous allons reprendre l’argument spécifique de la Défense au sujet du maintien ou non des charges de génocide à l’encontre des Croates de Bosnie. Notre décision va toucher au cœur du problème sans introductions ou développements superflus.

Au moment de trancher une requête aux fins d’acquittement, le critère qui s’applique - je cite ici la Chambre d’appel – c’est « de savoir s’il existe des moyens de preuve au vu desquels (s’ils sont admis) un juge du fond raisonnable pourrait être convaincu au-delà de tout doute raisonnable que l’accusé est coupable du chef d’accusation précis en cause ». Il est important d’insister sur le fait que, et ici encore, je cite la Chambre d’appel : « [I]l se peut qu’à l’issue de la présentation des moyens de l’Accusation, la Chambre considère que les preuves à charge sont suffisantes pour justifier une condamnation au-delà de tout doute raisonnable, et qu’elle prononce néanmoins l’acquittement à la fin du procès, même si la Défense n’a pas présenté d’élément par la suite, dès lors que sa propre analyse des éléments de preuve l’amène à conclure que l’Accusation n’a pas réussi à prouver la culpabilité au-delà de tout doute raisonnable ».

L’acte d’accusation établi à l’encontre de Momčilo Krajišnik concerne la période allant de la fin 1991 à la fin 1992, au cours de laquelle il était président de l’Assemblée des Serbes de Bosnie. Momčilo Krajišnik se voit reprocher huit chefs en rapport avec le traitement de Musulmans de Bosnie et des Croates de Bosnie dans 37 municipalités de Bosnie‑Herzégovine. Les deux premiers chefs d’accusation sont le génocide et la complicité dans le génocide. L’accusé doit également répondre de cinq chefs de crimes contre l’humanité, à savoir, persécution, extermination, assassinat, expulsion, et transfert forcé, un acte inhumain. Enfin, il faut mentionner un chef de meurtre en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre. Les formes de responsabilité invoqués sont essentiellement ceux de l’entreprise criminelle commune et de la responsabilité du supérieur hiérarchique.

Pris dans toute leur ampleur, les éléments de preuve présentés par l’Accusation brosse le tableau suivant des événements qui se sont déroulés dans les municipalités visées à l’acte d’accusation au cours de l’année 1992.

Je souhaite une fois encore insister sur le fait que lorsque nous parlons de « ce que nous montrent les éléments de preuve », nous entendons par là qu’il existe des éléments qui, s’ils sont acceptés, pourraient permettre à un juge du fait d’aboutir, au-delà de tout doute raisonnable, à telle ou telle conclusion.

J’en arrive maintenant au tableau général de la situation.

Il existe des éléments indiquant que, au début du mois de mars 1992 et pendant tout l’automne 1992, les forces serbes de Bosnie ont peu à peu pris le pouvoir dans les municipalités visées dans l’acte d’accusation. Les modalités précises de ces prises de contrôle ont varié selon les municipalités et le moment où elles ont eu lieu, mais le schéma général suivi a toujours été le même. Dans un premier temps, les autorités serbes de Bosnie procédaient, au niveau municipal, à la division des forces de police locales selon des principes ethniques, en mettant souvent à pied les policiers non serbes. Avec la montée des tensions ethniques, les Serbes et les non-Serbes établissaient des points de contrôle et des barrages autour des villes et des villages afin de contrôler le mouvement des populations et des armes.

Des éléments de preuve montrent que dans les mois qui ont suivi - et je parle maintenant d’avril 1992 - les forces armées des Serbes de Bosnie, agissant en coopération avec les cellules de crise serbes créées en application des soi-disant instructions du 19 décembre, ont pris le contrôle des municipalités citées dans l’acte d’accusation en lançant fréquemment des attaques d’artillerie et d’infanterie contre certaines villes et certains villages. Ces forces étaient notamment constituées des groupes suivants : l’armée populaire yougoslave (la « JNA ») ; la Défense territoriale (la « TO ») ; les unités paramilitaires locales ainsi que des unités paramilitaires venant de Serbie ; la police locale ; et ultérieurement, l’armée de la Republika Srpska (la « VRS »). Ce sont les zones et les villages habités par des Musulmans de Bosnie et des Croates de Bosnie qui ont été le plus particulièrement visés. Toute résistance de la part des non-Serbes s’est avérée faible et mal organisée.

Des éléments de preuve indiquent que pendant et après ces attaques, de très nombreux civils musulmans et croates de Bosnie, en particulier des hommes, ont été tués, battus, ou victimes d’autres sévices de la part des forces serbes. Les civils ont été systématiquement emprisonnés pendant des périodes allant de quelques jours à plusieurs mois, dans des lieux de détention souvent improvisés. Les prisonniers étaient généralement détenus dans des locaux surpeuplés où les conditions sanitaires étaient inexistantes. Ils n’avaient que très peu d’eau ou de vivres à leur disposition. Beaucoup ont été tués ou soumis à des violences physiques ou psychologiques graves, notamment des passages à tabac, des tortures ou des viols. Certains détenus ont été contraints d’accomplir des travaux forcés sur les lignes de front, ou de servir de boucliers humains dans les situations de combat. Des éléments de preuve montrent que plusieurs personnes ayant subi ce traitement ont été tuées.

Il existe de surcroît des éléments de preuve montrant que, dans de nombreuses municipalités, les Croates et les Musulmans de Bosnie qui restaient ont fui suite à une campagne d’intimidation et de harcèlement. Parallèlement aux meurtres et aux autres types de violence, cette campagne s’est également traduite par la destruction des édifices religieux croates et musulmans et par l’incendie des maisons des Croates et des Musulmans. Dans certaines des municipalités, les autorités municipales ou régionales serbes ont dirigé le transfert forcé et à grande échelle des Musulmans et des Croates de Bosnie vers des territoires qui n’étaient plus contrôlés par les Serbes. Dans certains cas, ceux qui sont partis ont été contraints de déclarer qu’ils partaient de manière volontaire, de payer une taxe ou de transférer leurs biens à la municipalité.

Nous avons entendu sur ces points au moins 157 témoins, qui ont déposé dans le prétoire ou sous le régime de l’article 92 bis. Ces affirmations sont en outre étayées par des centaines de faits admis dans d’autres affaires et des éléments de preuve documentaires concernant cette période.

Afin de qualifier juridiquement un incident quel qu’il soit, la Chambre adopte et applique la jurisprudence du Tribunal s’agissant de la définition des éléments constitutifs des crimes reprochés en l’espèce, à savoir le génocide, la complicité dans le génocide, la persécution, l’extermination, l’assassinat, l’expulsion, les actes inhumains que sont les transferts forcés en tant que crime contre l’humanité, ainsi que le meurtre en tant que crime de guerre. La Chambre ne va pas maintenant entrer dans un examen du droit, sauf pour répondre aux arguments spécifiques présentés par la Défense.

S’agissant du génocide, la Défense s’est concentrée sur les éléments de l’intention génocidaire et a fait valoir qu’aucun d’entre eux n’avait été établi s’agissant des Croates de Bosnie, hormis le fait que leur groupe était un groupe « protégé » au titre de la définition du génocide.

Il convient d’insister sur le fait que la Chambre est en désaccord avec la Défense lorsque celle-ci affirme que pour prouver qu’il y a génocide « en partie », l’Accusation doit prouver que la destruction d’une partie du groupe, si elle était mise en œuvre, aurait un impact sur la survie du groupe dans sa totalité. La jurisprudence des tribunaux internationaux n’exige pas que l’on prouve un tel élément.

À ce sujet, ce qu’il faut prouver, c’est que l’auteur de ce crime était animé de l’intention de détruire une partie de ce groupe en tant que tel. Par « partie du groupe », nous entendons une partie substantielle du groupe. En l’espèce, il est question de la partie du groupe des Croates de Bosnie qui vivait dans les municipalités visées dans l’acte d’accusation. Au cours de la période concernée, bien plus de 100 000 Croates de Bosnie y vivaient. De nombreux Croates de Bosnie habitaient à Banja Luka, Brčko, Prijedor et Kotor Varos, des municipalités où de très nombreux actes de violence ont été commis à l’encontre des non-Serbes. Les éléments de preuve présentés à la Chambre permettent de conclure que cette partie du groupe des Croates de Bosnie qui a été prise pour cible constituait une partie substantielle du groupe protégé.

S’agissant du tableau général des événements qui se sont déroulés dans les municipalités figurant à l’acte d’accusation, certains éléments de preuve permettent d’étayer la conclusion selon laquelle les crimes énumérés pour chacun des huit chefs d’accusation ont effectivement été commis. La Chambre conclut de surcroît qu’il existe des éléments de preuve permettant de justifier la conclusion selon laquelle des crimes ont été commis, dans certains cas tout du moins, avec l’intention de détruire, en partie, non seulement les Musulmans de Bosnie, mais également les Croates de Bosnie en tant que tels. Étant donné que les éléments de preuve relatifs aux Croates de Bosnie ont été spécifiquement contestés par la Défense, la Chambre va maintenant aborder la question de savoir s’il existe suffisamment d’éléments de preuve concernant ce groupe de la population.

Des éléments de preuve permettent de conclure qu’un nombre considérable de Croates de Bosnie vivant dans les municipalités figurant dans l’acte d’accusation ont été tués par les forces serbes de Bosnie au cours des attaques armées, ainsi que dans les lieux de détention. La Chambre souhaite par exemple rappeler un événement qui a été relaté par le témoin Ivo Atilja, au cours duquel près de 70 habitants de Briševo, un village à majorité croate de la municipalité de Prijedor, ont été tués pendant une attaque lancée par les forces serbes.

Il existe, d’autre part, des éléments de preuve permettant de justifier la conclusion selon laquelle des milliers de Croates de Bosnie ont été détenus dans des conditions extrêmement difficiles et soumis à des violences très graves, aussi bien physiques que psychologiques. La Chambre a reçu des éléments de preuve selon lesquels des Croates de Bosnie ont été détenus dans au moins 23 lieux de détention, situés dans 13 municipalités au minimum. Ainsi, 125 Croates de Bosnie ont été détenus au camp d’Omarska, à Prijedor, entre mai et août 1992. Des éléments de preuve ont également été produits pour montrer qu’au début du mois de mai 1992, 117 Croates de Bosnie se trouvaient dans des lieux de détention, et notamment au camp de Krings, dans la municipalité de Sanski Most.

Afin de déterminer l’existence d’une intention génocidaire, une Chambre de première instance est en droit d’examiner des crimes qui vont au-delà de ce qui constitue l’élément matériel même du génocide. En effet l’intention de détruire un groupe en tant que tel, ou en l’espèce une partie d’un groupe, peut également être révélée dans des discours - c’est un sujet sur lequel nous reviendrons un peu plus tard – et peut aussi se traduire dans des actes ayant pour effet de démanteler le groupe ciblé, de le disperser, et de supprimer toute trace de ce groupe d’un territoire donné. La destruction physique des membres du groupe est une composante nécessaire pour conclure au crime de génocide. Elle ne constitue toutefois pas la seule manifestation de l’intention de détruire un groupe, ni peut-être même sa manifestation principale.

À ce sujet, des éléments de preuve démontrent l’expulsion massive ou le transfert forcé des Croates de Bosnie hors des territoires contrôlés par les Serbes de Bosnie. Ainsi, un grand nombre de Musulmans et de Croates qui avaient été emprisonnés à Prijedor ont été expulsés plus tard. À Kotor Varos, on comptait quelque 8 000 Croates en 1992, représentant 28 % de la population. Un rapport établi par les autorités de police serbe de Banja Luka mentionne que peu après la fin de la période couverte par l’acte d’accusation, le pourcentage des Croates dans la population était inférieur à 5 % et comprenait « essentiellement de personnes âgées qui ne constituaient pas de menace véritable ».

Des éléments de preuve établissent par ailleurs les confiscations et les destructions à grande échelle des biens des Croates de Bosnie, y compris la destruction des églises catholiques sur tout le territoire concerné. Ivo Atlija, le témoin que nous avons mentionné il y a quelques instants, a dit qu’au cours de l’attaque menée contre le village de Briševo, dans la municipalité de Prijedor, 68 maisons et une église catholique ont été détruites. Les habitants du village étaient majoritairement croates.

Ces actes, ainsi que d’autres actes similaires commis par les forces serbes de Bosnie, ont contribué à créer un climat de terreur entrainant le départ involontaire d’un grand nombre de Croates de Bosnie des municipalités figurant à l’acte d’accusation. Ces actes ont eu exactement les mêmes conséquences sur les Musulmans de Bosnie, mais ces derniers étant beaucoup plus nombreux dans les municipalités figurant à l’acte d’accusation, le nombre des victimes a été bien supérieur au sein de leur groupe.

Nous allons à présent passer en revue les éléments de preuve relatifs à la responsabilité de Momčilo Krajišnik concernant les crimes reprochés. Nous donnerons tout d’abord un aperçu général de ce qui ressort des éléments de preuve, là encore dans le cadre des dispositions de l’article 98 bis, s’agissant de la position de Momčilo Krajišnik dans les cercles dirigeants des Serbes de Bosnie. Nous passerons ensuite aux éléments de preuve qui établissent un lien spécifique entre Momčilo Krajišnik, ses collaborateurs et les crimes reprochés.

Il existe des éléments de preuve selon lesquels, au milieu de l’année 1991, Momčilo Krajišnik était une personnalité éminente au sein de la direction politique du SDS. Momčilo Krajišnik a joué, en compagnie d’autres personnalités clés au sein du SDS, y compris Radovan Karadžić, Biljana Plavšić et Nikola Koljević, un rôle crucial dans la formulation des programmes politiques du SDS.

Il existe en outre des éléments de preuve selon lesquels, à partir du moment où la Republika Srpska a été proclamée en janvier 1992 et jusqu’à la fin de la période couverte par l’acte d’accusation, l’autorité officielle et effective de la République serbe de Bosnie se concentrait dans les mains des quatre personnes que nous venons de mentionner et que nous appellerons par la suite les dirigeants serbes de Bosnie.

Officiellement, Momčilo Krajišnik a occupé le poste de président de l’Assemblée des Serbes de Bosnie du 24 octobre 1991 au mois de novembre 1995. En mars 1992, il est devenu membre d’office du Conseil de Sécurité nationale. Le Conseil était un organe exécutif de transition au sein de la Republika Srpska. Il donnait des instructions aux cellules de crise et celles-ci lui soumettaient des rapports. Le Conseil rencontrait également les autorités serbes de Bosnie afin de prendre des décisions d’ordre politique, militaire ou administratif. Les autres membres des cercles dirigeants serbes de Bosnie en faisaient également partie.

La présidence serbe de Bosnie, qui se trouvait au sommet des institutions politiques serbes de Bosnie, était à l’origine constituée de Biljana Plavšić et de Nikola Koljević. Elle a par la suite été élargie pour inclure Radovan Karadžić et Momčilo Krajišnik, ainsi que le Premier ministre, Branko Đerić. Momčilo Krajišnik est le seul membre de la présidence a avoir assisté à chacune des 36 séances de la présidence au sujet desquelles il existe des documents. Il s’agit de la période comprise entre le 12 mai et le 30 novembre 1992.

Outre le fait que Momčilo Krajišnik exerçait des fonctions au sein des diverses instances de la Republika Srpska, de nombreux témoins qui étaient fréquemment en contact avec les dirigeants serbes de Bosnie pendant la période couverte par l’acte d’accusation ont déclaré que Momčilo Krajišnik exerçait une autorité considérable, à titre officieux. Momčilo Mandić, Dragan Đokanović, Milan Babić, ainsi que les Témoins 528 et 680 ont tous déclaré que Momčilo Krajišnik était la deuxième personnalité la plus importante dans les cercles dirigeants, après Radovan Karadžić. Il existe également des éléments de preuve selon lesquels Momčilo Krajišnik et Radovan Karadžić ont coopéré de façon étroite sur toute question tout au long de l’année 1992.

S’agissant des liens existant entre les crimes commis, d’une part, et Momčilo Krajišnik et ses collaborateurs, d’autre part, des éléments de preuve indiquent que le programme politique du SDS mettait l’accent sur la protection des intérêts du peuple serbe de Bosnie, sur la garantie de leur survie physique en Bosnie-Herzégovine et sur le maintien d’une Yougoslavie fédérale. Des preuves montrent que, dans le courant de l’été 1991, les dirigeants serbes de Bosnie ont commencé à parler ouvertement de la création d’un territoire serbe distinct en Bosnie-Herzégovine, dans le but de permettre aux Serbes de Bosnie de demeurer au sein de la Yougoslavie si la Bosnie-Herzégovine choisissait de proclamer son indépendance.

Des éléments de preuve permettent d’étayer la conclusion selon laquelle les dirigeants ont entrepris de mettre en œuvre cet objectif. Un programme de régionalisation a été mis sur pied dans le cadre duquel des municipalités à majorité serbe ont été organisées en associations de municipalités ou en régions autonomes.

Le 24 octobre 1991, une assemblée des Serbes de Bosnie dominée par le SDS a été créée. Les éléments de preuve produits permettent à un juge du fait raisonnable de conclure que Momčilo Krajišnik a mis à profit son rôle de président de l’Assemblée pour assurer le soutien et la mise en œuvre des politiques élaborées et menées par le SDS.

Il existe des éléments de preuve selon lesquels, à la fin de l’année 1991, la politique menée par les dirigeants serbes de Bosnie visait à préparer la prise de contrôle du territoire par la force. Fin 1991 et début 1992, Radovan Karadžić a déclaré à plusieurs reprises que si la Bosnie-Herzégovine déclarait son indépendance, les Serbes de Bosnie créeraient coûte que coûte leur propre entité politique et territoriale, qui couvrirait environ 70 % du territoire. Des éléments de preuve étayent la conclusion que les dirigeants serbes de Bosnie prévoyaient la création d’un État ethniquement pur dominé par les Serbes. Les moyens envisagés pour la création d’un État serbe de Bosnie comprenaient l’utilisation de la force extrême. Certains éléments de preuve indiquent que des membres du SDS, au niveau des municipalités et de la République, de concert avec des membres de la JNA, ont coordonné l’armement secret de la population serbe de Bosnie avec des armes récupérées dans les entrepôts de la JNA et de la TO.

À l’échelle municipale, les mesures visant à la création d’un État dominé par les Serbes se sont traduites par le fait notamment que les dirigeants serbes de Bosnie ont favorisé la création de structure administrative serbe distincte, en particulier dans les régions où les Serbes constituaient une minorité. Des éléments de preuve indiquent que le 19 décembre 1991, les dirigeants serbes de Bosnie ont donné des instructions aux conseils municipaux du SDS en vue de la prise du pouvoir et de la création d’une cellule de crise dans les municipalités qui devaient faire partie de l’État serbe de Bosnie envisagé. Les cellules de crise devaient, entre autres, mettre en place des structures de défense municipale et préparer la création d’organes d’état serbes de Bosnie au sein des municipalités. Des éléments de preuve indiquent que les instructions en question ont ensuite été mises en œuvre par les dirigeants serbes, en tout ou en partie, dans la plupart des municipalités visées par l’acte d’accusation. À l’échelle centrale, l’Assemblée des Serbes de Bosnie a proclamé la création de la République du peuple serbe de Bosnie‑Herzégovine, connue par la suite sous le nom de « Republika Srpska », et a commencé à donner une assise légale à cette entité politique naissante.

Comme nous l’avons déjà mentionné, à partir du mois de mars 1992 et jusqu’à l’automne 1992, les forces serbes de Bosnie ont progressivement pris le pouvoir dans les municipalités visées par l’acte d’accusation. Dans quasiment tous les cas, cette prise de pouvoir a donné lieu à la perpétration des crimes que nous avons décrits. Les cellules de crise et la VRS sont deux structures importantes par lesquelles les Serbes de Bosnie ont pris et maintenu le contrôle des territoires. Il existe des éléments de preuve selon lesquels les cellules de crise et la VRS recevaient toutes deux des instructions des dirigeants serbes de Bosnie et étaient placées sous leur autorité.

Les cellules de crise, mises en place conformément aux instructions du 19 décembre, ont entrepris de prendre le pouvoir au niveau municipal, en coordonnant les activités des autorités municipales serbes de Bosnie, de l’armée, de la police et d’autres forces armées sur le terrain. En mai 1992, la VRS a commencé à prendre le contrôle de ces forces. Les éléments de preuve produits permettent de conclure que les dirigeants serbes de Bosnie, de façon générale, notamment Momčilo Krajišnik, exerçaient un contrôle effectif sur la VRS. Il est avéré que la présidence a donné son aval à des opérations militaires majeures, a consulté l’état-major principal de la VRS sur des questions militaires, a reçu régulièrement des informations sur la situation militaire, et a donné des ordres en rapport avec des questions militaires qui ont été exécutés sur le terrain.

Le 12 mai 1992, l’Assemblée des Serbes de Bosnie a adopté six objectifs stratégiques, dont le plus important consistait à « établir des frontières séparant le peuple serbe des deux autres communautés ethniques ». Selon certains éléments de preuve, ces six objectifs constituaient le fondement des directives émanant de l’état‑major principal de la VRS et adressées aux forces armées sur le terrain.

Certaines déclarations prononcées par Radovan Karadžić et Momčilo Krajišnik à l’occasion de la séance de l’Assemblée des Serbes de Bosnie du 12 mai 1992 permettent de conclure que les groupes ethniques visés par la politique des dirigeants serbes de Bosnie étaient les Croates de Bosnie et les Musulmans de Bosnie. À titre d’exemple, lors de la séance susmentionnée, Momčilo Krajišnik a déclaré, je cite : « Nous sommes en guerre. Il ne sera possible de régler cette affaire avec les Musulmans et les Croates que par la guerre. » Nous pouvons également citer, à titre d’exemple, les propos du Témoin 623, qui a déclaré que Momčilo Krajišnik était « obsédé » par le projet visant à séparer les Serbes des Musulmans et des Croates. Selon ce même témoin, Momčilo Krajišnik a déclaré que le moment était venu de séparer les territoires croates, serbes et musulmans, un état commun n’étant plus envisageable.

Il existe, en outre, des éléments de preuve selon lesquels les dirigeants serbes de Bosnie étaient pleinement informés de la situation concernant la prise de pouvoir dans les municipalités et de ses conséquences sur les populations musulmanes et croates de Bosnie. Le 10 mai 1992, au cours d’une réunion tenue à Pale, présidée par Radovan Karadžić et Ratko Mladić, Miroslav Deronjić, le dirigeant du SDS pour Bratunac, a été fortement applaudi lorsqu’il a fait état de la poursuite des opérations visant à expulser les Musulmans de sa municipalité. En juin 1992, les dirigeants serbes de Bosnie n’ont aucunement protesté lorsque Ratko Mladić a proposé de bombarder Sarajevo, malgré les arguments d’un autre officier de la VRS, qui affirmait que ces bombardements menaceraient manifestement les civils.

Il existe également des éléments de preuve selon lesquels les dirigeants serbes de Bosnie ont reçu des informations détaillées, provenant de sources diverses, concernant l’existence de centres de détention pour des Musulmans et des Croates de Bosnie dans les municipalités visées à l’acte d’accusation. Les traitements infligés dans ces lieux ont également été décrits. Ainsi, en juillet 1992, Biljana Plavšić a déclaré qu’elle savait que 3 000 non-Serbes étaient détenus au camp d’Omarska, à Prijedor. Enfin, d’après certains éléments de preuve, les dirigeants serbes de Bosnie savaient que les forces serbes de Bosnie participaient à l’expulsion par la force des Musulmans et Croates de Bosnie hors des territoires contrôlés par les Serbes. Predrag Radić a décrit la visite de Radovan Karadžić à Banja Luka et dit que ce dernier s’était plaint de l’insuffisance des mesures prises pour chasser la population musulmane et croate qui y résidait encore. D’après certains éléments de preuve, lorsque la question du nettoyage ethnique a été évoquée, au cours de pourparlers entre la communauté internationale et les dirigeants serbes de Bosnie, ces derniers n’ont pas nié l’existence du nettoyage ethnique. Ils ont généralement répondu que les Musulmans et les Croates commettaient des crimes à l’encontre des Serbes.

S’agissant de la qualification juridique de la responsabilité de Momčilo Krajišnik concernant les crimes qui se sont déroulés dans les municipalités en question, la Chambre adopte et applique la jurisprudence constante du Tribunal relative à la définition des éléments requis pour les diverses formes de responsabilité pénale individuelle visées à l’article 7 du Statut.

Il existe des éléments de preuve selon lesquels Momčilo Krajišnik a agi de concert avec de nombreuses personnes, y compris d’autres dirigeants politiques serbes de Bosnie, tels que Radovan Karadžić, Biljana Plavšić, et Nikola Koljević, et des dirigeants militaires, comme Ratko Mladić, en vue de prendre le contrôle des territoires majoritairement peuplés par les Serbes et d’autres territoires où les Serbes étaient en minorité, afin de les regrouper au sein d’une entité indépendante dominée par les Serbes. D’après des éléments de preuve directs et indirects, ces dirigeants et leurs subordonnés politiques et militaires avaient l’intention de créer coûte que coûte un territoire dominé par les Serbes, notamment en ayant recours au meurtre, à la détention illicite, aux mauvais traitements physiques et psychologiques, à l’expulsion des civils croates et musulmans, et à la destruction de leurs édifices culturels.

Il existe suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que les plus hauts dirigeants étaient animés de l’intention de détruire non seulement la population des Musulmans de Bosnie qui habitaient sur le territoire envisagé comme la future Republika Srpska, mais aussi la population des Croates de Bosnie qui y vivaient. En d’autres termes, il existe suffisamment d’éléments de preuve pour conclure à l’intention de commettre un génocide à l’encontre tant des Musulmans de Bosnie que des Croates de Bosnie. Des éléments de preuve permettent aussi de conclure que Momčilo Krajišnik était animé de cette intention et qu’il la partageait avec d’autres personnes. Il a proposé à ces personnes une aide substantielle pour qu’elles réalisent leurs objectifs. Des éléments de preuve permettent de conclure que Momčilo Krajišnik, en mars 1992 ou vers cette date, voire avant cela, a accepté l’éventualité que la situation dans les municipalités contrôlées par les dirigeants serbes de Bosnie pendant la période couverte par l’acte d’accusation se détériore au point de se traduire par un génocide. Il est avéré que Momčilo Krajišnik était informé des actes génocidaires commis sur le terrain.

Il est par conséquent possible de conclure, aux fins de l’article 98 bis, que Momčilo Krajišnik s’est rendu coupable de génocide aux termes des différentes dispositions de l’article 7 1) du Statut, y compris s’agissant de l’entreprise criminelle commune de catégorie 1, de l’entreprise criminelle commune de catégorie 3, et de la complicité dans le génocide.

Étant donné qu’il existe également des éléments de preuve permettant de conclure que Momčilo Krajišnik exerçait, en raison de ses fonctions, un contrôle effectif sur les auteurs des actes de génocide, on peut conclure, aux fins de l’article 98 bis, qu’il avait une responsabilité de supérieur hiérarchique concernant des actes de génocide sanctionnés par l’article 7 3) du Statut.

Il existe enfin des éléments de preuve que Momčilo Krajišnik possédait l’élément moral requis pour être déclaré coupable des chefs d’accusation concernant des crimes autre que le génocide. Là encore, des éléments de preuve permettent d’établir que Momčilo Krajišnik s’est rendu coupable des diverses formes de responsabilité prévues par l’article 7 du Statut.

En conclusion, la requête présentée par la Défense est rejetée dans son intégralité. Il existe donc suffisamment de preuves à charge à l’encontre de Momčilo Krajišnik pour les huit chefs de l’acte d’accusation.

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Le texte intégral de l’acte d’accusation est consultable sur le site Internet du Tribunal :
www.un.org/icty. Les audiences du Tribunal peuvent être suivies sur le site Internet du TPIY.


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Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie
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